George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 4
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J'ai eu le courage qu'il fallait, dans les premiers moments; à présent,
je paye ce courage-là en détail par une fatigue extrême.

Je ne veux pas m'y abandonner cependant. Maurice veut que j'aille passer
le mois de mars a Nice ou à Gênes, et je le lui ai promis.

Je suis désolée de ces rhumes de Bertholdi qui t'inquiètent tant. On
peut tousser bien longtemps, sans qu'il y ait rien de grave; mais je
sais par expérience combien cela fatigue, combien cela porte sur les
nerfs, à soi-même et aux autres. Certainement, il faudrait pouvoir fuir
ce froid de Lunéville, comme je vais fuir les souvenirs trop amers et
trop cruels de ma maison, toute pleine de cette enfant. Mais que faire?
La gêne est l'obstacle à tout. Il faudra que je revienne presque tout de
suite travailler, et, quand Bertholdi s'absente, c'est la même chose. Ce
ne sont pas quelques jours de repos qu'il lui faudrait. C'est toute une
vie plus douce. Comment et de qui l'obtenir?

Tu ne m'as pas dit si Georget avait bien supporté son voyage, et s'il
avait repris les belles couleurs qu'il, avait un peu perdues ici. Aie
bien soin de lui et ne t'en sépare qu'à bonnes enseignes.

Solange est à Paris mieux portante et plus tranquille du côté de ses
affaires. Son père s'exécute un peu avec elle, son mari pas du tout.
Elle pensait pouvoir t'être utile, et, sans notre malheur, je suis sûre
qu'elle aurait fait son possible. Elle y reviendra certainement quand
elle pourra sortir et se montrer un peu.

Embrasse toute ta chère maison pour moi: George, Charles et Marie, à qui
je n'ai pas la force d'écrire. Je n'écris plus à personne, je ne peux
pas. Chaque fois que je parle de moi, même pour dire un mot, je me sens
comme prise de fièvre pour toute la journée; c'est un état maladif
certainement et qui passera. Ne t'en inquiète pas, j'y fais et j'y ferai
mon possible. Je t'embrasse de toute mon âme. Ah! ma pauvre enfant, que
je voudrais te donner autant de bonheur que j'ai de peine!




CCCLXXXVII

A MAURICE SAND, A PARIS

                                 Nohant, 24 février 4855.

Cher enfant,

Je commence par te dire que, puisque tu n'es, pas enrhumé, tout va bien
pour moi. Aie soin de ta petite personne comme j'ai soin de la mienne,
puisqu'il ne s'agit pas de nous regarder comme de simples mortels,
mais comme de très précieux voyageurs allant à la découverte de la
Méditerranée.

Quant à Montigny, je vois bien qu'il veut refaire toutes mes pièces. Il
y a pourtant une observation à faire, c'est que toutes les pièces qu'on
ne m'a pas fait changer: _le Champi_, _Claudie_, _Victorine_, _le _Démon
du foyer_, _le Pressoir_, ont eu un vrai succès, tandis que les autres
sont tombées ou ont eu un court succès. Je n'ai jamais vu que les idées
des autres m'aient amené le public, tandis que mes hardiesses ont passé
malgré tout.

Et quelles hardiesses! Trop d'idéal, voilà mon grand vice devant les
directeurs de théâtre.

J'écouterai sans discussion ce que me dira Montigny, j'écouterai ses
projets d'_amélioration_, et, si je vois qu'il faille changer le fond de
la pièce, je la reprendrai; cette fois, j'y suis bien, décidée. Je suis
lasse du théâtre d'abord, et puis encore plus lasse des hésitations où
l'on me jette sur moi-même. Je suis ce que je suis. _Yo soy quien soy_.
Ma manière et mon sentiment sont à moi. Si le public des théâtres n'en
veut pas, soit, il est le maître; mais je suis maître aussi de mes
propres tendances, et de les publier sous la forme qu'il sera forcé
d'avaler au coin de son feu.

Rien de nouveau ici: temps assez doux, Trianon devenu lac, ordres donnés
pour le jardin en notre absence, comptes de cuisine, rangement de
papiers, correction d'épreuves. Tout cela n'est pas fort intéressant,
surtout quand je ne te vois pas aller et venir, entrer et sortir, et
jeter, à travers tout cela, les profondes réflexions et les lumineux
aperçus de _tes sciences_.

Bonsoir donc, cher mignon; je me replonge dans les paperasses et
t'embrasse de toute mon âme. Le capitaine d'Arpentigny te _colle_ ses
amitiés. Émile _se paye_ de copier _le Diable aux champs_.




CCCLXXXVIII

A MADEMOISELLE LEMOYER DE CHANTEPIE, A ANGERS

                                 Nohant, 27 février 1855.

Mademoiselle,

Je vous conseille et vous prie, même, puisque vous avez la bonté de
compter sur ma vive sympathie pour vous, de quitter le milieu où vous
souffrez tant, et d'aller vivre à Paris; vous y trouverez les nobles
distractions dont une âme comme la vôtre a besoin, la musique, les arts
et des relations que votre intelligence élevée et votre coeur généreux
sauront vite créer.

Si le catholicisme vous est nécessaire, vous rencontrerez certainement
un directeur de conscience assez éclairé pour vous guérir de cette
maladie des scrupules, que je connais bien, et que j'ai subie dans ma
jeunesse assez cruellement pour vous comprendre et vous plaindre. Non,
il ne faut pas qu'une âme comme la vôtre succombé à ces vaines terreurs.
Il faut vous relever par de fortes et saines lectures. Je suis trop
ignorante pour vous les indiquer; mais écrivez à M. Jean Reynaud,
envoyez-lui ma lettre, si vous voulez. Il saura par là que je vous
connais et que votre besoin de secours intellectuel n'est pas une
frivole inquiétude.

Oui, je vous connais sans vous avoir vue; mais n'y a-t-il pas bientôt
dix ans que vous m'écrivez ces grandes lettres où, au milieu des
contradictions et des troubles d'une pensée ardente, j'ai toujours
trouvé, votre bonté si entière, si spontanée, si naïve, et votre
jugement si généreux et si droit en tout ce qui est essentiel!

Demandez-lui de vous indiquer des livres qui vous sauvent, et, faites
mieux, quittez cette solitude où vous vous consumez, où ce qui vous
entoure vous laisse et vous _rend_ encore plus seule, je le vois bien.
Je ne connais pas assez M. Jean Reynaud pour vous adresser à lui, sans
qu'il vous connaisse. Mais faites-vous connaître à lui; son livre m'a
fait un grand bien, à moi aussi, et j'avais grand besoin de trouver,
dans la haute science d'un esprit de premier ordre, la confirmation
raisonnée de tous mes instincts; car mon courage a été bien éprouvé
dernièrement!

