Vous avez une consolation: c'est que votre mission en Toscane a porté de
bons fruits; l'admirable unité des voeux, exprimés si noblement et si
habilement aussi, à reçu de vous, j'en suis sûre, une bonne impulsion
et de sages conseils. Nous vous sommes peut-être redevables aussi du
bienfait de l'amnistie.
Bien qu'on affecte peut-être de ne pas vous écouter, je crois que ce que
vous savez dire en de certains moments laisse des traces.
S'il en est ainsi, votre rôle est le plus beau de tous, puisque vous
faites le bien sans gloriole et sans intérêt personnel.
Merci pour ce que vous me dites du préfet de Châteauroux, et merci
surtout de la bonne amitié que vous voulez bien me conserver. Comptez
sur un coeur très fidèle.
GEORGE SAND.
CDL
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS
Nohant, 7 décembre 1859.
Eh bien, j'ai un joli fils, qui vient d'avoir encore un magnifique
succès et qui ne m'a pas écrit un petit mot, comme autrefois, pour me le
dire! Ce jeune favori de la Gloire sait que qui dit représentation, dit
triomphe, quand il s'agit de lui.
Aussi n'était-ce pas de l'inquiétude, c'était de l'impatience que
j'avais de tenir mon petit mot de souvenir. Je l'attendais en me disant:
«C'est l'occasion, le jour et l'heure!» Mais monsieur a oublié sa
vieille amie. Fi, le vilain enfant! moi, je n'oublie pas de lui dire que
je suis heureuse quand même, que je l'embrasse et que je compte au moins
sur le premier exemplaire qui sortira du magasin.
G. SAND.
Maurice vient aussi d'avoir son petit succès avec un gros bouquin
de costumes et de recherches[1] que les éditeurs ne suffisent pas à
fournir. On vous envoie d'ici des bravos et des poignées de main en
attendant qu'on vous les porte.
[1] _Masques et Bouffons_.
CDLI
A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS
Nohant, 18 décembre 1859.
Cher ami,
Ce changement de titre me contrarie: je n'aime pas à céder sans savoir
pourquoi. Mais c'est accompli, n'en parlons plus. Ce à quoi je ne puis
céder, c'est à laisser couper mes feuilletons en deux. Pour cela, _non,
non, non_! Dites-le, et avertissez que, si on ne se conforme pas aux
conventions que vous avez faites avec moi, j'aime mieux que l'on me
rende toute parole et le manuscrit. Je ne tiens pas à écrire dans les
journaux, bien au contraire! Les feuilletons conviennent mal à ma
manière et m'ôtent la moitié du succès que j'ai dans les revues et en
volume. Il n'y a pas assez d'accidents et de _surprises_ dans mes romans
pour que le lecteur s'amuse au déchiquetage de l'attente. Ce roman-ci,
particulièrement, a besoin d'être lu par chapitres _comme ils sont
chiffrés et coupés_, pas autrement.
Donc, maintenez votre autorité et mon droit, ou bien ne commencez pas.
La _Revue des Deux Mondes_ est toute prête à me prendre l'ouvrage
aux mêmes conditions, et cela ne me portera aucun préjudice. Ayez la
conscience en paix sur ce point.
A vous de coeur.
G. SAND.
CDLII
A M. DESPLANCHES
Nohant, 26 décembre 1859.
Oui, monsieur, j'aurai du courage. Je sais qu'il le faut; je ne m'étais
pas jetée dans la lutte par amour de la lutte, je ne la prévoyais même
pas. J'étais jeune et je me sentais artiste. J'ai vieilli en luttant,
toujours étonnée de la haine des autres, mais sentant chaque jour
davantage que, quand on croit, on ne peut plus reculer. Je le voudrais
en vain: la vérité est bien plus forte que moi, et même je suis
naturellement faible; mais je l'aime tant, la vérité, qu'elle me
pousse et me porte, et que tout ce qui n'est pas elle m'est à peu près
indifférent.
Merci pour votre lettre. Elle est d'un grand coeur et d'un noble esprit.
Croyez-vous que de tels encouragements ne pèsent pas cent fois plus dans
ma vie que les injures des cagots? Merci encore, et à vous de coeur.
G. SAND.
CDLIII
A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS
Nohant, 7 janvier 1860.
Mon vieux ami,
Je te remercie d'avoir pensé à moi au nouvel an, et je t'envoie tous
mes voeux et toutes nos tendresses. Nohant félicite Nevers des grâces,
talents et vertus de monsieur ton petit-fils. C'est une grande
consolation que ce petit être apporte, en venant au monde, à travers
tant de peines qui vous ont frappé et que sa présence a le don d'alléger
sans qu'il s'en doute, lui qui n'a eu que celle de naître pour faire des
heureux. Dis à ma petite Berthe combien je me réjouis pour elle, et que
je lui promets d'admirer avec enthousiasme jusqu'au moindre pet de son
cher trésor! Je vois aussi Eugénie en extase et Cyprien en idiotisme
comme tu me les dépeins. J'attends la belle saison avec impatience pour
me joindre à ce concert d'adorations.
Quels temps nous avons eus! froid de Sibérie, neige, chaleur de mai,
déluge, tempêtes à décorner les boeufs, éclairs et tonnerre, tout
cela dans un mois, c'est à croire le bon Dieu fou. Et, dans le monde
politique, il se fait aussi trente-six sortes de temps. Voilà notre
drôle de corps d'empereur qui abandonne son petit pape mignon, qui serre
l'Angleterre contre son coeur, et qui, après avoir convoqué l'Europe à
déjeuner, lui fait entendre que la marmite est renversée et qu'elle peut
rester chez elle. Tout cela ne me frappe pas d'admiration, bien que je
m'en réjouisse; mais il me semble que ce sont des solutions arrachées
par le caprice, et qu'il y a, dans tout cet imprévu, trop de bizarrerie.
Si c'est de la finasserie, ça ne vaut pas mieux. Du courage et de la
franchise dès le commencement des querelles eussent peut-être évité
la guerre. Un gouvernement qui a des principes et qui n'en change pas
toutes les semaines n'a pas besoin de tant de sang et d'argent pour se
faire respecter. C'est une politique de surprises qui fait le prestige
de ce règne. C'est drôle, mais ça n'est pas si fort que ça en a l'air.
Au milieu de tout ça, je crains pour lui le poignard des jésuites, et je
désirerais pourtant qu'il y eût de leur part une tentative (avortée) qui
lui fît ouvrir les yeux tout à fait sur cette bonne petite Eglise, qu'il
a tant cajolée et qui l'a toujours payé de sa haine.
Donne-moi quelquefois de vos nouvelles à tous, mon cher vieux.
