George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 4
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Autre chose, à présent! si vous n'êtes plus tenu par le collier, et que
vous puissiez considérer ce temps d'arrêt comme un temps de vacances,
venez le passer chez nous; vous travaillerez, vous me lirez ce que vous
avez de fait, et votre temps ne sera pas perdu.

Encore autre chose. Je vous ai envoyé l'article sur madame Allart. Comme
il s'agit de lui être utile, nous n'attendrons pas, n'est-il pas vrai,
la réapparition de _la Presse_! Si vous en avez l'occasion, faites
passer cet article _ailleurs_, le plus tôt que l'on pourra.

  [1] La publication de _la Daniella_ dans _la Presse_ avait valu à ce
      journal deux avertissements successifs, au commencement de 1857;
      et, un troisième et dernier lui ayant été donné pour un article de
      M. Alphonse Peyrat, au mois de décembre de la même année, cette
      feuille se trouvait dès lors exposée à une suspension sans forme
      de procès.
  [2] Le prince Napoléon (Jérôme).
  [3] Caissier du journal _la Presse_.




CDXVIII

A SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

                                 Nohant, 9 décembre 1857.

Madame,

Votre Majesté accueillera toujours avec bonté, je le sais, tous le
savent, l'idée de mettre le baume, sur les blessures humaines et
sociales. Une mesure de rigueur légale vient de frapper le journal _la
Presse_, en décrétant sa suspension pour deux mois. Les financiers qui
exploitent ces vastes entreprises ont peut-être le moyen d'en subir les
accidents; mais les gens de lettres, qui ne sont pas solidaires dans
la rédaction, et surtout les _mille ouvriers_ employés à la partie
matérielle et que la suspension de leur travail quotidien jette en plein
hiver sur le pavé, sont-ils coupables et doivent-ils être punis?

Ils sont punis, cependant, pour un article où une grande partie des
lecteurs n'avait vu que le conseil donné aux députés de prêter serment
au gouvernement de l'empereur. Mais, quelle que soit la fatalité de
l'éternel malentendu qui préside aux choses de ce monde, ce n'est pas
un plaidoyer pour la presse politique que je viens mettre aux pieds de
Votre Majesté.

Ce n'est pas une requête au nom de l'écrivain, cause du fait; c'est
encore moins une réclamation en tant que collaboration littéraire à
ce journal: je ne me permettrais jamais d'entretenir Votre Majesté
d'intérêts aussi minimes que les miens.

Mais le châtiment tombe sur des travailleurs étrangers au fait
incriminé, et peut-être très dévoués, pour la plupart, à la main qui les
frappe. J'ose donc dire à Votre Majesté que, la loi ayant été appliquée
et l'autorité satisfaite, là pourraient commencer le rôle de la douceur
et le bienfait de la clémence.

En faisant grâce, Leurs Majestés n'annuleraient pas l'effet politique et
légal produit par la décision du pouvoir exécutif. Elles en effaceraient
généreusement les conséquences funestes pour ceux-là seuls qui les
subissent réellement, les employés et les ouvriers du journal, tous
innocents à coup sur.

Que Votre Majesté daigne agréer encore, avec l'expression de ma vive
reconnaissance pour sa touchante bonté, celle des sentiments respectueux
avec lesquels j'ai l'honneur d'être, madame, de Votre Majesté, la très
humble et très obéissante servante.

GEORGE SAND.




CDXIX

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME),

A PARIS

                                 Nohant, 17 décembre 1857

Oui, monseigneur, vous avez raison, et, comme toujours, vous voyez les
choses de haut. Il ne s'agit pas tant de réussir que de faire ce que
l'on doit, et on n'est jamais mortifié d'échouer, quand on n'a songé
qu'à se risquer pour les autres. Comme toujours aussi, vous avez été
bon; que Dieu se charge du reste!

Ce qui vous rend triste, cher prince, c'est le mal d'un génie comprimé.
Sans chercher à qui la faute, ni quelle sera l'issue, je me demande ce
qui peut occuper le présent d'un être jeune et dans toute sa force,
à qui le véritable emploi de cette force n'a pas été donné par les
circonstances. Je m'imagine que les études scientifiques et surtout de
philosophie scientifique, auxquelles vous vous intéressez, et que _vous
savez_, sans en faire montre, pourraient vous devoir une somme de
progrès. Les membres de votre famille qui se sont adonnés à la science
n'ont pas été les moins utiles, et ne seront pas les moins illustres,
dans le jugement de l'avenir. Peut-être, aussi, n'ont-ils pas été les
plus malheureux.

Je vous vois et je vous envie la possession de trois grandes richesses:
les facultés, le loisir, la jeunesse, sans parler de l'argent nécessaire
pour les recherches et les explorations, moyen matériel qui manque à
tant de généreuses intelligences. Je sais que vous travaillez beaucoup
et que vous apprenez toujours; mais pourquoi n'attacheriez-vous pas
votre nom à des travaux que vous feriez exécuter sous vos yeux et dont
vous seriez l'âme, parce que vous auriez l'initiative de la recherche,
et la pensée mère de la philosophie de _la chose_? Je ne parle pas de
systèmes particuliers, c'est trop se livrer à la critique; dans votre
situation, vous ne le pouvez pas; mais il y a, dans toutes les sciences,
des points de vue bien établis et bien constatés, que tout regard
intelligent et toute main puissante peuvent élargir, au grand profit des
connaissances humaines. Ce que l'on appelle vulgairement _les travaux_
est, je crois, d'un si puissant intérêt, que l'on y oublie tous les
soucis de la vie réelle.

Car, en somme, la question, pour vous qui n'avez pas le bonheur d'être
frivole et vain, c'est de respirer dans l'air qui convient à de larges
poumons et de vous mettre, en dépit du sort et des hommes, dans une
sphère qui développe l'intelligence au lieu de l'étouffer. Il y a, je
crois, trois points nécessaires à l'extension complète de la vie: c'est
d'aimer au moins également quelqu'un, quelque chose, et soi-même en vue
de cette chose et de cette personne. J'ai remarqué et j'ai éprouvé que,
quand cet équilibre est rompu, on arrive à trop s'aimer soi-même ou à ne
pas s'aimer assez. Ce qui doit vous manquer, en raison du milieu où le
sort vous a placé, c'est le _quelque chose,_ la passion satisfaite d'un
but intellectuel, et ce quelque chose, en somme, c'est l'humanité,
puisque c'est pour elle qu'on travaille.

