Le Midi n'est pas si facile à habiter qu'il s'en vante. Ici même, à deux
pas de tout, ça n'a pas été tout seul, et ça ne va pas encore à souhait.
Depuis deux jours, il pleut, et, quand il pleut, personne ne bouge;
Bou-Maza lui-même ne veut pas sortir de son écurie. On peut donc mourir
de faim chez soi, si on n'a pas pris ses précautions. Cela se conçoit
quand on a vu ce que c'est que les pluies des pays chauds. Comme ils
sont souvent à sec pendant six ou dix mois de suite et que pourtant
il tombe dans le Var; calcul fait, autant d'eau que dans les autres
départements français, tout crève à la fois, et, dans une minute, que
l'on soit âne ou chrétien, on est trempé comme une éponge. Et puis ça ne
s'arrête pas; il n'est pas question, comme chez nous, de _laisser passer
le nuage_. Le nuage ne passe pas, ou plutôt il passe toujours, et douze
heures d'affilée ne l'épuisent pas.
Donc, nous nous sommes rabattus sur le plus proche voisinage de nos
amis, d'autant plus que le pays est beaucoup plus beau que tout ce qu'on
va chercher ailleurs. Ça ne nous empêchera pas d'aller visiter toute la
côte, par conséquent Hyères, quand il fera beau et qu'on pourra tenir la
mer. Nous nous réclamerons alors de ta protection pour voir Saint-Pierre
et ses beautés. Pour le moment, les navires que nous voyons passer en
pleine mer font si triste figure, que nous n'avons guère envie de nous
y fourrer; car, avec ce déluge, il y a un vent d'est à décorner les
boeufs. Aujourd'hui, le vent couvrait si bien le bruit du tonnerre,
qu'on ne pouvait pas les distinguer l'un de l'autre.--Ce soir, clair
de lune et tempête. La mer est en argent, mais pas riante, comme de
l'argent dans la poche d'un pauvre diable.
Voilà notre bulletin, aussi complet que possible. Il nous faut le tien
et celui de la famille. Êtes-vous de retour au Coudray? Quel temps y
fait-il? Es-tu sorti de tes ennuis de procédure à Nevers? Le moutard
est-il toujours beau et _brave homme_? Et Berthe? et tout le monde?
Embrasse-les tous pour moi et présente-leur mes amitiés. À toi de coeur,
mon cher vieux.
G. SAND.
[1] Campagne de Charles Duvernet.
CDLXXI
A M. JULES BOUCOIRAN, A NÎMES
Tamaris, 25 février 1861.
Cher ami,
Nous sommes arrivés, par un temps de chien (le 18 courant), à Toulon,
où Maurice, pressé de me trouver un gîte convenable aux environs, était
depuis huit jours, courant d'une campagne à l'autre, et par conséquent
ne pouvant songer à aller vous voir. Il a été à Hyères, il en est revenu
mécontent, ne trouvant rien là de possible pour mes goûts de solitude
et de vraie campagne. Il s'est rabattu sur la rade de Toulon et sur
les golfes voisins. Enfin, la veille de mon arrivée, il a trouvé une
maisonnette toute petite, mais bien propre, dans un pays _idéalement
beau_. Je ne vous en dis rien: vous verrez notre site et nos environs.
L'endroit s'appelle Tamaris. (Je m'y suis installée le 19.)--Mais, pour
y arriver, soit par mer, soit par terre, il faut quelques renseignements
locaux. Donc, quand vous viendrez nous voir, il faudra aller par le
chemin de fer jusqu'à Toulon. Là, vous irez trouver Charles Poncy, notre
ami, rue du Puits, n° 7. Il vous amènera ou vous fera conduire, et, en
même temps, il vous remettra ou vous fera remettre une clef au moyen de
laquelle vous aurez, chez nous, un gîte; car nous n'avons qu'une partie
de la maison; mais notre propriétaire, homme très aimable, nous a promis
une chambre d'ami dès que nous en aurions besoin. Voilà! Nous n'avons
encore eu que deux jours de beau temps sur six. Ne venez pas sans que le
temps soit remis; car je ne pense pas que nous différions beaucoup de
température, sauf qu'ici nous avons des pluies insensées quand le ciel
s'y met, et nos chemins sont laids, notre horizon triste, notre campagne
maussade par conséquent. Il faut que nous puissions vous promener dans
le soleil.
Sur ce, à bientôt, j'espère, cher enfant. Ce sera une joie de famille,
et, en attendant, on vous embrasse de coeur.
G. SAND.
CDLXXII
A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS
Tamaris, 15 mars 1861.
Mon cher vieux,
Je t'adresse ma lettre à Nevers, bien que je pense que tu doives être
au Coudray; mais je me dis que, de Nevers, on te l'enverra exactement,
tandis que, du Coudray à Nevers, ce ne serait peut-être pas la même
chose.
J'ai reçu la tienne, de lettre, et je suis heureuse de voir que ton
petit mioche te donne toutes les joies de la _grand'paternité,_--je
souligne! Voici, hélas! comment tout se compense et s'équilibre dans
le bien et dans le mal pour chacun de nous. Mes yeux voient des mers
d'azur, des montagnes superbes, des fleurs charmantes; mais ils ne
verront plus que le portrait de ma pauvre Nini, qui était la perle et la
fleur par excellence de ma vieillesse. Je ne la sentirai plus sur mes
genoux ni dans mes bras, je n'entendrai plus sa voix, je n'échangerai
plus rien avec elle en cette vie.--Résignons-nous; notre cause et notre
but nous sont, inconnus, mais ils sont l'oeuvre et le vouloir de Dieu.
