William Shakespear

Macbeth
Go to page: 1234
====================================================================

  Ce document est tiré de:

  OEUVRES COMPLÈTES DE
  SHAKSPEARE

  TRADUCTION DE
  M. GUIZOT
  NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
  AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
  DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

  Volume 2
  Jules César.
  Cléopâtre.--Macbeth.--Les Méprises.
  Beaucoup de bruit pour rien.

  PARIS
  A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
  DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES AUGUSTINS
  1864

====================================================================

MACBETH


TRAGÉDIE





NOTICE SUR MACBETH

En l'année 1034, Duncan succéda sur le trône d'Écosse à son grand-père
Malcolm. Il tenait son droit de sa mère Béatrix, fille aînée de Malcolm:
la cadette, Doada, était mère de Macbeth, qui se trouvait ainsi
cousin-germain de Duncan. Le père de Macbeth était Finleg, thane de
Glamis, désigné sous le nom de Sinell dans la tragédie et dans la
chronique de Hollinshed, d'après l'autorité d'Hector Boèce, à qui a été
emprunté le récit des événements concernant Duncan et Macbeth. Comme
Shakspeare a suivi de point en point la chronique de Hollinshed, les
faits contenus dans cette chronique sont nécessaires à rappeler; ils ont
d'ailleurs en eux-mêmes un intérêt véritable.

Macbeth s'était rendu célèbre par son courage, et on l'eût jugé
parfaitement digne de régner s'il n'eût été «de sa nature,» dit la
chronique, «quelque peu cruel.» Duncan, au contraire, prince peu
guerrier, poussait jusqu'à l'excès la douceur et la bonté; en sorte que
si l'on eût pu fondre le caractère des deux cousins et les tempérer
l'un par l'autre, on aurait eu, dit la chronique. «un digne roi et un
excellent capitaine.»

Après quelques années d'un règne paisible, la faiblesse de Duncan
ayant encouragé les malfaiteurs, Banquo, thane de Lochaber, chargé de
recueillir les revenus du roi, se vit forcé de punir un peu sévèrement
(_somewhat sharpelie_) quelques-uns des plus coupables, ce qui
occasionna une révolte. Banquo, dépouillé de tout l'argent qu'il avait
reçu, faillit perdre la vie, et ne s'échappa qu'avec peine et couvert de
blessures. Aussitôt qu'elles lui permirent de se rendre à la cour, il
alla porter plainte à Duncan et il détermina enfin celui-ci à faire
sommer les coupables de comparaître; mais ils tuèrent le sergent d'armes
qu'on leur avait envoyé et se préparèrent à la défense, excités par
Macdowald, le plus considéré d'entre eux, qui, réunissant autour de lui
ses parents et ses amis, leur représenta Duncan comme un lâche au coeur
faible (_taint hearted milksop_), plus propre à gouverner des moines
qu'à régner sur une nation aussi guerrière que les Écossais. La révolte
s'étendit particulièrement sur les îles de l'ouest, d'où une foule
de guerriers vinrent dans le Lochaber se ranger autour de Macdowald;
l'espoir du butin attira aussi d'Irlande un grand nombre de Kernes et de
Gallouglasses[1], prêts à suivre Macdowald partout où il voudrait les
conduire. Au moyen de ces renforts, Macdowald battit les troupes que le
roi avait envoyées à sa rencontre, prit leur chef Malcolm, et, après la
bataille, lui fit trancher la tête.

Duncan, consterné de ces nouvelles, assembla un conseil où Macbeth
lui ayant vivement reproché sa faiblesse et sa lenteur à punir, qui
laissaient aux rebelles le temps de s'assembler, offrit cependant de se
charger, avec Banquo, de la conduite de la guerre. Son offre ayant
été acceptée, le seul bruit de son approche avec de nouvelles troupes
effraya tellement les rebelles qu'un grand nombre déserta secrètement;
et Macdowald, ayant essayé avec le reste, de tenir tête à Macbeth, fut
mis en déroute et forcé de s'enfuir dans un château où il avait renfermé
sa femme et ses enfants; mais, désespérant d'y pouvoir tenir, et dans la
crainte des supplices, il se tua, après avoir tué d'abord sa femme et
ses enfants. Macbeth entra sans obstacle dans le château, dont les
portes étaient demeurées ouvertes. Il n'y trouva plus que le cadavre de
Macdowald au milieu de ceux de sa famille; et la barbarie de ce temps
fut révoltée de ce qu'insensible à ce tragique spectacle, Macbeth fit
couper la tête de Macdowald pour l'envoyer au roi, et attacher le reste
du corps à un gibet. Il fit acheter très-cher aux habitants des îles le
pardon de leur révolte, ce qui ne l'empêcha pas de faire exécuter
tous ceux qu'il put prendre encore dans le Lochaber. Les habitants se
récrièrent hautement contre cette violation de la foi promise, et les
injures qu'ils proférèrent contre lui, à cette occasion, irritèrent
tellement Macbeth qu'il fut près de passer dans les îles avec une armée
pour se venger; mais il fut détourné de ce projet par les conseils de
ses amis, et surtout par les présents au moyen desquels les insulaires
achetèrent une seconde fois leur pardon.

[Note 1: Soldats d'infanterie, armés les premiers à la légère, les
seconds d'armes pesantes.]

Peu de temps après, Suénon, roi de Norwége, ayant fait une descente en
Écosse, Duncan, pour lui résister, se mit à la tête de la portion la
plus considérable de son armée, dont il confia le reste à Macbeth et à
Banquo. Duncan, battu et près de s'enfuir, se réfugia dans le château
de Perth, où Suénon vint l'assiéger. Duncan ayant secrètement instruit
Macbeth de ses intentions, feignit de vouloir traiter et traîna la chose
en longueur jusqu'à ce qu'enfin, averti que Macbeth avait réuni des
forces suffisantes, il indiqua un jour pour livrer la place, et en
attendant il offrit aux Norwégiens de leur envoyer des provisions de
bouche, qu'ils acceptèrent avec d'autant plus d'empressement que depuis
plusieurs jours ils souffraient beaucoup de la disette. Le pain et la
bière qu'on leur livra avaient été mêlés du jus d'une baie extrêmement
narcotique, en sorte que, s'en étant rassasiés avec avidité, ils
tombèrent dans un sommeil dont il fut impossible de les tirer. Alors
Duncan fit avertir Macbeth, qui, arrivant en diligence et entrant sans
obstacle dans le camp, massacra tous les Norwégiens, dont la plupart ne
se réveillèrent pas, et dont les autres se trouvèrent tellement étourdis
par l'effet du soporifique qu'ils ne purent faire aucune défense. Un
grand nombre de mariniers de la flotte norwégienne, qui étaient venus
pour prendre leur part de l'abondance répandue dans le camp, partagèrent
le sort de leurs compatriotes, et Suénon, qui se sauva, lui onzième, de
cette boucherie, trouva à peine assez d'hommes pour conduire le vaisseau
sur lequel il s'enfuit en Norwége. Ceux qu'il laissa derrière furent,
trois jours après, tellement battus par un vent d'est qu'ils se
brisèrent les uns contre les autres et s'enfoncèrent dans la mer, dans
un lieu appelé les sables de Drownelow, où ils sont encore aujourd'hui
(1574), dit la chronique, «au grand danger des vaisseaux qui viennent
sur la côte, la mer les couvrant entièrement pendant le flux, tandis que
le reflux en laisse paraître quelques parties au-dessus de l'eau.» Ce
désastre causa une telle consternation en Norwége qu'encore plusieurs
années après on n'y armait point un chevalier sans lui faire jurer
de venger ses compatriotes tués en Écosse. Duncan, pour célébrer sa
délivrance, ordonna de grandes processions; mais, pendant qu'on les
célébrait, on apprit le débarquement d'une armée de Danois, sous les
ordres de Canut, roi d'Angleterre, qui venait venger son frère Suénon.
Macbeth et Banquo allerent au-devant d'eux, les défirent, les forcèrent
à se rembarquer et à payer une somme considérable pour obtenir la
permission d'enterrer leurs morts à Saint-Colmes-Inch, où, dit la
chronique, on voit encore un grand nombre de vieux tombeaux sur lesquels
sont gravés les armes des Danois.

