George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 4
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À vous bien tendrement.

  [1] Madame Tournier, petite-fille de Jules Néraud.
  [2] Jeanne Clésinger, sa petite-fille.




CDXXXIII

A MADEMOISELLE LEROYET DE CHANTEPIE, A ANGERS

                                 Nohant, 5 juin 1858.

Il n'y a pas, je crois, d'âme plus généreuse et plus pure que la vôtre,
et elle ne serait pas sauvée! Ce dogme catholique vous tue, et, si je
vous dis qu'il faut en sortir, vous n'aurez peut-être plus ni amitié
pour moi, ni confiance. Pourtant, c'est ma conviction, le dogme de
l'enfer est une monstruosité, une imposture et une barbarie. Dieu, qui
nous a tracé la loi du progrès et qui nous y pousse malgré nous, nous
défend aujourd'hui de croire à la damnation éternelle; c'est une impiété
que de douter de sa miséricorde infinie et de croire qu'il ne pardonne
pas _toujours_, même aux plus grands coupables.

Je vous croyais autrefois heureuse par la foi catholique, et les
croyances douces et tranquilles dans les belles âmes me paraissent si
sacrées, que je vous disais: «Allez à tel prêtre, ou à tel philosophe
chrétien, ou à tel ami qui vous semblera propre à vous rendre l'ancienne
sérénité où vos nobles sentiments ont pris naissance et force.»

Mais voilà que le doute est entré en vous, et que la voix du prêtre vous
jette dans une sorte de vertige. Quittez le prêtre et allez à Dieu, qui
vous appelle, et qui juge apparemment que votre âme est assez éclairée
pour ne pouvoir plus supporter un intermédiaire sujet à erreur.

Ou, si l'habitude, la convenance, le besoin des formules consacrées vous
lient à la pratique du culte, portez-y donc cet esprit de confiance, de
liberté et de véritable foi qui est en vous. Préservez-vous de cette
idée fixe qui vous ronge et qui vous éloigne de Dieu. Dieu ne veut pas
qu'on doute de soi-même, car c'est douter de lui. Votre pauvre Agathe
était bien touchante et vous avez été son ange gardien. Pour cela seul,
vous avez mérité que Dieu vous aime particulièrement et vous retire
de vos doutes; mais il faut aider à la grâce, et c'est ce que vous
ne faites pas quand vous laissez ces fantasmagories de néant et de
perdition vous envahir. C'est cela qui est coupable, et non pas les
actions de votre vie ni les élans de votre coeur.

Je vous disais, il y a quelques années: _Allez à Paris!_ mais Paris est
devenu un gouffre de luxe et de vie factice, et vous avez laissé passer
du temps. Chaque année, a nos âges, rend plus pénible le changement de
régime et d'habitudes. Seulement vous devriez aller à Paris de temps en
temps, ne fut-ce que quelques jours chaque année. Vous aimez les arts,
la musique, tout cela vous serait bon et dissiperait ces vapeurs que la
vie monotone engendre fatalement. C'est de la distraction et l'oubli de
vous-même qu'il vous faut.

Croyez bien, mademoiselle, que je suis reconnaissante et honorée de
votre amitié et que je vous suis sincèrement et fidèlement dévouée.

GEORGE SAND.




CDXXXIV

A MAURICE SAND, A PARIS

                                 Nohant, 10 juin 1858.

Mon enfant,

J'ai commencé ton album fantastique[1] et j'ai reçu tes dernières
lithographies. Il me faut savoir un dernier point: c'est si l'éditeur
et toi avez adopté un ordre de classement pour les sujets. Dans ce cas,
numérote de mémoire tes douze planches et envoie-moi cette liste. Sinon,
j'aimerais mieux classer moi-même pour donner de la variété et une
espèce de lien. Tu n'as pas répondu à Manceau pour les _fac-similé_[2]
sur lesquels il t'a écrit en te demandant réponse. Peut-être recules-tu
devant le temps qu'il juge nécessaire et qui manque chaque jour
davantage, à mesure que les pourparlers se prolongent. Moi, j'avoue que
je ne vous verrais pas tous deux, sans un peu d'effroi, entreprendre ce
piochage enragé, le couteau sur la gorge. Et puis, quoi qu'il en dise,
lui, je crains qu'en travaillant comme deux forçats, vous n'arriviez
pas; car il ne me paraît pas prévoir le chapitre des accidents, qu'il
faudrait toujours faire entrer en ligne de compte. Je ne crois pas qu'il
puisse faire toute la besogne sans ton aide, et ne seras-tu pas rebattu
de ce même travail dont tu _sors d'en prendre?_

Émile me dit que l'on cherche des combinaisons. Eh bien, puisque ce
n'est pas conclu, je pense aussi à ma part de travail. Je ne recule
pas, pour te rendre service, devant l'ennui des recherches et le peu de
plaisir de ce genre de récréation; mais, vu la quantité de texte que
l'on demande, je suis très inquiète, et crains de ne pas arriver à bien.
C'est déjà beaucoup qu'un album de moi, genre fantastique! Un second,
si le premier n'a pas grand succès comme texte, ne sera-t-il pas mal
accueilli? souviens-toi que le public m'a toujours assez peu secondée,
et souvent lâchée tout à fait, dans les tentatives que j'ai faites pour
sortir de mon genre.

Il a beaucoup sifflé _Pandolphe_, qui nous paraissait gai et gentil,
et qu'il n'a pas trouvé amusant du tout. Cela ne m'a pas encouragée à
reprendre cette veine. Depuis huit jours, je ne fais que penser à ce que
je pourrai dire sur ces personnages[3], qu'il faudrait si bien trousser,
et je crois qu'il y faudrait un chic et une crânerie qui ne sont ni de
mon sexe ni de mon âge. C'est Théophile Gautier ou Saint-Victor qui
feraient le succès d'un pareil album. A leur défaut, Champfleury
vaudrait encore mieux que moi. Le _nom_ même vaudrait mieux. «Ah! un
album de Champfleury? ça va être amusant!--Tiens, un album de madame
Sand? Oh! madame Sand n'est pas gaie: ça va être aussi ennuyeux... que
_Pandolphe, Comme il vous plaira,_ etc. Ce n'est pas son affaire, les
masques!»

J'entends cela d'ici, et, comme il ne s'agit pas de moi là dedans, que
j'enterrerais ton travail sous la chute du mien; j'en suis très inquiète
et je crains d'en être d'autant plus paralysée. Songes-y bien, la chose
faite par un autre coûterait moins cher,--grande considération pour
l'éditeur et pour toi!--et aurait, à coup sûr, beaucoup plus de succès.
Réponds-moi sur tout cela. Champfleury a donné sa clientèle à Émile.
Émile arrangerait ça tout de suite avec lui, ou avec Gautier, ce qui
vaudrait encore mieux.