Ils ne peuvent donc être mauvais, et tout, après la vie, doit être
dédommagement, puisque, dès cette vie, tout conduit à la notion de
l'équilibre et de la rémunération.
Maurice a été à Hyères pour la seconde fois, un peu poussé par un dégoût
momentané du séjour de Tamaris, où le mistral souffle de temps en temps,
et plusieurs jours de suite avec une violence inouïe. J'étais assez
souffrante et il disait que si le climat d'Hyères était moins brutal,
il voulait m'y transporter. Mais il a trouvé que c'était la même chose,
alternative de bourrasques et de séries de jours admirables.
Il a été voir M. Germain, dans son château, très pittoresque et très
beau, de Saint-Pierre des Horts. Le châtelain l'a très bien reçu et lui
a offert pour moi un beau logement à très bon marché, ce qui est fort
aimable.
Mais je suis installée et c'est une assez grande affaire dans ce
pays, où, même aux portes des villes, les ressources et les moyens de
communication n'abondent pas. On va peu par terre, les chemins sont
assez négligés et décrivent nécessairement des courbes immenses autour
des golfes qui dentellent la côte. La mer est le seul vrai chemin, et,
quand elle est mauvaise, ce qui arrive souvent ce mois-ci, on est un peu
claquemuré. Nous avons surmonté tous ces petits ennuis du commencement,
en nous mettant au courant des habitudes et des ressources de la
localité et en nous attachant enfin un commissionnaire actif et
intelligent, après en avoir essayé deux qui étaient de charmants
garçons, mais peu dégourdis, moins dégourdis que des Berrichons, et
craignant la pluie comme des chats. Ici, pour le caractère et le
tempérament, il n'y a pas de milieu. Ils sont ou tout à fait _chiffes_,
ou tout à fait énergiques. Nicolas-Napoléon fait très bien notre
service; la cuisinière Rosine, une vraie guenon, chante et rit toujours.
L'âne va à la provision sans regimber; le chien nous prend pour ses
maîtres, et les poules me suivent comme à Nohant.
On nous apporte d'excellents poissons de mer tout vivants; nous savons
maintenant qu'il n'en faut pas demander les jours de mistral; nous nous
sommes procuré beaucoup de tables; car, bien que notre Coudray maritime
soit suffisamment meublé quant au reste, les tables sont ici des meubles
de luxe. On ne lit pas, on n'écrit pas, on vient à la campagne pour se
promener et dormir. Nous sommes enfin bien casés, résignés aux tempêtes
et très dédommagés par la possibilité de travailler et par la beauté des
journées admirables qui succèdent aux ouragans. Le printemps se fait au
milieu de ces tempêtes comme si de rien n'était. Les solides pins d'Alep
au parasol majestueux et les lièges rugueux tendent le dos et ne rompent
pas; les plantes à feuilles persistantes s'en moquent également et
l'olivier n'en est ni plus ni moins pâle. Parmi ces insensibles, les
vraies plantes printanières commencent à sourire. Les tamarix et les
lentisques en boutons, les anémones lilas et pourpre jonchent la terre;
et les orchys fleurissent à l'ombre.
J'ai trouvé dans un bois voisin _l'épipactis céphalante,_ qui n'est pas
de nos pays et qui, je crois, est assez rare partout.
C'est une orchidée blanc de neige, avec une tache dorée sur le _labile_
très jolie plante, élégante. J'ai été voir à Saint-Mandrier, qui est un
hospice de marine avec un beau jardin botanique, des palmiers et autres
exotiques très grands, des bosquets de poivriers couverts de leurs
jolies graines rouges, et des _sterculies_ dont l'odeur, exprimée par le
nom, n'est pas précisément celle de la rose.
Tout cela est en dehors de mon récit sur le docteur Germain. Pour en
revenir à lui, Maurice, qui se flattait de voir ses riches collections
d'histoire naturelle, a eu le désappointement d'apprendre qu'elles
n'existaient que sur le prospectus; mais le personnage lui a paru tout
de même un savant sérieux et un homme de grande valeur. Je compte
certainement, le mois prochain, l'aller voir, lui et son château moyen
âge, dont Maurice m'a apporté de sa part plusieurs photographies. Cela
s'arrange d'autant mieux que ledit docteur est en ce moment en route
pour la Nièvre, où il passera huit ou dix jours. Il est possible qu'une
autre année, connaissant ce bon gîte de Saint-Pierre, j'aille y frapper
pour la saison.
J'ai beaucoup travaillé au _lessivage_ de _Valvèdre_ depuis que je suis
ici. Je touche à la fin de ce gros travail.
Bonsoir, cher vieux; voilà encore une longue causerie; mais je finis
brusquement faute de papier. Tendresses à vous tous et grandes amitiés
d'ici.
G. SAND.
CDLXXIII
A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS
Tamaris, 28 mars 1861.
Chère cousine,
Vous aurez reçu déjà une lettre de Lucien[1] qui a, par un heureux
hasard, vu tout de suite à Toulon, où il se trouvait hier avec Maurice
et Boucoiran (un de mes plus anciens et meilleurs amis), l'article du
_Moniteur_ concernant son père. Ils m'ont apporté cette bonne nouvelle;
le brave enfant était ravi et ç'a été fête à Tamaris. Il vous avait déjà
écrit, ce matin; il est parti pour Lestac.
Maurice l'a accompagné un bon bout de chemin en wagon et l'a quitté pour
aller voir une ruine romaine perdue dans les sables du rivage. Il est
revenu ce soir à onze heures par des chemins bien noirs. Mais Lucien est
sur une des plus belles routes du monde et il nous a fait espérer qu'il
reviendrait passer encore deux jours avec nous; après quoi, il gagnera
Nîmes avec notre Boucoiran, qui l'aime déjà de tout son coeur et qui lui
montrera _ex professo_ tout ce qui pourra l'intéresser dans ce pays.
