George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 4
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Ce serait là, à coup sûr, un beau sujet de déclamation, pour ceux qui
n'entendent rien à ce que l'on appelle aujourd'hui les affaires; mais,
si l'on s'élève au-dessus de ses propres intérêts froissés dans cette
lutte, si l'on se détache du sentiment personnel pour considérer la
marche du torrent économique et le but, chez les artistes comme chez les
politiques, vers lequel ses flots se précipitent, on est frappé de voir
le salut général au bout de cette carrière ouverte à l'individualisme
effréné.

On voit les capitaux s'élancer vers les conquêtes merveilleuses de
l'industrie, et se mettre forcément, fatalement, au service du génie
des découvertes. On voit le principe d'association se dégager comme, le
soleil du sein des orages, les machines remplacer les durs labeurs de
l'humanité et de nouvelles industries ouvrir un refuge aux travailleurs,
délivrés du métier de bêtes de somme et appelés a des occupations plus
intelligentes, plus douces et plus saines. On voit enfin le socialisme,
votre bête de l'Apocalypse, mon cher confrère, se faire place et
devenir la société européenne, quelles que soient les formes apparentes
d'égalité ou d'autorité, de république, de dictature ou d'autocratie
qu'il plaise aux nations d'inscrire en tète de leurs constitutions
actuelles et futures.

Telle est la force de la solidarité des intérêts, qu'aucune volonté
individuelle ne peut désormais entraver sa marche prodigieuse et que ni
guerres ni révolutions ne sauraient détruire ses conquêtes. Certainement
les cataclysmes qui, dans l'ordre politique comme dans l'ordre physique,
menacent à toute heure l'humanité, détruiront encore des fortunes, des
existences, des projets, cela me semble inévitable; mais ce qui est
acquis en fait de science sociale est acquis pour toujours. Les
spéculateurs sont devenus intelligents, ils ont profité des travaux
d'économie politique et sociale que tout un siècle a vus éclore. Ils
s'en servent à leur profit et, en général, peut-être uniquement en vue
de leur profit; mais ils s'en servent, tout est là. La civilisation y
trouvera son compte quand la lumière sera plus répandue et le but plus
éclatant.

En attendant, certes, il y a beaucoup de souffrances et de désastres;
je ne serais pas d'accord avec vous si je formulais les plaintes qui
me touchent et me frappent le plus dans le trouble funeste de cette
transformation sociale. D'ailleurs, on n'a pas la liberté d'approfondir
ce sujet. Mais, pour ne parler que de ce qui fait l'objet de cette
lettre, l'art et les artistes,--l'art qui est notre profession à vous
et à moi, les artistes qui sont vous et moi, mon cher confrère,--il me
semble que notre mandat serait de lutter contre l'excès de prosaïsme
qui envahit forcément le monde, et, tout en laissant passer ces flots
troublés qui s'épureront tôt ou tard, de sauver quelques perles ou tout
au moins quelques fleurs entraînées par l'orage.

Où avez-vous l'esprit, où avez-vous le coeur, vous qui, comme moi,
depuis tantôt vingt-cinq ans, faites de l'art, et vivez en artiste,
de fulminer toutes ces imprécations contre le poète, le peintre, le
musicien, le comédien, contre tous les amants de l'idéal?

  [1] Titre primitif de _Maître Favilla_.




CCCXCVIII

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

                                 Nohant, 21 novembre 1855.

Ma belle mignonne,

J'ai été, et je suis encore toute malade; mais il ne faut pas le dire
parce que ça m'attirerait trente lettres d'amis effrayés plus qu'il
ne faut. Ce n'était qu'un rhume; mais les rhumes ont chez moi un
_caractère_ nerveux, d'un bien méchant caractère. Ils m'étouffent
littéralement. Enfin, ça va un peu mieux; mais j'ai été retardée. La
pièce était finie[1], et dans la main du copiste; je l'ai arrêtée pour
la retoucher. De corrections en corrections, j'ai gagné quelque chose
de mieux, et le copiste (Émile) se relance de nouveau dans l'écriture
moulée! C'est de cette nuit seulement que mon esprit se repose de cette
méditation, ralentie sinon obstruée par le rhume, et je vous écris tout
de suite avant d'aller me coucher. Ma lettre va vous trouver, j'espère,
au milieu d'un nouveau succès; je ne me rappelle déjà plus de qui est
cette _Joconde_. Est-ce celle de Léonard de Vinci? Vous êtes tout au
moins aussi belle, et je suis sûre que l'on vous adore sous cet aspect
comme sous tous les autres.

Je pense aller à Paris avec mon gros pataud de manuscrit à la fin du
mois. C'est assez tôt, n'est-ce pas? Si c'est trop tôt pour que je serve
à quelque chose, vous me le direz et je vous enverrai la pièce, si
besoin est. Faut-il que j'écrive à M. Doucet pour lui dire où j'en
suis? Compte-t-il sur moi? Est-ce dans ses mains qu'après vous avoir
communiqué mon oeuvre, ainsi qu'à madame Allan (car, avant tout, il faut
que vous me guidiez dans la distribution), je dois déposer le manuscrit?

M'ayez-vous trouvé un lecteur? car, pour moi, je n'en connais pas.

Régnier a un assez bon rôle dans ladite pièce: consentirait-il à lire?
Je le lui demanderai; il me semble qu'il doit bien lire, mais je n'en
sais rien.

Ne vous attendez pas à un rôle brillant, ma mignonne. C'est bon et
tendre, c'est sincère, ça pleure et ça rit comme vous quand vous ne
jouez pas. Mais j'ai peur que ce ne soit de l'eau claire pour ceux qui
aiment le champagne.

La pièce est longue; votre rôle ne l'est, pas, bien qu'il soit l'âme et
le motif de la pièce. Je ne sais pas si Bressant aimera le sien, c'est
un rôle développé, mais _qui reçoit la leçon_, et lui, habitué à
toujours plaire, à toujours vaincre, il se trouvera peut-être trop
sacrifié à la moralité de la chose. L'autre monsieur de la pièce sera
plus aimé du public; peut-être voudra-t-il faire celui-là; mais il n'y
sera pas aussi bien dans ses qualités que dans l'autre, qui, en somme,
est le premier _de la chose_. Madame Allan sera, je crois, contente,
puisqu'elle veut être bête, cette chère femme. C'est elle qui sera le
montant et la gaieté de la pièce. Provost n'a pas un long rôle, mais je
le crois pas mal dessiné; en voudra-t-il? Enfin, j'aurai besoin de deux
autres comiques moins conditionnés, mais assez délicats à choisir pour
ne rien compromettre.