J'ai perdu une enfant adorable et adorée, la fille de ma pauvre fille.
Je viens d'être malade, ce qui m'a empêchée de vous répondre, et,
maintenant, je suis encore si délabrée, que mon fils, mon cher fils,
m'emmène voyager un peu. Je pars dans deux jours. Dans deux mois, je
serai de retour à Nohant, où vous m'en verrez, j'espère, de meilleures
nouvelles de vous. Avant de rentrer ici, je passerai quelque jours
probablement à Paris. Si vous réalisez votre tentation d'y aller
demeurer, faites-le-moi savoir à Paris, dans les premiers jours de mai.

Pardonnez-moi de vous répondre si peu, je suis brisée encore, mais _je
crois_. Je suis sûre de retrouver mon enfant dans un meilleur monde;
et, vous dont le coeur est si pur, vous devez être sûre aussi de votre
avenir. Douter de la bonté de Dieu est une faiblesse de notre nature.
Mettez toutes les forces de votre esprit à croire à cette bonté, et vous
sentirez qu'elle a son reflet en vous-même.

N'ayez pas peur de la mort: c'est un bien bon refuge, allez, et, quand
on le comprend, le courage consiste à ne pas la désirer trop.

À vous de coeur toujours, chère âme en peine.

GEORGE SAND.




CCCLXXXIX

A M. EUGÈNE LAMBERT, A PARIS

                                 Frascati, mars 1855.

Mon cher Lambruche,

Tout va bien, Maurice nous a donné quelque inquiétude, non pas à cause
de la maladie qu'il a eue, mais à cause de celle qu'il aurait pu avoir.
Heureusement, il a passé à côté, grâce à un bien bon médecin, excellent
homme par-dessus le marché. Il y a eu nécessairement pour nous un peu
de spleen à Rome. Cinq ou six jours dans une chambre d'auberge, c'est
triste.

D'ailleurs, Rome, à bien des égards, est une vraie _balançoire_; il faut
être ingriste pour aimer et admirer tout, et pour ne pas se dire, au
bout de trois jours, que ce qu'on a à voir est absolument pareil à ce
qu'on a déjà vu sous le rapport de l'aspect, du caractère, de la couleur
et du sentiment des choses. Ensuite, on peut entrer dans le détail des
ruines, des palais, des musées, etc., et, là, c'est l'infini; car il
y en a tant, tant, tant, que la vie d'un amateur peut bien n'y pas
suffire. Mais, quand on n'est qu'_artiste_, c'est-à-dire voulant vivre
de sa propre vie, après s'être un peu imprégné des choses extérieures,
on ne trouve pas son compte dans cette ville du passé, où tout est mort;
même ce que l'on suppose encore vivant.

C'est curieux, c'est beau, c'est intéressant, c'est étonnant; mais c'est
trop mort, et il faudrait savoir sur le bout des doigts, non seulement
ce fameux livre de _Rome au siècle d'Auguste_, mais encore l'histoire de
Rome à toutes les époques de son existence; il faudrait vivre là-dedans,
l'esprit tendu, la mémoire mirobolante et l'imagination éteinte.

Il fut un temps, _sous l'Empire_, où l'on s'asseyait _sur le tronçon
d'une colonne_, pour méditer sur les ruines de Palmyre; c'était la
mode, tout le monde méditait. On a tant médité, que c'est devenu fort
_embêtant_ et que l'on aime mieux vivre. Or, quand on a passé plusieurs
journées à regarder des urnes, des tombeaux, des cryptes, des
_colombarium_, on voudrait bien sortir un peu de là et voir la nature.
Mais, à Rome, la nature se traduit en torrents de pluie jusqu'à ce que,
tout d'un coup, viennent la chaleur écrasante et le mauvais air. La
ville est immonde de laideur et de saleté! c'est la Châtre centuplée en
grandeur; car c'est immense et orné de monuments anciens et nouveaux qui
vous cassent le nez et les yeux à chaque pas, sans vous réjouir, parce
qu'ils sont étouffés et gâtés par des amas de bâtisses informes et
misérables. On dit qu'il faut voir cela au soleil; je ne dis pas non,
mais il me semble que le soleil ne peut pas raccommoder ce qui est
hideux.

La campagne de Rome si vantée est, en effet, d'une immensité singulière,
mais si nue, si plate, si déserte, si monotone, si triste, des lieues de
pays en prairies, dans tous les sens, qu'il y a de quoi se brûler le peu
de cervelle qu'on a conservé après avoir vu la ville. MAIS! mais, quand
on est sorti de cette immensité plate, quand on arrive au pied des
montagnes, c'est autre chose. On entre dans le paradis, dans le
troisième ciel. C'est là que nous sommes. Nous avons amené Maurice,
encore tout détraqué, avant-hier, et, bien que nous n'ayons pas encore
eu un rayon de vrai soleil, le voilà tout gaillard et passant la journée
sur ses jambes.

Le lieu où nous sommes est si beau, si étrange, si curieux, si sublime
et si joli en même temps, que j'en aurai pour toute une saison à te
raconter. Réjouis-toi donc de notre fortune présente; car nous sommes
enfin payés de nos fatigues et de nos déceptions, payés avec usure. Tu
peux lire ma lettre à Solange. Tu sauras comment nous sommes campés;
mais nos promenades, rien ne peut en donner l'idée. C'est à chaque pas
une découverte. Aujourd'hui, par exemple, nous avons passé la journée
dans un immense palais entièrement abandonné au haut d'une colline. J'ai
pensé à toi, mon petit Lambert.

Ah! qu'on serait heureux d'être riche et d'associer tous ses enfants aux
vrais plaisirs que l'on rencontre. Que de souterrains, que de fleurs,
que de ruisseaux, de cascades, d'arbres monstrueux, de ruines, de cours
abandonnées, de rocailles brisées, de statues sans nez, d'herbes folles,
de mosaïques couvertes de gazon et d'asphodèles! C'est à en rêver; et
des galeries et des escaliers sans fin qui s'en vont du ciel au fond de
la terre, un tas de constructions inexplicables, les vestiges d'un luxe
insensé ensevelis sous la misère; et tout cela au sommet d'un panorama
de montagnes, de terres, de mers à donner le vertige. C'est trop beau.

Sur ce, bonsoir, mon Lambert; nous pensons rester ici une quinzaine, et,
quand nous serons décidés sur la suite du voyage, nous te donnerons de
nos nouvelles. Je t'embrasse de la part des petits camarades et de la
mienne. Au revoir au mois de mai.

Pense à nous.

G. SAND.




CCCXC

A M. JULES NÉRAUD, A LA CHÂTRE

                                 Frascati, 14 avril 1855

Cher ami,

Nous sommes à Frascati depuis quinze jours et voulons y rester encore
une semaine. Maurice, après avoir été assez souffrant au début de notre
installation, va si bien, qu'il ne songe qu'à manger, dormir et courir.
Je suis ce régime pour mon compte et je m'en trouve assez bien,
physiquement parlant. Quant au cerveau, c'est une atrophie complète. Se
lever matin, faire cinq ou six lieues à pied tous les jours, rentrer
affamée, tomber de sommeil après un affreux dîner de gargote que
l'appétit fait trouver bon, je vous laisse à penser si c'est là une
vie intéressante. Pourtant j'amasse, sans trop m'en apercevoir, des
souvenirs qui m'intéresseront plus tard, quand j'aurai le loisir de
songer à ce qui ne fait que passer devant moi maintenant.