Tels sont, dans les exploits de Macbeth et de Banquo, ceux dont
Shakspeare, d'après Hollinshed, a fait usage dans sa tragédie. Ce fut
peu de temps après que Macbeth et Banquo, se rendant à Fores, où était
le roi, et chassant en chemin à travers les bois et les champs, «sans
autre compagnie que seulement eux-mêmes,» furent soudainement accostés,
au milieu d'une lande, par trois femmes bizarrement vêtues et
«semblables à des créatures de l'ancien monde» (_elder world_), qui
saluèrent Macbeth précisément comme on le voit dans la tragédie. Sur
quoi Banquo: «Quelle manière de femmes êtes-vous donc, dit-il, de vous
montrer si peu favorables envers moi que vous assigniez à mon compagnon
non-seulement de grands emplois, mais encore un royaume, tandis qu'à
moi vous ne me donnez rien du tout?--Vraiment, dit la première d'entre
elles, nous te promettons de plus grands biens qu'à lui, car il régnera
en effet, mais avec une fin malheureuse, et il ne laissera aucune
postérité pour lui succéder; tandis qu'au contraire toi, à la vérité,
ne régneras pas du tout, mais de toi sortiront ceux qui gouverneront
l'Écosse par une longue suite de postérité non interrompue.» Aussitôt
elles disparurent. Quelque temps après, le thane de Cawdor ayant été
mis à mort pour cause de trahison, son titre fut conféré à Macbeth, qui
commença, ainsi que Banquo, à ajouter grande foi aux prédictions des
sorcières et à rêver aux moyens de parvenir à la couronne.

Il avait des chances d'y arriver légitimement, les fils de Duncan
n'étant pas encore en âge de régner et la loi d'Écosse portant que si le
roi mourait avant que ses fils ou descendants en ligne directe fussent
assez âgés pour prendre le maniement des affaires, on élirait à leur
place le plus proche parent du roi défunt. Mais Duncan ayant désigné,
avant l'âge, son fils Malcolm pour prince de Cumberland et son
successeur au trône, Macbeth, qui vit par là ses espérances renversées,
se crut en droit de venger l'injustice qu'il éprouvait. Il y était
d'ailleurs sans cesse excité par Caithness, sa femme, qui, brûlant du
désir de se voir reine, «et impatiente de tout délai, dit Boèce, comme
le sont toutes les femmes,» ne cessait de lui reprocher son manque de
courage. Macbeth ayant donc assemblé à Inverness, d'autres disent à
Botgsvane, un grand nombre de ses amis auxquels il fit part de son
projet, tua Duncan, et se rendit avec son parti à Scone, où il se mit
sans difficulté en possession de la couronne.

La chronique de Hollinshed rapporte sans aucun détail le meurtre de
Duncan. Les incidents qu'a mis en scène Shakspeare sont tirés d'une
autre partie de cette même chronique concernant le meurtre du roi Duffe,
assassiné, plus de soixante ans auparavant, par un seigneur écossais
nommé Donwald. Voici les circonstances de ce meurtre telles que les
rapporte la chronique.

Duffe s'était montré, dès le commencement de son règne, très-occupé de
protéger le peuple contre les malfaiteurs et «personnes oisives qui
ne voulaient vivre que sur les biens des autres.» Il en fit exécuter
plusieurs, força les autres à se retirer en Irlande ou bien à apprendre
quelque métier pour vivre. Bien qu'ils ne tinssent, à ce qu'il paraît,
à la haute noblesse d'Écosse que par des degrés assez «éloignés, les
nobles, dit la chronique, furent très-offensés de cette extrême rigueur,
regardant comme un déshonneur, pour des gens descendus de noble
parentage, d'être contraints de gagner leur vie par le travail de leurs
mains, ce qui n'appartient qu'aux hommes de la glèbe et autres de la
basse classe, nés pour travailler à nourrir la noblesse et pour obéir à
ses ordres.» Le roi fut, en conséquence, regardé par eux comme ennemi
des nobles et indigne de les gouverner, étant, disaient-ils, uniquement
dévoué aux intérêts du peuple et du clergé, qui faisaient, en ce
temps, cause commune contre l'oppression des grands seigneurs. Le
mécontentement s'accroissant tous les jours, il s'éleva plusieurs
révoltes, dans l'une desquelles entrèrent quelques jeunes gentilshommes,
parents de Donwald, lieutenant pour le roi du château de Fores. Ces
jeunes gens furent pris, et Donwald, qui jusqu'alors avait servi
fidèlement et utilement le roi, se flatta d'obtenir leur grâce; mais
n'ayant pu y parvenir, il en conçut un violent ressentiment. Sa femme,
que des causes pareilles irritaient contre le roi, n'épargna rien pour
l'aigrir et lui fit comprendre combien il lui serait facile de se venger
lorsque Duffe viendrait, comme cela lui arrivait souvent, loger à Fores,
sans autre garde que la garnison du château, qui était entièrement à
leur dévotion, et elle lui en indiqua tous les moyens.