J'ai fini ton roman dans _l'Europe artiste_, et je l'ai trouvé très
amélioré comme style, et intéressant.
Nous nous portons tous bien et nous vous envoyons à tous mille bonnes et
fidèles amitiés.
G. SAND.
CDLIV
A MAURICE SAND, A PARIS
Nohant, 8 février 1860.
Je sais enfin la légende de _l'homme sans tête_ de Launières et autres
lieux. Elle est très jolie. C'est dommage que nous ne l'ayons pas eue,
à l'article du _cornemuseux_ de tes légendes. Au reste, le fantastique
n'est pas encore mort chez nous. Les _hobbolds_ sont déchaînés. Ils sont
à Launières: ils emmènent les charrues qui sont dans les cours et vont
labourer, la nuit! Le diable est à Lalleu, dans la maison d'une femme
qui ne peut pas mettre de beurre dans sa soupe, sans que _quelque chose
de rouge_ s'élance du coin de son foyer pour cracher dans ladite soupe!
On a fait venir le curé pour exorciser. C'est, à coup sûr, une bête de
femme, qui s'est brouillée avec son _hobbold_ ou son _korigan_ et qui va
le mettre en fuite; malheur à elle!
_Récit de la Tournite [1] sur le château de Briantes_.
«Quand j'étais petite drôlesse, ma mère me racontait qu'il y avait eu,
dans les temps, un homme de Crevant, appelé Rendy, qui était fermier
au château de Briantes, et qui voulut tenter le diable en mangeant des
oeufs.
--Qu'est-ce que c'est que tenter le diable en mangeant des oeufs?
--_J'en sa rin_; l'histoire dit comme ça. Il s'en _allit_ tout seul dans
une grande chambre du _châtiau_, et il se mit de manger ses oeufs.
Quand ça fut au huitième, v'la le diable qui entre, habillé en
bourgeois, en monsieur _tout à noir_, avec un livre dans sa main qu'il
pose tout ouvert sur la table et s'en va. Rendy voit bien le livre, mais
il ne veut pas le regarder.
--Sois tranquille, qu'il dit, ton sacré livre, j'y lirai pas!
Et le v'la de manger le neuvième oeuf.
Alors monsieur le diable _revenit_ tout en colère; il dit:
--Tu y liras!
Il le prend par le _chagnon_ du cou[2] et Rendy a lu ce qu'il y avait;
mais jamais il a voulu dire quoi que c'était, et le v'la qu'est tombé
tout _apiami[3],_ qu'on l'a cru mort. Le monde sont venu, ils l'ont fait
revenir; mais il a dit:
--Jamais je ne mangerai le dixième oeuf!
Tout en haut du château de Briantes, dit encore la Tournite, dans la
carcasse du grenier, y a-t-un trou qu'on n'en connaît pas le fond; on
y a mis des perches les unes au bout des autres, on n'a jamais pu y
_aboter_[4]. (C'est l'oubliette; je crois l'avoir vue.)
Bien souvent on entendait la nuit, dans cet endroit-là, des voix, des
_beurmées_[5], des _alas! mon Dieu!_ tantôt comme de bestiaux, tantôt
comme du monde, et le monde du domaine aviont si peur, qu'ils avont
jamais voulu y monter.
L'opinion de la Tournite est que les bêtes reviennent. Une nuit, elle
a entendu une ouaille qui _gémait_[6] sa porte. Elle s'est levée pour
voir, elle n'a rien vu. «_Vas putôt_ recouchée, ça _gémait_ encore.»
Elle connaissait bien que c'était une ouaille; mais elle n'a pas voulu y
retourner, parce que ça pouvait être une bête morte.
Il y a encore une ouaille noire qui revient à la carrière de Camus, de
_tout temps_. Le père Bontemps l'a ramenée une nuit jusque chez lui et
l'a mise dans son écurie. «Ah oua! a n'y était pus le lendemain.» (Récit
de Gabriel. La Tournite affirme la vérité du fait.)
La Tournite, étant toute petite, à Briantes (c'est son endroit), a
entendu une nuit _rebâter_[7] au-dessus de la chambre où elle était
toute seule avec sa mère. Sa mère l'y a f... une bonne giffle en lui
disant:
--Taise-te! ça revient.
Quand une _parsonne_ est morte dans une maison, s'il y a des abeilles et
qu'on ne mette pas vitement une _peille_[8] noire aux ruches, toutes les
abeilles meurent dans l'année. (Tournite.)
Quant à la coutume de jeter toute l'eau qui est dans la chambre du mort,
elle existe toujours, mais je n'en peux pas savoir la cause.
_Autre récit de la Tournite sur le château de Briantes, qui était des
plus hantés_.
«Y avait, _dans les temps_, un jardinier qui voulait allumer du feu dans
une chambre d'en bas. Jamais il a pu. Toutes les chaises se mettaient
à sauter et à lui tomber sur le dos et à le battre jusqu'à ce qu'il
s'en-aille. Il y a essayé plus de cent fois, jamais il a pu! C'était la
chambre enragée, oui!»
Dans tout cela, il y aurait des sujets pour l'illustration. Si tu
en fais, renvoie-moi cette note après, pour que je fasse l'article.
Hippolyte Beaucheron, le froid et grave cousin de Papet, a couché
dans la tour où la dame blanche revient la nuit de Noël. On a tiré
brusquement les rideaux de son lit sans qu'il vît personne! Il n'a
jamais voulu y recoucher.
[1] Vieille Berrichonne, ancienne cuisinière de Nohant.
[2] Par la nuque.
[3] Près de rendre l'âme.
[4] Y arriver.
[5] Des beuglements.
[6] Gémissait.
[7] Faire du bruit.
[8] Un chiffon.
CDLV
A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS
Nohant, 11 février 1860.
Cher ami,
Il y a bien des jours que je veux vous répondre pour vous dire d'abord
que je suis contente que vous soyez reçu aux Français, puisque c'était
votre désir; et puis que je vous remercie de toutes les choses bonnes
et aimables que vous me disiez à propos de _Constance Verrier_. Et puis
aussi, je voulais vous demander de faire reproduire dans _la Presse_ une
page de Victor Hugo qui me venge bien noblement de certaines insultes,
_archicalomnieuses_, Dieu merci! mais le temps m'a manqué soir et matin,
pour vous faire remerciement de cet appel à votre amitié. Voilà que je
trouve cette page insérée tout au long dans _la Presse_, et je pense que
c'est à vous que je le dois. Merci donc encore, et de tout coeur.