C'est un admirable pays que nous parcourons, et bien digne de remarque
pour _s'ancrer_ dans les opinions qu'on y apporte d'ailleurs. La nature
y est belle, surtout _jolie_; car ne croyez pas un mot de la grandeur et
de la sublimité des aspects de Rome et de ses environs. Pour qui a
vu autre chose, c'est tout petit; mais c'est d'un coquet ravissant.
Entendons-nous pourtant, c'est le petit dans le grand; car cette
campagne romaine, tout unie, est immense comme une mer environnée de
montagnes. Mais les détails, les ruines, les palais, les églises, les
collines, les lacs, les jardins, tout cela paraît hors de proportion
avec la scène qui les continue.

Pour nous autres, c'est une manière de vivre très récréative, que de
courir toute la journée dans la solitude et de découvrir nous-mêmes le
pays. Les guides sont ennuyeux et ne connaissent pas les chemins. Nous
nous en passons. Enfin vous pouvez vous figurer notre existence, vous
qui savez tout ce qu'il y a pour nous dans une promenade à Crevant ou
au bois de Boulaize. Maintenant nous ramassons des plantes et nous
attrapons des papillons sur les ruines de Tusculum, autour du lac
Régille, que sais-je? Les noms sont plus pompeux que les choses, mais
les choses sont charmantes, voilà ce qui est certain.

Nous avons eu un temps affreux pour l'Italie, beaucoup de pluie dehors
et beaucoup de froid _à la maison_; car la température extérieure,
quelque privée de soleil qu'elle soit, est toujours assez douce, et les
appartements seuls sont inhabitables en cette saison. Ils sont immenses,
voûtés, stuqués, peints à fresque, disposés en tout pour l'été. Rien ne
ferme et le peu de cheminée qu'on a ne sait pas chauffer. Depuis trois
jours seulement, nous avons un beau soleil, du matin au soir; mais nous
avons couru par tous les temps.

Le jour de Pâques a été aussi un beau jour très chaud; nous l'avons
passé à Rome, où nous avons reçu la bénédiction _urbi et orbi_. C'est
une cérémonie très vantée, mais qui n'est pas mise en scène avec art. Le
goût français manque à toute chose, ici comme ailleurs. La nature s'en
moque. Elle nous prodigue les fleurs que l'on cultive dans nos jardins
avec respect. Ici, en plein désert, on marche sur le réséda, sur les
narcisses, sur les cyclamens et mille autre fleurs adorables dont je
vous fais grâce, à vous qui ne connaissez que les tulipes.

Et puis je ne veux pas vous raconter d'avance tout ce dont nous
bavarderons à satiété à Nohant; car, ici, tout est différent, depuis _a_
jusqu'à _z_, de ce qui est chez nous. Hommes et bêtes, coutumes, idées,
besoins, terre, plantes, air, c'est un autre monde. Je ne sens pas la
puissance de séduction de ce pays autant qu'on me l'avait annoncé. Trop
de choses sont en désaccord avec notre manière de voir et de sentir;
mais je reconnais qu'il est bon de l'avoir vu, ne fût-ce que pour aimer
davantage cette douce France au ciel gris, où les hommes, si peu hommes
qu'ils soient, sont encore plus hommes que partout ailleurs.

Sur ce, bonsoir, mon vieux. Je tombe de sommeil. J'ai reçu, ce soir,
votre lettre du 4 avril. Vous vous étonnez du temps qu'elles mettent à
voyager, les lettres! Ah bien, je m'étonne, moi, du contraire, à présent
que je vois comment sont arrangées ici les choses les plus simples de
la vie matérielle. Ne vous désolez pas de la perte de l'aigle[1]. Je le
regrette sans doute; mais, quand on reçoit des nouvelles de tout son
monde, après les malheurs qui nous ont frappés dans notre nid, on
s'estime heureux de n'avoir perdu de nouveau qu'une bestiole de la
ménagerie...

Nous vous chargeons de toutes nos amitiés pour la maisonnée. Quant à nos
amis, à qui vous voulez bien donner de nos nouvelles, je vous remercie
encore plus. J'ai toujours le projet d'écrire à tous, et je n'ai pas
trouvé encore un jour de lucidité, au milieu de cette fatigue où je
me jette. Elle est véritablement excessive; mais je crois que je m'en
trouverai bien; car je fais des progrès étonnants dans l'art de grimper.
Je vais tous les jours à une lieue, au moins, et souvent à une lieue
et demie au-dessus de la mer. C'est quelque chose, au bout des jambes.
Maurice recueille beaucoup d'insectes et fait beaucoup de dessins. Moi,
j'allège ma démarche, déjà peu légère, d'un tas de pierres dont je
remplis ma sacoche. Je voudrais tout ramasser; tout est curieux. En
quelque désert qu'on se trouve, on marche sur des fragments de marbre
d'Asie et d'Afrique, restes d'une splendeur disparue, et dont, en bien
des endroits, les plus savants antiquaires sont embarrassés d'expliquer
la présence.

Bonsoir encore, mon bonhomme. Écrivez encore à Gênes, si vous écrivez;
car c'est toujours par là que nous repasserons vers la fin du mois. A
vous de coeur.

  [1] Un aigle noir apprivoisé qui avait pris sa volée.




CCCXCI

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE

                                 La Spezzia, 9 mai 1855.

Cher ami,

Je ne sais pas si vous recevrez ma lettre avant mon embrassade; car je
viens seulement de recevoir la vôtre et la douloureuse nouvelle qu'elle
m'apporte[1]. Certainement, c'est un coup bien sensible qui vient encore
me frapper, après tant d'autres. Sommes-nous malheureux depuis quelques
années, mes pauvres enfants! La vie générale tuée en nous et autour de
nous, Dieu aurait dû nous laisser au moins la vie personnelle, celle
de la famille et de l'amitié. Et cependant tout nous quitte à la fois!
C'est pour un monde meilleur qu'ils s'en vont, je n'en doute pas, j'en
doute moins que jamais; mais que toutes ces séparations sont navrantes
pour ceux qui restent!