J'ai tant de respect et d'enthousiasme pour les sciences naturelles,
dont je ne sais pas le premier mot, mais qui me donnent des battements
de coeur et des éblouissements de joie quand, par hasard, j'en saisis
quelques notions à ma portée, que je ne saurais vous parler de cela
comme d'un _pis aller_ dans l'emploi de votre activité intérieure.

Peut-être, un jour, des événements que nul ne peut prévoir vous
traceront-ils une autre route. Et peut-être aussi, en vous surprenant
dans celle-là, ne vous causeront-ils que regret et contrariété; car
notre appréciation de la vie change avec les situations qu'elle nous
présente, et bien des choses arrivent, que nous avions cru devoir
souhaiter, et que nous voudrions pouvoir repousser, parce que nous les
jugeons mieux et les connaissons davantage. Si je me permets de vous
écrire tout cela, c'est parce qu'en lisant votre voyage dans le Nord,
je me suis mise à penser à vous, encore plus qu'au Nord, dont mon
imagination était cependant très _allumée_.

Je vous voyais, intrépide et entêté, dans les dangers et les souffrances
de cette exploration, et je me demandais: «A qui diable en avait-il,
avec cette île de Jean-Mayen, qu'il voulait conquérir sur la stupide et
impassible banquise?» L'aventure est racontée, par Edmond d'une manière
charmante. On y est avec vous, et, à travers la gaieté de sa narration
et le bon goût de sa réserve, on vous sent là et on vous voit lutter
contre la matière avec beaucoup de nerf et de _furia francese_.

Mais, encore une fois, à qui en aviez-vous? Vous saviez bien,
monseigneur, que l'éternel hiver des régions polaires ne connaît pas les
princes, et ne veut pas ranger ses bataillons flottants pour leur ouvrir
le passage.

Dans ce moment-là, vous aimiez donc passionnément le but, non pas l'île
de Jean-Mayen, qui ne me paraît pas devoir être un paradis terrestre,
mais le fait scientifique dont vous cherchiez à vous emparer. Or, si
vous avez de telles aptitudes de volonté, pourquoi faut-il qu'elles ne
reçoivent leur développement que dans des situations exceptionnelles,
comme les grands voyages et les grands périls? Je ne dis pas de mal des
voyages et des dangers, c'est la poésie de la chose; mais pourquoi tant
d'explorations dans le monde de la science, que l'on peut faire au coin
du feu, ne sont-elles pas réglées par vous de manière à vous donner,
_à toute heure_, les émotions vives de la découverte, et les joies
sérieuses de la conquête, en même temps que vous en feriez profiter tout
le monde?

Voilà, cher Altesse Impériale, ce que vous soumet votre humble amie
du désert, occupée du désir de vous voir apprécié de tous comme
d'elle-même, et, avant tout, désireuse de vous voir trouver en vous-même
la force et les satisfactions que d'autres ont cherchées dans le hasard,
en jouant leur âme à pile ou face.

Merci de vos bonnes lettres et croyez-moi bien à vous de coeur
sérieusement et sincèrement.

GEORGE SAND.




CDXX

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 9 janvier 1858.

Je ne peux pas dire avec vous que je regrette beaucoup personnellement
Rachel. Je la voyais si rarement, que sa mort ne me fait point de vide;
mais je dis avec tout le monde que c'est un grand coup de plus porté à
l'art, c'est-à-dire au sens du beau, et à cet idéal qui, sous toutes les
formes, nous est aussi nécessaire que le bien et le bon.

Nous risquons de descendre tous, si quelques-uns ne montent pour nous
dire que la vie est sur les hauteurs, et non dans les cloaques. Elle
avait monté plus haut qu'aucune artiste dramatique de son temps.
Qu'importe à présent que, dans la vie privée, elle ait trop cherché
la réalité? On pouvait s'en affliger quand on la voyait de près; mais
toutes les individualités ont le point de vue qui leur est propre:
derrière la rampe, elle était prêtresse et déesse. Dans la coulisse,
elle quittait sa divinité, et cela ne l'empêchait pas d'être souvent
bonne en tant que femme; vous en avez eu la preuve, et vous faites bien
de lui garder un bon souvenir.

Oui, je vous promets _le Château des Étoiles_[1] (par parenthèse, il
m'amuse beaucoup à griffonner; est-ce bon signe?), si ça peut vous être
utile; je le promets _à vous_, pas à d'autres. Si vous quittez, je ne
reste pas. Mais vous savez que je serai obligée de vous demander de
l'argent, tout l'argent peut-être, en vous livrant le manuscrit; quelle
que soit l'époque rapprochée où il sera prêt. Voyez si c'est possible;
car, pour moi, le contraire de ce possible serait l'impossible.

Je vis au jour le jour depuis vingt-cinq ans, et _ça ne peut pas être
autrement_, et _ça n'est, pas ma faute;_ si bien que je n'ai pas pu
acheter un manteau et une robe d'hiver cette année, parce que l'accident
de _la Presse_ a dérangé mon _ordre;_ ordre très réel dans ce que les
avares appellent mon désordre. Je sais me priver moi-même et de tout,
même quelquefois du nécessaire; mais je ne veux pas qu'un chat s'en
ressente et s'en aperçoive autour de moi.

Ainsi voilà, entre nous: faites que l'on soit de parole; on en a manqué
pour _Bois-Doré,_ et j'ai attendu un reliquat de compte qui m'aurait
permis de me vêtir en raison de la froidure; et surtout d'en vêtir
d'autres qui n'ont pas, comme moi, la ressource d'acheter une couverture
de laine en guise de ouate et de soie.

Donc, grâce à la couverture de laine, je m'emballe demain matin pour
faire douze lieues au grand air. Je vais voir la belle Creuse et ses
petites cascades glacées. C'est votre faute si je gèle; à force de lire
_le Groenland_, je me suis amourachée des glaciers, des nuits polaires,
des tempêtes et des banquises.

Bonsoir.

GEORGE SAND.

  [1] Premier titre de _l'Homme de neige_.




CDXXI

A MAURICE SAND A PARIS

                                 Nohant, 14 janvier 1858.

Cher Bouli,

Nous arrivons de Gargilesse. Partis ce matin à onze heures de l'hôtel
Malesset, nous étions ici à six pour dîner, après avoir passé trois
heures chez Vergne à Beauregard.

J'ai trouvé ta lettre en arrivant ici, et c'est le complément de notre
charmant voyage: sauf ton diable de rhume qui m'ennuie! Certainement
change ton poêle, envoie-le promener et laisse guérir ton rhume avant de
te remettre dans les habits minces et les souliers idem. Et, quand tu
seras guéri, ne vis pas trop renfermé: c'est la cause de tous ces rhumes
qui se renouvellent chaque fois que tu prends l'air. Ne te fais pas une
vie et une santé à la Delacroix. Prends-lui autre chose, _si tu peux_.
Et, à propos, l'as-tu vu, et comment va-t-il? Non, tu ne l'as pas vu,
puisque tu es claquemuré forcément; mais va le voir quand tu sortiras.
Qu'il te reçoive ou non, donne-lui signe de vie et d'intérêt.