Maurice m'écrit qu'il vous a vu et que vous allez bien. Moi, je pioche
toujours avec une passion tranquille, moitié habitude, moitié besoin
d'esprit. Je me demandais l'autre nuit, en m'endormant, pourquoi nous
aimions tant à produire, nous autres gens du métier, et j'ai trouvé une
réponse _ingénieuse_, pour quelqu'un qui dormait déjà aux trois quarts:
C'est que, dans la vie que nous menons, rien ne s'arrange comme
nous l'avons souhaité ou prévu, et que, dans les histoires que nous
inventons, nous sommes maîtres des destinées de nos personnages. Nous
faisons avec eux le _métier de Dieu_, ce qui est très amusant, bien que
ce ne soit qu'un règne dans le monde des rêves.
Sur ce, bonsoir et encore merci, et à vous de tout coeur.
G. SAND.
CDLVI
A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS
Nohant, 12 février 1860.
Chère mademoiselle,
Je voudrais me mettre à votre point de vue, et trouver, dans votre
croyance, une ancre de salut à vous indiquer. Mais je ne crois pas à
l'institution catholique, et toute forme arrêtée dans la pratique
du culte me semble un obstacle entre Dieu et l'âme qui se connaît.
Vous-même, vous vous révoltez contre l'efficacité du prêtre, puisque
vous n'en trouvez aucun qui vous console et vous rassure.
Vous vous faites de Dieu une idée trop étroite et vous ne voyez en lui
qu'un juge façonné à l'image de l'homme. Cela m'étonne de la part d'un
grand coeur et d'un grand esprit comme vous. Il faut que votre cerveau
soit malade; et, je vous l'ai dit souvent, vous devriez changer
momentanément de milieu, voyager un peu, aller à Paris, secouer enfin
cette mélancolie noire qui vous ronge et qui n'a rien d'agréable à la
Divinité, rien d'utile à vos semblables.
Si c'est une vertu que de se tourmenter ainsi, ou du moins si c'est la
preuve d'une grande modestie de l'âme et d'un grand élan vers le Ciel,
vous avez assez souffert, vous vous êtes assez déchiré et mortifié le
coeur, pour être bien sûre, à présent, que tout est expié et que vous
ètes complètement purifiée de vos prétendues fautes, auxquelles je ne
crois pas du tout.
Relevez-vous donc de cet abattement; car, fussiez-vous réellement très
criminelle, Dieu, source de toute bonté, ne veut pas qu'on doute de lui,
ni qu'on s'occupe tant de soi-même, lorsque la vie n'est pas trop longue
pour l'aimer et lui rendre grâce. Il serait plus religieux de contempler
l'idée de sa perfection que d'examiner notre propre faiblesse avec tant
de crainte et de sollicitude.
Croyez-moi toujours bien reconnaissante de votre affection et bien
affligée de vos peines.
GEORGE SAND.
CDLVII
A MAURICE SAND, A GUILLERY
Nohant, 16 mai 1860.
Peut-être es-tu a Paris, ou en train d'y revenir. Tu y trouveras mes
lettres, et celles de ce soir te signalent l'heureuse arrivée de toutes
tes bêtes.
J'ai d'abord donné les plantes au jardinier, avec les instructions
écrites et verbales. L'euphorbe n'est presque pas flétrie, et, au bout
du compte, ton emballage à _la Robinson dans son île_ était très bien
fait.
La salamandre est très vivante. On voudrait en faire un bracelet, tant
elle est belle! par exemple, nous ne savons pas trop quoi lui donner à
manger. L'orthoptère dégingandée était d'une _telle pétulance_ (elle
s'était ennuyée en voyage), que nous n'en savions que faire. Enfin,
on l'a installée dans un bocal avec de la mousse, de l'herbe et des
mouches, et elle a déjeuné d'un grand appétit en leur suçant le derrière
jusqu'à la ceinture; après quoi, elle s'est curé les dents avec beaucoup
de soin, a nettoyé ses mains et s'est endormie à la renverse, sur un
écart impossible: les mains repliées sur le ventre ou sur le brin de
chaume qui lui en tient lieu, retroussant sa queue de poule d'une façon
triomphante. C'est bien la plus étrange créature qu'on puisse voir, et
je n'ai fait que regarder ses poses et sa chasse aux mouches.
J'ai ensuite examiné les cailloux, qui ne manquent pas d'intérêt. Les
huîtres fossiles sont d'un bon numéro. Elles ne _s'étaugeaient_[1] pas
la coquille dans ce temps-là. Les pierres à bâtir sont des travertins.
J'ai passé deux heures à étiqueter avec soin et, demain, je rangerai
dans une case particulière.
J'attends avec impatience la nouvelle de ton arrivée à Paris.
Ludre ne m'a envoyé aucun renseignement; donc, je ne pense pas qu'il
faille compter les attendre à Paris, et tu les attendras d'ailleurs
moins chèrement et plus commodément ici. Le temps est si beau, le jardin
et la campagne sont si charmants, que je regrette les jours que tu en
perds. C'est un mois de mai _des dieux_, chaud, moite; du soleil, et, de
temps en temps, la nuit; puis, le matin, de belles ondées qui font tout
pousser et tout fleurir. Pas d'orages ici, bien qu'il y en ait eu de
terribles ailleurs.
Aussi je n'ai pas eu le courage de me remettre au roman à corriger. Je
vis dans la nature, étude et contemplation, sans pouvoir m'en arracher.
Viens donc le plus tôt possible; car la floraison est à présent en
avance.
Je te _bige_ mille fois, et j'aspire à savoir que tu as fait bonne
route.
[1] Elles ne s'en privaient pas.
CDLVIII
A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS
Nohant; 26 mai 1860.
Cher ami,
Je vous remercie de la promesse que vous voulez bien me faire et qui
endort provisoirement les soucis de mon pauvre ami aveugle[1]. Tâchez
de songer à lui et permettez-moi de vous le rappeler quand ce sera
possible. Croyez donc bien que, de mon côté, je ferai tout mon possible
pour récompenser votre _vertu_, et même votre _sournoiserie_, qui me
paraît une amabilité de plus.
J'espère que Maurice va bientôt venir me raconter vos découvertes
chimico-culinaires, et que, plus tard, vous me raconterez que vous avez
tiré, de votre fournaise du Théâtre-Français, un fort bon mets pour le
public. Calmez les impatiences inévitables du métier d'auteur assistant
aux répétitions. Cela est terrible, je le sais, surtout à ce théâtre,
où chacun en prend à son aise; mais, en somme, dites-vous que vous êtes
dans l'âge où ces agitations font vivre.
Moi, je suis dans celui où l'on prise davantage la tranquillité; mais je
ne vous souhaite pas d'avoir la philosophie trop précoce. Les paysans
d'ici disent: «On a bien le temps d'être vieux!»