J'étais tout à l'heure au bord de la mer, dans un endroit délicieux, des
rochers couverts de pins, et des fleurs superbes croissant en liberté
jusque dans le sable de la grève. Pendant que mes enfants étaient à
quelque distance, j'occupais ma promenade, comme à l'ordinaire, à
ramasser des plantes. Voilà deux mois qu'à chaque individu nouveau pour
mes yeux, je le place dans un livre exprès, en me disant que mon pauvre
ami m'en apprendra le nom, et je recueille chaque plante en double pour
lui en donner un exemplaire, comme j'avais fait dans un autre voyage.
Ainsi, à chaque moment, cent fois le jour, depuis deux mois, je pense à
lui et je me l'imagine herborisant comme autrefois à mes côtés. Eh bien,
dans ce moment, dans cette occupation même, à laquelle mon souvenir
l'associait, votre lettre m'est remise et j'apprends que je ne le
reverrai plus!

Au moment de quitter Nohant, j'avais fait un grand rangement de papiers,
et je crois vous avoir dit que j'avais retrouvé et relu toutes
ses lettres; c'étaient des chefs-d'oeuvre d'esprit, de poésie,
d'intelligence claire et de sentiment coloré de la nature. Je me disais
que quand j'aurais deux mois de loisir, je ferais un triage, et qu'avec
sa permission, je les publierais dans la _suite_ de mes _Mémoires_.

Cette lecture m'avait fait repasser dix ans de ma vie, dont il avait
enregistré les petits événements avec sa grâce et son heureuse
philosophie. C'était donc comme un pressentiment d'une séparation
prochaine, ce rapprochement de ma pensée avec la sienne, après des
années d'une tranquille séparation de fait; car je ne le voyais presque
plus, ses habitudes et ses goûts le retenant chez lui comme moi chez
moi. Mais je ne m'apercevais pas de cela; je le sentais tout près et
je me disais qu'à toute heure, je pouvais le voir, lui écrire ou lui
parler. Il a toujours été pour moi le plus sage et le plus réconfortant
ami possible.

Vous dites bien, le voilà heureux et en possession d'une science sans
mystères et de jouissances durables; relativement au triste monde où
nous passons cette vie d'un jour, si confuse, si incertaine et si
troublée; son sort est digne d'envie, j'en suis certaine. Mais nous! Mon
coeur est brisé autant de la douleur de ma pauvre Angèle[2] que de
la mienne propre. Pauvre chère enfant, que de déchirements répétés!
Dites-lui combien je l'aime, surtout depuis la tendresse qu'elle a eue
pour ma pauvre Nini et pour les larmes qu'elle lui a données! Hélas!
je ne peux rien faire pour elle que de la chérir. Nous ne pouvons nous
épargner les uns aux autres ces mortelles douleurs. Si on le pouvait, en
se donnant soi-même à la place de ceux que la mort veut prendre!

Maurice me charge de lui dire, ainsi qu'à vous, combien il est affecté
pour sa part (car ce pauvre ami avait été paternel pour son enfance) et
pour celle qu'il prend à votre chagrin. Le pauvre enfant avait depuis
hier seulement votre lettre, et je lui voyais quelque chose de triste,
sans oser l'interroger. J'étais un peu malade, et il n'a voulu
m'apprendre la vérité que ce matin; c'était dans un des plus beaux
endroits de la terre, et il me semble que cette âme fraternelle est
venue me parler là et chercher elle-même à me consoler de son départ.
Combien de fois il m'avait parlé de la mort! Il fut un temps où il
partageait mes croyances en l'autre vie, et où, dans des heures de
spleen, car il en avait dans son intarissable gaieté, il me disait et
m'écrivait qu'il viendrait me parler dans le parfum de quelque fleur.

Vous m'apprenez que Fleury est venu au pays; y est il encore? aurai-je
la consolation de l'y trouver? Je pars d'ici demain pour Gênes, de là
tout de suite pour Marseille, et je pense être à Paris le 15 mai. Je
n'y resterai que le temps de faire l'indispensable de mes affaires, et
j'espère être chez nous le 20.

Au revoir donc, mes chers enfants bien-aimés. Je vous embrasse de coeur.

  [1] La mort de Jules Néraud (le Malgache).
  [2] Madame Angèle Périgois, fille de Jules Néraud.




CCCXCII

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS

                                 Nohant, 12 juillet 1855.

Chère Altesse impériale,

On vient de destituer brutalement le maire de ma commune, M. Félix
Aulard, aux bons vouloirs de qui vous avez bien voulu déjà vous
intéresser. C'est le plus honnête homme de la terre et qui n'a qu'un
défaut, celui d'écrire des lettres trop longues. Ajoutez-y celui d'être
dévoué avec enthousiasme à un gouvernement qui, à l'exemple de tant
d'autres, ne récompense que les gens qu'il croit douteux, laissant de
côté ceux dont il est sûr. Passe pour l'ingratitude, c'est la reine du
monde sous tous les régimes; mais la persécution, envers les siens,
c'est du luxe.

Tâchez de faire réparer cette injustice et de dédommager ce digne et
excellent homme, qui a dépensé tout son petit avoir pour les pauvres de
sa commune. Il est capable, archicapable d'être un excellent préfet,
et personne n'entend mieux l'administration; faites-en au moins un
sous-préfet. Ce sera une bonne action, au point de vue du pouvoir. Il
me dit qu'il vous a même écrit. Cette fois, de mon propre mouvement, et
sans partialité pour lui, je le recommande à votre attention, à votre
équité, et à cette bonté que je connais si bien.

À vous de coeur, vous le permettez toujours.

GEORGE SAND.

Je suis bien triste de la mort de madame de Girardin. C'est une grande
perte pour tous, et pour ceux qui l'ont particulièrement connue.




CCCXCIII

A M. ***

                                 Nohant, 23 juillet 1855.

Monsieur,

Il ne m'a pas été possible de prendre plus tôt connaissance de votre
lettre. Après l'avoir lue, j'ai fermé le manuscrit sans le lire. Je ne
donne pas de conseils, ce n'est pas mon état, et j'ai juré de ne jamais
être le juge d'une oeuvre inédite, n'ayant jamais pu dire la vérité à un
poète sans le fâcher, quand je contrariais ses espérances. Je ne doute,
monsieur, ni de votre modestie, ni de votre sincérité en vous parlant
ainsi. Mais je sais que, si je ne vous croyais pas d'avenir littéraire,
il me serait impossible de vous tromper. Dans ce cas, je vous
affligerais, et c'est un triste office que vous m'auriez imposé.

J'aime mieux ne pas savoir à quoi m'en tenir, et refermer désormais tous
les manuscrits que l'on m'adresse, d'autant plus qu'ils sont en si grand
nombre, qu'avec toute la bonne volonté du monde, je ne pourrais jamais
suffire à en prendre connaissance.

Ne vous découragez pas de mon refus, monsieur: si vos vers sont beaux,
vous n'avez besoin de personne en dehors de vos amis pour vous le
dire, et ils vous le diront avec chaleur. Si, au contraire, ils les
condamnent, songez qu'eux seuls ont le devoir de vous éclairer et
que c'est un des devoirs les plus délicats, et les plus pénibles de
l'amitié.

Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.