Il va bien, votre cher enfant; il a couru comme un Basque avec ces
messieurs, bravant la tempête au bord de la mer, afin de voir déferler
les grandes lames. Il a fait, bon gré mal gré, de la botanique et de
l'entomologie. Il a appris une _patience_ qui est aussi difficile qu'un
problème de mathématiques. Il a mangé beaucoup de petits gâteaux et ne
s'est point passionné pour les coquillages de nos rêves qui ne valent
pas le diable. Il est toujours aussi charmant et aussi sympathique, et
son arrivée a été une véritable joie pour nous tous.
Ma santé se remet. Le mistral a fait place à un temps plus doux; encore
quelques jours, et nous aurons, à ce qu'on nous assure, un temps
délicieux. Je crois que Maurice compte accompagner Lucien et Boucoiran
à Nîmes. Vous voyez qu'on n'est pas pressé de se quitter les uns les
autres et qu'on se reconduit pour être plus longtemps ensemble.
Ce Boucoiran est l'ancien précepteur de Maurice; c'est un coeur d'or et
un homme du plus grand mérite, sachant énormément de choses; Lucien est
déjà avec lui comme avec un papa.
Combien nous sommes heureux de ce qui concerne le vrai papa! nous nous
en tourmentions; nous en parlions à toute heure; mais je disais, moi:
«Si le prince s'en charge, ça réussira, car je ne connais pas de
meilleur ami.» J'espère que je le verrai lorsqu'il viendra à Toulon, où
on travaille à son yacht Si vous savez quelques jours d'avance l'époque
de son départ, vous serez bien aimable de me l'écrire pour que je ne
sois pas en tournée aux environs dans ce moment-là.
Bonsoir, chère cousine; dormez sur les deux oreilles. Si votre cher
enfant nous revient, nous _le choierons_ comme de coutume.
Je vous embrasse de coeur.
G. SAND.
[1] Lucien Villot, fils de madame Villot.
CDLXXIV
A LA MÊME
Tamaris, 19 avril 1861.
Chère cousine,
Votre cher enfant est parti il y a deux heures. Nous revenions d'une
longue promenade dans les montagnes, il a trouvé votre lettre à la
maison. Il a couru faire son paquet, et, quoiqu'il criât la faim depuis
deux heures, il est parti sans dîner, dans la voiture qui nous ramenait
de la promenade et où nous lui avons lancé une croûte de pain, un
morceau de jambon et une bouteille de vin. Mais, malgré tout cela,
sera-t-il arrivé à temps à Toulon pour le départ du chemin de fer? Nous
sommes à plus d'une lieue dans les terres et les chemins sont durs, les
_équipages_ de la localité ne vont pas vite, et les bateaux ne partent
pas après le coucher du soleil. Donc, s'il n'arrive pas avant ma lettre
ou en même temps, c'est qu'il aura eu un retard inévitable et aura été
forcé de coucher à Toulon.
Ce cher enfant avait le coeur gros de quitter ce magnifique soleil et
cette vie à travers champs dans un pays splendide. Si son coeur le
rappelait près de vous et de son père, ses jambes et son cerveau
regrettaient l'animation des courses et la liberté du grand air; et
nous, il faut avouer que nous le retenions de jour en jour; car nous
l'aimons tendrement et c'était plaisir de le voir vivre à pleins poumons
dans ce climat énergique. Mais ni son coeur ni notre conscience n'ont
hésité devant l'appel sérieux que vous lui faisiez, et, tout abasourdis,
tout chagrins du grand vide qu'il nous laisse, nous ne l'avons pourtant
pas retenu davantage. C'est un enfant excellent, un coeur d'or, une vive
intelligence, et un corps qui grandit encore, qui a des inquiétudes dans
les pattes quand on le retient en place une heure, et qui a besoin de
sauter comme un poulain dans un pré. Encore un peu de temps de ces
gambades nécessaires, et il travaillera; car il a, pour cela, toutes les
aptitudes et toutes les facultés voulues.
À son âge, Maurice ne pouvait guère non plus s'occuper. Les garçons ont
un développement plus tardif que nous. Il n'est devenu _piocheur_ qu'à
vingt-deux ou vingt-trois ans. Ne vous inquiétez donc pas de ce besoin
de flâner. Il vous aime tant d'ailleurs, il a tant de vénération tendre
pour son père, qu'il fera tout ce que vous exigerez. Enfin nous le
regrettons, nous désirons le revoir à Nohant, nous le chargeons bien
d'obtenir cette joie pour nous; mais nous voulons aussi que votre
volonté soit faite, _aujourd'hui et toujours_.
Ce bon Lucien vous dira que j'ai été longtemps souffrante et patraque et
qu'il m'a souvent tenu compagnie finalement. Je suis presque tout à fait
bien à présent et nous avons pas mal couru dans ces derniers jours: quel
chagrin que vous soyez clouée à Paris, où il fait si triste et si froid,
quand une vingtaine d'heures de voyage peuvent vous transporter sous un
ciel bleu et chaud! Ce n'est pas que j'aime passionnément la Provence,
je lui préfère nos bords de la Creuse et nos fraîches montagnes
d'Auvergne; mais nous n'avons plus de printemps par là, et, ici, ça
existe encore.
Bonsoir, chère cousine; embrassez pour moi le cousin, et recevez tous
les tendres respects de Maurice.
G. SAND.
CDLXXV
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Tamaris, 24 avril 1861.