A présent, la pièce vaut-elle quelque chose ou rien du tout? Je ne sais
pas, vous me le direz; car, à force d'y regarder, je n'y vois plus
goutte. La recevra-t-on? ça n'est pas sûr: on a peut-être dit non
d'avance.

Ah! j'oubliais: mademoiselle Dubois a du talent, n'est-ce pas? son rôle
est des plus importants. J'ai reçu la prime. Je vous remercie d'avoir
été un si joli homme d'affaires. Et, sur ce, ma belle et bonne enfant,
je vous embrasse et je vous aime. Aimez-moi aussi comme une bonne fille
à moi, que vous êtes.

GEORGE SAND.

  [1] _L'Irrésolu,_ joué au Gymnase, sous le titre de _Françoise_.




CCCXCIX

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

                                 Nohant, 26 novembre 1855.

Mon cher enfant, je suis bien contente de recevoir de vos nouvelles. Je
ne demande qu'à vous être agréable, et j'ai déjà destiné un de mes rôles
à mademoiselle Dubois, que vous m'avez recommandée l'année dernière. Je
ne connais pas M. Bâche[1], je ne l'ai jamais vu. Si vous ne l'avez pas
recommandé par complaisance et si vous vous intéressez véritablement à
lui, vous voilà forcé de me répondre; car je vous demande: Est-il grand,
petit, gros, jeune, vieux, gai, sérieux? Ferait-il, par exemple, un
grand seigneur louche de regard et de caractère, ou un valet fripon?
Aurait-il la prétention d'un grand rôle ou en accepterait-il un petit?
Enfin a-t-il vraiment de la composition et de l'originalité?

Vous me faites compliment de _Favilla_; moi, je ne vous ai pas vu depuis
_le Demi-Monde;_ vous n'étiez pas à Paris, je crois, quand j'ai vu la
pièce. C'est un chef-d'oeuvre d'habileté, d'esprit et d'observation.
C'est bien un progrès comme science du théâtre et de la vie, et pourtant
j'aimais mieux Diane et Marguerite, parce que j'aime les pièces où je
pleure. J'aime le drame plus que la comédie, et, comme une bonne femme,
je veux me passionner pour un des personnages. Je regrettais que la
jeune fille du _Demi-Monde_ fût si peu développée après avoir été si
bien posée, et que cette scélérate, si vraie, d'ailleurs et si bien
jouée, fût le personnage absorbant de la pièce. Je sais bien qu'après
avoir fait la Dame aux Camélias intéressante, vous deviez faire le
revers de la médaille. L'art veut ces études impartiales et ces
contrastes qui sont dans la vie. Aussi ce n'est pas une critique que je
fais. Je vous tiens toujours pour le premier des auteurs dramatiques
dans le genre nouveau, dans la manière d'aujourd'hui, comme votre père
est le premier dans le genre d'hier. Moi, je suis du genre d'avant-hier
ou d'après-demain, je ne sais pas et peu importe. Je m'amuse à ce que je
fais; mais je m'amuse encore mieux à ce que vous faites, et vos pièces
sont pour moi des événements de coeur et d'esprit. Me ferez-vous pleurer
la prochaine fois? Si vous êtes dans cette veine-là, je vous promets de
ne, pas m'en priver. Pourquoi est-ce que je ne vous vois pas quand je
vais à Paris? C'est que vous n'avez pas le temps de me savoir là, et
que, moi, je n'ai pas le temps de savoir si vous y êtes. C'est ici
que vous devriez venir me voir, à Nohant. Vous auriez le temps d'y
travailler et nous aurions les heures de récréation pour causer. Prenez
donc ce parti-là un de ces jours, si vous m'aimez un peu, moi qui vous
aime tant. Je vous envoie aussi les amitiés de Maurice, et je vous prie
de dire mes tendresses à votre père. Pourquoi ne voit-on rien de lui?
on aurait besoin de cela. Le drame héroïque n'a fini que parce que les
maîtres l'ont quitté. Si vous me répondez et que vous ayez des nouvelles
_fraîches_ de Montigny, donnez-m'en. Et ce pauvre Villars, nous l'avons
tué en ne lui donnant pas les premiers rôles. Mais est-ce notre faute?

GEORGE SAND.

  [1] Bâche le comédien.




CD

A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS

                                 Paris, 9 janvier 1856.

M. de Girardin me dit que je ne serai pas refusée. Donc, je m'enhardis,
monsieur, à vous demander de venir dîner, avec lui et madame Arnould,
chez moi, vendredi prochain, à six heures. Quand je dis chez moi, c'est
une métaphore: je n'ai pas de chez moi à Paris; mais, pourvu qu'on dîne
ensemble, vous me pardonnerez de vous traiter en artiste. C'est un
prétexte pour moi, je vous prie de le croire, et je vous prie de vouloir
bien en être dupe, et de me dire _oui_.

GEORGE SAND.
De chez M. de Girardin.




CDI

AU MÊME

                                 Paris,

Je viens de remercier Théophile Gautier de son bon article, et je vous
remercie aussi du vôtre, cher monsieur[1]. Je passe par-dessus un
scrupule de conscience qui m'a toujours empêchée de remercier la
_critique._ Mais, comme vous comprenez d'où venait ce scrupule, vous
comprendrez également pourquoi il disparaît vis-à-vis de vous.

Il y a une sotte fierté dont on est accusé par ceux qui n'en ont pas
d'autre; il y en a une vraie sur laquelle ne se méprennent pas les
caractères élevés. C'est pourquoi je vous dis avec confiance que je me
sens encouragée par votre sympathie et que j'en suis reconnaissante.

Si la répétition générale de _Comme il vous plaira_ vous inspire un peu
d'intérêt, je serai reconnaissante aussi de vous y voir venir;

Bien à vous,

GEORGE SAND.

  [1] Sur _Françoise_.




CDII

A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A BRINON-LES-ALLEMANDS, PAR CLAMECY

                                 Paris, 13 avril 1856.

Chère fille, c'est moi qui te trouve oublieuse! sans Eugénie, je
n'aurais eu qu'une fois de tes nouvelles depuis ton retour à Brinon. Ce
n'est pas parce que je ne te réponds pas (tu sais trop la vie que je
mène ici) que tu fais bien de me laisser apprendre par les autres
comment tu te portes. Tu n'as que trop de temps pour écrire, tu écris
à tout le monde, tu fais même des mariages, et, moi, tu me plantes là.
C'est donc toi, petite fille, qui es grondée, pour t'apprendre à me
grogner comme tu fais.

Quant au mariage en question, je crois qu'il est très bien assorti
et qu'il sera heureux. Je l'ai appris avec grand plaisir, et je m'en
réjouis pour les deux familles.