Le paquet cacheté est dans mon bureau à votre adresse. Si je dois vous
le renvoyer, veuillez écrire un mot à M. Manceau, à Nohant, et, pour
simplifier la recherche dont il a l'obligeance de se charger en mon
absence, veuillez lui réclamer le numéro 104.




CCCXCIV

A MADAME ARNOULD PLESSY, A PARIS

                                 Nohant, 20 août 1855.

Chère belle et bonne que vous êtes, je ne vous tiens pas quitte de
Nohant, et, puisqu'on me joue décidément à l'Odéon le mois prochain,
j'irai vous réclamer pour une plus longue vacance si vous êtes libre. Je
viens de finir mon ennuyeux roman et je vais penser à notre _Lys_.
N'en parlez encore que vaguement; car, tant que je n'en serai pas bien
contente, je ne veux pas en parler. Je vais me reposer trois ou quatre
jours, j'en ai besoin, et puis je m'y mettrai tout entière.

Vous dites que vous ferez mes affaires: quel joli homme d'affaires! Et
pourquoi sont-ils tous si laids?

C'est probablement pour cela que j'aime si peu à m'occuper des miennes.
Eh bien, si M. Doucet vous demande si je suis _exigeante_, vous lui
direz ce que vous voudrez. Il m'avait offert jadis _tout ce que je
voudrais_. Moi, je voulais rester au Gymnase en cinq actes pour
_Flaminio_, et faire engager Bocage pour _Favilla._ C'est pourquoi j'ai
dit: «Rien, pas d'argent; faites seulement ce que je vous demande.»

Maintenant, puisqu'ils ne l'ont pas fait, je demanderai la prime qu'on
donne aux autres auteurs. Je ne la connais pas, je m'en rapporterai à ce
qu'on me dira par vous.

Mais tout cela n'est pas l'essentiel. L'essentiel est de faire que les
bonnes parties de la pièce restent et que celles dont, malgré votre
jolie voix et votre lecture si rapidement intelligente, je n'ai pas été
satisfaite, s'en aillent franchement.

Envoyez à votre frère tous mes regrets et toutes mes sympathies.

Recevez les hommages de mon fils, et, quant à moi, croyez-moi bien à
vous de coeur et d'esprit.

GEORGE SAND.

_Molière_ est tout à vous aussi. Je serais bien contente de vous voir
jouer cela. Tâchez de jouer quelque chose quand je serai à Paris.

Cela me sera bien utile pour vous faire parler comme il faut. Ah! je
pense qu'il faut arranger _Molière_ aussi... Ce sera fait.





CCCXCV

A LA MÊME

                                 Nohant, 4 septembre 1855.

Ma chère belle et bonne,

Ce n'est plus la pièce que vous savez. Vous me l'aviez fait _l'aimer_;
mais, en la relisant seule, j'ai trouvé de si grandes révolutions à y
introduire, que j'ai remis cela paresseusement à l'année prochaine. Et
puis j'ai pensé à vous et à toute sorte de choses, et j'ai fait une
autre pièce en cinq actes où je n'aurai pas besoin d'acteurs en dehors
de ceux que je connais au Théâtre-Français.

Nous verrons à remanier _le Lys_ quand Bocage y viendra naturellement et
de son propre mouvement. Mais, pour rien au monde, je ne voudrais être
_cause_ qu'un artiste fût enlevé à Montigny, que j'aime de tout mon
coeur, et, quand même je ne serais qu'une cause passive, je suis sûre
que je lui ferais de la peine.

D'ailleurs et avant tout, me voilà dans un autre sujet qui me plaît et
m'amuse, où votre personnage est dix fois mieux développé et plus fait
pour vous; où Bressant serait tout à fait l'homme qu'il me faut, et où
madame Allan nous resterait dans un rôle qu'elle fera comique et où elle
restera _belle_; car j'étais chagrine de la vieillir.

J'irai à Paris vers le 10, je ne vous porterai pas la pièce. Elle ne
sera pas encore écrite. Le dialogue est pour moi la seconde façon; car,
du gros manuscrit que j'ai là sous la main, il ne restera que ce qui
doit rester. Je demanderai à M. Doucet de venir me voir. Je lui dirai
comme quoi le manque de parole du ministère à propos de _Flaminio,
autorisé_ en cinq actes et non toléré en quatre, puisqu'on m'a fait
afficher un prologue et trois actes, m'est resté sur le coeur, non pas
comme une rancune, je ne connais pas ça, mais comme une méfiance des
gracieusetés qu'on appelle eau bénite de cour.

Nous conviendrons de quelque chose sérieusement; car je ne veux pas
faire un gros travail _ad hoc_ pour le Théâtre-Français pour _m'ouïr
dire_ que l'on a changé d'idée. Rien n'est plus contrariant que d'écrire
pour certains artistes, et d'être forcé d'adapter ensuite la forme aux
qualités d'autres artistes, qui ne sont jamais les mêmes qualités. Je
m'occuperai aussi de _Molière_, M. Doucet me dira par quoi l'on préfère
commencer. Moi, je préfère que l'on commence par _Françoise_; c'est
ainsi, jusqu'à nouvel ordre, que j'intitule mon nouvel essai.

A vous de coeur, ma bien charmante héroïne. Aimez-moi comme je vous aime
et comme je vous comprends.

GEORGE SAND.




CCCXCVI

A M. PAULIN LIMAYRAC, A PARIS[1]

                                 Nohant, septembre 1855.

Si mon _collaborateur_ se place à ce point de vue, il lui sera facile
d'extraire, de tous les faits qu'il voudra bien me présenter, la moelle
qui peut être mise sur mon pain. Il y a dix mille manières d'être
impressionné. Je n'en ai qu'une, parce que, malgré moi, mon esprit est
un peu plus absolu que mon caractère. Sera-ce un inconvénient dans un
ouvrage de ce genre? Je ne le crois pas. Un petit exposé de principes
bien simples et bien naïfs, mais invariables, une fois admis, notre
travail doit s'en trouver éclairci et soutenu sans trop de défaillance
d'un bout à l'autre.

En partant de ces idées, nous avons, c'est-à-dire vous avez à chercher,
dans chaque histoire d'amour illustre, d'abord le milieu social,
intellectuel, moral, physique, etc., de notre couple. Puis le caractère
particulier de chaque individu, puis la nature et les circonstances de
leur amour, puis les faits, le but atteint ou manqué, le résultat bon
ou mauvais; car nous ne nous gênerons pas trop avec eux, et nous
raconterons peut-être de mauvaises amours, pour peu que cela soit utile
à l'excellence de notre théorie, par la critique qu'il nous conviendra
d'en faire. Vous avez à fouiller dans les bibliothèques, dans les écrits
de ceux qui ont écrit, dans les lettres de mademoiselle Volland et de
madame Duchâtelet, comme dans les sonnets de Pétrarque, et, là, vous ne
prendrez que les points culminants qui éclaireront l'application de ma
théorie. Exemple: Voltaire et madame Duchâtelet s'aimaient-ils par le
coeur, par les sens et par l'intelligence? Je pense, moi, qu'ils ne
s'aimaient que par l'intelligence. Voilà pourquoi leur amour était
incomplet. Mais c'était encore quelque chose que de s'aimer sur le haut
de ces belles régions, et le mariage de deux esprits supérieurs vaut
bien la peine qu'on s'en occupe, qu'on l'analyse et qu'on en voie les
résultats.