Donc, que je te parle de Gargilesse. _La Baronnette_[1] nous a menti
_comme de coutume_. Nous sommes partis par un brouillard noir et un
verglas superbe, Manceau jurant que le soleil allait se montrer; mais
plus nous allions, plus le brouillard s'épaississait; si bien que nous
sommes arrivés à la descente du Pin, voyant tout juste à nous conduire.
Mais, tout d'un coup, la Creuse, glacée et non glacée par endroits,
cascadant et cabriolant à travers ses barrages de glace, et coulant au
milieu, tandis que ses bords blancs étaient soudés aux rives, s'est
montrée devant nous tout isolée du paysage, si bien que, si nous
n'avions pas su ce que c'était, nous aurions cru voir un mur tout droit,
de je ne sais quel marbre gris et blanc avec un mouvement fantastique.

Et puis un peu plus loin, sur le brouillard gris noir de la rivière,
on voyait des bouffées de brouillard blanc, comme si le ciel, un ciel
d'orage, était descendu sous l'horizon. C'était superbe en somme: ça
donnait l'idée de l'Écosse, vu qu'au milieu de tout cela apparaissaient
des vallées, des petits coins de verdure et des maisons avec leurs feux
allumés. Il faisait très doux. Henri[2] conduisait le cheval par la
bride sur le chemin tout rayé de glace, et je m'endormais en rêvant que
j'étais dans les Highlands. Arrivée à Gargilesse, je trouvai la maison
chaude, propre, commode au possible, toute petite qu'elle est; des
lits excellents, des armoires, des toilettes, enfin toutes les aises
possibles. La petite salle à manger de l'auberge est charmante, aussi
propre qu'un cabinet de restaurant propre, bonne cuisine. On a des
petites lanternes pour rentrer chez soi, et le village est beaucoup
moins sale qu'une rue de Paris, pour les pieds.

Le lendemain, demi-brouillard et pas de soleil. Mais la terre assez
sèche et l'air assez doux. Promenade de deux heures, travail à la maison
et bésigue le soir. Le surlendemain, c'est-à-dire hier, même temps,
promenade de cinq heures. Nous avons passé sur l'autre rive et suivi
toutes les hauteurs, montant et descendant sans cesse. Nous avons
escaladé les crêtes des rochers vis-à-vis de l'endroit où nous avions
fait la friture au bord de l'eau. Là, il a fallu s'arrêter: la Creuse a
mangé le chemin.

Enfin, ce matin, nous sommes partis par un soleil magnifique et un temps
assez froid. Somme toute, comme dit M. Letac[3], soleil ou non, hiver
ou été, le pays est toujours ravissant. Il est même plus beau en hiver,
plus vaste et mieux dessiné. Les silhouettes d'arbres et de rochers ont
plus de sérieux, le village est plus pittoresque, les petites cascades
glacées sont très amusantes.

Nous avons vu la maison de Vergne[4], très amusante aussi, boîte à
compartiments; l'endroit est très joli. Je n'ai pas eu froid, je
me porte bien, voilà. Le pays est abrité et doux. Les sommets sont
_sibériens_, mais on n'y reste pas.

Bonsoir, mon fanfan; dis-moi aussi ce que tu fais et ce que tu vois.

  [1] Le baromètre.
  [2] Henri Sylvain, cocher de George Sand.
  [3] Peintre décorateur, alors à Nohant.
  [4] Le docteur Évariste Vergne, de Cluis.




CDXXII

AU MÊME

                                 Nohant, 15 janvier 1858.

J'ai oublié hier de te raconter le plus bel incident de notre voyage. Où
étais-tu pour consigner cette scène dans nos archives de la charge? Ça
n'est pas drôle à raconter, et c'était si drôle à voir, que j'en ris
encore en me le rappelant. Figure-toi qu'en sortant de Cluis, Sylvain
veut allonger un coup de fouet à un gros cochon qui se trouvait sur le
chemin; la mèche du fouet s'enroule et se noue à la queue du cochon, qui
veut se sauver en faisant _coin coin!_ Sylvain tire, le cochon tire de
son côté.

Pendant un instant, le cochon suspendu, le cul en l'air, semble devoir
suivre la voiture; mais il est le plus fort, Sylvain est obligé de
lâcher prise: le cochon effaré s'enfuit, emportant le fouet. Nous
voilà obligés de courir après. Le cochon se sauve jusqu'au fond de sa
porcherie. La femme à qui il appartient court après, nous faisant des
excuses et des remerciements, on ne sait pas pourquoi. Le fouet était si
bien noué, que la femme, ne voulant pas le casser, tirait et dévissait
la queue de son cochon, en disant d'un air pénétré: «Vlà une chose
_émaginante!_» Sylvain, sur son siège, tout penaud et humilié, je crois,
de mon fou rire, jurait tous les _nom de Dieu_ de son vocabulaire. Au
bord du chemin, un grand paysan sec, pâle, grave, malade, je pense,
disait dans une attitude de philosophe en méditation: «Vlà une chose
qu'on voit pas souvent!»

Et les femmes, sur leur porte, répétaient en choeur, d'un air ébahi:
«C'est-il _émaginant, c'te chouse-là!_ ça s'est jamais vu! j'compte
qu'on _zen verra pus jamais!_ C'est pour te dire aussi qu'avec la grande
voiture et les deux chevaux jusqu'à Cluis, où Henri, envoyé de la
veille, nous attend avec la petite voiture et la jument _camuse_, on
peut faire la route assez vite et sans avoir très froid. Nous avions
donné rendez-vous à Sylvain pour venir nous attendre à Cluis, au retour.
Ne crois donc pas que je ne me dorlote pas, malgré mes escapades. C'est
tout de même gentil, d'avoir été sur la pointe du Capucin le 12 janvier.
Il nous reste à voir ça dans les grandes eaux, ce doit être très beau
aussi. Je t'ai bien regretté. Il y avait dans le brouillard des choses
superbes, qu'on ne peut pas expliquer et qu'il faut voir soi-même.
C'était drôle aussi de voir les enfants, les chiens et les chèvres
traverser la Creuse gelée dans les endroits les plus profonds qui
résistent au dégel, pendant qu'à deux pas de là, elle bouillonne sur les
écluses pour passer ensuite sous ces glaces. Comme elle passe aussi
un peu dessus, les figures ont leur reflet très net dans cette petite
couche d'eau étendue sur la glace, et on croirait que tout cela marche
sur l'eau. Ces traversées d'enfants et de troupeaux au milieu du dégel
n'en sont pas moins dangereuses et assez effrayantes à voir. Les chiens
n'y font pas attention. Les petits moutards frappent la glace à coups de
sabot par bravade quand on les regarde. Les chèvres, arrivées au milieu
du courant, sont prises de frayeur et ne veulent ni avancer ni reculer.
Les moindres bruits, dans le brouillard du ravin et sur la Creuse prise,
ont une sonorité incroyable; d'une demi-lieue, on entend distinctement
une parole, ou un claquement de fouet.