Duffe étant venu peu de temps après à Fores, la veille de son départ,
lorsqu'il se fut couché après avoir prié Dieu beaucoup plus tard qu'à
l'ordinaire, Donwald et sa femme se mirent à table avec les deux
chambellans, dont ils avaient préparé avec soin «l'arrière-souper ou
collation,» et les enivrèrent si bien qu'ils les firent tomber dans un
sommeil léthargique. Alors Donwald, «quoique dans son coeur il abhorrât
cette action,» excité par sa femme, appela quatre de ses domestiques
instruits de son projet, et qu'il avait séduits par des présents. Ils
entrèrent dans la chambre de Duffe, le tuèrent, emportèrent son corps
hors du château par une poterne, et, le mettant sur un cheval préparé
à cet effet, le transportèrent à deux milles de là, près d'une petite
rivière qu'ils détournèrent avec l'aide de quelques paysans; puis,
creusant une fosse dans le fond du lit de la rivière, ils y enterrèrent
le cadavre et firent repasser les eaux par-dessus, dans la crainte que
s'il venait à être découvert, ses blessures ne saignassent lorsque
Donwald en approcherait, et ne le fissent ainsi reconnaître comme
l'auteur du meurtre. Donwald, pendant ce temps, avait eu soin de se
tenir parmi ceux qui faisaient la garde, et qu'il ne quitta pas pendant
le reste de la nuit. Les circonstances subséquentes, relatives au
meurtre des deux chambellans, sont telles que Shakspeare les a
représentées dans Macbeth. Il en est de même des prodiges qu'il rapporte
et qui eurent lieu à la mort de Duffe. Le soleil ne parut point durant
six mois, jusqu'à ce qu'enfin les meurtriers ayant été découverts et
exécutés, il brilla de nouveau sur la terre, et les champs se couvrirent
de fleurs, bien que ce ne fût pas la saison.

Pour revenir à Macbeth, les dix premières années de son règne furent
signalées par un gouvernement sage, équitable et vigoureux. On rapporte
plusieurs de ses lois, dont voici quelques-unes:

«Celui qui en accompagnera un autre pour lui faire cortège, soit à
l'église, au marché, ou à quelque autre lieu d'assemblée publique, sera
mis à mort, à moins qu'il ne reçoive sa subsistance de celui qu'il
accompagne.» La peine de mort était également portée contre celui qui
prêtait serment à tout autre qu'au roi.

«Aucune sorte de seigneurs et de grands barons ne pourront, sous peine
de mort, contracter mariage les uns avec les autres, surtout si leurs
terres sont voisines.»

«Toute arme (_armour_) et toute épée portée pour un autre effet que
la défense du roi et du royaume en temps de guerre sera confisquée à
l'usage du roi, avec tous les autres biens meubles (_moveable goods_)
de la personne délinquante.» Il est également défendu à tout homme du
peuple d'entretenir un cheval pour aucun autre usage que l'agriculture,
mais cela seulement sous peine de confiscation du cheval.

«Tous ceux qui, nommés gouverneurs ou (comme je puis les appeler)
capitaines, achèteront quelques terres ou possessions dans les limites
de leur commandement, perdront ces terres ou possessions, et l'argent
qui aura servi à les payer.» Il leur est également défendu, sous peine
de perdre leurs charges, sans pouvoir être remplacés par personne de
leur famille, de marier leurs fils ou filles dans leur gouvernement.

«Personne ne pourra siéger dans une cour temporelle, sans y être
autorisé par une convention du roi.» Tous les actes doivent être
également passés au nom du roi.

Quelques autres lois ont pour objet d'assurer les immunités du clergé
et l'autorité des censures de l'Église, de régler les devoirs de
la chevalerie, les successions, etc. Plusieurs de ces lois, dont
quelques-unes assez singulières pour le temps, sont faites par des
motifs d'ordre et de règle; d'autres sont destinées à maintenir
l'indépendance civile contre le pouvoir des officiers de la couronne;
mais la plupart ont évidemment pour objet de diminuer la puissance des
nobles et de concentrer toute l'autorité dans les mains du roi. Toutes
sont rapportées par les historiens du temps comme des lois sages
et bienfaisantes; et si Macbeth fût arrivé au trône par des moyens
légitimes, s'il eût continué dans les voies de la justice comme il avait
commencé, il aurait pu, dit la chronique de Hollinshed, «être compté au
nombre des plus grands princes qui eussent jamais régné.»

Mais ce n'était, continue notre chronique, qu'un zèle d'équité
contrefait et contraire à son inclination naturelle. Macbeth se montra
enfin tel qu'il était; et le même sentiment de sa situation qui l'avait
porté à rechercher la faveur publique par la justice changea la justice
en cruauté; «car les remords de sa conscience le tenaient dans une
crainte continuelle qu'on ne le servît de la même coupe qu'il avait
administrée à son prédécesseur.» Dès lors commence le Macbeth de la
tragédie. Le meurtre de Banquo, exécuté de la même manière et pour les
mêmes motifs que ceux que lui attribue Shakspeare, est suivi d'un grand
nombre d'autres crimes qui lui font «trouver une telle douceur à mettre
ses nobles à mort que sa soif pour le sang ne peut plus être satisfaite,
et le peuple n'est, pas plus que la noblesse, à l'abri de ses barbaries
et de ses rapines.» Des magiciens l'avaient averti de se garder de
Macduff, dont la puissance d'ailleurs lui faisait ombrage, et sa haine
contre lui ne cherchait qu'un prétexte. Macduff, prévenu du danger,
forma le projet de passer en Angleterre pour engager Malcolm, qui s'y
était réfugié, à venir réclamer ses droits. Macbeth en fut informé, «car
les rois, dit la chronique, ont des yeux aussi perçants que le lynx et
des oreilles aussi longues que Midas,» et Macbeth tenait chez tous les
nobles de son royaume des espions à ses gages. La fuite de Macduff, le
massacre de tout ce qui lui appartenait, sa conversation avec Malcolm,
sont des faits tirés de la chronique. Malcolm opposa d'abord aux
empressements de Macduff des raisons tirées de sa propre incontinence,
et Macduff lui répondit comme dans Shakspeare, en ajoutant seulement:
«Fais-toi toujours roi, et j'arrangerai les choses avec tant de prudence
que tu pourras te satisfaire à ton plaisir, si secrètement que personne
ne s'en apercevra.» Le reste de la scène est fidèlement imité par le
poëte; et tout ce qui concerne la mort de Macbeth, les prédictions qui
lui avaient été faites et la manière dont elles furent à la fois éludées
et accomplies, est tiré presque mot pour mot de la chronique où nous
voyons enfin comment «par l'illusion du diable il déshonora, par la plus
terrible cruauté, un règne dont les commencements avaient été utiles
à son peuple[2].» Macbeth avait assassiné Duncan en 1040; il fut tué
lui-même en 1057, après dix sept ans de règne.