Je ne sais si tu as revu les Girerd depuis leur voyage ici; ils
t'auraient dit, bécasse, que je ne t'oubliais pas et que nous avions
énormément parlé de toi.

Je t'écris ce soir en revenant du Théâtre-Français. On vient déjouer mon
_Comme il vous plaira_, tiré et imité de Shakspeare.

La pièce a été médiocrement jouée par la plupart des acteurs. Les décors
et les costumes splendides, le public très hostile, composé de tous les
ennemis de la maison et du dehors. Néanmoins, le succès s'est imposé
sans que personne ait pu marquer sa malveillance, et Shakspeare a
triomphé plus que je n'y comptais. Moi, j'ai trouvé le public bête et
froid; mais tout le monde dit qu'il a été très chaud pour un public de
première représentation à ce théâtre, et tous mes amis sont enchantés.

_Françoise_ va très bien et le succès augmente tous les jours.

Bonsoir, chère fille; il est tard et je vais dormir, me reposer enfin de
trois pièces que j'ai fait jouer depuis quatre mois.

Je t'embrasse tendrement, ainsi que Bertholdi et Georget; je pars pour
Nohant a la fin de la semaine prochaine. Écris-moi là.




CDIII

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

                                 Nohant, 1er mai 1856.

Chère mignonne,

Donnez-moi de vos nouvelles. Ne me laissez pas ignorer ce que devient ma
grande fille. Je sais bien qu'elle joue souvent et que, par conséquent,
elle n'est pas malade; mais cela ne me dit pas si le coeur est
mélancolique ou joyeux. Pourtant ce ne sont pas des questions que je
vous adresse. Je sais comme les questions sont indélicates, quand
elles ne sont pas bêtes. Je veux seulement que vous sachiez que, sans
curiosité d'esprit, j'ai l'inquiétude du coeur, et que, sans savoir le
remède à vos accès de spleen, je voudrais pouvoir le trouver.

Mais il n'y en a pas de radical en ce monde: nous sommes tous tristes ou
soucieux plus ou moins.

J'ai retrouvé ici avec délices la campagne, l'air, les conditions
tranquilles et logiques pour l'artiste, et l'amour de l'art plus que
jamais, malgré les luttes, les fatigues, les mécomptes dans le passé et
dans l'avenir. Tout cela, je crois, est bon et nous pousse en avant;
mais ce que j'ai retrouvé aussi, c'est la présence de cette enfant qui,
ici, ne me semble jamais possible à oublier. Dans cette maison, dans ce
jardin, je ne peux pas me persuader qu'elle ne va pas revenir un de ces
jours. Je la vois partout, et cette illusion-la ramène des déchirements
continuels. Dieu est bon quand même: il l'a reprise pour son bonheur, à
elle, et nous nous reverrons tous un peu plus tôt, un peu plus tard.

On m'écrit que vous êtes toujours belle et ravissante dans Célia[1], je
ne suis pas en peine de cela.

Soyez heureuse, d'ailleurs, autant qu'on peut l'être quand on est comme
vous dans le _corps d'élite._ On y reçoit-plus de blessures que dans les
autres régiments; mais, quand un bonheur arrive, on le sent mieux, parce
qu'on le comprend mieux que le vulgaire.

Bonsoir, chère fille; dites toutes mes tendresses à qui de droit, et
puis au criocère Ciceri[2] et au bon Charles-Edmond et à Croquignolet[3]
quand vous le verrez. Viendrez-vous à Nohant cette année? Tachez, et
aimez-nous. Je vous embrasse tendrement.

Votre _second_ amoureux, puisque Cicéri est le premier dans les
vétérans, vous baise humblement les sandales.

Emile est à Paris, et je lui ai dit d'aller, non pas vous embrasser de
ma part, ça ne vous flatterait pas, mais savoir de vos nouvelles et
tâcher de vous voir, ne fût-ce qu'une minute, pour me parler de vous.
Bonsoir, chère; écrivez quelques lignes.

  [1] De _Comme il vous plaira_.
  [2] Cicéri, le peintre décorateur.
  [3] Mathieu Plessy, frère de madame Arnould Plessy.




CDIV

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 23 juillet 1856.

Cher enfant,

Je suis à Nohant, je me porte bien, tout le monde aussi, excepte ma
fille, qui n'est guère vaillante. Elle a été très malade à Paris et elle
est venue se guérir ici. J'espère que ce sera bientôt fait: pourtant, si
ce n'était pas fini à l'automne, je l'emmènerais voyager. Où? Je n'ose
plus vous dire que ce serait de votre côté, bien que ce soit toujours
là que ma pensée se reporte; mais je vous ai tant manqué de parole, ou,
pour mieux dire, j'ai tant manqué à mes espérances, que je ne veux plus
fixer de but à mes courses.

Celle que je méditais l'hiver dernier s'est résolue en quelques jours
d'avril dans la forêt de Fontainebleau, une des plus belles choses du
monde, il est vrai, mais si près de Paris, qu'on n'appelle même pas cela
une promenade. J'aspire pourtant toujours à l'_absence._ L'absence pour
moi, c'est le petit coin où je me reposerais de toute affaire, de tout
souci, de toute relation, ennuyeuse, de tout tracas domestique, de toute
responsabilité de ma propre existence. C'est ce que j'avais trouvé,
l'autre année, à Frascati pendant trois semaines, et à la Spezzia
pendant huit jours. C'est là ce que je demande au bon Dieu de retrouver
pendant six mois quelque part, sous un ciel doux et dans une nature
pittoresque; rêve bien modeste, mais qui passe devant moi dix ans de
suite sans se laisser attraper.

Cependant, il ne faudra pas venir nous voir ici à l'improviste; car, si
les jours de liberté se présentaient, je les prendrais aux cheveux et il
serait fâcheux de nous croiser sur les chemins. Avertissez-moi toujours
un peu d'avance. Je suis-contente de vous savoir utilement occupé et en
possession d'un si beau brin de fille que votre Solangette. Il me tarde
de la voir et de l'embrasser, ainsi que sa mère.

J'attends tous les travaux que vous m'annoncez, et je vous félicite du
bon courage qui vous soutient. Ici, l'on se soutient aussi, chacun dans
son travail, même ma pauvre patraque de Solange, qui s'est mis en tête
de faire des vers, et qui arrivera peut-être à en faire d'assez jolis.

Je vous envoie, de sa part et de celle de tous, une masse d'amitiés et
de poignées de main. J'y joins mes tendres et maternelles bénédictions.




CDV

A M. CHAULES DUVERNET, A LA CHATRE.