J'aime beaucoup les marins couverts de neige qui s'éventent avec leur
chapeau. Ici, voilà enfin de la fraîcheur et un peu de pluie; _beaucoup
de bruit pour rien_, c'est-à-dire quatre heures de tonnerre pour trois
gouttes d'eau.

Bonsoir, mon Bouli; je te _bige_ mille fois.

  [1] Les _Légendes rustiques_.
  [2] A propos des gravures de _Masques et Bouffons_.
  [3] Ceux de _Masques et Bouffons_.




CDXXXV

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 19 juin 1858.

J'ai reçu _le Frère et la Soeur_[1], et cela m'a rappelé une grosse
rancune que j'ai eue et qui me revient contre les directeurs de
l'Odéon[2]; des amis pourtant, et de braves amis à tout autre égard,
mais qui, après m'avoir positivement promis _dix fois_ de faire jouer
cette pièce, n'ont jamais _su pouvoir_, tandis qu'ils se laissaient
imposer, par toute sorte de considérations de position et de
camaraderie, une foule d'oeuvres infiniment moins bonnes. Et leur
direction a fini sans qu'ils aient trouvé place pour cette chose si
courte et si facile à monter! Ils sont à l'Opéra maintenant.

Enfin, voilà votre oeuvre imprimée! Merci de la dédicace, mon cher
enfant. Je trouve la pièce très améliorée, et, en ne me plaçant plus au
point de vue de la représentation, je retire ma critique et j'en trouve
la lecture très attrayante. Vos personnages causaient avec un peu trop
de recherche pour la scène. Dans un livre, c'est autre chose: on parle
comme on veut parler, et c'est cette grande liberté du livre, ce grand
esclavage de la mise en scène qui m'ont fait revenir au roman avec
plaisir, sauf à essayer plus tard de retourner au théâtre si le coeur
m'en dit.

Il y a bien longtemps que je ne vous ai donné de nos nouvelles. Nous
avons eu de gros chagrins dans ce dernier coup de main qui nous a
encore jeté hors de France plus d'un de nos meilleurs amis, _coupables_
apparemment de s'être tenus tranquilles.--J'en ai été malade de chagrin
et d'indignation.--Mais on ne doit pas parler de cela, si on veut que
les lettres parviennent. Je présume d'ailleurs que, chez vous, les
choses se sont passées de même.

Maurice est encore à Paris, occupé de travaux que je donne au diable;
car j'ai faim et soif de le voir. Il va arriver j'espère... Sol... est
à Turin, où elle se remet très bien de sa santé détraquée. Emile est à
Paris, créateur d'une agence excellente, dont il devait vous envoyer
le prospectus. Vous ne m'en parlez pas; donc, je vous l'envoie et vous
engage à lui donner votre clientèle. Je pense qu'il réussira et qu'il
rendra de grands services aux artistes par son intelligence, son
honnêteté et sa connaissance des affaires.

Bonsoir, chers enfants. Je vous embrasse tendrement tous trois. Je suis
contente que _Christian Waldo[3]_ vous Amuse.

  [1] Pièce de Charles Poncy.
  [2] Alphonse Royer et Gustave Waëz.
  [3] _L'Homme de neige_.




CDXXXVI

A M. FERRI-PISANI, A PARIS

                                 Nohant, 28 juin 1858.

Monsieur,

Je suis chargée par Maurice, qui s'honore de votre sympathie, de vous
parler d'une grande affaire que je viens de me faire expliquer par lui
et par une personne fondée pour en poursuivre la réalisation.

C'est une très grande et importante question, qui déjà, je le présume,
est à l'étude entre vos mains, si vos fonctions auprès du prince
comportent maintenant, comme je l'espère, l'examen des questions vitales
de l'Algérie. Je crois donc qu'il est absolument inutile que je vous en
entretienne, d'autant que cinq minutes de votre attention sur les pièces
vous auront donné plus de lumière qu'un volume de moi.

Cependant, si, au milieu du hourvari de l'installation et des
importunités des solliciteurs, cette affaire ne se présentait pas vite,
sous vos yeux, elle pourrait courir à la mauvaise solution qu'elle a
déjà subie et qu'il appartient au prince de ne pas sanctionner sans un
sévère examen.

Il s'agit des intérêts d'une population entière, d'une illégalité à
ne pas consacrer, et des intérêts de l'État, engagés dans une dépense
inutile de beaucoup de millions. Donc, il s'agit, avant tout cela, des
intérêts moraux du prince et d'un des premiers devoirs de la mission
qu'il vient d'accepter. Voilà pourquoi j'ai pris tout de suite à coeur
cette question dès qu'elle m'a été exposée; et, comme il importe
beaucoup qu'elle soit une des premières qu'il examine, je vous demande
d'écouter, pendant dix minutes seulement, mon ami Émile Aucante, qui la
connaît à fond et qui sait parfaitement la résumer en peu de mots. C'est
un homme sérieux qui sait la valeur du temps et une conscience à l'abri
de toute préoccupation personnelle. Ce qu'il est chargé de demander est
un bienfait général, et non point une faveur particulière; c'est une
enquête, c'est un travail et une décision ministérielle; c'est le
redressement d'une erreur qui intéresse trente mille habitants de
l'Algérie.

Les pièces ont été présentées à l'empereur, trop récemment pour avoir
obtenu une solution. Il dépendra peut-être de vous qu'elles ne subissent
pas l'agonie de leur numéro d'ordre, et qu'elles prennent la place qui
leur appartient par leur importance.

Je vous demande pardon de ne pas mieux savoir me résumer moi-même, et de
vous dire cela en trop de mots. Mais il n'en faut qu'un pour vous dire
l'amitié qu'on se permet d'avoir ici pour vous.

GEORGE SAND.




CDXXXVII

A M. FRÉDÉRIC VILLOT, A PARIS

                                 Nohant, 4 septembre 1858.

Cher monsieur,

On me prie de faire passer sous les yeux de Son Altesse une nouvelle
note relative à l'affaire du chemin de fer de Blidah. Cette note me
paraît trop sérieuse pour ne pas être soumise à ses réflexions, et
j'espère que le grand événement administratif de la suppression du
gouvernement général va donner au prince la liberté de faire justice.