CDXXIII

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

                                 Nohant, 10 janvier 1858.

Cher ami,

J'allais t'écrire quand j'ai reçu ta lettre. Moi aussi, je m'inquiétais
d'être si longtemps sans nouvelles de toi et de vous tous. Je vois que,
Dieu merci, tu prends patience avec une infirmité que je crois toujours
passagère, et qui cédera à la prolongation d'un bon régime et d'une
bonne santé. Tu reconnais que, depuis longtemps, tu négligeais l'état
général, et il faut bien qu'il se consolide un peu, avant que l'effet
partiel se produise.

Tu auras gagné à cette cruelle épreuve de reconnaître le dévouement des
tiens et ton propre courage, plus que tu n'avais encore eu l'occasion de
le faire. Ce n'est pas une banalité creuse que le proverbe: «A quelque
chose malheur est bon.» Il est fait pour les coeurs d'élite qui le
comprennent, et le tien est de ceux-là. J'ai vu comme Eugénie et tes
enfants s'efforçaient délicatement d'en faire une vérité pour toi. Si
un temps d'ennui et de privations vaillamment supporté par toi, et
tendrement adouci par ta famille, doit servir à resserrer encore des
liens si doux, je suis sûre que tu en sortiras plus heureux encore que
tu ne l'étais auparavant.

Sois sûr aussi que tous tes amis se préoccupent de toi vivement et que,
si tu les entendais parler de toi entre eux, tu verrais combien ils te
sont attachés. Au reste, nous sommes tous d'accord avec ton médecin pour
croire fermement qu'une fatigue ne peut pas produire un mal qui résiste
au repos.

Je vois qu'on s'amuse autour de toi et que tu diriges toujours, en vrai
_Boccaferri[1]_ les amusements et les projets de la famille. Combien je
regrette d'être clouée au travail et de ne pouvoir aller vous applaudir!

Mais chacun a ses liens bien serrés par moments! Je griffonne toujours
pour arriver à des jours de liberté qui s'envolent trop vite quand je
les tiens. C'est l'histoire de tous ceux qui tirent leur revenu de leur
industrie.

Dans mes soirées d'hiver, j'ai entrepris l'éducation de la petite Marie,
celle qui jouait la comédie avec nous. De laveuse de vaisselle qu'elle
était, je l'ai élevée d'emblée à la dignité de femme de charge, que sa
bonne cervelle la rend très propre à remplir. Mais un grand obstacle,
c'était de ne pas savoir lire. Ce grand obstacle n'existe plus. En
trente leçons d'une demi-heure chacune, total quinze heures en un mois,
elle a lu lentement, mais parfaitement, toutes les difficultés de la
langue. Ce miracle est dû à l'admirable méthode Laffore, appliquée par
moi avec une douceur absolue sur une intelligence parfaitement nette.
Elle commence à essayer d'écrire et je prétends lui enseigner en même
temps le français. Elle sait déjà très bien ce que c'est qu'un verbe, et
comment il faut lire la fin des mots en _ent. Ils aiment ordinairement_,
etc. Quand tu auras des petits-enfants, je te communiquerai cette
méthode, que j'ai encore simplifiée et qui se comprend en un quart
d'heure.

Il a fait un temps inouï de chaleur et de soleil. Nous avons de la
pluie aujourd'hui, après une sécheresse qui commençait à inquiéter nos
jardiniers. Je pense que vos bords de la Loire sont plus brumeux que
Nohant et le Coudray, qui ne peuvent attraper les nuages que par le bout
de la queue.

Maurice est à Paris, lancé aussi dans les comédies de salon. Il paraît
que c'est la fureur à présent. Mais il n'a pas une petite besogne; car
il est investi aussi du rôle d'auteur de ces bluettes. En outre, il a
chez lui un théâtre de marionnettes et donne des soirées d'artistes.

Paris est comme galvanisé aux approches d'on ne sait quelles crises
politiques ou financières que les pessimistes voient en noir. Ce stupide
et féroce _attentat_ a produit son inévitable effet. On a serré la
mécanique, et ce n'est pas le moyen de faire tourner les roues. Je crois
qu'il eût été beaucoup plus habile de montrer beaucoup de confiance à
une nation dont la majorité (et même l'opposition) éprouve un extrême
dégoût pour l'assassinat. Enfin le monde suit toujours les mêmes
chemins, et les mêmes fautes se recommencent dans tous les partis.
Espérons que les moeurs s'adouciront; je ne fais point de voeux pour la
nuance Orsini et Compagnie. Quand on pense que l'on pouvait avoir là un
de ses enfants écharpé par la mitraille, on ne plaint pas ceux, dont le
procès va s'instruire. Je voudrais bien savoir ce que diraient certaines
mères de famille trop spartiates de notre connaissance, si elles
recevaient une aussi cruelle leçon.

D'ailleurs, toute conscience humaine se révolte contre le meurtre qui
sort de dessous terre. Batailles dans les rues, guerres civiles, émeutes
et coups d'État, c'est de la lutte de part et d'autre, et, comme dit la
chanson berrichonne:

  Y va voir qui veut,
  En revient qui peut.

Mais ces foudres qui rampent et qui sont de véritables guets-apens au
coin d'un bois, Dieu merci, la France ne les aime pas.

Bonsoir, mon cher vieux. Embrasse pour moi toute la chère famille, et
dis-leur à tous combien je les aime. Je n'ai pas encore lu _le Fils
naturel_ de «mon fils»; car c'est ainsi que j'appelle et que s'intitule
avec moi l'auteur. C'est une belle, riche et généreuse nature, un
excellent enfant et un vrai talent. Sa pièce a-t-elle les défauts que
tu as trouvés à une première lecture? Toute chose a ses taches: les
tableaux de Raphaël en ont; leur plus grand défaut, à mes yeux, est même
de n'en avoir pas toujours assez, parce que je crois que, dans les arts,
le premier rang n'est pas à ce qui a le moins de défauts, mais à ce qui
a (nonobstant les défauts) le plus de qualités. On pourrait encore dire
ainsi: peu de qualités et peu de défauts, oeuvre sans valeur; beaucoup
de défauts avec beaucoup de qualités, oeuvre de mérite.