                                 Nohant, novembre 1856.

L'empreinte n'est pas assez nette ou le cachet est trop usé pour qu'il
soit possible de le décrire avec certitude. Voici ce que je crois y
voir:

Deux écussons d'argent accolés, sous une couronne de comte.

Écusson dextre:

D'argent au lion léopardé (c'est-à-dire qui marche), soutenant un
écussonnet où paraît un agneau passant (c'est-à-dire marchant) sur une
_plaine_ ou champagne. Cet écusson est d'enquerre, c'est-à-dire métal
sur métal, ce qui est peu usité. La champagne est un meuble rare en
armoiries. La position de l'écussonnet et sa forme sont aussi très
insolites. Ces armes pourraient bien être de fantaisie.

L'écusson senestre (gauche) rentre dans les choses connues et logiques.

Chevron de gueules (c'est-à-dire de pourpre) sur champ d'argent,
accompagné de trois rosés tigées et feuillées, et surmonté en chef d'un
meuble qui paraît être un soleil, dit soleil de midi, parce qu'il est en
haut et au milieu de l'écu.

La couronne de comte ne signifie rien. Il paraît qu'au XVIIIe siècle,
tout le monde se la lâchait; car mon grand-père Dupin, qui n'avait aucun
titre, se la payait aussi sur ses trois coquilles d'argent en champ
d'azur.--Mais le chevron est une marque de très ancienne noblesse. Il
fait partie de ce que l'on appelle, en blason, les _pièces honorables_.
Il désigne soit un étrier, soit une barrière de tournoi; on n'est pas
d'accord sur ce point important, mais il est indice de chevalerie.

Si ce que j'appelle l'écussonnet de l'écusson dextre était un gros
besant, ce qui est possible, ce serait un souvenir des croisades. Les
besants (corruption de bysantins) étaient des pièces de monnaie de
Constantinople. On les voit bien souvent dans les armoiries, mais
beaucoup plus petits que ton écussonnet. Si cet écussonnet était un
besant; il faudrait dire: besant brochant sur le tout, et agneau passant
sur le tout dû tout.

J'espère que voilà une érudition et une science! ça ne coûte pas cher et
ça s'oublie, Dieu merci, aussi vite que ça s'apprend.

Mille tendresses et embrassades à Eugénie. A Bientôt.




CDVI

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE

                                 Nohant, 20 décembre 1856.

Cher enfant, merci pour ce précieux manuscrit qui ne me donnera pourtant
pas le courage d'écrire l'histoire du Berry. Il faut être riche pour
faire de pareils livres; car ils ne se vendent pas et, par conséquent,
les éditeurs ne les achètent pas. Il faut les publier à ses frais et ne
pas les voir couverts; car je connais trop le Berrichon pour l'accuser
de vouloir jamais encourager un ouvrage de ce genre, surtout venant de
moi. Donc, je n'ai pas le moyen d'y penser. Mais je ferai quelque roman
sur un moment quelconque de ce passé qui a son intérêt.

Je n'ai pas encore eu cinq minutes pour lire la musique recommandée;
demain ou après-demain, j'espère être moins dérangée.

C'est bien beau, le parc de Sainte-Sévère! Il y a un coin de rochers et
de vieux pans de murs couverts de lierre, tombant dans un ravin avec une
véritable majesté. C'est triste, c'est un site d'hiver; allez-y avec
Angèle quand il fera un rayon de soleil.

A vous de coeur, mes chers enfants.

GEORGE SAND.




CDVII

A M. ADOLPHE JOANNE, A PARIS

                                 Nohant, 29 février 1857.

Je n'ai fait que dire la vérité et vous m'en remerciez. Mais c'est à moi
de vous remercier du bon secours que m'a apporté votre Guide, dans ma
dernière pérégrination. Vous me promettez de venir à Nohant: vous voyez
qu'en toute chose, je reste votre obligée. Ne vous attendez pourtant
pas à trouver une _belle résidence_. C'est la chose la plus humble, au
contraire, que ma retraite; mais vous y serez reçu de bon coeur et cela
vaut mieux que tout.

J'ai votre _Allemagne du Nord_ et je ne compte guère sur mon étourdi de
fils pour prendre, chez Hachette, l'_Allemagne du Sud_. Vous seriez bien
aimable de me la faire envoyer avec un exemplaire de l'_Italie_; car
celui que vous m'avez remis est incomplet et en plusieurs endroits
illisible. L'ouvrage n'avait pas encore paru, je partais, vous avez eu
la bonté de courir pour me le rapporter tel quel. Ces ouvrages bien
faits sont précieux, non seulement pour voyager, mais aussi pour
consulter à toute heure, et vous faites là un travail des plus utiles
et des plus intéressants dont, pour ma part, je vous sais le plus grand
gré. Si, pour le Berry, la Creuse et le Bourbonnais, je peux vous
renseigner et vous piloter, je serai bien contente de vous apporter mon
grain de sable. Tout à vous de coeur.

GEORGE SAND.

Vos _Histoires de l'art_ sont admirablement bien faites; voilà une chose
qui manquait! ne craignez pas d'étendre, un peu, quand vous y êtes, la
partie géologique, minéralogique, botanique, etc. Cela intéresse même
ceux qui ne sont pas savants, et leur apprend à observer.




CDVIII

A M. CALAMATTA, A BRUXELLES

                                 Nohant, 6 avril 1857.

Tu ne sais pas ce que tu dis avec ton Colisée, ta forme, ton grand
peuple et ton cri de vengeance que l'on doit crier sur les toits. Je te
passe ton goût d'artiste, c'est ton droit, et je ne dispute pas avec
ceux qui ont leur puissance (une véritable puissance) dans leur point de
vue. Je serais bien fâchée de les ébranler, si je le pouvais, et, comme
je ne le peux pas, mes notions et mes instincts, à moi, sont le droit de
ma thèse, sans aucun danger ni dommage pour ceux qui sont forts avec la
thèse contraire.

Des coups de bâton, je veux bien t'en donner; mais tu es un affreux
blagueur qui ne viens jamais les chercher.

Quant à ce que je devais dire sur les martyrs de la cause, je l'ai dit;
mais cela doit rester dans le tiroir jusqu'à nouvel ordre. Tu crois donc
que l'on est libre de dire quelque chose? Je te trouve beau, toi avec
tes mains dans tes poches, sur le pavé de Bruxelles! J'ai essayé, au
dernier chapitre du roman[1], de faire pressentir quelque chose de ma
pensée; mais il n'est pas dit encore que cela passe.

Trois lignes sur Lamennais ont été coupées à propos des capucins de
Frascati, chez lesquels il avait demeuré, et pourtant _la Presse_ fait
son possible pour laisser vivre le rédacteur; _ma_ nous sommes dans le
royaume de la mort!