Agnès Sorel, comment aima-t-elle son royal amant? Commença-t-elle comme
une Jeanne d'Arc, par le patriotisme? ou bien les sens et le coeur (soit
l'un ou l'autre seulement) furent-ils si émus et si possédés par le roi,
que l'enthousiasme prit naissance dans l'âme de cette femme, comme une
révélation? Honneur à _l'amour_, en ce cas! Je sais peu l'histoire
d'Agnès, je ne sais rien, absolument rien, en fait d'histoire, j'ai la
mémoire d'une linotte; mais, si vous la savez, ou si, ne la sachant plus
bien, vous me la retrouvez, vous pourrez me dire: «C'est l'amour qui a
révélé le patriotisme à Agnès;» ou bien: «C'est le patriotisme qui lui a
inspiré l'amour.»

Je me rappelle pourtant quatre jolis vers tourangeaux, autant vaut dire
berrichons, sur la _Saurette_. C'est son nom, qui vient de _sauret_ (en
berrichon: _sans oreilles_); on dit encore, chez nous, un chien _sauret_
(qui a les oreilles coupées). Voici les vers:

  Gentille Agnès, plus de los tu mérites,
  La cause étant de France recouvrer,
  Que ce que peut dedans un cloître ouvrer.
  Close nonain, ou bien dévot ermite.

C'est là une digression. Revenons à notre histoire.

Marie Stuart! vilaine et charmante dame sur laquelle nous aurons à
moraliser. Et, dans l'antiquité, que de choses belles ou curieuses à
mettre en ordre ou en relief!

Quelle sera votre part de travail, je l'ignore encore. Je me suis
engagée sur l'honneur à tout rédiger. Vous voyez que mes éditeurs sont
des imbéciles; mais ils sont tous comme ça. Pourtant, si j'ai des
millions de pattes de mouche à tracer, je crois que vous aurez de la
besogne aussi. Je n'ai que peu de livres chez moi et aucun moyen de m'en
procurer dans ma province; je ne peux pas m'installer à Paris, il faudra
donc que vous lisiez pour moi, et que vous fassiez un canevas de chaque
biographie, et des extraits des livres, lettres ou poésies à citer. Ne
vous donnez pas la peine de conclure ni de rédiger avec le moindre soin.
Pourvu que ce soit lisible, je devinerai bien vos conclusions. Si j'ai
besoin de lire un ouvrage entier (cela peut bien arriver, car l'esprit
des passions est quelquefois disséminé et veut être péché à la ligne
dans un étang), il faudra emprunter l'ouvrage à la Bibliothèque et me
l'envoyer. Pourvu qu'il soit en français, car je n'entends guère autre
chose couramment! Si on peut suppléer à l'envoi des livres par des
extraits de quelques pages, vous prendrez un copiste à mes frais.

Le plan historique de l'ouvrage sera votre affaire, j'en suis absolument
incapable à première vue, d'autant plus que je n'ai plus d'yeux pour
lire moi-même. C'est donc à vous, jeune et valide, de récapituler, dans
l'ordre chronologique, l'histoire de l'amour, et de choisir tout ce qui
vaut la peine d'être honorablement cité.

Pour ceux dont nous découvrirons peu de chose dans la nuit des temps,
nous ferons court, nous réservant de faire long à mesure que nous
avancerons dans la lumière des temps les plus rapproches de nous, les
plus intéressants à coup sûr. Vous ferez ce petit plan. à loisir; car
nous n'avons pas à commencer avant six mois au moins. Il faut que
j'achève mes _Mémoires._ Nous verrons à indiquer, dans certaines
biographies, celles qui auront servi d'intermédiaire, et cela nous
permettra de parler de quelques amours plus connus que bons à connaître,
pour leur donner du pied au derrière.

Vous voyez que vous aurez un lien à établir et à m'indiquer. Vous
supputerez un peu attentivement vos heures de travail, vos courses,
dépenses et fatigues; car, pour être amusant (je le crois tel), ce
travail ne sera peut-être pas si léger que les éditeurs le supposent, et
je me charge de vos intérêts, puisque vous voulez bien avoir confiance
en moi.

  [1] Un éditeur de Paris, M. Philippe Collier, avait traité avec George
      Sand pour qu'elle lui fit une série d'ouvrages portant le titre
      général de _les Amants illustres_. Afin de rendre le travail plus
      facile à l'auteur, qui, à cette époque, restait à Nohant presque
      toute l'année, M. Collier avait pris des arrangements avec Paulin
      Limayrac, qui devait faire toutes les recherches et prendre toutes
      les notes dont George Sand aurait besoin. Mais, Paulin Limayrac
      ayant bientôt renoncé à la tâche, qui lui paraissait trop lourde,
      le traité fut rompu de gré à gré entre les parties. _Evenor et
      Leucippe_ (premier titre de _les Amours de l'âge d'or)_ fut seul
      écrit par George Sand, et donné à l'éditeur comme compensation.




CCCXCVII

A M. JULES JANIN, A PASSY

                                 Paris, 1er octobre 1855.

Mon cher confrère,

Je vous appelle ainsi parce que vous êtes auteur et que je peux être
critique à l'occasion. Je viens vous faire des reproches. Que vous
trouviez mauvais tout ce que j'écris pour le théâtre, et _Maître
Favilla_ particulièrement, c'est votre droit, et personne ne le
conteste. Mais que vous cherchiez, en dehors des formes littéraires de
mes ouvrages, des sentiments qui n'y sont point, voilà qui n'est pas
équitable, et c'est à quoi j'ai le droit et le devoir de répondre.

Le procès de tendance que vous me faites aujourd'hui et qui est le
résumé de plusieurs autres, le voici: George Sand fait l'apothéose de
l'artiste et la satire du bourgeois. Selon elle; gloire au musicien,
au comédien, au poète; fi du bourgeois! honte et malédiction sur le
bourgeois! Voilà un artiste qui passe, ôtez votre chapeau; voilà un
bourgeois qui se montre, jetons-lui des pierres.

Je vous répondrai par la bouche de ce Favilla, qui vous fâche si fort:
_Non, Dieu merci, je ne connais pas la haine._ Par conséquent je ne hais
pas les bourgeois, et mes ouvrages le prouvent. C'est vous qui haïssez
les artistes, et votre critique le proclame.