[Note 2: Chroniques de Hollinshed, édit. in-fol. de 1586, t. Ier, p.
168 et suiv., et pour ce qui concerne le meurtre du roi Duffe, p. 150
et suiv. C'est probablement des faits fournis par Hector Boèce à cette
chronique que Buchanan, en rapportant beaucoup plus sommairement
l'histoire de Macbeth, a dit: _Multa hic fabulose quidam nostrorum
affingunt; sed quia theatris aut milesiis fabulis sunt aptiora quam
historiae, ea omitto_. (_Rerum Scot. Hist._, t. VII.)]

Tel est l'ensemble de faits auquel Shakspeare s'est chargé de donner
l'âme et la vie. Il se place simplement au milieu des événements et des
personnages, et d'un souffle mettant en mouvement toutes ces choses
inanimées, il nous fait assister au spectacle de leur existence. Loin de
rien ajouter aux incidents que lui a fournis la relation à laquelle il
emprunte son sujet, il en retranche beaucoup; il élague surtout ce qui
altérerait la simplicité de sa marche et embarrasserait l'action de ses
personnages; il supprime ce qui l'empêcherait de les pénétrer d'une
seule vue et de les peindre en quelques traits. Macbeth, avec les crimes
et les grandes qualités que lui attribue son histoire, serait un être
trop compliqué; il faudrait en lui trop d'ambition et trop de vertu à la
fois pour que l'une de ses dispositions pût se soutenir quelque temps en
présence de l'autre, et l'on aurait besoin de trop grandes machines
pour faire pencher la balance de l'un ou l'autre côté. Le Macbeth de
Shakspeare n'est brillant que par ses vertus guerrières, et surtout
par sa valeur personnelle; il n'a que les qualités et les défauts d'un
barbare: brave, mais point étranger à la crainte du péril dès qu'il y
croit, cruel et sensible par accès, perfide par inconstance, toujours
prêt à céder à la tentation qui se présente, qu'elle soit de crime ou de
vertu, il a bien, dans son ambition et dans ses forfaits, ce caractère
d'irréflexion et de mobilité qui appartient à une civilisation
presque sauvage; ses passions sont impérieuses, mais aucune série de
raisonnements et de projets ne les détermine et ne les gouverne; c'est
un arbre élevé, mais sans racines, que le moindre vent peut ébranler et
dont la chute est un désastre. De là naît sa grandeur tragique; elle est
dans sa destinée plus que dans son caractère. Macbeth, placé plus loin
des espérances du trône, fût demeuré vertueux, et sa vertu eût été
inquiète, car elle eût été seulement le fruit de la circonstance; son
crime devient pour lui un supplice, parce que c'est la circonstance qui
le lui a fuit commettre: ce crime n'est pas sorti du fond de la nature
de Macbeth; et cependant il s'attache à lui, l'enveloppe, l'enchaîne, le
déchire de toutes parts, et lui crée ainsi une destinée tourmentée et
irrémissible, où le malheureux s'agite vainement, ne faisant rien qui
ne l'enfonce toujours davantage, et avec plus de désespoir, dans la
carrière que lui prescrit désormais son implacable persécuteur. Macbeth
est un de ces caractères marqués dans toutes les superstitions pour
devenir la proie et l'instrument de l'esprit pervers, qui prend plaisir
à les perdre parce qu'ils ont reçu quelque étincelle de la nature
divine, et qui en même temps n'y rencontre que peu de difficultés, car
cette lumière céleste ne lance en eux que des rayons passagers, à chaque
instant obscurcis par des orages.

Lady Macbeth est bien précisément la femme d'un tel homme, le produit
d'un même état de civilisation, d'une même habitude de passions. Elle
y joint de plus d'être une femme, c'est-à-dire sans prévoyance, sans
généralité dans les vues, n'apercevant à la fois qu'une seule partie
d'une seule idée, et s'y livrant tout entière sans jamais admettre
ce qui pourrait l'en distraire et l'y troubler. Les sentiments qui
appartiennent à son sexe ne lui sont point étrangers: elle aime son
mari, connaît les joies d'une mère, et n'a pu tuer elle-même Duncan,
parce qu'il ressemblait à son père endormi; mais elle veut être reine.
Il faut pour cela que Duncan périsse; elle ne voit dans la mort de
Duncan que le plaisir d'être reine; son courage est facile, car elle
n'aperçoit pas ce qui pourrait la faire reculer. Lorsque la passion sera
satisfaite et l'action commise, alors seulement les autres conséquences
lui en seront révélées comme une nouveauté dont elle n'avait pas eu
la plus légère prévision. Ces craintes, cette nécessité de nouveaux
forfaits, que son mari avait entrevus d'avance, elle n'y avait jamais
songé. Elle voulait bien rejeter le crime sur les deux chambellans; mais
ce n'est pas elle qui songe à les tuer; ce n'est pas elle qui prépare le
meurtre de Banquo, le massacre de la famille de Macduff. Elle n'a pas
vu si loin; elle n'avait pas même deviné, en entrant dans la chambre de
Duncan égorgé, l'effet que produirait sur elle un pareil spectacle. Elle
en sort troublée, ne dédaignant plus les terreurs de son mari, mais
l'engageant seulement à ne se pas trop arrêter sur des images, dont on
voit qu'elle commence à se sentir elle-même obsédée. Le coup est porté
et se révélera dans l'admirable et terrible scène du somnambulisme:
c'est là que nous apprendrons ce que devient, lorsqu'il n'est plus
soutenu par l'aveugle emportement de la passion, ce caractère en
apparence si inébranlable. Macbeth s'est affermi dans le crime, après
avoir hésité à le commettre, parce qu'il le comprenait; nous verrons sa
femme, succombant sous la connaissance qu'elle en a trop tard acquise,
substituer une idée fixe à une autre, mourir pour s'en délivrer, et
punir par la folie du désespoir le crime que lui a fait commettre la
folie de l'ambition.

Les autres personnages, amenés seulement pour concourir à ce grand
tableau de la marche et de la destinée du crime, n'ont d'autre couleur
que celle de la situation que leur donne l'histoire. Les sorcières sont
bien ce qu'elles doivent être, et je ne sais pourquoi il est d'usage
de se récrier avec dégoût contre cette portion de la représentation de
Macbeth: lorsqu'on voit ces viles créatures arbitres de la vie, de la
mort, de toutes les chances et de tous les intérêts de l'humanité, et
qui en disposent d'après les plus méprisables caprices de leur odieuse
nature, à la terreur qu'inspire leur pouvoir se joint l'effroi que fait
naître leur déraison, et le ridicule même d'un tel spectacle en augmente
l'effet.