Donc, puisque l'on ne peut parler de ce qui, à Rome, est muet, paralysé,
invisible, il faut éreinter Rome, ce que l'on en voit, ce que l'on y
cultive, la saleté, la paresse, l'infamie. Il ne faut faire grâce à
rien, pas même aux monuments qui consolent les stupides touristes, faux
artistes, sans entrailles, sans réflexion, sans coeur, qui vous disent:
«Qu'est-ce que ça fait, les prêtres et les mendiants? ça a du caractère,
c'est en harmonie, avec les ruines, on est très heureux ici, on admire
la pierre, on oublie les hommes.»

Eh bien non, je ne veux rien admirer, rien aimer, rien tolérer dans
le royaume de Satan, dans cette vieille caverne de brigands. Je veux
cracher sur le peuple qui s'agenouille devant les cardinaux. Puisque
c'est le seul peuple dont il soit permis de parler, parlons-en! celui
dont on ne parle pas est hors de cause. Si quelqu'un prend, grâce à moi,
Rome, telle qu'elle est aujourd'hui, en horreur et en dégoût, j'aurai
fait quelque chose. J'en dirais bien autant de nous, si on me laissait
faire; mais on a les mains, liées, et je n'insiste jamais pour que
d'autres s'exposent à ma place.

Et puis, d'ailleurs, nous autres Français, nous ne sommes jamais si
laids qu'un peuple dévot et paresseux. Nous nous trompons, nous nous
grisons, nous devenons fous. Mais pourrait-on faire de nous ce que l'on
a fait de Rome? _Chi lo sa?_ peut-être! Mais nous n'y sommes pas.

Il est donc bon de dire ce qu'on devient quand on retombe sous la
soutane, et j'ai très bien fait de le dire à tout prix. Cela doit fâcher
des coeurs italiens; s'ils réfléchissent, ils doivent m'approuver.

  [1] _La Daniella_.




CDIX

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

                                 Nohant, 16 avril, 1857.

Tu n'es qu'un ignoble _pôtu_[1], un agriculteur, un capitaliste, un
écrivassier, un décoré, un membre de l'Institut; Lambert n'est qu'un
lapin, un chou, un renard pendu, une volaille étripée. Vous ne valez
pas deux liards à vous deux. Il faut que je vous fasse relancer par
Frapolli, qui est un savant, un patriote, un ami des femmes de lettres,
enfin un parfait gentilhomme, pour que l'un de vous daigne se souvenir
que j'existe. Enfin, vous n'aimez que vos ventres et vous avez le coeur
mangé aux vers.

Ce n'est pas le travail qui vous excuse, je travaille aussi. Vous
méritez que je ne pense plus jamais à vous.

Je suis bien contente que l'on s'arrache ton livre; mais on ne se
l'arrache pas à Nohant; car il n'a pas daigné y arriver. J'ai répondu à
M. Grenier; son poème est très remarquable. Moi, je vois dans le Juif
errant la personnification du peuple juif, toujours riche et banni au
moyen âge, avec ses immortels cinq-sous qui ne s'épuisent jamais, son
activité, sa dureté de coeur pour quiconque n'est pas de sa race, et en
train de devenir le roi du monde et de tuer Jésus-Christ, c'est-à-dire
l'idéal. Il en sera ainsi par le droit du savoir-faire, et, dans
cinquante ans, la France sera juive. Certains docteurs Israélites le
prêchent déjà. Ils ne se trompent pas.

Bonsoir, gros misérable! je vais aller à Paris à la fin du mois. Si j'ai
l'honneur de vous y voir, je vous promets une dégelée solide.

GEORGE SAND.

  [1] Pataud.




CDX

A M, CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 13 juin 1857.

Cher ami, ce n'est pas un _roman historique,_ c'est un roman d'époque
et de couleur du temps de Louis XIII[1]. Le roman historique promet des
faits sérieux, des personnages importants, des récits de grandes choses.
Ce n'est pas là ce que je fais, et ce titre, annoncé dans _la Presse_,
promettrait des aventures plus graves que celles que je mets en scène.
Comme il serait difficile de faire saisir au lecteur la distinction que
je vous explique, sans périphrase trop longue, faites, je vous prie,
retrancher de l'annonce le mot _historique_. Il vaut mieux tenir plus
qu'on ne promet que de promettre plus qu'on ne tiendra. J'ai fait la
chose à mon point de vue, et j'ai beaucoup cherché pour rester dans
l'exactitude historique des moindres coutumes, idées et manières d'agir
du temps qui me sert de cadre. Je n'ai pas rattaché ma fable à un point
historique qui ne soit rigoureusement exact. Mais tout cela ne fait pas
un roman de Walter Scott. On n'en fait plus!

Que devenez-vous? Et la petite fillette?

Venez-vous bientôt nous voir? mon amie de la rue des Saints-Pères
est-elle triste ou malade[2]? Je n'ai pas de ses nouvelles depuis pas
mal de jours, et, quand elle se tait, je n'ose pas trop l'interroger.

Bonsoir, cher; à vous de coeur.

G. SAND.

  [1] _Les Beaux Messieurs de Bois-Doré._
  [2] Madame Arnould-Plessy.




CDXI

A M.

                                 Gargilesse, juillet 1857.

Cher monsieur,

Voulez-vous qu'en ma qualité d'ignorant paysagiste, je vous apporte mon
contingent d'observations, anonymes, bien entendu, excepté pour vous?

Au bord de la Creuse, à cinq lieues d'Argenton, vers le midi, nous avons
dû voir le soleil un peu plus occulté que vous ne l'avez vu à Paris.
Nous faisions une assez longue promenade à pied dans un des plus
adorables coins de la France. Le ravin où coule la Creuse est bordé en
cet endroit, sur une longueur de plusieurs lieues, par des plateaux
élevés, soutenus de schistes redressés sur de puissantes assises de
gneiss et de granit pittoresquement disloques. Une splendide végétation
perce autour de ces blocs sauvages, et la Creuse, tantôt agitée,
bouillonne parmi leurs débris, tantôt, limpide et unie, les reflète
comme un miroir.

De la petite église de Ceaulmont, perchée au plus haut des rochers, la
vue plonge dans ces profonds méandres adorablement composés, et s'étend
au-dessus des ravins et au-dessus des plateaux jusqu'aux montagnes de la
Marche.