Bonsoir et merci, et tout à vous de coeur.
G. SAND.
[1] Charles Duvernet.
CDLIX
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON. (JEROME), A PARIS
Nohant, 27 juin 1860.
Monseigneur et cher prince,
Je suis bien vivement affectée du coup qui vous frappe. Quelque prévu
qu'il fût,--car vous me l'aviez comme annoncé, la dernière fois que je
vous ai vu,--je comprends que votre douleur doit être grande, sachant
combien vous aimiez cet excellent père. C'était aussi un digne homme,
brave, loyal et d'une âme généreuse.
Vous devez à son souvenir d'être encore lui, c'est-à-dire de résister au
chagrin, aux découragements qui s'emparent du coeur dans ces terribles
séparations, et de tenir bien haut toujours le drapeau de la vie, il est
lourd, j'en conviens, et la main des plus forts s'engourdit souvent à le
porter! Mais vous avez, pour ne pas faiblir, entre mille autres dons de
Dieu, le souvenir de ce père si jaloux de votre bonheur. Vivre bien et
noblement est une dette que vous avez contractée envers lui et que vous
saurez acquitter en restant vous-même, dans le chagrin comme dans le
calme.
Croyez que vos amis, vous sachant affligé si profondément, vous aiment
davantage. Mon fils se joint à moi pour vous le dire du fond du coeur.
G. SAND.
CDLX
A M. JULES BOUCOIRAN, RÉDACTEUR EN CHEF DU _COURRIER DU GARD,_ A NÎMES
Nohant, 31 juillet 1860.
Cher vieux,
C'est une joie toujours, ici, de recevoir de vos nouvelles. Tout le
monde va bien. Je me porte infiniment mieux depuis que je suis vieille
et je réponds vite à votre demande.
Non, les ouvrages des vivants ne tombent jamais dans le domaine public,
et les héritiers en ont la propriété vingt ou trente ans encore après
eux. Mais tous mes ouvrages sont vendus aussitôt que faits, pour un
temps donné; car on ne gagne pas ses frais à éditer soi-même. La Société
des gens de lettres, dont je fais toujours partie, n'a le droit de
traiter que pour de très courts écrits. Au delà de cent mille lettres,
elle est liée et même je crois que ce chiffre a été réduit.
Vous voyez que ni elle ni moi ne pouvons vous autoriser. Je vais écrire
aux éditeurs dont les ouvrages que vous désirez reproduire sont
la propriété temporaire, afin de savoir s'ils autoriseraient la
reproduction. Je doute qu'ils soient, gentils à ce point. Mais
peut-être, s'ils demandaient un prix minime pour vous accorder ce droit,
verriez-vous de l'avantage à en passer par là. Il est évident que, si
ces reproductions donnent une valeur au journal, c'est parce qu'elles ne
sont pas autorisées par leur _non-valeur_ commerciale.
Maurice vous embrasse de tout son coeur et vous aime toujours. Il compte
bien vous envoyer son livre de _Masques et Bouffons_ aussitôt qu'il
pourra en avoir quelques exemplaires. C'est un ouvrage cher, à cause
des images, et son éditeur, pressé de vendre, le sert le dernier.
Je n'espère pas que vous réussissiez à le marier (Maurice, pas
son éditeur), si vous lui cherchez femme parmi les dévots et les
légitimistes. Je préférerais de beaucoup une famille protestante. Voyez
pourtant ce qu'on vous dira et faites-m'en part. Je désire bien qu'il
se décide et qu'il devienne père de famille. Si vous lui trouviez une
charmante personne, ayant des goûts sérieux, une figure agréable, de
l'intelligence, une famille honnête, qui ne prétendrait pas enchaîner
le jeune couple à ses idées et à ses habitudes autrement que par
l'affection, nous rabattrions bien des prétentions d'argent.
Bonsoir, mon vieux enfant. Je vous écrirai dès que j'aurai une réponse
des éditeurs.
A vous de coeur.
GEORGE SAND.
Quand vous verra-t-on?
CDLXI
A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS
Nohant, novembre 1860.
Chère cousine,
Je vous revois, dans mon souvenir, à travers un nuage; mais je n'ai pas
oublié que je vous ai vue un instant. Je n'avais pourtant pas ma
tête; car ce n'est que le lendemain ou le surlendemain que je me suis
retrouvée à Nohant. Jusque-là, j'étais dans une ruine, je ne sais où.
Vous m'avez certainement porté bonheur, et votre présence, vos souhaits,
votre coeur vivant et aimant, celui de mon Lucien[1], qui a été si
affectueux pour moi, qui a tant pleuré pour moi, à ce qu'on m'a dit,
tout cela s'est joint aux excellents soins de mon pauvre Maurice, et de
mon adorable petit vieux docteur Vergne.
Vous m'avez donc tous ramenée à la vie. J'ai senti, sur mon lit
d'agonie, que vous ne vouliez pas que je mourusse, et j'ai secoué la
torpeur finale.
Ainsi, au lieu de vous dire que je suis fâchée du triste voyage que
je vous ai fait faire, je vous en remercie; car je suis sûre que ma
destinée a voulu que vous vinssiez aider à me sauver.
Je suis encore faible pour écrire; mais je veux vous dire que la force
m'est revenue pour vous aimer et vous embrasser de tout mon coeur, ainsi
que le cher cousin, et vos enfants, tous vos enfants, y compris Raoul,
que je me figure connaître, quoique je sache bien ne pas l'avoir vu.
Maurice vous embrasse de toute son âme.
Au revoir, chère belle cousine, à Paris et à Nohant.
G. SAND.
[1] Lucien Villot, fils de madame Villot.
CDLXII
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JEROME), A PARIS
Nohant, 9 décembre 1860.
Chère Altesse impériale,
Voici l'exemplaire de l'ouvrage de mon fils que vous avez bien voulu
vous charger de faire agréer _al re galantuomo._ Si Maurice ne vous le
porte pas lui-même, c'est qu'il me soigne encore un peu. Je vous envoie
aussi la lettre qu'il a écrite à ce héros, dont il est justement
épris.--Le maudit héros! il m'a pourtant forcée, moi, d'abjurer l'idée
républicaine italique! Devant tant de patriotisme, de bravoure, de
loyauté et de simplicité (caractère de la vraie grandeur), les théories
ont tort, le coeur est pris; et c'est le coeur qui gouverne le monde on
a beau dire que les hommes ne valent rien, c'est le _sentiment_ qui fait
les vrais miracles de l'histoire.