Je me réjouis beaucoup, sous tous les rapports, de cette augmentation
nécessaire de son autorité. J'espère qu'il pensera à mes pauvres amis
littéralement _déportés_ en Afrique. Parlez-lui, je vous en supplie,
de _Patureau-Francoeur_, qu'il avait déjà sauvé, et que le farouche
ministère de la dernière réaction a exilé, interné en Afrique, dans un
climat impossible, où le plus courageux des ouvriers ne trouve pas à
gagner sa vie. Pendant ce temps, sa femme et ses cinq enfants meurent de
faim. Et c'est un homme d'élite, comme caractère et comme intelligence,
que ce Patureau. Il _haïssait_ l'attentat, il s'abstenait de toute
opinion d'ailleurs, ayant tout sacrifié au devoir de nourrir sa famille.
On l'a martyrisé dans un cachot, puis envoyé comme un ballot dans le
plus rigoureux exil, à Guelma.

J'ai demandé au prince si je devais m'adresser au nouveau ministre ou à
l'empereur lui-même, pour obtenir que cet ouvrier _précieux_, cet ami
dévoué, nous fût rendu; ou, _tout au moins_, si on pouvait le faire
libre sur la terre d'Afrique, afin qu'il pût trouver de l'ouvrage et
faire venir sa famille auprès de lui. Le prince, ordinairement si exact
et si bon pour moi, ne m'a pas répondu.

Je n'ose pas l'importuner. D'une part, il doit être très occupé; de
l'autre, je lui ai peut-être déplu, en lui disant que je resterais
l'amie d'une personne très affligée qui avait besoin, plus que jamais,
des consolations de l'amitié. Je faisais pourtant avec impartialité,
avec justice, je crois, la part des excès momentanés du dépit et du
chagrin.

Je vous demande de m'éclairer sur ma situation auprès de Son Altesse. Je
n'affiche pas une sotte fierté; mais j'ai l'amitié discrète, et, quand
je crois m'apercevoir qu'elle ne l'est plus, je regarde comme un grand
service qu'on veuille bien me le dire. Rien ne me fâche, parce que ma
personnalité et mes intérêts ne sont jamais en jeu; mais j'avais mis mon
devoir à obtenir du prince le salut de mes amis malheureux et brisés:
c'est lui qu'il m'eût été doux de remercier et de faire bénir par leurs
familles. Je ne croyais donc pas être importune. J'espère encore, parce
que le prince a bien voulu dernièrement faire placer M. Gabelin, victime
d'une affreuse injustice. Je l'en ai remercié aussitôt que je l'ai
su. Mais je ne sais pas s'il reçoit les lettres qu'on lui adresse rue
Montaigne.

Certes, je n'exige pas, pour avoir foi en lui, qu'il m'écrive quand il
n'en a pas le temps; mais priez-le de me faire savoir, _par un mot_, ce
que je dois tenter ou espérer pour mon pauvre Patureau. Et, si c'est
vous qui me transmettez ce mot, je serai doublement contente de recevoir
de vos nouvelles et un bon souvenir de votre amitié, sur laquelle, vous
voyez, je compte toujours.

GEORGE SAND.




CDXXXVIII

AU MÊME

                                 Nohant, 12 septembre 1858.

Merci de votre bonne réponse, cher monsieur. Son Altesse a bien voulu,
par le même courrier, m'en confirmer les excellentes expressions. Je
vous dois et je vous porte cordialement de la reconnaissance pour votre
précieuse intervention à propos de mes amis. Mais vous voilà encore
forcé de me répondre trois lignes. Dans la note que vous m'avez envoyée
pour Patureau, je trouve une obscurité sur laquelle je voudrais
éclaircie, avant de conseiller à celui-ci une localité en Afrique. La
note dit bien: _En quelle partie de l'Algérie veut-il aller?_ mais, dans
l'offre généreuse de quarante-neuf hectares, il n'est pas dit qu'il peut
les demander n'importe dans quelle province. Puisque, sur les versants
du Ressalch, près Sidi-bel-Abbès, province d'Oran, il y a, d'après les
renseignements fournis par mon neveu[1], beaucoup de bonnes terres
disponibles, j'aurais conseillé à Patureau de s'y rendre, et de demander
de la terre par là, où mon neveu et lui, bien que ne se connaissant pas
encore, eussent pu se rendre utiles l'un à l'autre. Mais j'ignore si je
dois donner cet avis; cela dépendra du bon plaisir de Son Altesse, et je
vous demande ce mot d'explication, qui ne vous coûtera qu'une question à
faire et une réponse à transmettre.

Je considérerai comme un grand bonheur pour Patureau de pouvoir
s'établir en Afrique, loin des passions de localité, et au sein d'une
grande nature qu'il est capable d'apprécier et de seconder. C'est une
véritable satisfaction de coeur que je dois là au prince et à vous, mon
très gracieux avocat; je vous en remercie bien, bien, et vous prie de
me pardonner mes redites. Pour tout le reste, merci encore, aussi et
toujours! Quand j'irai à Paris, me demandez-vous? mon exil n'est pas
volontaire. Mais la librairie agonise, et on ne peut pas se figurer la
gêne et le surcroît de travail de ceux qui vivent de leur plume. Il faut
dire cela en confidence à ses amis et qu'ils ne le redisent pas; car,
malgré l'exemple d'un grand poète, je n'admets pas que les poètes ne
sachent pas se résigner à manquer d'argent. N'est-ce pas leur état? Tout
le chagrin de l'exil serait l'oubli de ceux que l'on aime; mais, pour
votre part, vous me dites qu'il n'en sera pas ainsi, et je n'ai pas à me
plaindre, du reste, des bonnes âmes que j'ai rencontrées sur mon petit
chemin.

  [1] Oscar Cazamajou.




CDXXXIX

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

                                 Nohant, 13 octobre 1858.

Mon cher vieux, nous regrettons que tu n'aies pu rester davantage avec
nous. Tâche de t'affranchir pour qu'on te voie plus souvent.

Lambert part vendredi. J'ai longuement causé avec lui. Il est fort
abattu. Je suis d'avis qu'il essaye le théâtre, _à condition_ qu'il ne
renoncera pas à la peinture. Je lui ai offert de rester ici tant qu'il
voudrait; mais il ne croit pas que cela lui soit utile.

J'aime beaucoup l'idée des _vrais moutons_ sur la scène. Je présume
qu'on leur mettrait un petit sac sous la queue; car ces animaux-là
fonctionnent continuellement. Je n'aime pas le titre de _Georgine_ pour
une bergerie. Bref, je n'ai songé ni à cette pièce-là, ni à aucune
autre. Embrasse Plouvier pour nous. Dis-lui que nous espérions le voir
et qu'il devrait bien venir. Envoie-moi tout de suite le dictionnaire de
Landry. Dis à Emile de te le solder.

Et des fleurs, envoies-en aussi; on les adore ici, et, moi, je m'abrutis
à les regarder.