Le hasard de la promenade nous avait donc conduits dans un des sites les
plus favorables pour observer l'effet pittoresque de l'occultation du
soleil, sur une grande étendue de ciel et de terrains. Nous étions là
juste au moment où le phénomène s'est produit le plus complet, et le
ciel chargé de plusieurs couches de nuages nous a permis de voir à
l'oeil nu, à vingt reprises différentes, le mince croissant qui semblait
courir dans les nuées chassées par des courants supérieurs assez forts.
Ce croissant ressemblait tellement à celui de la lune, que les paysans,
étonnés, croyaient le voir à la place du soleil sans trop s'inquiéter de
ce que le soleil lui-même était devenu: A ce moment-là, les nuages,
qui s'étaient amoncelés comme un orage, se sont rapidement étendus
en _stratus_ légers, et la campagne a pris un ton particulier assez
semblable à celui de l'aube, avec cette différence bien sensible et qui
constitue l'originalité du spectacle, qu'au crépuscule du matin ou du
soir, les horizons du ciel se colorent du côté du soleil et que ceux de
la terre se dessinent nettement, laissant la nuit envahir le zénith;
tandis que, durant l'éclipsé, la nuit semblait se faire et venir à nous
de toutes les profondeurs de l'horizon pour se dissiper vers le sommet
de la voûte céleste. Ainsi les lointains étaient indécis et entièrement
décolorés, sans que les objets rapprochés fussent sensiblement altérés.
Quand le croissant solaire se dégageait des nuages, il suffisait même
à projeter fortement les ombres autour de nous, et ce contraste d'une
assez vive lumière sur nos têtes avec l'éloignement obstiné des
lointains offrait un aspect de la nature très insolite et très frappant.

L'un de nous, qui a la vue particulièrement longue et nette, a observé
plus faiblement, mais avec conviction, ce que j'avais pu constater avec
lui lors de la dernière éclipse, ce que je n'ai pu saisir cette fois-ci,
ayant un peu trop regardé le soleil à l'oeil nu. Cette observation, que
je n'ai vue consignée nulle part, consiste en ceci: que le spectre
du croissant solaire s'est trouvé représenté un nombre de fois
considérable, d'une manière très fugitive mais très sensible pourtant,
sur les différentes couches de nuages qui l'environnent.

À plusieurs reprises, la personne qui a renouvelé hier cette observation
a cru voir le soleil apparaître faiblement à une place où il n'était
pas, et immédiatement se transporter à une autre place, jusqu'à ce
qu'une apparition réelle redressât l'erreur produite par cette sorte de
_parélie_ que je ne me charge nullement d'expliquer.

Nous n'avons pas vu les fleurs se fermer: la plupart ne se sont aperçues
de rien. Pourtant, comme l'un de nous prétendait que les liserons se
fermaient, j'ai attentivement regardé une fleur de liseron-vrille qui
était à mes pieds et je l'ai vue plisser sensiblement, sa corolle. Le
fait n'a pas été général: un rossignol a lancé une roulade vive et
unique à l'heure précise marquée pour l'apogée du phénomène. Les
rossignols ne disent plus mot chez nous dans ce moment de l'année.

Les coqs ont aussi jeté beaucoup de fanfares simultanées de tous les
points habités de la campagne; mais aucun autre animal n'a donné signe
d'étonnement ou de terreur. Les paysans qui ne nous ont pas vus regarder
en l'air ne se sont aperçus de rien; d'où je conclus que notre père le
soleil peut nous retirer les cinq sixièmes de sa lumière sans que la
terre s'en ressente beaucoup.

Ce qui est plus étonnant que tout cela, et ce que la science ne peut
pas nous expliquer, c'est le froid inouï de ce mois de juillet. Nous
commençons à savoir les lois qui régissent les astres placés à des
distances fabuleuses de notre pauvre petite planète. Mais nous ne savons
rien des causes de perturbation de notre atmosphère, de ce milieu qui
est encore la terre et au sein duquel nous nous agitons sans pouvoir
soumettre nos travaux, notre locomotion, nos projets de tout genre à des
prévisions tant soit peu certaines.

M. Babinet ne nous avait-il pas fait espérer un été brûlant? Le
ciel, notre petit ciel relatif, semble se rire de toutes nos grandes
observations. Il serait bien temps que la science pût être illuminée de
quelque soudaine découverte en ce genre, découverte dont les résultats
immédiats auraient tant d'influence sur notre destinée. La fourmi, «que
ne surprend jamais l'orage»; la taupe, dont les villes souterraines
bravent les intempéries de la surface; le rat des champs, qui ne manque
jamais de faire la provision d'hiver en temps utile; les oiseaux
émigrants, qui semblent doués d'un sens divinatoire; en sauraient-ils
plus long que nous à mille égards?

A vous dire le vrai, je ne crois pas beaucoup à la terreur des animaux,
même durant une éclipse totale de soleil. Je les crois avertis par
l'instinct du peu de durée du phénomène.




CDXII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 15 août 1857.

Cher enfant,

Ne donnez jamais les lettres des défunts que l'on vous demande. Cela
cache, en général, des spéculations. Celles qui sont honnêtes (comme
les lettres de Lamennais recueillies assez religieusement par Old-Nick)
n'aboutissent pas, et risquent, pour tout résultat, de vous priver de
vos autographes qui s'égarent. Ces essais n'aboutissent pas, par la
raison que les parents, héritiers, ou amis exécuteurs testamentaires,
réclament le monopole de ces publications. C'est leur droit. Ils
l'exercent tantôt par cupidité, tantôt par respect véritable pour la
mémoire du défunt. En effet, si le défunt revenait, il ne serait pas
toujours très content de voir publier entièrement des lettres qu'il n'a
pas destinées au public. On est donc obligé de tronquer. Eh bien, cela
n'est pas très facile. Les gens qui publient demandent, à ceux qui
cèdent leurs lettres, d'avoir l'autographe entre les mains, se disant
responsables de l'authenticité de ces lettres. Dès ce moment, vous êtes
à leur discrétion. S'ils publient ce que vous ne voulez pas, à qui vous
en prendrez-vous? Bref, on se lance dans de grands ennuis et on s'expose
à des tracasseries judiciaires fort désagréables.

Dans mon souvenir, les lettres de Béranger à vous sont aigres-douces
pour moi. Celles qu'il m'a écrites sur vous sont méchantes pour vous. Il
était méchant d'esprit et de langue, bien que le coeur fût noble et la
conduite noble dans tout ce qui avait rapport à lui-même. Il savait
donner et ne pas recevoir. C'était une grande science dans sa position;
mais il était bien flatteur et bien perfide là où il ne risquait rien,
et il abusait souvent du respect religieux que l'on avait pour son
génie, pour son âge et pour sa probité. Le pauvre Eugène Sue, mort si
jeune, avait un bien autre coeur!