Mon fils avait écrit cette lettre et me l'avait remise il y a déjà
longtemps; mais le relieur a tardé à finir la reliure, et, alors, vous
avez été frappé d'un malheur que j'ai vivement ressenti pour vous et
avec vous. Je n'ai pas voulu vous importuner de cet envoi. Et puis est
venue ma maladie et l'imbécillité de la convalescence. D'ailleurs,
Victor-Emmanuel avait bien d'autres _chats à fouetter_, que d'ouvrir un
livre d'art pur et simple. Mais ce livre est un hommage rendu au génie
italien, et, parmi les plus humbles droits, il a celui d'être mis aux
pieds du libérateur de l'Italie. Un mot de vous expliquera et excusera
cette hardiesse. Je n'ai pas changé la date de la lettre de Maurice,
date qui témoigne d'un empressement non secondé jusqu'ici par les
circonstances.
Quoique guérie, je n'ai pas la permission du médecin pour aller à Paris,
où je ne manque jamais de prendre la grippe, et je dois passer lévrier
et mars dans le Midi; je rêve les cistes et les bruyères en fleurs du
Piémont ou des frontières françaises; car ma passion du moment, c'est la
botanique. Si vous allez par là, courir après cette solitude qui fuit
les princes, vous êtes bien sûr de me rencontrer dans le coin le plus
champêtre et le plus retiré, vous aimant toujours d'un coeur sincère et
dévoué tendrement.
GEORGE SAND.
CDLXIII
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS
Nohant, 11 décembre 1860.
Cher enfant,
Je veux vous demander quelle préparation de fer on vous administre. Le
fer est très à la mode et c'est bien vu. Mais les médecins ne sont pas
tous chimistes, et, en prescrivant le fer très à propos, ils ne savent
pas toujours, même les plus habiles en tant que médecins, sous quelle
forme il s'assimile avantageusement et réellement à notre économie, et
sous quelles autres, formes il charge l'estomac, s'y transforme _en
encre_ et ne s'assimile en aucune façon. J'ai un vieux ami, médecin et
chimiste, qui a l'emploi du fer et de diverses préparations à l'état
d'idée fixe, et qui a essayé et travaillé ce médicament durant des
années. J'ai fait avec lui des expériences nombreuses et _je sais_ qu'il
a raison de dire qu'une seule des préparations est toujours
assimilable et jamais nuisible. Pour abréger, voyez si vos recettes
portent:--_Tartr. fer. Potass. crist. en paillettes_.--Si oui, dormez
tranquille et comptez que le fer vous guérira;--si non, n'en abusez pas
et même n'en usez pas. Je sais bien que vous devez avoir les _princes de
la science_, comme on dit, dans votre manche. Mais peut-être les princes
n'ont-ils pas le loisir d'analyser minutieusement ces détails. Et, au
bout du compte, tout en vous soignant bien, ne vous soignez pas trop; le
grand remède sera une vie modérée en toute chose, pendant quelque temps;
beaucoup d'air pur et de campagne, et l'oubli du _moi_ le plus souvent
possible.
Notre grand mal à nous autres, c'est l'excitation; mais il y a aussi
grand mal à vouloir la supprimer tout à fait; car nous ne sommes
point bâtis comme les oisifs ouïes positivistes, et l'absence totale
d'émotions, de travail, de fatigue même, nous jette dans l'atonie, qui
est le plus grand ennemi de notre organisation.
On fait bien de nous retenir de temps en temps; mais les médecins et les
amis qui nous enchaînent à la médication et au calme absolu nous tuent
tout aussi bien que les chevaux qui nous emportent.
Moi, j'ai le roi des médecins, un homme sans nom, mais qui sait ce que
c'est qu'une personne et une autre personne. Le lendemain du jour où
j'étais au plus mal, il m'a fait manger, j'avais faim. Le surlendemain,
il m'a permis de prendre du café, j'en ai l'habitude, et a consenti à me
laisser sortir du lit, dont j'ai horreur. Il m'a laissée causer, rire
et m'efforcer de secouer le mal. Il savait, il sait, je sais et je sens
aussi, depuis que j'existe, que, quand je pense à la maladie, je suis
malade. J'ai eu autrefois de forts accès d'hypocondrie tout à fait
contraires à ma nature, et c'était la faute des amis et des médecins,
qui m'ont gratifiée dix fois de maladies que je n'avais pas. Prenez
garde à cela. Vous me dites que vous êtes découragé et atteint. Ne le
dites qu'à moi, tant d'autres se réjouiraient, et ne laissez pas dire
que vous êtes malade sérieusement. Songez à tous ces jaloux que se
frotteraient les mains; les jaloux, c'est tout le monde. Ce ne sont pas
seulement les rivaux de métier, ce sont tous les paresseux, tous
les incapables, qui souffrent de voir une existence brillante et
triomphante. C'est le public tout entier, qui est ingrat et qui aime à
voir hésiter et souffrir ceux qu'il encensait hier et qu'il encensera
demain si le patient résiste. Vous avez souffert par le théâtre dans ces
derniers temps. Trop de tracasseries, d'incertitudes, d'impatiences, et
mille choses que je devine, sachant quel est le milieu et comment s'y
forgent les immenses contrariétés. Vous devez vous en affecter plus que
moi et plus que tout autre, parce que, après les plus grands succès
obtenus dans ce temps-ci, vous aviez le droit d'imposer votre pensée,
votre forme, toutes les exigences légitimes, toutes les hardiesses,
toute la souveraine liberté de votre talent.
Vous avez trouvé l'obstacle aussitôt que les billets de banque ont un
peu diminué dans la caisse du théâtre, et vous voilà heurté à l'écueil
du siècle: l'argent. Votre talent a grandi; mais, si les recettes ont
baissé, la foi abandonne le directeur, et tous les intermédiaires dont
vous avez besoin pour révéler votre génie au public. Le public lui-même
s'étonne que vous grandissiez en maturité dans la science de la vie. Il
est routinier et les rapides progrès l'étourdissent. Il y résiste et les
combat tant qu'il peut. Pour peu qu'on le craigne, qu'on le ménage, il
croit être fort; mais, au fond, il est bon enfant et il vous reviendra,
aussi assidu et aussi passionné qu'auparavant si vous ne pliez pas.
Guérissez-vous, distrayez-vous surtout, oubliez un peu ces luttes
pénibles et, si vous laissez dire que vous êtes malade et découragé, que
ce soit pour jeter votre béquille un beau matin et lui montrer que vous
êtes plus fort que jamais.
Voilà, cher fils, ce que, depuis quelques jours, je voulais vous dire;
mais je n'étais pas encore assez forte pour écrire plus d'une ou deux
pages. Venez me voir quand il fera moins mauvais et quand vous ne serez
plus si tenu par le traitement. Je compte aller dans le Midi en février.