Je hais si peu les bourgeois, que j'ai suivi, dans _le Mariage de
Victorine_, la donnée de Sedaine relativement a M. Vanderke, qui, de
noble, s'est fait négociant, et qui a puisé là, dans le travail, dans la
libéralité, dans la probité, dans la sagesse, dans la modestie, toute
l'humble et véritable gloire d'un caractère que Sedaine résumait par
ce mot: _Philosophe sans le savoir._--Dans la même pièce, la femme, la
fille et le fils de Vanderke sont des êtres aimants, sincères et bons.

Je n'ai rien dérangé aux types du maître et je me suis plu à développer
celui d'Antoine, l'homme d'affaires, l'ami de la maison, un petit
bourgeois aussi, un modèle de désintéressement et de fidélité. Enfin
j'ai créé celui de Fulgence, encore un petit bourgeois, un simple
commis, qui n'est ni ridicule ni haïssable, vous l'avez dit vous-même.

_Le Mariage de Victorine_ est donc une pièce prise, en pleine
bourgeoisie et une apothéose modeste mais franche des vertus propres à
cette classe, quand cette classe comprend et observe ses vrais devoirs.

Dans _les Vacances de Pandolphe_, le personnage principal est un
professeur de droit, un bourgeois pur et simple, un misanthrope
bienfaisant, qui aime paternellement et qui est finalement aimé.

Dans _le Pressoir_, ce sont des artisans. Vous les avez trouvés trop
vertueux, trop dévoués, trop intelligents. Et pourtant, à propos de
_Flaminio_, où il n'y a pas de bourgeois, vous disiez plus tard:
«Artiste, à la bonne heure. Artisan vaut mieux. Minerve Artisane est un
des noms grecs de Minerve.»

Je n'ai pas lu ce que vous avez écrit sur _Mauprat._ Là, il n'y a ni
bourgeois ni artiste. Je ne sais pas sur quoi a porté le réquisitoire de
votre éloquence indignée.

Nous voici à _Favilla_. C'est bien, en effet, maintenant et _pour la
première fois_ qu'un artiste et un artisan sont aux prises. Il vous
a plu de faire une analyse infidèle de ma pièce, vous armant d'une
première version qui a été imprimée et _non publiée_ en Belgique.

Vous n'avez, je crois, ni vu jouer ni lu la pièce représentée et
publiée, et vous racontez, vous citez celle qui n'a été ni publiée ni
représentée. Ce procédé de critique n'est loyal ni envers l'auteur, ni
envers le public, ni envers vous-même mon cher confrère, et si vous
n'étiez gravement affecté, ce que je regrette et déplore sans en savoir
la cause, vous n'agiriez pas ainsi.

Que je n'aie pas été satisfaite de ma pièce de _la Baronnie de
Muhldorf[1],_ cela est certain, puisque je l'ai refaite à peu près
entière; que le caractère du bourgeois Keller y fût trop durement accusé
au point de vue de l'art, cela n'est pas douteux, puisque j'ai changé ce
caractère, essentiellement.

Je dis _au point de vue de l'art;_ car, au point de vue moral, la
bourgeoisie n'était pas là plus gravement offensée qu'elle ne l'est dans
_Maître Favilla._ Eussé-je fait du père Keller un monstre, le fils
Keller n'en restait pas moins un noble coeur, et même, dans ma première
ébauche, ce dernier personnage était plus développé et plus actif.

Aucun de mes coreligionnaires à moi (car je suis de la religion de
l'égalité chrétienne, et plusieurs pensent comme moi) ne m'eût reproché
de lui montrer un jeune bourgeois enthousiaste et généreux. Pourquoi
ceux qui professent la doctrine de l'autorité par la richesse
eussent-ils trouvé mauvais qu'un gros bourgeois dur et vicieux leur fût
présenté? Quelle _haine_ veut-on chercher dans les enseignements de
l'art? Sommes-nous au temps de _Tartufe_, où il n'était point permis de
montrer la figure de l'hypocrite? Mais, au temps même de _Tartufe_, les
vrais chrétiens ne voyaient dans ce scélérat qu'une ombre favorable à la
vraie lumière. Je serais tentée de croire, mon cher confrère, que vous
ne croyez pas aux vertus de la bourgeoisie, et que, prenant ses travers
plus au sérieux que je ne le fais, vous allez, un de ces matins, me
forcer d'embrasser sa défense.

J'ai donc dit qu'au point de vue de l'art, ma première esquisse du
bourgeois Keller m'avait paru trop sèchement dessinée. C'était une
figure trop noire dans un tableau dont je voulais rendre l'effet général
doux et sentimental. Je travaille avec beaucoup plus de conscience qu'il
ne plaît à votre charité fraternelle de vouloir bien le supposer. Ceux
qui me voient travailler le savent, et le public, quoi qu'il vous en
semble, veut bien aussi s'en apercevoir; car il accorde des larmes
sympathiques à ce fou impossible de Favilla et des sourires attendris
aux bons retours de ce terrible, Keller, qui n'est à tout prendre que
ridicule. Voyez le grand crime! supposer qu'un ancien marchand de toile
puisse ne pas comprendre la musique, ne pas aimer les artistes, ne pas
distinguer à première vue une honnête femme d'une bohémienne, ne
pas vouloir manger tout son revenu en aumônes ou en libéralités
seigneuriales, enfin ne pas marier son fils sans hésiter à une fille
qui n'a rien que ses beaux yeux! Voilà, en effet, une _condamnation_ du
bourgeois bien cruelle, bien acerbe, bien amère, bien systématique!
La haine systématique, voilà le reproche que je repousse, mon cher
confrère; car je ne vois pas l'honneur qui vous revient de professer un
tel sentiment contre les artistes. Combien de fois, en d'autres temps,
n'avez-vous pas fait gloire d'appartenir à cette race du sentiment et de
l'inspiration! et pourquoi cette horreur du comédien affichée par vous
à propos de _Flaminio_, vous qui avez découvert et illustré l'illustre
paillasse Deburau? Qui donc vous a blessé ainsi, et pourquoi reniez-vous
votre destinée, qui est de voir, de comprendre et d'aimer le théâtre?
Je pourrais bien vous mettre cent fois pour une en contradiction avec
vous-même, en vous citant à vous-même; mais ce n'est pas pour lutter
contre votre judiciaire artistique que je vous écris, c'est pour vous
dire: Laissez tomber sous vos pieds ces dépits qui vous troublent, et ne
commettez pas d'injustices volontaires, quant à la morale des choses. Ma
morale, à moi, c'est la seule force que je revendique contre des arrêts
irréfléchis, et, puisque vous ne la sentez pas, il est utile, une fois
pour toutes, que je vous la dise.