Je dis que je ne songe à aucune pièce. Si fait, je songe à un canevas
pour le théâtre de Nohant; car on s'est décidé à jouer _une fois_, quand
on serait arrivé à la moitié des gravures[1], c'est-à-dire dans quinze
jours; que n'es-tu là pour faire _l'enchanteur_ ou le _fort détachement
de bleus!_

Bonsoir, mon cher gros, tous les barbouilleurs t'embrassent, et moi
aussi. J'espérais te retrouver à table à déjeuner le jour de ton départ,
mais le Polonais[2] t'a enlevé! Ne sois pas trente-sept ans sans me
redonner de tes nouvelles.

G. SAND.

  [1] Pour les _Masques et Bouffons_.
  [2] Charles-Edmond.




CDXL

A M. FERRI-PISANI, A PARIS

                                 Nohant, 21 octobre 1858.

Cher monsieur,

Je vous expédie un petit ballot contenant deux puffs ou poufs (Dieu
sait l'orthographe d'un pareil mot!) que je vous prie de confier à un
tapissier, lequel, sur votre commande, les montera à mes frais, avec
les franges assorties au meuble de _Bellevue_. Quand j'ai commencé ce
travail avec l'intention de l'offrir au prince, je ne savais pas qu'il
lui passerait par la tête d'avoir une maison d'Horace avenue Montaigne:
autrement, j'aurais composé tout ce qu'il y a de plus _romain_. Mais,
en terminant mon étude de fleurs au gros point, je me suis dit que des
fleurs sont toujours à leur place à la campagne. Seulement j'ai vu le
meuble de Bellevue couvert de housses, et je ne saurais pas dire à un
tapissier comment il faut monter mon ouvrage pour qu'il s'harmonise tant
soit peu avec le reste. Veuillez dire à Son Altesse; en lui faisant
agréer mon travail d'aiguille, que j'ai fait tous ces points en pensant
à lui et aux femmes de mes pauvres exilés dont il a séché les larmes.

Je vous envoie la demande en concession de Patureau. C'est vous qui avez
bien voulu vous charger de faire expédier l'affaire le plus tôt
possible et je la mets sous vos auspices. J'espère que la formule de
_considération_ de mon pauvre vigneronne paraîtra pas irrespectueuse
au prince. C'est certainement ce que le brave homme a cru dire de plus
respectueux. C'est décidément à Jemmapes qu'il désire se fixer; mais il
eût fallu sans doute qu'il désignât la localité. Comment eût-il pu le
faire? on ne lui a pas permis de voir et de s'informer. On l'a réexpédié
en France tout de suite. Il a jeté, seulement en passant, un regard sur
un beau pays, et on lui a dit qu'il y avait là les dix-huit vingtièmes
des terres à concessionner. Que faut-il qu'il fasse pour mettre sa
demande en règle?

Peut-être un mot de Son Altesse impériale, qui ordonnerait purement
et simplement un _très bon choix_ aux autorités locales compétentes,
suffirait-il pour abréger et lever la difficulté. On a dit à Patureau
qu'aux environs de Sidi-bel-Abbès (et il faut peut-être que vous sachiez
incidemment ce détail), une _masse_ de colons espagnols écartaient
à coups de couteau les colons français. Le renseignement paraissait
sérieux. Patureau, qui n'est pas _guerrier_, a donc reculé devant la
lutte; c'est pourquoi il n'a pas persisté dans le désir d'être le voisin
de mon neveu, l'ancien spahi, qui, lui, se moque des Espagnols comme des
Arabes.

A cette demande de concession, je joins la demande du même Patureau au
ministre, que Son Altesse a promis de vouloir bien appuyer, à l'effet
d'un séjour de deux mois de notre exilé, dans sa famille. Si vous voulez
bien la faire remettre à M. Hubaine [1], je crois que c'est lui qui est
chargé de la faire tenir au ministre.

Il me reste à vous parler de l'affaire Sarlande, dont vous avez promis
à Maurice et à moi de vouloir bien ne pas cesser de vous occuper. On
m'écrit que le tracé du chemin de fer d'Alger à Blidah et Oran, soutenu
par Sarlande, a été adopté. Je ne le crois pas encore, parce que, si
cela était, sachant combien je m'intéresse à lui, je suis sûre que vous
auriez eu l'obligeance gracieuse de me le faire savoir. Dans tous les
cas, je suis toute disposée, par la connaissance que j'ai du caractère
et de la position de M. Sarlande, à lui servir d'avocat auprès du prince
pour qu'il obtienne la concession de ce chemin de fer. On m'écrit aussi
qu'il y a de nombreux concurrents pour cette demande, voulant tous,
avant tout, qu'on leur garantisse _tout de suite_ l'intérêt de cinq pour
cent sur soixante millions, tandis que Sarlande, qui est un des notables
de l'Algérie, et qui a déjà fait plusieurs traités avec les chefs de
bureau du ministère, offre à l'État cet avantage, de ne demander la
garantie d'intérêts qu'au fur et à mesure de l'exécution des travaux.
Enfin, comme c'est grâce à la persévérante et intelligente réclamation
de M. Sarlande pour cette ligne, et pour les intérêts des populations
qu'il représente, qu'elle l'a emporté dans un esprit sérieux et attentif
comme celui du prince-ministre, je pense qu'il doit avoir bonne chance
auprès de Son Altesse impériale, si vous voulez bien encore lui servir
d'avocat et obtenir pour lui une audience de Son Altesse.

Cependant, il se peut que Son Altesse ait disposé déjà de cette
concession, et vous me comprenez assez pour savoir qu'à aucun prix je ne
voudrais faire le métier d'importun, qui consiste à demander ce qui ne
peut être obtenu et à mettre une personne amie, si haut placée qu'elle
soit, dans l'ennuyeuse nécessité de dire non.

Vous pouvez faire que je ne joue pas le rôle _d'ennuyeuse_ et que celui
_d'ennuyé_ soit épargné au prince, en me disant, courrier par courrier,
s'il est temps encore pour M. Sarlande de solliciter, et si son instance
pourrait être écoutée, vu que, dans le cas contraire, je pourrais
épargner aussi à mon client des démarches inutiles. M. Sarlande,
ancien avocat, s'exprime très clairement et est si bien au courant des
questions relatives à cette affaire et à l'Algérie en général, que, dans
tous les cas, Son Altesse ne perdrait pas son temps à l'écouter une
demi-heure.

Pardonnez cette longue lettre: je suis un auteur à _longueurs_; mais ma
reconnaissance est aussi durable que mon style est _durant. Endurez-le_
avec votre bienveillance ordinaire et croyez, cher monsieur, à mes
sentiments bien affectueux.

Maurice vous prie d'agréer les siens, et, tous deux, nous vous prions
de ne pas nous oublier auprès de notre cousine de Champrosay[2], quand,
plus heureux que nous, vous la verrez.

GEORGE SAND.