Vous devriez en faire autant. Voyons, voyons, il faut retrouver cette
grande énergie physique et intellectuelle qui vous a inspiré de si
belles choses.
Songez que vous avez été l'enfant gâté de la destinée et que vous l'êtes
encore; car vos moindres succès seraient des succès de premier ordre
pour les autres.
Si vous vous sentez bas et affaibli, dites-vous que c'est peut-être
un bien; car, dans les bonnes organisations, ce sont des crises qui
présagent un _renouveau_ superbe. Patientez, traînez-vous en souriant,
et répétez-vous sans cesse: _Ça passera!_
Quand vous en serez bien convaincu, ce sera déjà aux trois quarts passé.
Je vous embrasse tendrement.
G. SAND.
CDLXIV
M CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 20 décembre 1860.
Cher enfant,
Je vous remercie de vos bons renseignements. Pour le moment, je n'ai
aucun parti à prendre; le temps est trop froid pour que je parte.
D'ailleurs, ce n'est qu'au mois de février que mes travaux me le
permettront.
Et puis vous avez le déluge en ce moment dans le Midi, et nous sommes
encore mieux dans noire nid bien chaud que sur les chemins. Je crois
pourtant que des circonstances particulières, en dehors des convenances
de localité, nous pousseront vers Monaco ou Menton. Mais rien n'est
décidé et nous vous verrons au moins quelques jours à Toulon.
Ce qui est décidé, grâce à votre réponse sur les dépenses modérées à
faire dans ces régions, c'est que nous pourrons y aller, que nous irons
et que nous nous verrons enfin.
Je me porte bien, tout à fait bien, à la condition de me tenir
chaudement et tranquille pendant quelques semaines encore. Je reprends
mon griffonnage et je suis dans une disposition très douce et très
calme. On a été si bon autour de moi durant ma maladie, que je serais
bien ingrate de ne pas me trouver bien d'être encore de ce monde.
On vous embrasse ici et on se réjouit de l'espoir de vous embrasser
pour de vrai bientôt. Mes tendresses à votre chère famille et à vous
toujours.
G. SAND.
CDLXV
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A NICE
Nohant, 25 décembre 1860.
Mon cher enfant,
J'ai su vos cruelles mésaventures; mais, en somme, nous rendons tous
grâce à Dieu de ce que vous en avez été quittes pour la peur, et nous
aussi, effrayés rétrospectivement pour vous autres! Vous me trouverez
optimiste de dire: _quittes pour la peur_, puisque vous avez eu
contusions et blessures, surtout la pauvre bonne. Mais, quand on ne
se casse ni bras ni jambe en pareille affaire, on est encore heureux.
Rassurez donc Angèle en lui disant combien les accidents de voyage sont
rares, puisque tel touriste n'en a rencontré aucun dans toute sa vie;
celui qui vous a accroché est une garantie pour l'avenir.
Et puis qu'est-ce que le danger des voyages? Le danger n'est-il pas
partout et à toute heure? n'ai-je pas été prise de maladie terrible pour
une promenade au clair de lune, par un temps superbe, dans mon jardin?
Du jour au lendemain, étranglée au milieu du bien-être; du calme, de la
gaieté, de la santé parfaite, j'étais à la mort. Est-ce à dire que
je n'irai plus dans mon jardin et que je ne regarderai plus la lune?
Disons-nous bien que nous tenons à un fil, et, cela dit, n'y songeons
plus, ou nous ne vivrons pas, par crainte de mourir. Je sais bien
qu'Angèle a peur pour vous et pour son enfant plus que pour elle-même;
mais ne la laissez pas devenir superstitieuse en croyant vous-même à des
guignons et à des pressentiments. Le danger perpétuel et sous toutes les
formes étant le milieu auquel nous ne pouvons échapper, il y a aussi un
miracle perpétuel bien plus remarquable et envers lequel nous sommes
affreusement ingrats, et, ce miracle, c'est que nous y échappons
souvent. Si j'étais auprès d'elle, je suis sûre que je lui ferais
oublier ces terreurs, qui sont une maladie de l'imagination.
Malgré vos infortunes, je vous envie d'être là-bas, sous un beau ciel
et dans un pays _accidenté_. Vous ne me dites rien de votre santé; j'en
augure qu'elle est déjà meilleure et je me réjouis de ce que vous ne
soyez point à Rome dans cette saison. C'est un endroit malsain, où
l'hiver est froid et long, où l'on ne trouve aucun bien-être; un pays à
donner le spleen même aux escargots. Vous me teniez bien avec Nice; mais
Hyères est plus près, plus chaud, dit-on, et, je crois, moins cher! Vous
me faites frémir avec votre maison _tout entière_ pour mille francs par
mois: douze mille francs par an! Peste! je le crois bien! On me dit qu'à
Hyères je dépenserai mille francs par mois pour quatre personnes, la
nourriture, etc., tout compris, et que nous serons fort bien. Enfin,
nous verrons. Je vous écrirai de là au mois de février et peut-être vous
tenterai-je. Si vous ne venez pas nous rejoindre, nous irons toujours
vous voir; car nous comptons visiter tout ce littoral.
Donnez-nous de vos nouvelles souvent, nous vous tiendrons au courant de
notre côté.
J'embrasse la chère famille de tout coeur.
A bientôt.
G. SAND.
CDLXVI.
A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS
Nohant, 27 décembre 1860.
C'est moi, chère enfant, qui aurais voulu embrasser ta grand'mère avant
son départ. Mais, le froid était trop vif et on ne me permet pas encore
de m'y exposer aussi longtemps que le voyage, pourtant bien court, de
Nohant à la Châtre. A mon retour du Midi, ce printemps, j'irai à Paris
vous voir dans votre installation nouvelle, et j'espère trouver la bonne
maman bien habituée et bien acclimatée.
Dis à tes parents de ne plus s'inquiéter du tout de moi. Je ne me
souviens plus d'avoir été malade, et je crois n'avoir plus aucun besoin
des précautions que l'on m'impose. Mais je m'y soumets pour ne pas
mécontenter des gens qui m'ont si bien soignée et à qui j'ai causé tant
d'inquiétude sans le savoir. Je vais donc encore passer un mois au coin
du feu, et tu seras bien aimable de m'y donner de vos nouvelles.
Il me tarde de savoir que vous n'êtes pas mécontents de Paris et que
la grand'mère a bien supporté le voyage. Embrasse-la bien pour moi, ma
mignonne, ainsi que tes parents et Valentine; je les charge de te le
rendre de ma part.
Ta marraine.