Vos vers sur sainte Solange sont très beaux et charmants. Mais vous
travaillez dans la prose du gagne-pain avec douleur, je le vois. Non,
pourtant: je vois aussi que vous êtes courageux et que vous sentez la
consolation du devoir accompli. Que voulez-vous! la vie est comme ça.
Béranger n'avait pas de famille à nourrir et à contenter. Il a été
heureux dans le repos. Il n'y faut point songer pour nous.

Bonsoir, chers enfants, et à vous de coeur.




CDXIII

A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS

                                 Nohant, 18 août 1857.

Je vous remercie, monsieur, pour mon fils absent. Je vais lui envoyer,
au fond des chênes-lièges où il me fait soupirer après son retour, votre
gracieux encouragement, et je vous remercie, pour mon compte, des bonnes
lignes que vous lui avez consacrées. Je suis bien contente que vous ayez
remarqué ses progrès et que vous ayez si délicatement senti le caractère
de sa jeune individualité.

Je suis contente aussi de trouver l'occasion de vous remercier pour tous
ces beaux et bons articles que vous nous faites lire. À quand, un livre
historique? On voudrait lire l'histoire à travers votre imagination si
vive et votre raison si saine et si droite.

Rappelez-moi, je vous en prie, au bon souvenir de Théo. J'espère que lui
aussi pensera à encourager mon jeune peintre. Peut-être l'a-t-il déjà
fait. Mais _le Moniteur_ n'arrive pas jusqu'à nous. Dites-lui qu'avec
ou sans cela, je lui envoie toutes mes amitiés, et veuillez recevoir
l'expression de mes sentiments distingués et affectueux.

G. SAND.




CDXIV

A SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

                                 Nohant, 6 octobre 1857.

Madame,

La féconde et gracieuse protection que Votre Majesté accorde aux
artistes me donne la confiance de m'adresser à Elle, en cette qualité,
pour appeler les effets de sa généreuse bonté sur une famille qui en est
digne.

Le grand nom dramatique de Marie Dorval protège cette famille et prie
pour elle. M. Luguet a épousé la fille de-cette célèbre artiste; il est
lui-même artiste de talent, et honnête homme. Sa Majesté l'empereur a
daigné l'encourager dernièrement à Plombières. M. Luguet a cinq enfants,
et nulle autre ressource que son travail quotidien.

Mais ce qui touchera surtout le bon coeur de Votre Majesté, c'est un
aperçu des nombreuses charités de Marie Dorval, morte pauvre, après une
vie de gloire et de fatigue.

Outre que ses grands succès au théâtre ont versé plus de cent mille
francs aux hospices, madame Dorval (dame de charité de Toulouse) a fondé
plusieurs lits dans les hôpitaux de Lyon, Bordeaux, Montpellier, et une
des crèches du faubourg Saint-Antoine. Il y a là plusieurs lits sous le
patronage de saint Georges, en mémoire d'un petit-fils adoré auquel la
pauvre femme ne put survivre.

Si Votre Majesté daigne dire un mot, le second petit-fils de madame
Dorval, Jacques Luguet, recevra, dans un lycée, le développement d'une
belle intelligence et d'un heureux naturel. Ce sera un bienfait de plus
dans la précieuse vie de Votre Majesté, et, j'ose en répondre, un de
ceux qui inspireront la plus profonde reconnaissance et produiront les
meilleurs fruits.

C'est à la mère que les mères osent s'adresser. Ce titre sacré, que le
Ciel a béni dans Votre Majesté, ajoute l'espoir et la foi au profond
respect avec lequel on l'invoque et avec lequel j'ai l'honneur d'être,
de Votre Majesté, la très humble et très obéissante servante.

GEORGE SAND.




CDXV

A LA MÊME

                                 Nohant, 30 octobre 1857.

Madame,

La réponse que Votre Majesté a daigné faire a une demande digne de son
intérêt est telle que nous l'attendions de son exquise bonté. Nous vous
disions que la grande artiste qui est partie de ce monde-ci pour un
monde meilleur prie maintenant pour le bonheur maternel de l'illustre et
douce protectrice de ses enfants.

Nous n'osons pas nous permettre de remercier Votre Majesté; car elle
a fait le bien pour le bien et sans se demander si la reconnaissance
qu'elle mérite sera de quelque valeur; mais nous osons lui dire qu'elle
a fait des heureux de plus, parce que nous croyons que là est la seule
récompense dont elle se préoccupe.

C'est dans ces sentiments respectueux et profonds qu'au nom de la
famille Luguet et au mien.

J'ai l'honneur d'être, madame, de Votre Majesté la très humble et très
reconnaissante servante.

GEORGE SAND.




CDXVI

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 29 novembre 1857.

Cher ami,

Avant de vous parler d'affaires, je veux vous dire que je me suis enfin
mise, ces jours-ci, à lire votre relation du grand voyage, et que, sans
aucun compliment ni prévention d'amitié, j'en ai été ravie. J'avais peur
d'entamer le gros volume et de le laisser en chemin. Aussi je n'ai pas
voulu seulement l'ouvrir avant d'être sûre que je n'aurais plus une
comédie de trois actes à faire toutes les semaines pour le théâtre de
Nohant. Je suis tranquille à présent et je vous suis à travers les
banquises; c'est fait de main de maître, je vous assure. C'est prompt,
c'est gai, c'est effrayant, et c'est d'un charmant français comme style
et comme couleur. Le petit nid de soie et de velours où l'on va fumer et
écouter du Schubert, entre chaque rencontre de la glace flottante qui
peut vous broyer, est un détail bien senti, émouvant comme un récit de
Cooper et plus artiste. Je vas vous suivre en Suède, où, précisément,
j'ai posé mon nouveau roman. J'ai feuilleté un peu, avant de lire bien,
cette partie du livre. Je vois que vous n'avez pas été en Dalécarlie,
où j'ai planté ma tente en imagination. Dites-moi si vous avez, en
français, en italien ou en anglais (je ne sais pas d'autre langue),
un ouvrage sur cette partie de la Suède, et un peu de détails sur son
histoire au XVIIIe siècle, sous Frédéric-Adolphe, le mari d'Ulrique de
Prusse. Vous me feriez bien plaisir de me le prêter. Ou indiquez-moi
quelque chose que je puisse lire sur ce pays et cette époque;--ou enfin
faites-moi un petit précis de quelques pages, si vous avez cela dans la
mémoire.