Oui, j'ai été à Gargilesse par les jours les plus froids de janvier.
A midi, zéro à Nohant; deux degrés et demi au-dessous de zéro à
Gargilesse. Nous avons marché sur la Creuse gelée, c'était superbe.

  [1] Personnage du _Château des Désertes_.




CDXXIV

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 25 janvier 1858.

Cher ami,

Je reçois des épreuves du libraire qui imprime _Bois-Doré;_ ce doit être
la partie qui n'a pas été composée par _la Presse_ et corrigée par moi.
Comme ce libraire m'envoie deux exemplaires de ladite épreuve, je les
ai corrigées toutes deux et je vous en envoie une, afin que vous n'ayez
plus à vous en tourmenter. Pourtant, si fait, il faut que vous voyiez si
la fin de ce que j'ai corrigé pour _la Presse_ il y a deux mois, et le
commencement de ce que je vous envoie aujourd'hui s'accordent bien.

Je m'étonne de n'avoir pas de vos nouvelles. Où en sommes-nous de nos
derniers accords sur _le Château des Étoiles?_ Je sais bien que tout ce
qui dépend de vous à mon égard sera accordé. Mais êtes-vous toujours le
maître?

J'avance beaucoup dans mon travail et je crains de vous arriver trop
vite dans ma demande d'argent. Pourtant comment faire? Il est bien
entendu que, si cela ne se peut pas, vous me le direz bientôt et vous
n'en annoncerez pas moins un roman de moi, que je vous ferai plus tard,
quand vous en aurez besoin.

Bonsoir et bonne santé. Maurice m'a dit que vous faisiez une pantomime.
Diable! monsieur, vous allez sur mes brisées! j'en ai fait beaucoup
autrefois. Mais j'ai été dépassée par d'autres auteurs sur le théâtre de
Nohant. Je retiens la vôtre: nous vous la jouerons quand vous viendrez
ici.

A vous de coeur.

GEORGE SAND.




CDXXV

AU MÊME

                                 Nohant, 30 janvier 1858.

Je suis contente, enchantée que vous soyez réinstallé à votre
feuilleton. L'horizon que vous avez vu en noir s'est éclairci et tous
vos amis en sont contents, moi surtout.

Quant au _Château des Étoiles_, ça ne peut pas s'arranger comme ça.
Comment passerais-je l'été avec deux mille francs? Rappelez-vous Nohant:
il y a du monde et de la dépense! Pour m'arranger du budget que vous
m'offrez, il faudrait aller vivre à Gargilesse; ce qui ne serait pas
très désagréable, mais ce qui n'est possible que dans mes courts moments
de vie de garçon. Donc, cherchez un autre problème, cher ami, ou
dites-moi de chercher un autre titre à annoncer dans _la Presse_.
J'aurai largement le temps de vous faire un roman pour l'époque où vous
en aurez besoin, et je pense, d'ici à une quinzaine, vous dire mon
titre.

Voilà, quant au _Château_ en question, l'ultimatum non de ma volonté,
mais de ma caisse. Livraison dans un mois ou six semaines et payement
intégral comptant (approximatif, bien entendu, sauf à nous tenir
mutuellement compte de la différence d'une petite somme). Publication
en septembre, en octobre au plus tard. Et cet arrangement m'est encore
onéreux, il retarde la vente au libraire de tout le temps qui va
s'écouler avant la publication dans le journal. C'est là tout le
sacrifice que je veux faire au plaisir très grand et très réel de
n'avoir affaire qu'à vous.

En vous disant mes exigences, je sens bien qu'elles peuvent paraître
excessives à _la Presse_. Donc, je n'insiste que pour vous dire que je
voudrais bien faire autrement et que je ne peux pas. Répondez-moi donc
tout de suite, cette fois; car je reçois des offres, et il ne m'est pas
possible de ne pas y répondre dans peu de jours.

Bonsoir, cher ami. _L'attentat_ me chagrine beaucoup: il va faire
redoubler de rigueur contre une foule de gens qui n'y ont pas plus
trempé que vous et moi. C'est ainsi que l'histoire humaine suit son
cours toujours dans les mêmes errements et les mêmes fatalités.

A vous de coeur. Vous avez reçu les épreuves, n'est-ce pas?

GEORGE SAND.




CDXXVI

AU MÊME

                                 Nohant, 18 février 1858.

Cher ami, puisque _la Presse_ a publié le titre du _Château des
Étoiles_, dans le premier numéro de sa réapparition, et avant que nous
ayons pu nous entendre définitivement sur l'époque du payement, je ne
veux pas vous donner un démenti, et il faut conserver ce titre. J'en ai
donné un autre au roman actuel; avec de légères modifications, il n'y
sera plus question d'_étoiles._ Je vais donc en disposer, conformément
à votre entretien avec Emile Aucante, et conformément à son désir, vous
laisser le titre que vous avez annoncé. Annoncez donc; vous aurez le
roman l'automne prochain, si vous êtes toujours à _la Presse_. La fin
des _Bois-Doré_ a-t-elle satisfait le public? vos abonnés avaient-ils
repris goût à ces pauvres abandonnés depuis deux mois? c'est douteux.
Moi, ici, je ne sais rien et n'ai le temps de rien savoir.

Il me semble que _la Presse_ se tire assez habilement de la situation
qui lui est faite et que Guéroult et M. Castille ne manquent pas de
_savoir-dire._ Vous voyez souvent Guéroult, je présume; faites-lui
toutes mes amitiés; c'est un de mes anciens _bons camarades_.

Si vous voyez madame Arnould, dites-lui que je crois qu'elle ne m'aime
plus, car elle ne me donne pas signe de vie.

Bonsoir, cher ami; je suis contente de la solution que j'ai pu trouver
pour nos _titres_ de roman. Ça arrange tout. A vous de coeur.

GEORGE SAND.




CDXXVII

A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS

                                 Nohant, 3 mars 1858.

Quelqu'un vous dit-il, cher monsieur, ce que je vais vous dire?
Peut-être que non. Ces Parisiens sont si blasés sur leurs richesses; ils
sont d'ailleurs distraits par tant d'événements non littéraires et ils
ont si peu le temps de vivre, qu'ils prennent leur plaisir sans songer
à le signaler. Moi, au fond de ma solitude, je ne suis pas sans
préoccupation et sans soucis; mais, enfin, j'ai le temps de savoir ce
que je lis et je peux prendre celui de le dire sur un bout de papier à
ceux que je n'ai pas le plaisir de voir autour de moi.