Je joins à la demande de Patureau au ministre, la demande au même effet
qu'il a cru devoir adresser au préfet de l'Indre. Je pense que cette
demande renvoyée par le ministre audit préfet, aura du poids, tandis
qu'elle en perdra beaucoup en passant par mes mains.

  [1] Alors secrétaire du prince Napoléon.
  [2] Madame Frédéric Villot.




CDXLI

A M. EDOUARD CHARTON, A PARIS

                                 Nohant, 20 novembre 1858.

Cher excellent coeur ami, je vois que vous prenez du souci de ce qui me
touche; merci mille fois!--Je ne connais pas le pamphlet Breuillard[1].
Maurice et mes amis ont dit qu'il fallait poursuivre et j'ai été de leur
avis, en leur entendant dire qu'il y avait là injure personnelle et
calomnie à la vie privée.

Mais je ne voulais que la réparation nécessaire à tout individu attaqué,
dont le silence pourrait être regardé comme un aveu des turpitudes qu'on
lui prête. D'autres amis ont cru qu'il fallait faire plus de bruit,
appeler à mon aide un grand avocat, avoir dans les journaux la
reproduction de son plaidoyer, etc. Je m'y suis refusée d'abord parce
que, _dans l'espèce,_ la reproduction est interdite, m'a-t-on dit, et
que le retentissement n'aurait pas eu lieu; ensuite parce que c'était
plus de bruit qu'il ne fallait, même en restreignant ce bruit à la
localité. J'ai prié mes amis de se consulter entre eux. Ils l'ont fait,
ils m'ont donné raison, on m'a désigné l'avoué et l'avocat. Ceux-ci ont
accepté le mandat offert; maintenant, si j'ai eu tort, il n'est plus
temps d'y revenir.

Que vous dire de moi, maintenant, à propos de théâtre? je ne sais pas.
C'est un jour oui, et un jour non. Ai-je du talent pour cela? je ne
crois pas; j'ai cru qu'il m'en viendrait, je médis encore quelquefois,
sous mes cheveux gris, qu'il peut m'en venir. Mais on a tant dit le
contraire, que je n'en sais plus rien, et que j'en aurais peut-être en
pure perte. Si les auteurs sont rares et mauvais comme vous le dites,
c'est peut-être bien la faute du public, qui veut de mauvaises choses,
ou qui ne sait pas ce qu'il veut. Montigny m'écrivait dernièrement: «Que
faut-il faire pour le contenter? si on lui donne des choses littéraires,
il dit que c'est ennuyeux; si on lui donne des choses qui ne sont
qu'amusantes, il dit que ce n'est pas littéraire.» Le fait m'a paru
constant dans ces dernières années. On se plaignait de voir toujours la
même pièce; mais toute idée nouvelle était repoussée. Que faire? N'y pas
songerai écrire quand le coeur vous le dit. C'est ce que je ferai quand
même.

Mon pauvre Maurice vient d'être très souffrant, moi par contre-coup.
Nous revoilà sur pied, lui au physique, moi au moral.

Je lis la _Correspondance_ de Lamennais. Qu'est-ce que vous en dites, de
ce premier volume? Moi, j'ai besoin de faire un effort pour voir l'homme
de bien et de coeur à travers cet ultramontain passionné. Et pourtant
c'est bien le même homme placé à un autre point de vue que celui où nous
l'avons connu. Bonsoir, cher ami; à vous de coeur toujours.

G. S.

  [1] Ce Breuillard était un inconnu de province qui avait publié contre
      George Sand un écrit diffamatoire.




CDXLII

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

                                 Nohant, 9 décembre 1858.

Ma bonne, bonne fille,

Vous faites tout ce qu'il est possible pour cette sainte et chère
martyre[1]. Si cela n'arrivait pas assez vite, donnez, de ma part, ce
qu'il faut pour attendre, en même temps que vous donnerez pour vous, et
sans lui en parler. Cela, aura l'air d'être ajouté par le ministère au
premier envoi. Ah! quelle situation! quelle douleur! On n'ose pas penser
à soi-même quand on pense à _elle_! Pourtant c'est un grand chagrin pour
nous aussi. Nous l'aimions tendrement, lui [2], cet excellent coeur uni
à un si charmant caractère et à une si noble intelligence! C'était un
vrai ami, sans langueur et sans oubli dans son affection. Il ne se
passait guère de mois sans que je visse arriver sa bonne écriture ronde
et courante: des lettres courtes mais pleines, et parlant de sa femme
avec une telle adoration! Pauvre femme qui devait mourir avant lui!
C'était toute sa crainte, à lui. «Tous les chagrins, tous les déboires,
disait-il, pourvu qu'elle vive!»--Il est mort, et elle ne vivra pas!
Il faut bien croire que Dieu sait ce qu'il fait et que cette mort si
redoutée des hommes est une récompense quand elle n'est pas la fin d'une
expiation, couronne pour les bons, chaîne détachée pour les coupables.

Oui, vous avez raison de prendre la paix pour devise, et pour idéal.
Mais ne l'espérons guère en ce monde, et méritons-la dans l'autre. Vous
êtes bonne, ma chère Sylvanie[3], vous courez à ceux qui souffrent et
pour eux. Vous méritez d'avoir sur cette terre plus de bonheur que toute
autre et je vous garantis que vous en trouverez au moins dans votre
coeur.

Je vous embrasse tendrement.

Voudrez-vous remettre ma lettre à cette pauvre femme, quand vous jugerez
qu'elle lui fera plus de bien que de mal?

Mes enfants vous aiment.

G. SAND

 [1] Madame Bignon, qui s'était fait connaître au théâtre sous le nom de
     madame Albert.
 [2] Bignon.
 [3] Nom de baptême de madame Arnould-Plessy.




CDXLIII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 17 décembre 1858.

Cher enfant, j'ai envoyé tout de suite votre lettre à Patureau.--Vous
faites bien de lui dire tout ce qui peut le décider à rester; mais, moi,
je crois faire aussi bien en lui disant tout ce qui peut le décider à
partir. Sa sagesse pèsera le tout. Mais je suis aussi sûre que
possible qu'il profitera de la concession et des moyens qui lui sont
généreusement accordés de remplir ses devoirs de famille. Vous vous
faites difficilement une idées des impossibilités de son existence chez
nous. Outre les ennemis sans nombre que sa popularité, lui a créés à
une certaine époque, cette popularité qui existe plus que jamais, et à
laquelle il ne peut plus se soustraire, lui crée elle-même, des soucis
et des dangers toujours renaissants. Il n'est pas d'homme plus prudent
que lui, et pourtant il est fatalement condamné à des imprudences, un
jour ou l'autre. Et puis cette popularité lui crée des devoirs dont
beaucoup sont factices selon moi, sans cesser d'être impérieux. Les
services à rendre l'ont ruiné! Le temps perdu à écouter bien
des bavardages, et l'exil deux fois, l'ont forcé à des emprunts
considérables. Il peut se libérer en vendant tout ce qu'il a, mais,
après, il lui faudra redevenir simple journalier. Or les ennemis lui
refusent le travail. Que faire avec femme et enfants?--Et puis être
journalier à son âge, c'est très dur! Qu'une maladie l'arrête, c'est la
famine à la maison. Il fait son devoir en consacrant les dix années de
force qu'il a encore devant lui à assurer l'existence des siens et à
leur créer un avenir. Il a dû vous répondre. Je ne dois le revoir qu'au
jour de l'an.