Je ne sais pas pourquoi vous avez des moments de découragement; vous
avez réellement un très solide et très beau talent, et avec cela une
facilité miraculeuse; car l'ouvrage est énorme et traite de tout; une
mémoire étonnante de ce que vous avez vu, et une aptitude particulière,
d'avoir pu _le voir pour le sentir, tout en le voyant pour le retenir_.
Je n'en ferais certes pas autant. Je m'endors le cerveau à regarder une
mouche et je laisse passer, sans y prendre garde, un flot de choses plus
intéressantes. Croyez que votre livre est bon et que je m'y connais
assez pour en être sûre en vous le disant.--Donc, si vous avez de très
belles facultés, vous ne devez jamais vous décourager. Vous aurez autant
de peines et de malheurs qu'un imbécile et vous les sentirez plus
vivement; mais, tout en étant beaucoup plus blessé de la vie que le
vulgaire à grosse écorce, vous aurez cette énorme compensation qu'il n'a
pas: le travail intelligent, _attrayant_, comme disent les fouriéristes.

Parlons d'affaires; ce sera bientôt fait. Vous prendrez le temps qu'il
vous faudra pour la publication nouvelle; vous me donnerez seulement
quelque argent si je viens à en avoir besoin, en échange du manuscrit.

Voici le titre, sauf votre avis: _Christian Waldo._ Vous me direz que
Waldo n'est pas un nom suédois; c'est possible, mais c'est, là justement
l'histoire. Ce nom intrigue, même celui qui le porte. Annoncez, si vous
voulez, que le roman se passe au XVIIIe siècle, afin qu'on ne croie pas
qu'il s'agit de quelque parent de Pierre Waldo, le chef des Vaudois. Ou
bien encore, le roman peut s'appeler, si vous croyez le titre alléchant:
_le Château des Étoiles._ C'est un _Stelleborg_ de fantaisie
qu'un personnage s'est bâti en Dalécarlie, à l'imitation de celui
d'Uraniemborg dans l'île de Haven. Dans ce château, il se passé des
choses bizarres. Espérons qu'elles seront amusantes; je crois, toute
réflexion faite, que ce titre plaira mieux: Décidez. N'annoncez pas une
peinture de la Suède ni du XVIIIe siècle; car le cadre réel sera moins
étudié que celui de _Bois-Doré._ J'y ferai de mon mieux; mais c'est
surtout un roman romanesque que je fais cette fois.

Vous me dites qu'Alexandre m'aime beaucoup: il a raison. Moi, je l'aime
comme si je l'avais mis dans ce monde. J'adore les natures droites,
tranquilles, sereines et fortes qui ont l'intellect en harmonie parfaite
avec leur organisation. C'est très rare; c'est même un nouveau type dans
l'humanité littéraire, qui, jusqu'à ce jour, n'a pu être ainsi par la
faute probablement du milieu social. _L'artiste jaloux,_ c'est-à-dire
méchant et infortuné, est presque synonyme d'_artiste_. Dumas le père
est essentiellement bon, mais trop souvent ivre de puissance. Son fils
a de plus que lui le bon sens, chose encore bien rare en ce siècle de
grandes orgies d'intelligence. Il ira loin, loin dans cette seconde
moitié de siècle dont je ne verrai pas le bout, mais qui, j'en suis
sûre, vaudra plus que la première.

Soyez donc calmé; cher ami; je n'ai pas d'effluve magnétique; mais je
_crois_, sans illusion désormais, et c'est tout le secret de ma petite
force. Vous pouvez l'avoir bien plus grande et vous l'aurez, en sentant
que ce monde marche comme il doit marcher, et que vous poussez aussi à
la bonne roue. Amitiés de mes enfants.

G. SAND.




CDXVII

AU MÊME

                                 Nohant, 8 décembre 1857.

Mes pressentiments n'étaient donc que trop fondés. Je ne sais si c'est
un malheur pour l'avenir de _la Presse,_ je ne le crois pas[1]. Mais ce
qui m'inquiète, c'est votre position, que vous semblez regarder comme
compromise dans la bagarre. Je ne peux même pas me livrer à des
suppositions, ne sachant pas quelle part d'influence votre ami de
Bellevue[2] a dans l'affaire.

Si ce n'est pas indiscret de ma part de vous le demander, dites-le-moi;
mais, en me répondant ou ne me répondant pas sur ce point, ne me laissez
pas ignorer ce qui vous intéresse personnellement et en quoi, par
hasard, du fond de ma Thébaïde, je pourrais vous être utile. Ce serait
une joie pour moi d'en trouver l'occasion pour la saisir aux cheveux, et
je ne craindrais pas de la tirer bien fort, cette belle chevelure qui
nous effleure souvent à notre insu, comme celle des comètes.

Pour ma part, je me chagrine un petit peu aussi; car j'ai contribué,
dans le passé, à la fatale somme des _avertissements_. La punition de
_la Daniella_ tombe à présent sur les reins de _Bois-Doré,_ qui doivent
être cassés par ce coup de massue. Le public oublie vite et ne se
reprend guère d'amitié pour une chose interrompue.

Mais tout ça n'empêche pas que l'article de Peyrat ne soit bien, et je
trouve la rigueur très maladroite en somme. Ne concluait-il pas pour le
serment? et _la Presse_ ne va-t-elle pas retrouver des abonnés au lieu
d'en perdre?

Vous êtes bien l'obligeance personnifiée, d'avoir pensé à mes bouquins
en dépit des ennuis, des inquiétudes et du mal de tète. Envoyez-moi des
ouvrages que vous me citez, ceux que vous me croirez utiles, mon sujet
donné. _Il me faut une couleur locale de la Dalécarlie au_ XVIIIe
_siècle et une couleur historique de la cour, de la ville et de la
campagne sous les deux règnes qui précèdent celui de Gustave III._ Je
ferai bien cette couleur avec les événements; mais je n'en sais pas le
détail, et tout ce que je peux consulter chez moi passe sous silence, ou
peu s'en faut, l'affaire _des chapeaux et des bonnets_.

J'ai les travaux de Marmier publiés dans les vingt-cinq premières années
de la _Revue des Deux Mondes_; mais ce que je cherche ne s'y trouve pas.
Si son _Histoire de la Scandinavie_ ne traite que des temps anciens,
elle ne me tirera pas d'affaire. Décidez et faites comme pour vous.
Surtout faites vite, à condition que vous ne serez pas malade; et
retenez ce que je vous devrai, sur ce que je vais demander à la caisse
de M. Rouy[3]: car il m'est redû pas mal sur _Bois-Doré_ et je suis dans
une petite crise financière qui n'est pas sans exemple dans mon budget
annuel. Je pense que ma demande ne sera pas considérée comme une
méfiance, je suis à mille lieues de cela. C'est tout simplement force
majeure dans mes affaires personnelles.
                
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