G. SAND.
CDLXVII
A M. ET MADAME ERNEST PÉRIGOIS, A NICE
Nohant, 20 janvier 1861.
Chers enfants,
Je ne suis pas encore en route, quoique toujours très décidée à partir,
et je voudrais bien avoir de vos nouvelles. Je me flatte que le temps,
moins dur, quel qu'il soit, que chez nous, vous aura été favorable à
l'un et à l'autre; mais je serais pourtant bien contente de le savoir.
Quelques mécomptes que vous puissiez avoir sur le climat, sur le
logement, sur les agréments du Midi, soyez sûrs que vous avez bien fait
d'y aller. Nous avons ici six pouces de glace sur les eaux dormantes,
et, depuis plus de vingt jours, un froid sec et dur qui rendrait les
pierres malades. Maurice n'a pas eu le courage encore de sortir du nid
pour aller affronter la température de Paris. J'aspire pour lui, autant
que pour moi, maintenant, à trouver une veine de temps radouci qui nous
permette de traverser le centre et le _bas centre_ de la France sans
geler en route. Notre but est toujours en suspens. Nous consacrerons
quelques jours à tâter, à chercher, à interroger notre fantaisie,
espérant trouver moins cher qu'à Nice; car les détails que vous me
donnez dépassent de beaucoup mon budget.
Je n'ai rien à vous dire, _du pays d'ici_ que vous ne sachiez mieux que
moi, sans doute, par des correspondances. Nous vivons tous blottis dans
nos cases, comme des marmottes faisant leur hibernation. Je relis le
_Cosmos_ en entier, et j'en fais encore plus de cas que la première
fois. Lisez-vous _la Mer_, de Michelet? c'est très beau, avec les
défauts que vous lui savez, incapable qu'il est de toucher à la
femme sans lui relever les cottes par-dessus la tête; mais, dans cet
ouvrage-ci, les qualités l'emportent. Dans le commencement, il y a un
vaste et magnifique sentiment de la grandeur, de la couleur et de la
vie.
Je voudrais bien vous donner quelque nouvelle du consul Crescens; mais
je suis trop ignorante pour en avoir jamais entendu parler.
Vous avez envie de voir les splendeurs de la papauté? Vous verrez trois
comparses mal costumés et une bande d'affreux Allemands prétendus
Suisses, dont le déguisement tombe en loques et dont les pieds infectent
Saint-Pierre de Rome. Pouah! Je ne donnerais pas deux sous pour revoir
la pauvre mascarade. Mais les monuments, les Italiens, les tableaux, à
la bonne heure! seulement il faut un an pour tout voir un peu sainement;
car les premières semaines ne sont qu'un vertige et un casse-tête.
Écrivez quelques lignes, mes chers enfants! ceux d'ici se joignent à moi
pour vous embrasser et vous aimer.
G. SAND.
CDLXVIII
A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE
Nohant, 14 février 1861.
Je te remercie, mon cher vieux. Tu es le plus aimable des amis, tu
t'occupes de mon plaisir et de mon bien-être. Et puis tu me montes la
tête avec cette villa, et les collections, et ces personnes si aimables
et si intéressantes. J'ai envoyé ta lettre et tes renseignements à
Maurice, qui est déjà là-bas s'occupant de mon logement. Je pense qu'il
n'aura rien conclu encore.
Je pars demain, regrettant de ne pas vous embrasser tous au passage.
Mais il faut que je profite de la présence de mon géologue[1] à
Montluçon pour voir les forges et les mines. Cela rentre dans mon état
de romancier, sans en avoir l'air[2].
Mille tendresses et amitiés â toi et à tout le cher, monde.
G. SAND.
[1] M. Léon Brothier, ingénieur civil.
[2] Elle préparait alors son roman de _la Ville noire_.
CDLXIX
A M. ET MADAME ERNEST PÉRIGOIS, A NICE
Tamaris, 20 février 1861.
Chers enfants,
Nous sommes arrivés et nous voilà même installés à une demi-heure
(par mer) de Toulon, _en deçà_ et _non au delà_, par conséquent loin
d'Hyères, de Nice et de tout ce qui s'ensuit. Maurice, parti en
fourrier, a trouvé Hyères fort prosaïque, plein de figures de malades ou
d'Anglais, pas de _chez soi_, pas de solitude, rien aux alentours qui ne
fût très cher ou très incommode. Enfin il s'est rabattu sur la rade de
Toulon et il nous a trouvé, pour cinq cents francs (trois mois), les
trois quarts d'une petite maison de campagne _très bourgeoise_, mais
extrêmement propre, que le propriétaire, avoué à Toulon, n'habite pas en
ce moment et ne loue jamais. C'est un homme charmant, qui est venu
nous installer et qui est reparti ce matin. Nous sommes là depuis
vingt-quatre heures, par un temps de chien, mais dans un site admirable,
au bord de la grande mer, au pied des montagnes, et perchés nous-mêmes
sur une colline couverte de pins superbes qui nous cachent entièrement,
et qui encadrent les plus belles vues du monde. C'est une solitude
absolue, pas de curieux: les mauvais chemins nous protègent contre les
flâneurs, la vie est très bonne pourtant et très confortable, à cause du
voisinage d'une petite ville qu'on appelle _la Seyne_. Nous avons pris,
pour vingt-cinq francs par mois, une bonne cuisinière, brave fille; pour
_plus cher_, un homme de confiance que nous connaissons, et nous voilà
casés à merveille et très économiquement. Nous sommes, malgré le gâchis
du quart d'heure, dans un climat superbe, à l'extrême pointe méridionale
de la France, au milieu d'une flore tout africaine.
Si vous devez faire une nouvelle campagne d'hiver dans ce beau pays,
nous vous adresserons à des amis qui vous aideront à trouver des
conditions de ce genre. Mais j'avoue qu'il nous eût été impossible de
les trouver nous-mêmes, sans le secours des dévoués de la localité; car
ce n'est pas ici un endroit de mode et d'exploitation.
À présent, comment vous offrirai-je l'hospitalité? J'espérais que mon
avoué-propriétaire laisserait à ma disposition le reste de la maison,
qu'il n'habitera pas avant le mois de juin; mais il n'y a eu aucun moyen
de l'y décider, parce qu'il veut _pouvoir y venir_. Voilà ce que c'est
que d'avoir affaire à un homme qui ne spécule pas; cela a aussi son
inconvénient. Mais, si vous revenez par ce côté-ci, nous irons vous
chercher à Toulon, à l'hôtel de _la Croix d'or_, où l'on est très bien,
ou à Hyères, que nous voulons aller voir dès qu'il fera beau. Vous
viendrez passer une journée à notre ermitage et nous vous reconduirons
_par terre_, si vous craignez un quart d'heure de houle un peu forte.