Le style de Macbeth est remarquable, dans son énergie sauvage, par
une recherche qu'on aura raison de lui reprocher, mais qu'à tort on
regarderait comme contraire à la vérité autant qu'elle l'est au naturel:
la recherche n'est point incompatible avec la grossièreté des moeurs et
des idées; elle semble même assez ordinaire aux temps et aux situations
où manquent les idées générales. L'esprit, qui ne peut demeurer oisif,
s'attache alors aux plus petits rapports, s'y complaît et s'en fait une
habitude que nous retrouvons dans toutes les situations analogues. Rien
n'est plus alambiqué que l'esprit de la littérature du moyen âge. Ce que
nous connaissons des discours des sauvages contient beaucoup d'idées
recherchées; la recherche est le caractère des beaux esprits de la
classe inférieure; les injures mêmes des gens du peuple sont composées
quelquefois avec une recherche tout à fait singulière, comme si, dans
ces moments où la colère exalte les facultés, leur esprit saisissait
avec plus de facilité et d'abondance les rapports de ce genre, les seuls
où il soit capable d'atteindre.

On croit que Macbeth fut représenté en 1606; l'idée de faire une
tragédie sur ce sujet, nécessairement agréable au roi Jacques, qui
venait de monter sur le trône d'Angleterre, fut probablement inspirée à
Shakspeare par une pièce de vers en une petite scène, qu'en 1605, des
étudiants d'Oxford récitèrent en latin devant le roi, et en anglais
devant la reine qui l'avait accompagné dans la ville. Les étudiants
étaient au nombre de trois et parlaient probablement tour à tour; leurs
discours roulèrent sur la prédiction faite à Banquo; et par une allusion
au triple salut qu'avait reçu Macbeth, ils saluèrent Jacques roi
d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande. Ils le saluèrent même roi de
France, ce qui détruisait assez gratuitement la vertu du nombre _trois_.



MACBETH

TRAGÉDIE



PERSONNAGES

  DUNCAN, roi d'Écosse.
  MALCOLM,   | fils du roi.
  DONALBAIN, |

  MACBETH, | généraux de l'armée du roi.
  BANQUO,  |

  MACDUFF, |
  LENOX,   |
  ROSSE,   | seigneurs écossais.
  MENTEITH,|
  ANGUS,   |
  CAITHNESS.
  FLEANCE, fils de Banquo.
  SIWARD, comte de Northumberland, général de l'armée anglaise.
  LE FILS DE SIWARD.
  SEYTON, officier attaché à Macbeth.
  LE FILS DE MACDUFF.
  UN MÉDECIN ANGLAIS.
  UN MÉDECIN ÉCOSSAIS.
  LADY MACBETH.
  LADY MACDUFF.
  DAMES DE LA SUITE DE LADY MACBETH.
  LORDS, GENTILSHOMMES, OFFICIERS, SOLDATS, MEURTRIERS, SUIVANTS ET
  MESSAGERS.
  HECATE ET TROIS SORCIÈRES.
  L'OMBRE DE BANQUO ET AUTRES APPARITIONS.

La scène est en Écosse, et surtout dans le château de Macbeth, excepté à
la fin du quatrième acte, où elle se passe en Angleterre.






ACTE PREMIER


SCÈNE I

Un lieu découvert.--Tonnerre, éclairs.

_Entrent_ LES TROIS SORCIÈRES.

PREMIÈRE SORCIÈRE.--Quand nous réunirons-nous maintenant toutes trois?
Sera-ce par le tonnerre, les éclairs ou la pluie?

DEUXIÈME SORCIÈRE.--Quand le bacchanal aura cessé, quand la bataille
sera gagnée et perdue.

TROISIÈME SORCIÈRE.--Ce sera avant le coucher du soleil.

PREMIÈRE SORCIÈRE.--En quel lieu?

DEUXIÈME SORCIÈRE.--Sur la bruyère.

TROISIÈME SORCIÈRE.--Pour y rencontrer Macbeth.

(Une voix les appelle.)

PREMIÈRE SORCIÈRE.--J'y vais, Grimalkin[3]!

LES TROIS SORCIÈRES, _à la fois_.--Paddock[4] appelle.--Tout à
l'heure!--Horrible est le beau, beau est l'horrible. Volons à travers le
brouillard et l'air impur.

(Elles disparaissent.)

[Note 3: _Grimalkin_, nom d'un vieux chat. Grimalkin est
très-souvent, en Angleterre, le nom propre d'un chat.]

[Note 4: _Paddock_, espèce de gros crapaud. Les chats et les
crapauds jouaient, comme on sait, un rôle très-important dans la
sorcellerie.]



SCÈNE II

Un camp près de Fores.


_Entrent_ LE ROI DUNCAN, MALCOLM, DONALBAIN, LENOX, _et leur suite. Ils
vont à la rencontre d'un soldat blessé et sanglant_.

DUNCAN.--Quel est cet homme tout couvert de sang? Il me semble, d'après
son état, qu'il pourra nous dire où en est actuellement la révolte.

MALCOLM.--C'est le sergent qui a combattu en brave et intrépide soldat
pour me sauver de la captivité.--Salut, mon brave ami; apprends au roi
ce que tu sais de la mêlée: en quel état l'as-tu laissée?

LE SERGENT.--Elle demeurait incertaine, comme deux nageurs épuisés
qui s'accrochent l'un à l'autre et paralysent tous leurs efforts.
L'impitoyable Macdowald (bien fait pour être un rebelle, car tout
l'essaim[5] des vices de la nature s'est abattu sur lui pour l'amener
là) avait reçu des îles de l'ouest un renfort de Kernes[6] et de
Gallow-Glasses; et la Fortune, souriant à sa cause maudite, semblait se
faire la prostituée d'un rebelle. Mais tout cela n'a pas suffi. Le brave
Macbeth (il a bien mérité ce nom) dédaignant la Fortune, comme le favori
de la Valeur, avec son épée qu'il brandissait toute fumante d'une
sanglante exécution, s'est ouvert un passage, jusqu'à ce qu'il se soit
trouvé en face du traître, à qui il n'a pas donné de poignée de mains
ni dit adieu, qu'il ne l'eût décousu du nombril à la mâchoire, et qu'il
n'eût placé sa tête sur nos remparts.

DUNCAN.--O mon brave cousin! digne gentilhomme!

LE SERGENT.--De même que le point où le soleil commence à luire est
celui d'où viennent éclater les tempêtes qui brisent nos vaisseaux,
et les effroyables tonnerres, ainsi de la source d'où semblait devoir
arriver le secours ont surgi de nouvelles détresses.--Écoute, roi
d'Écosse, écoute.--A peine la justice, armée de la valeur, avait-elle
forcé ces Kernes voltigeurs à se fier à leurs jambes, que le chef des
Norwégiens, saisissant son avantage avec des bataillons tout frais et
des armes bien fourbies, a commencé une seconde attaque.

DUNCAN.--Cela n'a-t-il pas effrayé nos généraux Macbeth et Banquo?

LE SERGENT.--Oui, comme les passereaux l'aigle, ou le lièvre le lion.
Pour dire vrai, je ne les puis comparer qu'à deux canons chargés
jusqu'à la gueule de doubles charges, tant ils redoublaient leurs coups
redoublés sur les ennemis. À moins qu'ils n'eussent résolu de se baigner
dans la fumée des blessures, ou de laisser à la mémoire le souvenir d'un
autre Golgotha, je n'en sais rien.--Mais je me sens faible; mes plaies
crient au secours.