Cher enfant,
Envoyez-moi deux ou trois feuilles de papier ministre, à _pétition_,
avec enveloppes _ad hoc_. Il faut écrire à l'impératrice sur ce
papier-là et je demande deux ou trois feuilles et enveloppes en cas de
_ratures_; car j'y suis sujette et il n'en faut pas trop. Envoyez-moi
aussi une ou deux enveloppes encore plus grandes pour contenir l'envoi
et le faire passer, par Damas-Hinard, secrétaire des commandements de
ladite souveraine. C'est un homme charmant, qui plaide les bonnes causes
auprès d'elle.
Maintenant, cela ne réussira peut-être pas. J'ai déjà beaucoup demandé
pour des désastres semblables. On ne m'a pas encore refusé; essayons
encore. Je vais faire le résumé. Envoyez-moi le papier dans un petit
carton, pour que Nicolas ne m'apporte pas ça chiffonné et sali.
Maintenant quelle somme faut-il demander? L'impératrice donnera de sa
bourse probablement. Espérons-le, car, si elle renvoie au ministère
de la marine, nous n'aurons que des paroles, et même peut-être moins.
Demandons-lui donc un secours, un mouvement de coeur, deux mille francs.
C'est peu, mais moins nous demanderons, plus sûrement nous obtiendrons.
Qu'en pensez vous?
Je ne sais où vous prenez vos défauts, vos indiscrétions et toutes les
peurs que vous vous faites. Je ne sais rien de vos crimes, sinon que
vous mettez votre cravate en fou, ce qui m'est bien égal, et que vous
faites des calembours, ce qui me révolte de la part d'un poète. Fils
ingrat, vous vous amusez à jouer faux sur un stradivarius! sur cette
langue française, magnifique instrument que vous devriez tenir pour
sacré, puisqu'il a servi de manifestations à votre âme, à votre coeur
et à votre génie naturel! Qu'eussiez-vous fait avec l'instrument que
le ciel et les hommes ont donné à Mathéron[1]? Il dit: «Une
_seule-t-auberge, un chivau, le mer, la sable;_» et pourtant, il m'amuse
à entendre, parce qu'il parle comme il sait et comme il peut. Mais
savoir la musique à fond pour se délecter aux fausses notes! Vous n'êtes
qu'un ingrat et un impie.
Après cela, s'il vous faut absolument ces affreux _couacs_ pour digérer,
je vous les pardonne, et, eussiez-vous mille autres vices, vous êtes si
bon, si aimant, si sûr et si vrai, que, tout en vous grognant, je vous
les passerais encore.
La santé est meilleure. J'ai fait aujourd'hui une belle course sur les
hauteurs du cap Cépet; c'était magnifique et j'ai trouvé beaucoup de
plantes.
Je vois avec chagrin que vous n'allez pas mieux et avec plaisir que vos
malades ont un peu de répit. Nous repartons demain à une heure, pour je
ne sais où, s'il fait beau.
J'embrasse Désirée et les chères fillettes. Pauvre Anaïs, que de
chagrins, à la fois! Et ce pauvre naufragé, comment va-t-il?
A vous de coeur et tendres amitiés d'ici.
G. SAND.
[1] Cocher de louage.
CDLXXVI
A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS
Tamaris, 11 mai 1861.
Chère cousine,
Vous êtes bonne comme un ange de vous occuper de moi si gracieusement et
de vous tourmenter de cette affaire qui me tourmente si peu[1]. Lucien
a dû vous dire pour combien de raisons très vraies et très logiques
j'aurais désiré qu'il ne fût pas question de moi. Je n'ai pas voulu
désavouer les amis qui m'avaient portée, d'autant plus que j'avais et
que j'ai encore la certitude qu'ils doivent échouer.
J'ai trop fait la guerre aux hypocrites pour que le monde
_officiellement_ religieux me le pardonne. Et je ne souhaite pas être
pardonnée. J'aime bien mieux qu'on me repousse vers l'_enfer_, où ils
mettent tous les honnêtes gens.
Mais, à propos de cette affaire de l'Académie, il en est une autre dont
je veux vous parler. Buloz, qui n'a pas toujours un style très clair,
m'écrit que quelqu'un est venu le trouver pour lui dire _de me sonder_
pour savoir si j'accepterais de l'empereur un dédommagement offert d'une
façon honorable et équivalent au prix de l'Académie, dans le cas où il
ne me serait pas accordé.
J'ai répondu que je ne désirais absolument rien; mais j'ai bien chargé
Buloz de présenter mon refus sous forme de remerciement très sincère et
très reconnaissant; or, comme une commission de cette nature, quelque
explicite et franche qu'elle soit peut, en passant par plusieurs
bouches, être dénaturée, je vous demande de voir le prince, qui est net
et vrai, lui, et de lui dire ceci: «Je ne mets aucune sotte fierté,
aucun esprit de parti, aucune nuance d'ingratitude à refuser un bienfait
de l'empereur. Si j'étais malade, infirme et dans la misère, je lui
demanderais peut-être pour moi ce que j'ai plusieurs fois demandé à
l'impératrice et aux ministres pour des malheureux. Mais je me porte
bien, je travaille et je n'ai pas de besoins. Il ne me paraîtrait pas
_honnête_ d'accepter une générosité à laquelle de plus à plaindre ont
des droits réels: si l'Académie me décerne le prix, je l'accepterai,
_non sans chagrin_, mais pour ne pas me _poser_ en fier-à-bras
littéraire et pour laisser donner une consécration extérieure à la
moralité de mes ouvrages prétendus immoraux. De cette façon, les
généreuses intentions de l'empereur à mon égard seront remplies. Si,
comme j'en suis bien sûre, je suis éliminée, je ne me regarderai pas
comme frustrée d'une somme d'argent que je n'ai pas désirée et dont je
suis toute dédommagée par l'intérêt que l'empereur veut bien me porter.»