Donc, je veux vous dire que vos feuilletons me paraissent de plus en
plus des chefs-d'oeuvre comme fond et comme forme. Ce ne sont pas des
feuilletons, ce sont des écrits sérieux à méditer, des choses pleines de
choses à chaque ligne, et dont la forme un peu débarrassée du trop grand
luxe d'épithètes qui en gênait autrefois l'allure, devient incisive,
claire et frappante, sans cesser d'être d'un brillant à éblouir. Le
dernier article, sur _la Fille du millionnaire_, m'a paru valoir un gros
livre. Moi qui ne joue pas à la Bourse et qui ne fais pas de pièce, j'ai
été aussi intéressée à votre démonstration que si j'étais l'auteur ou le
millionnaire.

Déjà vous aviez émis des idées très lumineuses sur ce sujet à propos de
_la Bourse_ de Ponsard: vous voyez que je vous suis. Je ne connais pas
assez le mécanisme de l'argent pour savoir si vous soutenez une thèse
qui ne prête en rien à la réplique; mais, telle qu'elle est, elle est
d'une clarté, d'une vigueur qui mérite l'examen des esprits les plus
sérieux et qui doit laisser une page importante dans l'histoire
économique.

Quand vous touchez à l'histoire, du reste, sous quelque aspect que ce
soit, vous esquissez et peignez de main de maître. Il y a là le grand
dessin et la grande couleur. J'espère toujours que vous nous ferez un
livre entier, un livre d'histoire; il le faut! nous n'avons plus de ces
historiens qui étaient en même temps des modèles de forme et qui étaient
aussi bien de grands poètes que d'utiles chroniqueurs. Il y a de très
grands talents; Louis Blanc est le plus beau de forme, parmi les jeunes.
Mais on peut encore autrement, et vous montrez une individualité si
belle, que c'est un devoir de vous le dire. On ne se connaît jamais bien
soi-même, peut-être ne savez-vous pas le prix des perles que vous donnez
aux abonnés.

Ne me répondez pas, c'est toujours ennuyeux et embarrassant de répondre
à des éloges. Les miens ne veulent pas de remerciement, ils sont trop
sincères pour cela. Prenez que vous m'avez rencontrée dans une allée de
jardin et que nous avons causé cinq minutes.

Tout à vous.

GEORGE SAND.




CDXXVIII

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME)

                                 Nohant, 12 mars 1858.

Chère Altesse impériale,

J'ai reçu amicalement votre envoyé. Je ne savais rien: je n'aurais pas
voulu que mon pauvre ami s'adressât à vous qui avez tant à faire et qui
faites plus que vous ne pouvez. Cependant, puisque ce brave coeur à eu
confiance dans le vôtre, sans connaître votre situation, vous n'avez pas
voulu qu'il eût espéré en vain et vous êtes un ange, voilà qui est bien
certain. Vous placez, du reste, votre confiance dans un bien digne
homme, vous le sauvez d'une situation où l'a mis son inépuisable
charité, et sur laquelle spéculaient de mauvaises gens. Il en est comme
fou de reconnaissance et de joie, et, moi, j'en suis profondément
attendrie; car, bien que vous lui disiez que c'est tout simple, je
sais bien que les questions d'argent ne sont pas simples du tout en ce
moment, dans quelque proportion qu'elles nous touchent. Tenez, vraiment
vous êtes un être que l'on doit chérir autant qu'on l'estime, et la
manière dont vous faites les choses est sublime de simplicité, puisque,
vous voulez que ce soit simple absolument.

Moi, je vous remercie pour mon compte: vous m'ôtez un des gros chagrins
de ma pauvreté; car je voulais racheter le petit avoir de mon pauvre
vieux voisin pour le lui laisser, et je ne pouvais pas!

Soyez-en donc béni et croyez que je vous en aime davantage, si c'est
possible.

GEORGE SAND.




CDXXIX

AU MÊME

                                 Nohant, 25 mars 1858.

Chère Altesse impériale,

Je suis navrée du résultat général encore plus que de mes peines
personnelles. Mais, en suivant votre devise: «Faire ce qu'on doit sans
regretter sa peine et sans connaître le dépit d'échouer,» je sentais
bien d'avance qu'il ne fallait pas espérer, et que les mauvais conseils
étaient trop nombreux autour de celui dont l'état est d'être abusé. Je
vous ai encore écrit hier; c'est ce matin seulement que j'ai reçu votre
lettre et celle de l'empereur.

Il n'y a donc plus rien à faire. Tout ce qui était possible, vous
l'avez fait. Dieu vous en tiendra compte. Il vous en tient compte déjà,
puisqu'il vous rend votre excellent père, votre meilleur ami. C'est la
pensée qui m'est venue tout de suite, en suivant dans les journaux
les bulletins de sa santé. Je me suis dit que, pendant ces jours
d'inquiétude, vous aviez pensé à ceux qui souffraient, et que cela vous
avait porté bonheur.

Nos amis ont dû partir aujourd'hui. Comment? avec quels égards ou
quelles duretés? je ne le sais pas encore. Je ne peux pas aller auprès
d'eux leur serrer la main. On dirait que c'est une _manifestation_. Je
les crois résignés et courageux. Je suis sûre au moins d'une chose:
c'est qu'ils demandent à Dieu de les garder dans cette religion de
douceur et d'humanité quand même, qu'à travers tant de chagrins, nous
nous conseillons les uns aux autres depuis dix ans. Je n'ai pas pu leur
dire directement ce que vous avez tenté et affronté pour eux; mais ils
l'ont bien deviné, et leur coeur s'en souviendra dans l'exil. Ils sont
purs des projets subversifs et des trahisons dont on les accuse, c'est
là leur consolation.

Et, toute la journée, tous les jours, j'ai parlé de vous, avec mon
fidèle tête-à-tête. Nous nous disions combien sont imprévues les
éventualités de ce monde, et, tout souffrant, tout comprimé, tout peiné
que vous êtes, nous ne vous désirions pas la funeste tâche d'avoir à
gouverner un jour une société quelconque, en quelque lieu du monde que
ce fût.

C'est un accès de misanthropie bien naturel que de désespérer d'une
époque où on trouve tant de délateurs, de calomniateurs et de
persécuteurs. On se met à chercher sur la terre un coin où on ait la
liberté d'être honnête homme, et on est tenté d'aller, comme Alceste, le
chercher au milieu des bois.

Enfin, prenez courage, vous qui êtes jeune, et qui verrez peut-être une
meilleure génération grandir sous vos yeux. Si quelque chose doit vous
réconforter, c'est que vous serez compris et aimé de tout ce qui vaut
encore quelque chose.