DUNCAN.--Tes paroles te vont aussi bien que tes blessures: elles ont un
parfum d'honneur.--Allez avec lui, amenez-lui les chirurgiens.--(_Le
sergent sort accompagné_.) Qui s'avance vers nous?

(Entre Rosse.)

MALCOLM.--C'est le digne thane de Rosse.

LENOX.--Quel empressement peint dans ses regards! A le voir, il aurait
l'air de nous annoncer d'étranges choses.

ROSSE.--Dieu sauve le roi!

DUNCAN.--D'où viens-tu, digne thane?

ROSSE.--De Fife, grand roi, où les bannières des Norwégiens insultent
les cieux et glacent nos gens du vent qu'elles agitent. Le roi de
Norwége en personne, à la tête d'une armée terrible, et secondé par ce
traitre déloyal, le thane de Cawdor, avait engagé un combat funeste,
lorsque le nouvel époux de Bellone, revêtu d'une armure éprouvée,
s'est mesuré avec lui à forces égales, et son fer opposé contre un
fer rebelle, bras contre bras, a dompté son farouche courage.--Pour
conclure, la victoire nous est restée.

DUNCAN.--Quel bonheur!

ROSSE.--Maintenant Suénon, le roi de Norwége, demande à entrer en
composition: nous n'avons pas daigné lui permettre d'enterrer ses morts,
qu'il n'eût déposé d'avance à Saint-Colmes-Inch dix mille dollars pour
notre usage général.

DUNCAN.--Le thane de Cawdor ne trahira plus nos intérêts confidentiels.
Allez, ordonnez sa mort, et saluez Macbeth du titre qui lui a appartenu.

ROSSE.--Je vais faire exécuter vos ordres.

DUNCAN.--Ce qu'il a perdu, le brave Macbeth l'a gagné.

(Ils sortent.)


[Note 5:

  _For to that
  The multiplying villainies of nature,
  Do swarm upon him_.

M. Steevens explique _to that_ par _in addition to that_ (outre cela);
je crois qu'il se trompe et que _to that_ signifie ici _pour cela_.
Le sergent, qui vient de combattre loyalement un rebelle, regarde
le caractère du rebelle comme le plus monstrueux de tous, et comme
l'assemblage de tous les vices de la nature. Dans la chronique
d'Hollinshed, le rebelle porte le nom de Macdowald.]

[Note 6: Deux espèces de soldats, les premiers armés à la légère,
les autres plus pesamment.]



SCÈNE III

Une bruyère.--Tonnerre.


_Entrent_ LES TROIS SORCIÈRES.

PREMIÈRE SORCIÈRE.--Où as-tu été, ma soeur.

DEUXIÈME SORCIÈRE.--Tuer les cochons.[7]

TROISIÈME SORCIÈRE.--Et toi, ma soeur?

PREMIÈRE SORCIÈRE.--La femme d'un matelot avait des châtaignes dans son
tablier; elle mâchonnait, mâchonnait, mâchonnait.--Donne-m'en, lui ai-je
dit.--Arrière, sorcière! m'a répondu cette maigrichonne[8] nourrie de
croupions.--Son mari est parti pour Alep, comme patron du _Tigre_; mais
je m'embarquerai avec lui dans un tamis, et sous la forme d'un rat sans
queue,[9] je ferai, je ferai, je ferai.

DEUXIÈME SORCIÈRE.--Je te donnerai un vent.

PREMIÈRE SORCIÈRE.--Tu es bien bonne.

TROISIÈME SORCIÈRE.--Et moi un autre.

PREMIÈRE SORCIÈRE.--J'ai déjà tous les autres, les ports vers lesquels
ils soufflent, et tous les endroits marqués sur la carte des marins. Je
le rendrai sec comme du foin, le sommeil ne descendra ni jour ni nuit
sur sa paupière enfoncée; il vivra comme un maudit, pendant neuf fois
neuf longues semaines; il maigrira, s'affaiblira, languira; et si sa
barque ne peut périr, du moins sera-t-elle battue par la tempête.--Voyez
ce que j'ai là.

DEUXIÈME SORCIÈRE.--Montre-moi, montre-moi.

PREMIÈRE SORCIÈRE.--C'est le ponce d'un pilote qui a fait naufrage en
revenant dans son pays.

(Tambour derrière le théâtre.)

TROISIÈME SORCIÈRE.--Le tambour! le tambour! Macbeth arrive.

TOUTES TROIS ENSEMBLE.--Les soeurs du Destin[10] se tenant par la main,
parcourant les terres et les mers, ainsi tournent, tournent, trois fois
pour le tien, trois fois pour le mien, et trois fois encore pour faire
neuf. Paix! le charme est accompli.

(Macbeth et Banquo paraissent, traversant cette plaine de bruyères; ils
sont suivis d'officiers et de soldats.)

MACBETH.--Je n'ai jamais vu de jour si sombre et si beau.

BANQUO.--Combien dit-on qu'il y a d'ici à Fores?--Quelles sont ces
créatures si décharnées et vêtues d'une manière si bizarre? Elles
ne ressemblent point aux habitants de la terre, et pourtant elles y
sont.--Êtes-vous des êtres que l'homme puisse questionner? Vous semblez
me comprendre, puisque vous placez toutes trois à la fois votre doigt
décharné sur vos lèvres de parchemin. Je vous prendrais pour des femmes
si votre barbe ne me défendait de le supposer.

MACBETH.--Parlez, si vous pouvez; qui êtes-vous?

PREMIÈRE SORCIÈRE.--Salut, Macbeth! salut à toi, thane de Glamis!

DEUXIÈME SORCIÈRE.--Salut, Macbeth! salut à toi, thane de Cawdor!

TROISIÈME SORCIÈRE.--Salut, Macbeth, qui seras roi un jour!

BANQUO.--Mon bon seigneur, pourquoi tressaillez-vous, et semblez-vous
craindre des choses dont le son vous doit être si doux?--Au nom de
la vérité, êtes-vous des fantômes, ou êtes-vous en effet ce que vous
paraissez être? Vous saluez mon noble compagnon d'un titre nouveau, de
la haute prédiction d'une illustre fortune et de royales espérances,
tellement qu'il en est comme hors de lui-même; et moi, vous ne me parlez
pas: si vos regards peuvent pénétrer dans les germes du temps, et
démêler les semences qui doivent pousser et celles qui avorteront,
parlez-moi donc à moi qui ne sollicite ni ne redoute vos faveurs ou
votre haine.

PREMIÈRE SORCIÈRE.--Salut!

DEUXIÈME SORCIÈRE.--Salut!