Bonsoir, mon cher enfant, et toutes nos tendresses à vous et chez vous.




CDXLIV

AU MÊME

                                 Nohant, 28 décembre 1858.

Enfin! tout est arrivé, _aujourd'hui seulement_, 28, à dix heures du
matin; et... consolez-vous: tout en bon état, les coquillages vivants!
notez bien ceci, que, si Toulon voulait en envoyer à Paris, ces
animaux-là se conservent et se moquent de notre climat, lequel, du
reste, est très doux depuis un mois de déluge. Nous avions renoncé à
recevoir ce malheureux envoi; nous pensions qu'il était égaré ou dévoré
par les commis du chemin de fer.

C'est égal, il n'y a pas plus de conscience dans cette administration
que dans toutes les autres messageries. Tout pouvait arriver gâté, et
nous étions volés tout de même. Aviez-vous mis à la grande vitesse?--Et
puis, une autre fois, je ne crois pas qu'il faille payer d'avance le
port. On se moque d'un paquet payé; c'est le dernier dont on s'occupe.

Mais oublions le chapitre, des désagréments. Nous avons mangé ce matin,
une partie des coquillages;--exquis! les moules moins fraîches que les
praires; mais tout le reste aussi frais que sortant de la mer et remuant
sous le couteau de l'ouvreuse. Cette amertume dont vous parlez est peu
sensible. Je crois que le temps écoulé hors de l'eau bonifie beaucoup ce
comestible. Avis aux Toulonnais!

Les patates et les ignames sont, comme de juste, en état prospère; les
grenades et les citrons aussi; les oranges, un peu foulées; les raisins,
un peu salés par le voisinage des coquilles, mais on les met à l'air et
ils seront bons ce soir. Donc, compliments sans fin à l'emballeur, et
remerciements surtout; car vous vous êtes donné un mal affreux pour tout
cela, et, si j'avais pu prévoir que Toulon fût dans un bouleversement
pour les vivres, je n'aurais pas voulu vous faire tant courir pour le
_plaisir de gorge_. En berrichon, on dit _gueule_; ce qui est moins
élégant.

Dites-moi ce que je vous dois pour toutes les choses que vous avez
achetées. Je ne veux pas que vous attendiez; car les truffes surtout,
c'est quelque chose. On est en train de chercher la plus belle volaille
de la cour pour la tuer. Pauvre bête! elle ne se doute pas de la gloire
à laquelle on la destine. Être truffée! quel honneur! mais comme elle
s'en passerait bien!--Je vous dirai, dans quelques jours, si vos truffes
sont aussi bonnes que belles, et si elles _enfoncent_ celles des autres
provinces du Midi. Merci encore, cher enfant, pour les renseignements
d'histoire naturelle des coquillages. Merci à Solange, merci à Désirée,
merci à vous tous qui vouliez m'envoyer toute votre terre de Chanaan.

Vous voyez que les communications sont encore mal établies entre nous
par les chemins de fer. C'est à Lyon, je crois, que se fait le désordre,
à cause du transvasement des colis et de la ville à traverser _sans
ligne_. Patureau avait reçu votre lettre et s'informait tous les jours,
se levant à trois heures du matin, pour être à l'arrivée. Voilà des
_gueulardises_ qui ont coûté plus cher, en fait de peines, que ne vaut
la gourmandise; mais je ne veux pas dire plus qu'elles ne valent par
elles-mêmes; car elles ont leur prix et nous apportent, surtout, un
parfum de votre pays et de votre amitié.

Nous sommes, pour deux jours, peut-être, en récréation, Maurice et moi.
Nous avons fini des travaux de patience et de persévérance: moi, des
recherches et des romans; Maurice, un gros livre sur la _commedia
dell'arte_. Savez-vous ce que c'est? Vous le saurez quand vous aurez lu
son ouvrage, qui est l'histoire de ce genre de théâtre, depuis les Grecs
jusqu'à nos jours; avec cinquante figures charmantes dessinées par lui
et gravées par Manceau. Maurice a écrit le texte en quatre mois, et
c'est un tour de force; car jamais histoire n'a été plus difficile à
repêcher dans un monde d'écrits, où il lui fallait chercher pour trouver
quelquefois deux lignes. Enfin, il a été récompensé de ses peines,
autant qu'un artiste peut l'être, en découvrant, dans le _fleuve
d'oubli_, un grand, poète oublié en Italie et inconnu en France[1].
Mais ce poète-prosateur écrit dans une langue impossible. Tous ses
personnages parlent un dialecte différent: l'un le vénitien, l'autre
le bolonais, un autre le padouan, un autre le bergamasque, un autre
l'ancônais.

Et tout cela, non comme on le parle maintenant, mais comme on le parlait
en 1520.--Jugez quel éblouissement quand nous avons vu arriver ces vieux
bouquins tant cherchés! Eh bien, la patience triomphe de tout; avec
notre peu d'italien et mes vagues souvenirs de vénitien, nous avons tant
lu et relu, tant réfléchi et tant comparé, que nous sommes arrivés à
comprendre et à traduire. Nous nous disions souvent que, si nous savions
votre dialecte, nous aurions lu peut-être cela couramment. D'autre part,
des Italiens consultés ne pouvaient pourtant déchiffrer une phrase. Un
Bolonais ne pouvait lire le bolonais et nous disait que nous cherchions
à retrouver une langue perdue.--Enfin, nous l'avons retrouvée, même
sans dictionnaire des dialectes; Maurice triomphait de tous ceux qui se
rapprochaient du Piémont, et moi de tous ceux qui se rapprochaient de
l'Adriatique.