Voilà!
À présent, je dis tout cela _au cas que_...; car j'ignore si Buloz a
bien compris ce qu'on lui a dit et s'il est vrai que l'empereur se soit
_ému_ de cette petite affaire. Buloz m'a dit que la princesse Mathilde
_se chargeait de tout_, sans plus d'explication. Si la princesse
Mathilde est seule en cause, le prince le saura et lui dira _tout ce que
dessus_, comme disent éloquemment les notaires. S'il me le conseille,
j'écrirai à cette excellente princesse pour la remercier, et à
l'empereur, s'il y a lieu. Ajoutez, pour le prince, que je l'aime de
toute mon âme, que j'irai visiter demain son _bateau_, dans la rade de
Toulon; car je vois bien qu'il ne viendra pas ici de sitôt, et il fait
bien de ne pas songer à la mer, qui est horrible et furieuse presque
continuellement. J'ai été hier, par une grosse houle, voir _l'Aigle_,
«galère capitane de Sa Majesté». C'est ravissant. Lucien a dû vous en
faire la description; car il l'a vue avant moi.
Moi, je suis tourmentée parce que Maurice veut aller faire un tour en
Afrique. Il a bien raison et je serai contente qu'il voie ce pays; mais
j'ai peur qu'il ne veuille pas attendre la fin de ces tempêtes et ça va
m'inquiéter atrocement. Mais je ne le lui dis pas beaucoup; car il ne
faut pas rendre les enfants pusillanimes par contre-coup, ni gâter leurs
plaisirs par l'aveu de nos anxiétés.
Voilà donc Lucien dans la botanique? L'heureux coquin, qui n'a pas autre
chose à faire, et qui a _un père comme il en a un_, pour le guider et
résoudre les abominables difficultés de la _spécification_! Ce n'est
pourtant pas là le fond, la philosophie de la science; mais c'est par là
qu'il faut passer, et c'est long, surtout avec la complication qu'y ont
fourrée et qu'y fourrent de plus en plus les _auteurs_.
Dites à ce cher enfant, qu'il est né coiffé d'avoir toutes les facilités
sous la main, et que, s'il ne travaille pas, je ne lui donnerai pas les
échantillons des belles plantes que je mets en double pour lui dans mon
fagot. Dites-lui aussi que je suis retournée au _Revest_ et que j'y ai
trouvé des amours de fleurs. Dites-lui enfin que Marie perd toujours
son chapeau, que Mathéron dit toujours: _Une-t-auberge_; enfin que je
l'embrasse de tout mon coeur.
Remerciez Augier et Ponsard, si vous les voyez; surtout le prince, qui
s'occupe aussi de moi avec le coeur que nous lui savons.
Bonsoir, chère et bonne cousine; toutes mes tendresses au cousin et aux
chers enfants.
G. SAND.
Vous savez donc aussi la botaniqne, vous? vous savez donc tout? Exigez
que Lucien soit très ferré sur la _technologie_; ça l'ennuie, mais c'est
indispensable, et pas difficile quand on sait le latin.
[1] Plusieurs membres de l'Académie française avaient mis sa
candidature en avant pour le prix Gobert.
CDLXXVII
A MAURICE SAND, A ALGER
Tamaris, 15 mai 1861.
Cher enfant,
J'ai reçu, ce matin, ta lettre de Marseille, et, ce soir, une lettre
d'Oscar, que je t'envoie. J'espère que tu auras eu un bon départ et une
bonne sortie des côtes; mais, en pleine mer, tu as dû trouver une forte
houle. La tempête a dû laisser encore là de l'agitation. Ici, temps
magnifique; hier et aujourd'hui, chaleur complète, quelques nuées
d'orage, quelques ondées, et pas un souffle de vent, pas même au bord du
golfe de la Seyne, cet endroit maudit qui nous a tant fait éternuer et
moucher. Calme plat à présent, la mer unie comme du satin aussi loin que
la vue peut s'étendre. C'est égal, je voudrais bien te savoir arrivé
sans ennui, sans retard, sans fatigue et par un beau soleil pour
poétiser ta première impression de cette terre nouvelle.
Nous, nous avons été hier voir le _Ragas_. C'est à deux pas du dernier
moulin de la vallée de Dardenne; nous en étions à un quart de lieue
quand tu as dessiné le petit pont double à guirlandes de lierre. Mais
quel quart de lieue! Jamais tu n'aurais cru que ta pauvre mère pût
descendre à pic dans une gorge profonde et remonter de même sur un
sentier de chèvres. Mais _je m'en suis très bien tirée_, comme on dit à
la Châtre. Je n'ai pas fait un faux pas, et, malgré cette gymnastique,
violente pour mon âge mûr, je n'ai pas été du tout fatiguée. Il faisait
chaud, par exemple, dans cette crevasse de calcaire uni! Je ne sais pas
si tu auras plus chaud en Afrique.
Le Ragas occupe le fond d'un amphithéâtre de cimes à pic, et dans le
flanc du rocher qui en occupe le point central s'ouvre une immense fente
noire tout encadrée de verdure. L'endroit est grandiose et charmant;
beaucoup de végétation sur ce chaos. Le gouffre a trois ou quatre cents
pieds de profondeur. Il y a encore vingt mètres d'eau en toute saison.
Après deux ou trois jours de forte pluie, tout le gouffre se remplit
et déborde par cette fente, d'où l'eau se précipite en torrent dans la
gorge et puis dans la Dardenne, dont nous avons vu le terrible lit à
sec; il n'avait pas assez, plu ces jours-ci pour que l'on pût même voir
l'eau au fond du gouffre. Ceci, avec les côtes du cap Sicier, est ce
que j'ai vu de plus _sérieux_ jusqu'à présent dans nos promenades. La
Dardenne était magnifique claire, ruisselante, bouillonnant en cascades
d'opéra dans les gradins de pierre des moulins, ces travaux des moines
qu'on pourrait prendre, s'ils étaient ailleurs et en ruine, pour des
amphithéâtres romains.