Nos mauvais chemins n'offrent aucun danger; ils sont crottés, voilà
tout; mais deux jours de mistral les auront balayés. Tâchez de réaliser
mon espérance; ou, si vous prolongez votre séjour à Nice, c'est nous qui
irons vous trouver. Donnez-nous toujours signe de vie, à l'adresse de
_Charles Poncy, à Toulon._
Mille tendresses de coeur à vous, et baisers à Angèle.
G. SAND.
CDLXX
A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS
Tamaris, 24 février 1861.
Golfe du Lazaret, à une demi-lieue de mer de Toulon. Au pied du fort
Napoléon.
C'est une colline couverte de pins-parasols, d'une beauté et d'une
verdeur incomparables. Le golfe du Lazaret, séparé d'un côté de la
grande mer par une plage sablonneuse, vient mourir tout doucement au bas
de notre escalier rustique. Au delà de la plage, la vraie mer brise avec
plus d'embarras et nous en avons, de nos lits, le magnifique spectacle.
La tête sur l'oreiller, quand, au matin, on ouvre un oeil, on voit
au loin le temps qu'il fait par la grosseur des lignes blanches que
marquent les lames. A droite, le golfe s'ouvre sur la rade de Toulon,
encadrée de ses hautes montagnes pelées, d'un gris rosé par le soleil
couchant.
A droite, s'élève le cap Sicier, autre montagne très haute et d'une
belle découpure, toute couverte de pins. Entre la grande mer et une
partie de notre vue de face, s'étend une petite plaine bien cultivée,
une sorte de jardin habité. Derrière nous, le fort Napoléon sur une
colline boisée plus élevée que la nôtre et qui nous fait un premier
paravent contre le nord. Au bas de ce fort, la grande rade de Toulon et
d'autres immenses montagnes derrière, second paravent, que dépasse en
troisième ligne la chaîne des Alpines du Dauphiné.
Tout cela est d'un pittoresque, d'un déchiré, d'un doux, d'un brusque,
d'un suave, d'un vaste et d'un contrasté que ton imagination peut se
représenter avec ses plus heureuses couleurs. On dit que c'est plus beau
que le fameux Bosphore, et je le crois de confiance; car je n'avais rien
rêvé de pareil, et notre pauvre France, que l'on quitte toujours pour
chercher mieux, est peut-être ce qu'il y a de mieux.
Nous sommes au milieu des amandiers en fleurs, la bourrache est dans son
plus beau bleu, le thlaspi des champs blanchit toutes les haies. Ce sont
à peu près les seules plantes de nos climats que j'aie encore aperçues;
le reste est africain ou méridional extrême: cistes, lièges, yeuses,
arbousiers, lentisques, cytises épineux, tamarins, oliviers; pins
d'Alep, myrtes, bois de lauriers, romarins, lavandes, etc., etc. Il ne
faut pourtant pas oublier la vigne et le blé parmi nos compatriotes; on
boit ici, à bon marché, du vin excellent. Le pain est bon; il y a peu de
poisson, mais le mouton et le boeuf sont passables. C'est le fond de
la nourriture avec les coquillages, très variés, mais généralement
détestables pour ceux qui n'aiment pas le goût de varech.
La maison que nous habitons est petite mais très propre, et nous y
sommes seuls dans un désert apparent. Personne n'y vient et personne n'y
passe; mais, tout près de nous, il y a un petit port de mer appelé
_la Seyne_, qui est grand comme la Châtre et où notre factotum va
s'approvisionner tous les matins. De plus, il va à Toulon tous les jours
par un petit vapeur, moyennant trois sous.
En outre du factotum mâle, nous avons une cuisinière naine, qui est une
excellente fille, et un âne nain, baudet d'Afrique appelé _Bou-Maza,_
qui ne mange jamais que des fagots d'olivier sec et qui est devenu fou
aujourd'hui pour avoir avalé une poignée de foin.
La maison coûte cinq cents francs pour trois mois, la cuisinière
vingt-cinq francs par mois, le baudet rien. Il est au propriétaire, un
charmant avoué qui met tout par écuelles pour nous recevoir. Nous avons
chacun une petite chambre et, en commun, un salon, une salle à manger,
un cabinet pour mettre nos herbiers, nos cailloux et nos bêtes. Le
rez-de-chaussée, tu peux te le figurer: c'est la distribution du
Coudray[1]. Devant la maison, il y a un berceau de plantes exotiques
et une étroite terrasse avec des fleurs. Tout le reste est une colline
inculte, rocailleuse, ombragée d'arbres superbes à travers les tiges
desquels on voit le bleu de la mer, ou le bleu des montagnes lointaines.
Le sol est calcaire triasique el on y trouve une partie de nos coquilles
fossiles de Nohant et du Coudray. A deux pas, nous avons des granits et
des laves; toute la côte est très variée, par conséquent, de formes et
de couleurs.
Le pays environnant est à la fois riant et sauvage. Quant au climat, il
est rude et superbe, varié et heurté comme le pays: des jours de pluie
diluvienne, des vents très rudes, des coups de soleil (j'en ai un sur le
nez, d'une belle couleur), des humidités suaves et chaudes; tout cela se
succédant avec rapidité, et ne rendant guère malade; car, avant-hier,
j'ai fait deux lieues à pied pour ma première promenade; hier, j'étais
dans mon lit avec la fièvre, rhume, courbature et coup de soleil. Ce
matin, j'ai fait une lieue; ce soir, je me porte on ne peut mieux; je
n'ai plus que mon coup de soleil sur le nez, mais je n'en souffre plus.
Maurice a passé par les mêmes crises.
Je reprends ma lettre pour l'expliquer comme quoi nous avons renoncé à
Hyères et à ses palais. Maurice y a été et a découvert que c'était une
jolie ville, plantée au beau milieu d'une plaine, loin de la mer, loin
des montagnes, loin des bois; une ville d'Anglais où il faut toujours
être sur son trente-six, toutes choses qui ne pouvaient pas nous
convenir. C'était le cas d'aller voir Saint-Pierre des Horts; mais
Maurice a calculé que, lors même qu'on nous rabattrait énormément sur le
prix annoncé au prospectus, nous serions encore loin de compte. Il s'est
informé néanmoins. Il a su qu'il était à peu près impossible de s'y
nourrir sans avoir à son service des gens du pays, comme nous les avons
pris ici. Or, ici, de la main de nos amis les Poncy, nous pouvions nous
assurer de bonnes gens, aux habitudes en rapport avec nos moyens. Où
trouver cela à Hyères, pays de haute exploitation? et à qui demander de
se charger pour nous de tous ces détails?