Voilà notre occupation de ces derniers temps. Je vous en ai fait part,
sachant que vous vous intéressez à tout ce que nous faisons. Et puis je
veux vous dire quelque chose qui vous fera peut-être plaisir et que vous
devez, je crois, penser aussi: c'est que me voilà convaincue, pour ma
part, que les dialectes sont beaucoup plus beaux que les langues. Ils
sont plus vrais, ils ne se prêtent pas à l'emphase, ils sont forcés
d'exprimer des idées nettes et simples, des sentiments énergiques, et
ils se prêtent, en revanche, à des manifestations plus étendues de la
pensée, par un luxe d'épithètes et de verbes dont les langues faites et
châtiées n'approchent pas. Vous devriez, quand vous aurez des moments à
perdre, faire quelques chansons dans votre dialecte, que je ne connais
pas du tout, mais qui doit avoir aussi ses beautés. Je sais bien, moi,
que j'aime beaucoup mieux le français que nos paysans parlaient il y a
trente ans, et que quelques vieillards de chez nous parlent encore bien,
que le français académique.

Nous avons un temps affreux, des torrents d'eau, des coups de vent à
tout déraciner, mais pas de froid, et dès lors on travaille. J'ai fait
deux ou trois romans depuis ceux qui ont été publiés, et une comédie.
Tout cela ne fait pas de l'aisance. Mais le travail improductif au point
de vue matériel n'en est pas moins le travail, l'ami de l'âme, son plus
fort soutien. Maurice ne retirera peut-être pas quatre sous de son tour
de force, et il y a mis de sa santé, car il est très fatigué. Mais la
passion de piocher n'en est pas affaiblie, et cette passion-là, c'est la
récompense. Il n'y a de sûr en ce monde que ce qui se passe entre Dieu
et nous.

Bonsoir, mon cher enfant. Merci encore merci cent fois pour votre
affection et celle de votre chère famille. On a déjà bu à votre santé à
tous, moi avec mon eau, qui n'est pas une insulte, puisqu'elle est pour
moi le vin le plus délicieux.

A vous de coeur.

Le père Aulard est dans la joie de votre sonnet. Gare à vous! il va vous
en pleuvoir qui ne seront pas aussi jolis. Patureau a reçu et médité vos
lettres. Mais, tout bien pesé, et grâce à l'espionnage dont on continue
à l'obséder, il est bien décidé à aller planter des patates en Algérie.
Le prince, qui est très bon, lui donne une petite somme pour couvrir les
premiers frais d'établissement. D'ailleurs, il n'est pas probable que
l'on permette à ce brave homme de rester ici. On refuse à tous les
autres de rentrer, même temporairement.

  [1] Angelo Beolco, dit le _Ruzzante._




CDXLV

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

                                 Nohant, 29 décembre 1858.

Oui, certainement, ma belle et bonne, ce que vous avez pensé et écrit,
n'importe sur quoi, m'intéressera toujours vivement. Envoyez!

J'ai reçu de madame Bignon une lettre digne d'un ange. Elle a un désir,
c'est de faire publier par souscription les cinq pièces que son mari a
faites et qui ont du mérite, je les connais. Elle me demande de faire
une préface, je suis tout à elle.

D'autre part, Emile Aucante (qui me dit, par parenthèse, que vous avez
été excellente pour lui, ce dont je vous remercie) pense que cette
souscription ne sera pas couverte. Je ne crois pas qu'il ait raison. Il
me semble qu'elle le sera, ne fût-ce que par les acteurs de Paris. Je
les ai toujours vus généreux et spontanés dans ces sortes de choses,
et il s'agit peut-être d'un millier de francs à rassembler! Qu'en
dites-vous? Emile me donne, sur la position d'argent de cette pauvre
sainte femme, des détails moins rassurants que les vôtres. Elle n'a
peut-être pas voulu tout vous dire. Je crois que la représentation à son
bénéfice ne serait pas à perdre de vue. Il ne s'agit pas de lui faire
des rentes... Pauvre femme! elle ne peut pas vivre, mais d'empêcher que
la misère n'ajoute à l'horreur de son sort. Elle est pleine de foi et de
soumission. Oui, vraiment on en a canonisé qui ne la valaient pas!

Et votre pauvre Eugène malade là-bas? Vous avez dû bien souffrir, chère
femme; mais vous êtes rassurée. Merci d'avance à lui pour le tabac qu'il
envoie et merci à votre amie, pour les belles pantoufles _tout en or_
que j'ai reçues il y a deux jours.

Maurice a fini son travail de bénédictin sur la comédie italienne. Il
va bientôt vous porter mes tendresses et vous dire que nous vous aimons
tendrement.

GEORGE SAND.




CDXLVI

A M. OCTAVE FEUILLET, A PARIS

                                 Nohant, 18 février 1859.

Il y a bien longtemps, monsieur, que je veux vous dire que j'aime votre
talent d'une affection toute particulière. Vous sachant fier et modeste,
je craignais de vous _effaroucher_. A présent que de grands succès
doivent vous avoir appris enfin tout ce que vous êtes, il me semble
que vous comprendrez mieux le besoin que j'éprouve de vous envoyer mes
applaudissements. Vivant loin de Paris, je n'ai pas pu voir _le Roman
d'un jeune homme pauvre_; mais j'ai fait venir la pièce et je l'ai lue à
un ancien ami à vous, qui est le mien depuis dix ans. Après cela, nous
avons parlé toute la journée de la pièce et de vous et j'ai voulu lire
aussi plusieurs proverbes ravissants qui m'avaient échappé. Nous avons
donc passé, avec vous, deux ou trois bonnes journées. On lit si bien à
la campagne, l'hiver, dans la vieille maison pleine de souvenirs, au
milieu de toutes ces choses et le coeur plein de tous ces sentiments que
vous peignez avec tant de charme et de tendre délicatesse! Après cela,
il est bien naturel qu'on veuille vous le dire et vous remercier de ces
heures exquises que l'on vous doit. Il y aurait de l'ingratitude à ne
pas le faire, n'est-ce pas? Et puis je suis de l'âge des grand'mères et
mon compliment peut bien ressembler à une bénédiction. Ce n'est donc
embarrassant ni pour vous ni pour moi. Je ne vous demande pas de m'en
savoir gré, mais je vous prie d'y croire comme à une parole sincère et
qui peut, entre mille autres, vous porter bonheur.

GEORGE SAND.




CDXLVII

AU MÊME

                                 Nohant, 27 février 1859.

Vous croyez que je vous ai répondu d'avance? Non. Je veux vous
remercier, moi, d'une lettre si bonne, si vraie, si affectueuse. Je ne
peux pas vous dire tout le bien qu'elle m'a fait. Je l'ai là, à côté de
moi, comme un talisman et un porte-bonheur. On a ses jours de spleen,
malgré le bonheur du coin du feu et des vieux amis.