Aujourd'hui, nous avons été à Sainte-Anne, au bout des gorges
d'Ollioules, et nous, avons découvert, _tout_ _seuls_, un endroit
délicieux et des masses de rochers en coupole, creusés en grotte comme
la montagne de Taormine pour les sépultures antiques. Ceci est pourtant
un simple _jeu de la nature_, comme disent les itinéraires. C'est
l'action du vent et de la pluie dans un grès friable qui tombe en sable
blanc et qu'on exploite, à l'entrée des gorges, pour faire des glaces.
Il a passé un gros orage qui venait de la mer, j'ai pensé à toi!
Heureusement il n'a pas été méchant.
Pourvu que tu sois content de ton Afrique! mais tu seras toujours
content d'y avoir été.
L'impératrice m'a envoyé mille francs pour le père d'Anaïs. C'est très
aimable et la famille est enchantée.
Bonsoir, mon enfant; je me porte bien, je t'aime. Je t'embrasse mille
fois. Écris-nous, ne serait-ce qu'un mot.
CDLXXVIII
AU MÊME
Tamaris, 22 mai 1861.
Cher enfant,
Je descendais hier de la cime du Coudon; partie à onze heures du matin,
je rentrais à onze heures du soir, quand j'ai trouvé ta lettre à la
maison. Juge si j'ai dîné ou soupé de bon appétit! Le coeur content me
faisait oublier les jambes, vexées d'une ascension de deux heures et
d'une descente d'une heure dans des sentiers plus que vilains. Mais
quel endroit et quelle vue! On me disait que je verrais les montagnes
d'Afrique; mais je n'ai vu devant moi que la mer unie; comme un lac
incommensurable et tout à fait mystérieux à l'horizon. Le temps était
pourtant clair; je distinguais parfaitement les neiges des Alpes et
le col de Tende, Nice, les montagnes de Marseille, etc. Je voyais dix
lieues de mer par-dessus la tête du cap Sicier. Mais d'Afrique point, et
je savais bien que c'était une blague provençale impossible. N'importe,
je t'ai appelé à travers l'espace, et je t'ai souhaité joie et santé.
J'étais là à six heures du soir fumant ma cigarette sans que la plus
petite brise contrariât mon allumette. Tu vois qu'il y a ici de beaux
jours, à la fin des fins, puisque, sur la plus haute cime, au bord de la
mer, on trouve cette atmosphère calme.
Je suis revenue en voiture (on fait la moitié du chemin avec un cheval
de charretier en _nenfort_), par un clair de lune splendide, sur une
route en zigzag des plus fantastiques. J'étais seule avec le bon
Mathéron, à qui j'avais confié la garde de mes vieux os. Il ne me quitte
pas à la promenade et a le plus grand soin de moi.
J'ai grimpé avant-hier à Évenos. C'est le château noir en ruine qu'on
voit dans les gorges d'Ollioules; c'est très beau aussi, mais dans un
autre genre et moitié moins haut. Hier, par exemple, j'ai été _détemcée_
en route par une foule de contretemps insignifiants et bêtes: deux
heures d'attente pour avoir un cheval, un guide fou qui nous a égarés,
etc., etc. Rien de fâcheux; seulement un peu de lassitude aujourd'hui,
mais pas de courbature. Tu vois que je vas bien, sauf peu de chose, et,
j'espère, une autre année; si tu es content de l'Afrique, y aller avec
toi. Cette fois-ci, il faut retourner à Nohant pour n'être pas dans la
gêne avant qu'il soit peu. Nous partirons à la fin du mois au plus tard.
Écris-moi à Nohant. Si je vas à Chambéry, ce sera l'affaire de deux
ou trois jours seulement. C'est donc beau et curieux, cette Afrique?
Prends-en une bonne lampée, mais sans trop te fatiguer et sans coups de
soleil. On dit qu'ils sont dangereux là-bas. Ménage un peu mon Mauricot,
songe qu'il me le faut pour achever en paix ma vieille vie. Je te _bige_
mille fois.
CDLXXXIX
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Chambéry, 5 juin 1861.
Mon cher enfant,
Nous partons demain matin pour Lyon, Montluçon, Nohant. Nous nous
portons tous bien. Nous sommes, enchantés de la Savoie. Ce sont les
âpres beautés de la Provence, avec la verdure normande et les jolies
constructions suisses. Quand vous aurez huit jours à vous, il faut
prendre Solange sous votre bras, trois chemises sous l'autre bras, très
peu d'argent dans votre poche (par le chemin de fer, Chambéry est tout
près de chez vous), et vous verrez ce que c'est que des arbres et
pourquoi ceux de la Provence ne me satisfaisaient pas. On pourrait dire
qu'ici il y en a trop. Mais ils sont si beaux! D'ailleurs, le terrain
est si mouvementé, que partout la vue est immense et belle toujours.
Vous trouvez dans les formes géologiques beaucoup de rapport avec les
approches de Montrieux, mais en grand et avec une végétation qui est une
vraie prodigalité de la nature.
Nous avons couru toute la journée et tous les jours par une chaleur
étouffante, entremêlée d'orages et de pluies torrentielles. Mais pas un
souffle de vent. Les arbres poussent droits comme des cierges. Maurice
serait satisfait.
A présent, nous allons revoir nos grands horizons planes et notre
végétation, mesquine auprès de celle de Chambéry; mais nous retrouverons
notre _chez nous,_ et vous savez que c'est toujours bon.