TROISIÈME SORCIÈRE.--Salut!

PREMIÈRE SORCIÈRE.--Moindre que Macbeth et plus grand.

DEUXIÈME SORCIÈRE.--Moins heureux, et cependant beaucoup plus heureux.

TROISIÈME SORCIÈRE.--Tu engendreras des rois, quoique tu ne le sois pas.
Ainsi salut, Macbeth et Banquo!

PREMIÈRE SORCIÈRE.--Banquo et Macbeth, salut!

MACBETH.--Demeurez; vous dont les discours demeurent imparfaits,
dites-m'en davantage. Par la mort de Sinel, je sais que je suis thane
de Glamis; mais comment le serais-je de Cawdor? Le thane de Cawdor est
vivant, est un seigneur prospère; et devenir roi n'entre pas dans la
perspective de ma croyance, pas plus que d'être thane de Cawdor. Parlez,
d'où tenez-vous ces étranges nouvelles, et pourquoi arrêtez-vous nos pas
sur ces bruyères desséchées par vos prophétiques saluts?--Je vous somme
de parler.

(Les sorcières disparaissent.)

BANQUO.--De la terre comme de l'eau s'élèvent des bulles d'air; c'est là
ce que nous avons vu.--Où se sont-elles évanouies?

MACBETH.--Dans l'air; et ce qui paraissait un corps s'est dissipé comme
l'haleine dans les vents.--Plût à Dieu qu'elles eussent demeuré plus
longtemps!

BANQUO.--Étaient-elles réellement ici ces choses dont nous parlons, ou
bien aurions-nous mangé de cette racine de folie[11] qui rend la raison
captive?

MACBETH.--Vos enfants seront rois.

BANQUO.--Vous serez roi.

MACBETH.--Et thane de Cawdor aussi: cela ne s'est-il pas dit ainsi?

BANQUO.--Air et paroles.--Mais qui vient à nous?

(Entrent Rosse et Angus.)

ROSSE.--Macbeth, le roi a reçu avec joie la nouvelle de tes succès; et
à la lecture de tes exploits dans le combat contre les rebelles, son
étonnement et son admiration se disputaient en lui pour savoir ce qui
devait lui rester ou t'appartenir[12]. Réduit par là au silence, en
parcourant le reste des événements du même jour, il t'a trouvé au milieu
des solides bataillons norwégiens, sans effroi au milieu de ces étranges
spectacles de mort, ouvrage de ta main. Aussi pressés que la parole,
les courriers succédaient aux courriers, chacun apportant et répandant
devant lui les éloges que tu mérites pour cette étonnante défense de son
royaume.

ANGUS.--Nous avons été envoyés pour te porter les remerciements de notre
royal maître, pour te conduire en sa présence, non pour te récompenser.

ROSSE.--Et pour gage de plus grands honneurs, il m'a ordonné de te
saluer de sa part _thane de Cawdor_. Ainsi, digne thane, salut sous ce
nouveau titre, car il t'appartient.

BANQUO.--Quoi! le diable peut-il dire vrai?

MACBETH.--Le thane de Cawdor est vivant. Pourquoi venez-vous me revêtir
de vêtements empruntés?

ANGUS.--Celui qui fut thane de Cawdor vit encore; mais sous le poids
d'un jugement auquel est soumise cette vie qu'il a mérité de perdre.
S'il était d'intelligence avec le roi de Norwége, ou s'il prêtait aux
rebelles une aide et des secours clandestins, ou si, de concert avec
tous deux, il travaillait à la ruine de son pays, c'est ce que j'ignore;
mais des trahisons capitales, avouées et prouvées, l'ont perdu sans
ressource.

MACBETH.--Thane de Glamis et thane de Cawdor! le plus grand est encore
à venir.--Merci de votre peine.--N'espérez-vous pas à présent que vos
enfants seront rois, puisque celles qui m'ont salué thane de Cawdor ne
leur ont rien moins promis?

BANQUO.--Si vous le croyez sincèrement, cela pourrait bien aussi vous
faire aspirer à obtenir la couronne, outre le titre de thane de Cawdor;
mais c'est étrange; et souvent, pour nous attirer à notre perte, les
ministres des ténèbres nous disent la vérité: ils nous amorcent par des
bagatelles permises, pour nous précipiter ensuite dans les conséquences
les plus funestes.--Mes cousins, un mot, je vous prie.

MACBETH.--Deux vérités m'ont été dites[13], favorables prologues de la
grande scène de ce royal sujet.--Je vous remercie, messieurs.--Cette
instigation surnaturelle ne peut être mauvaise, ne peut être bonne. Si
elle est mauvaise, pourquoi me donnerait-elle un gage de succès, en
commençant ainsi par une vérité? Je suis thane de Cawdor. Si elle est
bonne, pourquoi est-ce que je cède à cette suggestion, dont l'horrible
image agite mes cheveux et fait que mon coeur, retenu à sa place, va
frapper mes côtes par un mouvement contraire aux lois de la nature? Les
craintes présentes sont moins terribles que d'horribles pensées. Mon
esprit, où le meurtre n'est encore qu'un fantôme, ébranle tellement mon
individu que toutes les fonctions en sont absorbées par les conjectures;
et rien n'y existe que ce qui n'est pas.

BANQUO.--Voyez dans quelles réflexions est plongé notre compagnon.

MACBETH.--Si le hasard veut me faire roi, eh bien! le hasard peut me
couronner sans que je m'en mêlé.

BANQUO.--Ces nouveaux honneurs lui font l'effet de nos habits neufs: ils
ne collent au corps qu'avec un peu d'usage.

MACBETH.--Arrive ce qui pourra; le temps et les heures avancent à
travers la plus mauvaise journée.

BANQUO.--Digne Macbeth, nous attendons votre bon plaisir.

MACBETH.--Pardonnez-moi: ma mauvaise tête se travaillait à retrouver des
choses oubliées.--Nobles seigneurs, vos services sont consignés dans
un registre dont chaque jour je tournerai la feuille pour les
relire.--Allons trouver le roi. (_A Banquo._) Réfléchissez à ce qui
est arrivé; et, plus à loisir, après avoir tout bien pesé, dans
l'intervalle, nous en parlerons à coeur ouvert.

BANQUO.--Très-volontiers.

MACBETH.--Jusque-là c'est assez.--Allons, mes amis....

(Ils sortent.)

[Note 7: _Killing swine_. C'était une des grandes occupations des
sorcières de faire mourir les cochons de ceux qui leur avaient déplu
d'une façon quelconque.]

[Note 8: La sorcière insulte ici la pauvreté de son ennemie qui
vivait, disait-elle, des restes qu'on distribuait à la porte des
couvents et des maisons opulentes.]