On voudrait, sans quitter cela, vivre de la vie d'artiste, c'est-à-dire
sentir que la religion de l'art, qui n'est que l'amour du vrai et du
bien, a encore des croyants, et il y en a si peu! Les uns arrivent au
scepticisme par l'expérience, les autres parce que, apparemment, leur
coeur est vide. On voit tous les jours des gens qui désertent et qui
renient jusqu'à leur mère. On se sent tout seul dans sa petite maison
avec les siens, comme Noé dans son arche, voguant sur les ténèbres et se
demandant parfois si le soleil est mort. Alors c'est bien bon de voir
arriver l'oiseau à la branche verte, et ce petit oiseau de mon jardin,
comme vous l'appelez, c'est l'oiseau de la vie et un vrai fils du ciel
éclairé et rallumé.

Quand je remets de temps en temps les pieds sur la terre, lavée par ce
déluge des événements passés depuis dix ans, j'y retrouve tout le
mal d'auparavant avec un mal nouveau, une fièvre de je ne sais quoi,
toujours en vue de quelque chose de petit et d'égoïste, de jaloux,
de faux et de bas, qui se dissimulait autrefois et qui s'affiche
aujourd'hui. Et moi qui, dans la solitude, ai passé mon temps à tâcher
de devenir meilleure que cela, je me figure que je suis encore plus
seule dans cette foule inquiète et souffrante, à laquelle je ne trouve
rien à dire qui la console et la tranquillise, puisqu'elle a l'air de ne
plus rien comprendre.

Mais je redeviens artiste dans mon coeur, je retrouve la foi et
l'espérance quand je vois une belle action ou une belle oeuvre remuer
encore la bonne fibre de l'humanité et l'idéal lutter avec gloire et
succès contre cette nuit qui monte de tous les points de l'horizon.
J'ai souffert pour mon compte, oui, bien souffert; mais, l'âge de
l'_impersonnalité_ étant venu, j'aurais connu le bonheur si j'avais vu
la génération meilleure autour de moi. Aussi mon coeur s'attache à tout
ce que je vois poindre ou grandir. J'ai vu déjà en vous l'un et l'autre,
et vous me dites que vous n'êtes plus très jeune: tant mieux, puisque
vous voilà mûri sans que le ver vous ait piqué. Les fruits sains sont
si rares! Et ils portent en eux la semence de la vie morale et
intellectuelle destinée à lutter contre les mauvais temps qui courent.

Notre pauvre siècle, si grand par certains côtés, si misérable par
d'autres, vous comptera parmi les bons et les consolateurs, ceux qui
portent un flambeau et qui savent l'empêcher de s'éteindre. Votre lettre
me montre bien que vous avez le talent dans le coeur, c'est-à-dire là où
il doit être pour chauffer et flamber toujours.

C'est un devoir de s'aimer quand on est sorti du même temple;
aimons-nous donc, nous qui ne sommes pas bêtes et mauvais. Croyons, à
la barbe des railleurs froids, que l'on peut vivre à plusieurs et se
réjouir d'une gloire, d'un bonheur, d'une force qui éclatent au bon
soleil de Dieu. Ne semble-t-il pas, quand on voit ou quand on lit une
belle chose, qu'on l'a faite soi-même et que cela n'est ni à lui, ni à
toi, ni à moi, mais à tous ceux qui en boivent ou qui s'y retrempent?

Oui, voilà les vrais bonheurs de l'artiste: c'est de sentir cette vie
commune et féconde qui s'éteint en lui dès qu'il s'y refuse. Et il y a
pourtant des gens qui s'attristent et se découragent devant l'oeuvre des
autres et qui voudraient l'anéantir. Les malheureux ne savent pas que
c'est un suicide qu'ils accompliraient. Ils voudraient tarir la source,
sauf à mourir de soif à côté.

J'irai à Paris à la fin de mars, je crois; y serez-vous, et
viendrez-vous me voir? Oui, n'est-ce pas? ou bien vous viendrez me
voir dans ma thébaïde, qui n'est qu'à dix heures de Paris? Laissez-moi
espérer cela; car, à Paris, on se voit en courant; et, en attendant, je
vous serre les mains de tout mon coeur.

G. SAND.




CDXLVIII

A M. LUDRE-CABILLAUD, AVOUÉ, A LA CHÂTRE

                                 Nohant, 20 février 1859

Merci, mon cher Ludre, de la consultation. Je garde encore votre livre
pendant quelques jours et je médite l'article, quand j'ai un moment de
loisir. J'y vois ce que vous dites; mais j'y vois aussi _l'esprit_
des arrêts. Il est peut-être permis de publier quand ce n'est ni par
spéculation, ni en vue d'aucune délation ou vengeance, et quand les
lettres ne peuvent que faire honneur à celui qui les a écrites; enfin,
quand on n'y laisse rien qui puisse compromettre ou affliger personne,
et c'est ici le cas. Il est dit aussi qu'en cas exceptionnel, on peut se
trouver dans la nécessité de se défendre. Je vois que la loi, qui n'a
rien voulu fixer absolument, est très sage et que les décisions sont
dictées par le sentiment de la morale et de la délicatesse, _selon les
cas_. Je ne craindrais donc pas, dès à présent, de publier ces lettres,
si mes convenances personnelles m'y poussaient. On pourrait certainement
me faire un procès; mais je serais certaine de le gagner. Il faudrait
seulement pouvoir lancer brusquement la chose avant d'en être empêchée.
La chose faite, avec la réserve, l'annonce même, dans une préface, que
si, les héritiers de l'écrivain _non nommé, reconnaissent le style
et veulent voir les autographes_, on leur abandonnera le profit avec
empressement, je doute qu'ils pussent faire interdire la vente. Je crois
que cela peut se faire par moi pendant ma vie, ou après, par disposition
testamentaire. Si c'est pendant ma vie, je ne nommerai personne et le
public n'en comprendra que mieux. Si c'est après ma mort, on pourra
nommer.

Que vous semble de mon idée? Je consulterai M. Delangle et d'autres, et
je vous dirai leur avis.

J'irai voir votre gamin avec plaisir.

A vous de coeur.

G. SAND.




CDXLIX

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME), A PARIS

                                Nohant, 25 août 1859.

Chère Altesse impériale,

Je vous remercie de coeur: avec vous, on est obligé si vite et si bien,
qu'on est deux fois plus touché et reconnaissant.

Oui, je devine tout ce que vous ne me dites pas, et j'ai souffert pour
vous. Mais le temps éclaire toutes choses et justice se fera.

Pourtant, j'aurais été bien heureuse de vous voir et j'aurais besoin de
causer avec vous pour reprendre espérance et courage à propos de cette
pauvre Italie. J'ai une peur affreuse des conférences diplomatiques et
de ces fameuses _puissances_, qui se croient le droit de trancher
des questions de vie et de mort pour un peuple qu'elles regardaient
tranquillement mourir et qu'elles n'ont rien fait pour aider à
renaître,--tout au contraire!
                
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