Ce que nous regretterons, ce sont les bons amis de Mer-Vive; mais nous
vous attendrons avant ou après les vacances, ou l'hiver ou le printemps
prochain.
J'aspire à être à Nohant, pour avoir des nouvelles de Maurice, bien
certaine que, si vous en avez reçu après mon départ, vous me les aurez
expédiées chez moi. Je vous donnerai encore des miennes quand j'aurais
touché le port.
Embrassez pour moi tendrement la bonne Désirée et vos deux charmantes
filles. Si vous rencontrez Mathéron, Nicolas et Rosine, dites-leur
que nous nous louons d'eux. Grâce à votre bon choix, nous avons eu la
satisfaction de n'avoir affaire qu'à des gens excellents, depuis les
patrons jusqu'aux serviteurs. C'est une grande chose.
La mer était bien belle, Tamaris bien charmant, et, vous autres, vous
étiez des anges gardiens pour nous. Je ne reproche donc au _Var_ que
trop de vent, trop d'oliviers et trop de poussière. Mais ce n'est la
faute de personne et cela ne m'empêchera pas de lui garder un tendre
souvenir.
Adieu encore, cher enfant, et à vous de coeur plus que jamais.
CDLXXX
A M. MAURICE SAND, A ALGER
Nohant, 8 juin 1861.
Nous sommes rentrés aujourd'hui à Nohant à cinq heures, et je vas très
bien, mon cher enfant; je ne suis pas fatiguée, bien que la journée
d'hier, de Lyon à Montluçon, soit longue et fatigante. On ne reste
en chemin de fer que onze heures, mais on en perd trois à Moulins.
N'importe, nous voilà. Nous avons couché à Montluçon et déjeuné avec le
père Brothier, qui nous a beaucoup parlé de tes aquarelles. Il a été à
Paris voir l'Exposition, et il a vu foule autour de tes petits Romains.
_Le Constitutionnel_ en parle avec éloge. C'est le seul article que
j'aie encore trouvé sous ma main. Je te garderai ceux que je pourrai
récolter.
J'ai reçu à Montluçon ta lettre du 28, Sylvain ayant eu l'esprit de me
l'apporter en venant me chercher avec la voiture.
Je vois que tu vois du beau, du _n_° 1! Et, d'après tes indications, je
me représente assez bien ce qui te frappe. J'espère que tu n'as pas été
assez loin pour rencontrer (dans la province de Constantine) un orage de
grêle qui a tué des hommes et des animaux. Tu ne me dis pas comment tu
arpentes le pays: si c'est en voiture, à cheval, à pied, à autruche ou
à chameau. L'essentiel, c'est que tu te portes bien et que tu puisses
dire: _Magnifique! magnifique_! C'est une jouissance, n'est-ce pas, que
d'être aux premières loges du beau théâtre de la nature? J'en ai pris
une bonne goulée en Savoie. Il y a peut-être plus beau encore; mais
c'est si beau, qu'on ne songe à rien de mieux quand on y est. Il
faudra absolument que nous allions y passer un mois, un de ces futurs
printemps. C'est un très petit voyage en somme, et l'on y est très bien
sous tous les rapports.
Nous y avons couru à travers de grandes averses qui réjouissent fort les
Savoyards, privés d'eau depuis deux mois. Nous arrivons ici, on crie la
même chose et voilà que la pluie tombe ce soir par torrents. C'est assez
singulier que nous soyons depuis Toulon (dix jours) à la poursuite de
gros orages qui filent devant nous et qui crèvent là où nous arrivons.
Mais ici la pluie arrive trop tard. Après la gelée, la sécheresse a sévi
durement. Les foins, les blés, la vigne, les fruits, tout va mal, et
l'année sera mauvaise en produits. Notre pays n'a pas les ressources du
sol de la Savoie, qui semble se rire de tout, tant il est vigoureux.
Le pauvre Berry m'a paru bien laid. Pourtant le jardin est frais et
feuillu, autant que j'ai pu en juger par la fenêtre. Il n'y a pas de
mal, d'ailleurs, à ne pas vivre au sein des merveilles de la création;
on y est bien plus sensible quand on va les chercher, et, dans ces
magnifiques endroits, je ne vois que gens blasés qui s'étonnent qu'on
admire leur milieu.
La maison d'ici est propre et reluisante, la salle à manger toute
reblanchie et repeinte, fort appétissante, et j'aurai un cabinet de
travail très gentil.
Bonsoir, mon enfant chéri; écris-moi toujours autant que tu pourras. Ça
me fait grand bien.
CDLXXXI
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A GENÈVE
Nohant, 8 juin 1861.
Cher fils,
Je suis à Nohant depuis quelques heures. J'ai été absente quatre mois.
J'ai couru la Provence et la Savoie; la Savoie de Chambéry, un paradis!
Je me porte mieux que le Pont Neuf. Je suis brûlée du soleil comme
une brique. Je trouve le Berry petit, maigre, laid, mais toujours si
bonhomme! Faut-il n'aimer que ce qui est orné, campé, fier et superbe?
J'aime aussi ma vieille maison, et, contente d'avoir trotté sur la crête
des montagnes, je suis aise de revoir, mon pays plat et mes grands
horizons bleus.
Voilà mon bulletin. Maurice s'est ennuyé, à Tamaris, de voir toujours la
mer sans la franchir. Il s'est envolé pour un mois en Afrique. J'ai de
ses nouvelles, il est _enthousiasmé_. Je l'attends pourtant bientôt.