C'est une moralité du coeur, qui m'est venue surtout avec l'âge. Ceci
n'est pas une fantaisie, comme vous l'appelez, c'est un sentiment très
profond et très salutaire de ce que les hommes se doivent les uns aux
autres en tout temps et en tout lieu, derrière les coulisses d'un
théâtre comme au comptoir d'une boutique, à la clarté, du soleil qui
éclaire les doux rêves du poète comme à celle de la lampe qui éclaire
les veilles contemplatives du savant, du philosophe, du spéculateur ou
du critique. Voyez-vous, mon cher confrère, vous avez trop veillé à
cette lampe pour connaître les hommes: vous ne connaissez plus que
le papier écrit, et vous prononcez sur le fond quand vous ne devriez
prononcer que sur la forme. Là, en fait de forme, vous ayez été souvent
un maître. Nourri de belles lectures et brillant d'érudition, vous
avez écrit des pages exquises quand vous étiez, sans passion et, sans
prévention. Mais vous n'avez rien d'un philosophe. Et, pour arriver à
être un critique complet, il faudrait un peu de philosophie. Vous faites
de la critique en artiste, avec des émotions, des boutades, des accès de
poésie et des accès de spleen. Je ne me plains pas quand je vous lis: je
talent que vous avez--quand vous ne vous pressez pas trop--désarme le
jugement, dont vous froissez parfois les notions vraies. On s'écrie à
chaque page: «Artiste, artiste, et non pas artisan! Muse de théâtre et
de poésie, et non pas Minerve Artisane! jamais bourgeois, quoi qu'il
dise et quoi qu'il fasse; car le bourgeois, dans son bon et beau type,
est sage, équitable et conséquent. A celui-ci le lourd marteau de la
logique; à l'autre la marotte brillante de la fantaisie.»

Vous ne connaissez plus les hommes quand vous essayez de les parquer en
classes distinctes, en artisans, en artistes, en bourgeois, en rêveurs,
en bohémiens, en sages, en fous, et même en riches et en pauvres. Toutes
ces démarcations étaient bonnes, il y a dix ans, et, si nous n'avons
gardé la tradition dans nos façons de parler, c'est par habitude.
Ouvrons, les yeux sur la société présente. Dans ces dernières agitations
politiques, toutes ses notions, toutes ses habitudes, tous ses destins
se sont brouillés comme les cartes se brouillent dans les mains du grand
joueur qui est le progrès.

Oui, le progrès quand même est toujours plus rapide au milieu du trouble
qu'au sein du repos. Je connais vos opinions et vous connaissez les
miennes; elles sont divergentes, mais elles n'ont rien à voir ici.

Il s'est fait un grand ébranlement dans les moeurs et dans les idées.
Est-ce que vous n'avez pas senti la terre trembler sous nos pieds et le
ciel vaciller sur nos têtes, rêveur et fantaisiste que vous êtes? Ne
voyez-vous pas que les choses et les hommes ont changé? La fortune
aveugle et passive n'a-t-elle pas déraillé comme une machine qu'aucune
main humaine ne peut gouverner? Qui sont les riches et qui sont les
pauvres, selon vous, aujourd'hui? Selon vous, les riches sont les
sages, les pauvres sont les fous. Eh bien, voilà une erreur qui vous
abandonnerait si vous regardiez hors de vos livres et de vos souvenirs.
Le travail, le commerce, l'économie, le calcul, la raison, c'étaient là,
en effet, du temps de Keller, des sources presque certaines de gain, de
succès et de sécurité. A présent, c'est le hasard, la mode, la vogue,
l'audace, la _chance_, qui seules décident des destinées du riche. Le
bourgeois que notre mémoire a embaumé et que votre imagination veut
faire revivre n'existe plus. Ce bourgeois-là, qui compte, chaque soir,
les honnêtes et modestes profits du travail de sa journée, qui ne joue
pas à la Bourse, qui ne se hasarde pas dans les délirantes spéculations
de la grande industrie, il ne s'appelle plus le bourgeois. Il est le
peuple, et il n'y a entre lui et l'artisan--que vous avez bien raison
d'estimer et de respecter--que la différence d'un peu plus ou d'un
peu moins d'activité, d'invention et d'ambition. Que dis-je! entre
le paysan, qui meurt de faim sur la terre qu'il ne sait ni ne peut
féconder, faute de science et de capital, et le boutiquier, qui amasse
péniblement une aisance sans cesse inquiétée par l'absence de crédit, il
n'y a pas grande différence de plainte et de désir à l'heure qu'il est.
Tout cela, c'est le peuple, le laboureur comme le commerçant, comme
l'artiste, comme tous ceux qui n'ont pas mis la main survies gros lots,
Flaminio comme Fulgence, et Keller comme Favilla.

Ce ne sont pas là désormais des contrastes ennemis: ce sont des hommes
qui cherchent ou qui travaillent, qui attendent ou qui espèrent; ce
sont des frères et des égaux qui peuvent bien encore se quereller et se
méconnaître, mais qui sont à la veille de s'entendre, parce que, chez
eux, toute l'aristocratie est dans l'intelligence et dans la vertu, que
la vertu joue du violon, ou que l'intelligence aune de la toile. Comment
et pourquoi voulez-vous qu'un poète _haïsse_ celui-ci ou celui-là, parmi
ces travailleurs dont la cause est commune, quels que soient les noms
propres inscrits sur leurs drapeaux, dans le passé, dans le présent ou
dans l'avenir?

Ce que le poète haïrait et réprouverait, s'il était privé de raison ou
de charité, c'est la spéculation, ce jeu terrible qui fait et défait les
existences au profit les unes des autres, à ce point que, tous les vingt
ans (je parle d'autrefois, désormais ce sera bien plus vite fait), la
propriété change de propriétaires sur le sol de la France. Oui, la
spéculation, cette reine des vicissitudes, des luttes, des jalousies et
des passions, cette ennemie de l'idéal et du rêve, cette _réaliste_ par
excellence, qui pousse les hommes à l'activité fiévreuse du succès et
qui dédaigne également les contemplations de l'artiste, les labeurs
érudits du critique, les systèmes du philosophe et les aspirations
religieuses du moraliste. Au premier aspect, les amants de cette science
seraient les bourgeois, les vrais, les seuls bourgeois désormais, dans
cette société qui n'a que des noms vieillis et impropres pour les choses
nouvelles. Mais, si l'on y réfléchit, cette race ardente, qui envahit
rapidement toutes les forces morales et physiques de notre époque, n'est
pas une classe à part, ce n'est même pas une race distincte. C'est comme
l'Église du positivisme, qui recrute partout des adeptes, et qui en
trouve chez les poètes comme chez les épiciers, chez les laïques comme
chez les prêtres, au sommet de la société comme dans ses régions les
plus obscures et les plus assujetties; si bien que, pour faire fortune,
où tout au moins pour échapper à la gène, il ne s'agit plus de
travailler à une tâche patiente et quotidienne, d'avoir les vertus du
négoce et les inspirations de l'art; mais il s'agit de comprendre le
mécanisme des banques et le calcul des éventualités financières, de
tenter des coups hardis, de bien placer son enjeu, de systématiser les
chances du gain; en un mot, de savoir jouer, puisque le jeu en grand est
devenu l'âme de la société moderne.
                
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