[Note 9: Lorsqu'une sorcière prenait la forme d'un animal, la queue
lui manquait toujours, parce que, disait-on, il n'y a pas dans le corps
humain de partie correspondante dont on puisse façonner une queue, comme
on fait du nez le museau, des pieds et des mains les pattes, etc.]

[Note 10: _The weird sisters_. La chronique d'Hollinshed, en
rapportant l'apparition des trois figures étranges qui prédirent à
Macbeth sa future grandeur, dit que, d'après l'accomplissement de leurs
prophéties, on fut généralement d'opinion que c'étaient ou _the weird
sisters_, «comme qui dirait les déesses de la destinée, ou quelques
nymphes ou fées que leurs connaissances nécromantiques douaient de la
science de prophétie.» Warburton les prend pour les _walkyries_, nymphes
du paradis d'Odin, chargées de conduire les âmes des morts et de verser
à boire aux guerriers; et les fonctions que s'attribuent, dans leur
chant magique, les sorcières de Shakspeare, étaient aussi, selon
quelques auteurs, celles que la mythologie scandinave attribuait
aux walkyries. Mais on oppose à cette opinion de Warburton, que les
walkyries étaient très-belles, et ne peuvent être représentées par
les sorcières de Shakspeare avec _leurs barbes_; que, d'ailleurs, les
walkyries étaient plus de trois, ce qui paraît être le nombre fixe des
_weird sisters_. Il y a lieu de croire que ces divinités avaient du
rapport avec les Parques; et un ancien auteur anglais (Gawin Douglas),
qui a donné une traduction de Virgile, y rend en effet le nom de _Parcæ_
par ceux _weird sisters_, et on trouve le mot _wierd_ ou _weird_
employé dans le même sens par d'autres auteurs. D'autres en ont fait un
substantif, et l'ont employé dans le sens de _prophétie_, d'après la
signification du mot anglo-saxon _wyrd_, d'où il est dérivé. Ce qui
paraît clair, c'est que Shakspeare, de même que dans _la Tempête_, au
lieu de s'astreindre à suivre exactement un système de mythologie, a
réuni sur un même personnage les diverses attributions appartenant à
des êtres d'ordres fort différents, et a présenté comme identiques les
soeurs du destin (_weird sisters_) et les _sorcières (witches)_ que la
chronique d'Hollinshed distingue positivement, attribuant la première
prédiction faite à Macbeth et à Banquo aux _weird sisters_, tandis
qu'elle attribue les prédictions subséquentes à _certains sorciers_
et _sorcières_ (_wizards_ et _witches_), en qui Macbeth avait grande
confiance, et qu'il consultait habituellement. Les _weird sisters_
étaient des êtres surnaturels, de véritables déesses qui ne se
communiquaient aux mortels que par des apparitions, tandis que les
sorciers et les sorcières étaient simplement des hommes et des femmes
initiés dans les mystères diaboliques de la sorcellerie. Shakspeare a de
plus subordonné ses sorcières à _Hécate_, divinité du paganisme.]

[Note 11: Probablement la ciguë; on lui attribuait autrefois la
propriété de troubler la raison.]

[Note 12:

  _His wonders and his praises do contend
  Which should be thine or his._

On a tâché de rendre ici exactement, mais sans espoir de la rendre
clairement, une subtilité qui a d'autant plus embarrassé les
commentateurs anglais, qu'ils ont voulu y trouver plus de sens qu'elle
n'en a réellement. Shakspeare n'a prétendu dire autre chose, si ce n'est
que Duncan ne savait s'il devait plus s'étonner des exploits de Macbeth
ou l'en louer; en sorte que l'étonnement appartenant à Duncan, et les
éloges à Macbeth, disputaient _which should be thine or his_.]

[Note 13: Les commentateurs sont assez embarrassés à expliquer
comment Macbeth, déjà thane de Glamis, par _la mort de Sinel_, lors de
la rencontre des sorcières, peut regarder le salut qu'elles lui
ont donné sous ce premier titre comme une preuve de leur science
surnaturelle. Le traducteur écossais de Boèce semble faire entendre que
Sinel ne mourut qu'après cette rencontre. Hollinshed dit, au contraire,
que Macbeth, par la mort de son père, venait d'entrer (_had lately
entered_) en possession du titre de thane de Glamis. C'est bien
certainement la chronique d'Hollinshed que Shakspeare a suivie en ceci,
comme dans tout le reste de la pièce; Macbeth, ayant soin de nous
apprendre quel événement l'a rendu thane de Glamis, prouve clairement
que la nouvelle en est si récente pour lui, que l'idée de ce titre ne
lui est pas encore familière et ne se lie qu'à la circonstance qui l'en
a rendu possesseur. Shakspeare a donc voulu indiquer un événement si
nouveau que Macbeth peut s'étonner que des personnes qui lui sont
étrangères en soient déjà instruites.]



SCÈNE IV

A Fores, un appartement dans le palais.--Fanfares.


_Entrent_ DUNCAN, MALCOLM, DONALBAIN, LENOX _et leur suite._

DUNCAN.--À-t-on exécuté Cawdor? Ceux que j'en avais chargés ne sont-ils
pas encore revenus?

MALCOLM.--Mon souverain, ils ne sont pas encore de retour; mais j'ai
parlé à quelqu'un qui l'avait vu mourir. Il m'a rapporté qu'il avait
très-franchement avoué sa trahison, imploré le pardon de Votre Majesté,
et manifesté un profond repentir. Il n'y a rien eu dans sa vie d'aussi
honorable que la manière dont il l'a quittée. Il est mort en homme
qui s'est étudié, en mourant, à laisser échapper la plus chère de ses
possessions comme une bagatelle sans importance.

DUNCAN.--Il n'y a point d'art qui apprenne à découvrir sur le visage
les inclinations de l'âme: c'était un homme en qui j'avais placé une
confiance absolue.--(_Entrent Macbeth, Banquo, Rosse et Angus_.) O
mon très-digne cousin, je sentais déjà peser sur moi le poids de
l'ingratitude. Tu as tellement pris les devants, que la plus rapide
récompense n'a pour t'atteindre qu'une aile bien lente.--Je voudrais que
tu eusses moins mérité, et que tu m'eusses ainsi laissé les moyens de
régler moi-même la mesure de ton salaire et de ma reconnaissance. Il
me reste seulement à te dire qu'il t'est dû plus qu'on ne pourrait
acquitter en allant au delà de toute récompense possible.

MACBETH.--Le service et la fidélité que je vous dois, en s'acquittant,
se récompensent eux-mêmes. Il appartient à Votre Majesté de recevoir
le tribut de nos devoirs, et nos devoirs nous lient à votre trône et
à votre État comme des enfants et des serviteurs, qui ne font que ce
qu'ils doivent en faisant tout ce qui peut mériter votre affection et
votre estime[14].
                
Go to page: 1234
 
 
Хостинг от uCoz