Bien à vous de coeur et d'affection.

GEORGE SAND.




CDXXX

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A TURIN [1]

                                 Nohant, 17 avril 1858.

J'ai été bien contente d'avoir enfin de vos nouvelles, cher ami.
Donnez-m'en souvent, je n'y vois pas le moindre inconvénient pour moi;
il y en aurait, que je m'en soucierais peu.

J'aspire à pouvoir m'en aller; le Piémont est mon Italie de
prédilection, et je vous envie d'être là. Vous vous étonnez sans doute
de mon spleen; il est réel et profond. Je sais bien que tout passe et
que les situations les plus tendues se détendent par leur excès même;
mais je vieillis, et, pour le peu d'années valides qui me restent, j'ai
soif de repos et de douceur dans les relations. Vous éprouvez déjà que
celles de là-bas sont plus cordiales et plus confiantes qu'elles ne
peuvent l'être chez nous désormais. Vous ressentirez chaque jour
davantage combien l'Italien du Nord est aimable, vivant et généreux.

J'ai envoyé tout de suite votre lettre à Angèle et je l'ai vue ce soir:
elle revenait du Coudray. Soyez sûr que sa _vaillance_ est à la hauteur
des chagrins et du devoir de sa situation; elle est active et résolue.
Fallût-il beaucoup souffrir pour vous suivre, elle souffrirait sans
se plaindre. Mais, Dieu merci, si vous l'appelez, elle n'aura pas à
regretter le pays, du moins en tant que pays. On regrette toujours
ses amis; mais on en fait aisément de nouveaux à vos âges, et vous en
trouverez dans ce pays de liberté. Vos _fanfants_ auront, certes, un
meilleur climat qu'à la Châtre, et ils deviendront plus forts et plus
beaux encore sous ce beau ciel. Je parle comme si votre exil devait
durer longtemps, chose que je ne crois pas; mais je parle comme si
j'étais à votre place, parce que j'ai gardé du Piémont un si cher
souvenir, que, si je m'y installais une fois, il me semble que je n'en
voudrais plus revenir de sitôt.

J'ai vu aussi, ce soir, les Duvernet, à qui j'ai fait part de votre
lettre. Charles a toujours l'espérance de guérir, et il semble, aux
prescriptions de son grand oculiste, qu'il y ait, en effet, une chance
encore à espérer. Dans tous les cas, il ne s'affecte pas autant que nous
le craignions. Il se distrait en dictant des opuscules littéraires qui
l'amusent. Il a pris très vite l'habitude de dicter, et c'est, pour lui,
un plaisir assez vif, et dont il parle avec feu. Il aime à faire lire
ses petites comédies, et, comme de juste, nous les écoutons avec
beaucoup d'intérêt et d'encouragement.

J'ai reçu des nouvelles de Francoeur[2]. Il a fait, je crois, un rude
voyage. Mais enfin il respirait librement quand il m'a écrit, et son
moral n'était nullement affecté. Il était à Philippeville, ne sachant
encore où on le fixerait, et comptant trouver à travailler partout, vu
le bon accueil des populations. Les autres étaient aussi arrivés à bon
port.

Courage, mon enfant! Souffrir est notre état, et il faut bien l'accepter
sans regret, puisque de certaines satisfactions de bourse et de ventre
ne sont pas de notre goût. La vie n'est pas arrangée pour que ceux qui
mettent l'esprit au-dessus de la matière ne souffrent pas: ce sont les
revenants-bons d'une situation que nous avons acceptée d'avance, le jour
où nous avons cru à l'esprit de Dieu agissant dans l'humanité; et nous
savions bien que nous serions payés dans ce monde en calomnies et en
actes de rigueur, tant que l'humanité repousserait Dieu. C'est là son
mal. Le genre humain est à la violence, aux attentats mutuels; et à ceux
qui les réprouvent et qui rêvent la fraternité, on répond: «Bah! ce
n'est pas possible, vous ne pouvez pas ne pas haïr.»

Triste temps, mon Dieu! Mais perdrons-nous la foi? Non certes! ne nous
repentons jamais de n'avoir pas mérité ce que nous souffrons. C'est
dans une conscience solidement pieuse que nous trouverons le remède au
découragement, et je me bats contre la tristesse qui s'est emparée de
moi, en me disant à toute heure: «Qui peut m'empêcher d'aimer et de
croire?»

Comptez, cher enfant, que l'éloignement ne changera pas le coeur de vos
amis et que le mien vous bénit tendrement et maternellement.

G. SAND.

  [1] Alors en exil, par suite des proscriptions qui eurent lieu après
      l'attentat d'Orsini.
  [2] Jean Patureau, interné en Algérie.




CDXXXI

AU MÊME

                                 Nohant, 23 avril 1858.

Cher enfant, Angèle m'envoie votre lettre du.... sans date, celle où
vous exprimez de l'inquiétude et de l'impatience de n'avoir pas de nos
nouvelles. J'espère qu'à présent tout vous est arrivé et que, s'il y a
eu retard, la cause doit être attribuée par vous à toute autre chose que
la négligence. J'ai envoyé, il y a quelques jours, le lendemain de votre
lettre à moi, une longue lettre de moi pour vous à _Sol_[1]; l'avez-vous
reçue? Quant à Angèle, elle n'a fait, je crois, que vous écrire depuis
votre départ. Mais il fallait s'attendre à cette épreuve des premiers
envois. Quand on se sera bien assuré que vous ne vous entretenez pas de
politique, on laissera aller ses lettres.

Soyez donc en repos, tout votre monde va bien et s'apprête, je pense,
à vous rejoindre. Personne ne vous oublie, on pense à vous et on vous
aime. _Sol_ s'apprête à partir le 26, dit-elle; elle est souffrante et
je l'engage bien à attendre deux ou trois jours de plus. Je ne sais si
elle m'écoutera.

Le printemps est splendide ici, cette année. La nature semble se rire de
nos douleurs. Mais elle doit être encore plus belle là-bas. Vous ne me
parlez pas de l'aspect des environs. Je pense bien que vous n'avez pas
encore eu le temps de les parcourir; mais, de la ville, on voit, je
crois, le cadre des montagnes. Parlez-m'en et décrivez-le-moi un peu.
J'ai tant d'envie d'aller vous rejoindre! Mais je ne peux pas encore,
et toute la campagne que je vais faire se bornera, pour le moment, à
Gargilesse. Il n'y a rien de nouveau, que je sache, au pays; l'épidémie
quitte la ville et sévit à Saint-Martin.

Francoeur est à Guelma, par Bone, province de Constantine, Algérie.
C'est l'adresse qu'il me donne comme définitive. Il a trouvé de
l'ouvrage tout de suite. Il est libre, _dans la commune;_ mais cette
commune est, dit-il, grande comme tout le département de l'Indre. Le
pays est admirable. Il paraît enthousiasmé de cette nature féconde, et
résigné avec la force d'âme que lui donne son inaltérable douceur. Artem
Plat est là aussi, et espère trouver de l'occupation comme médecin. Si
vous leur écrivez, vous leur ferez grand plaisir.

Bonsoir, cher et bien-aimé enfant. Ne soyez plus inquiet.

Remerciez pour moi le comte Alfieri des sympathies qu'il vous témoigne,
et madame Cornaro de celles qu'elle veut bien avoir pour moi.

  [1] Abréviatif de Solange.




CDXXXII

AU MÊME

                                 Gargilesse, 30 mai 1858.

Mon cher enfant, vous êtes bien aimable de m'écrire de bonnes longues
lettres, et, moi, je n'osais pas vous écrire, vous voyant écrasé de
correspondances; mais sachez bien, une fois pour toutes, que vous n'avez
à me répondre que quand vous avez le temps, quand c'est un plaisir et
non une fatigue.

C'était de très bonne foi, et nullement pour vous dorer la pilule que je
vous enviais votre lieu d'exil. Dans mes souvenirs, ce pays est resté
un beau rêve, et puis je vois que je suis l'opposé de vous, en fait
de goûts pour la nature. J'ai la passion des grandes montagnes, et je
subis, depuis que je suis au monde, les plaines calcaires et la petite
végétation de chez nous avec une amitié réelle, mais très mélancolique.
Mon foie gémit dans cet air mou que nous respirons, et j'y deviens le
boeuf apathique qui travaille sans savoir pour qui et pour quoi. Quand
je peux sortir de là, ce qui est maintenant bien rare, quand je peux
voir des sommets neigeux et des précipices, je change de nature, mon
foie disparaît, mon travail s'éclaire en moi-même et je comprends
pourquoi je suis au monde. Je ne prétends pas expliquer le phénomène,
mais je l'éprouve si subit et si complet, que je ne peux pas le nier.

Et puis j'ai la haine de la propriété territoriale, je m'attache tout au
plus à la maison et au jardin. Le champ, la plaine, la bruyère, tout ce
qui est plat m'assomme, surtout quand ce _plat_ m'appartient, quand je
me dis que c'est à moi, que je suis forcée de l'avoir, de le garder, de
le faire entourer d'épines, et d'en faire sortir le troupeau du
pauvre, sous peine d'être pauvre à mon tour; ce qui, dans de certaines
situations, entraîne inévitablement la déroute de l'honneur et du
devoir.

Donc, je ne tiens pas à ma terre et à mon endroit, et, quand je suis sur
la terre et dans l'endroit des autres, je me sens plus légère et plus
dans ma nature, qui est d'appartenir à la nature, et non au lieu. Comme
je vous sais très poète, je m'imaginais donc que le grand pays, le
nouveau, la montagne, le parler que l'on ne comprend pas (musique
mystérieuse qui vous jette dans un monde de rêveries et vous fait croire
parfois qu'on entend des dialogues et des chants superbes, à la place
des plates réalités que l'on entendrait si on comprenait), je me
figurais enfin que tout cela vous étourdirait sur le chagrin des
séparations momentanées et sur la vive contrariété de laisser en place
les affaires personnelles, c'est-à-dire les devoirs domestiques. Mais
tout cela ne vous a pas distrait et vous vous laissez aller à la
nostalgie, sans songer que c'est nous, les _enfermés_ de France, qui
sommes les plus attrapés, puisqu'on fait la solitude autour de nous, en
nous disant: «Restez là! vous n'avez pas mérité de partir....»

Je reprends à Nohant (7 juin) cette lettre commencée et même finie
à Gargilesse, mais dont toute la fin est non avenue. Je voulais
l'_emporter_ à la Châtre; mais, mon séjour là-bas s'étant un peu
prolongé, j'ai voulu ne pas vous envoyer mon griffonnage avant d'avoir
vu Angèle et les petits, afin de vous parler d'eux, et de faire que ma
lettre vous soit agréable. Je les ai donc vus ce soir, ou hier soir
(car il est une heure du matin) et je les ai trouvés tous quatre beaux,
frais, rosés, gentils à croquer; Georges très drôle et faisant la
conversation d'une façon très comique. Il est trop mignon entre les deux
petites qu'il mène, chacune d'une main, dans les allées pleines de roses
de votre petit jardin.

La jolie nièce[1] (fille de Valérie) était avec eux, gracieuse et
élégante comme toujours. Tout ce petit monde, si beau et si paré
(c'était la Fête-Dieu, je crois), me faisait penser qu'il y a des gens
plus navrés que vous, mon pauvre enfant! Vous reverrez tout cela, et,
moi, je n'élèverai plus rien sur mes genoux, que les enfants des autres.
Sol a fini la vie de ce côté, et Maurice semble ne vouloir jamais la
commencer. Et puis, d'ailleurs, aimerais-je les nouveaux comme j'aimais
celle[2] qui est allée si loin, si loin, que je ne la rejoindrai pas
dans ce monde?

Mais parlons de vous et de cette Belgique où vous voilà, je le vois,
décidé tout à fait à aller. Angèle m'apprend que c'est arrangé. Donc,
adieu mes projets d'Italie; car je ne crois pas qu'on me permette
d'aller vous voir là-bas. Et puis ce milieu qui est enragé de _pouvoir_
et qui n'est pas socialiste du tout, ne me va guère. Enfin, vous le
voulez! Vous avez sans doute de fortes raisons tout à fait en dehors de
la politique, et je m'imagine les deviner, et, si je devine bien, hélas!
vous n'avez peut-être pas tort. Ce qui me console, c'est que, si l'hiver
endommage les enfants, vous retournerez vite à Aix, où je m'imaginais
que vous seriez bien tout à fait. Ne vous fermez point cette porte
au moins, je vous en supplie! ne quittez pas M. de Cavour sans
remerciements et sans lui dire que des affaires personnelles vous
appellent ailleurs, mais que vous reviendrez probablement réclamer son
bon vouloir. Cela ne coûte rien et n'engage à rien.

Bonsoir, mon cher enfant; j'espère avoir de vos nouvelles avant que vous
quittiez Turin, et je me hâte de fermer ma lettre pour qu'elle ne tourne
pas à l'_in-octavo_, et qu'elle vous parvienne avant votre départ.
                
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