Parlons de vous. J'ai reçu votre bonne longue lettre à Tamaris (près
Toulon), et, de là, je vous ai répondu; vous n'avez donc pas reçu? Vous
me disiez d'écrire à Gênes. J'ai écrit à Gênes, et vous êtes sans doute
déjà beaucoup plus loin. Vous me parlez moins de votre santé dans la
lettre que je reçois aujourd'hui en rentrant chez moi, et qui est du 21
mai.
Vous me dites que vous allez un peu mieux. Un peu n'est pas assez. Mais
je ne peux pas croire que bientôt vous n'ayez pris le dessus; si jeune,
si bien organisé et si hautement doué, _vous voudrez et vous pourrez_.
Je vous attendrai à Nohant tout l'été, et, si vous tenez votre promesse,
je vous aimerai encore mieux, si c'est possible. Sur ce, je vas dormir
d'un beau somme; car j'ai beaucoup de chemins de fer et de coups de
sifflet, et de gares et de tunnels dans la boule; mais je n'ai pas voulu
me reposer avant de vous avoir embrassé maternellement de tout mon
coeur.
G. SAND.
Ah! j'oubliais de vous parler de l'Académie. Je ne sais pas pourquoi on
m'a mise au concours, ni pourquoi on ne m'a pas _couronnée_, ni pourquoi
on m'eût couronnée. Entre cet aréopage et moi, il y a un monde inconnu
de considérants, de _mais_, de _si_, de _parce que_ et de _quoique_
auquel je n'entends et n'entendrai jamais rien. La conclusion, c'est que
tout ça m'est égal et que je vis dans une planète très gentille, toute
en fleurs, en rêves, où j'ai souffert, pleuré, aimé et béni le bon Dieu,
en somme; et où jamais on n'a entendu parler d'Académie ni de chagrins
littéraires. Vous comprenez bien ça, vous, mon enfant.
CDLXXXII
A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS
Nohant, 11 juin 1861.
Chère cousine,
Je suis à Nohant, bien contente de retrouver ma vieille maison
tranquille, et d'avoir vu, en courant, une partie de la Savoie, un
des plus beaux pays que je sache. Vous me donnez de grands regrets de
n'avoir pas attendu notre ami, mais je ne pouvais plus retarder mon
départ. Je vous envoie une lettre pour lui, puisque vous avez la bonté
de vous en charger et que vous savez où le prendre.
J'aurais bien voulu l'entendre dire les belles choses qui vous ont
charmée; car j'aime à écouter, et, avec lui, on a tout profit. Son
succès parlementaire a étonné bien des gens qui se faisaient de lui une
fausse idée; mais ce n'est ni vous, ni moi, ni aucun de ceux qui l'ont
entendu causer, qui ont pu être surpris de la force de son raisonnement
et du charme de sa parole. Il y a en lui de grandes facultés, de grandes
qualités et de grandes séductions. Pourquoi une entrave inconnue, venant
d'ailleurs, ou de quelques accès de secret découragement, rend-elle si
rare pour lui l'occasion de frapper de grands coups? Je ne sais quelle
chaîne engage souvent ce puissant et généreux esprit. Cela se perd pour
moi dans la nuit des considérations politiques. Quel malheur pour lui
et pour la France qu'il ne soit pas un simple publiciste ou un orateur
libre de parler en toute occasion!
J'arrive chargée de plantes qui feront, j'espère, le bonheur de Lucien,
si ce petit gueux persévère dans la botanique. J'ai un immense rangement
à faire dans mes herbes; mais il y en a un bien pire à faire dans la
maison. J'avais un affreux cabinet de travail qui me donnait le
spleen, on m'en fait un nouveau, tout simple mais bien propret, où je
travaillerai avec plaisir.
En attendant, je ne sais où fourrer ma personne, mes bouquins et mes
paperasses. Tout cela sera arrangé pour les vacances, et vous pourrez
vous asseoir dans mon atelier sans crainte d'être dévorée par les
souris.
Maurice est toujours au delà des mers, enchanté de l'Algérie et me
chargeant de toutes ses tendresses pour vous et pour _son Lucien_. Et
moi, chère, je vous aime bien, et vous apprécie chaque jour davantage.
G. SAND.
CDLXXXIII
A M. VICTOR BORIE, A PARIS.
Nohant, 29 juin 1861.
Monsieur et illustre professeur,
Daignez permettre à un _jeune_ aspirant à la gloire littéraire de vous
offrir la dédicace d'un humble essai, bien indigne d'être mis à vos
sacrés pieds, et intitulé jadis _l'Homme de campagne_, aujourd'hui _la
Famille de Germandre_, devant paraître prochainement dans le _Journal
des Débats_.
J'espère, Monsieur et illustre agronome, que vous ne vous opposerez pas
à ce que votre nom vénérable soit le passeport de mon faible essai;
veuillez donc agréer l'hommage du profond respect avec lequel j'ai
l'honneur d'être,
L'AUTEUR _D'André._
Mon cher vieux,
Je ris un peu pour m'étourdir: Maurice est parti d'Alger avec le prince
et la princesse Clotilde pour Oran, Cadix, Lisbonne. Jusque-là, c'est
charmant, c'est délicieux; mais, de Lisbonne, il est question d'aller
en Amérique ou de revenir avec la princesse, à son choix et selon mon
consentement. Tu penses bien que je ne peux pas ne pas pousser à
ce voyage si avantageux pour Maurice en tant qu'instruction et
satisfaction, et opéré dans des conditions si belles; mais le coeur
_crie tout bas_. S'il se décide, comme c'est probable, il ne sera pas
de retour avant quatre ou cinq mois peut-être. Conte cela à Lambert, et
dis-lui que je compte sur vous deux pour les vacances; j'ai bien besoin
de vous autres pour ne pas m'attrister; mais, du côté de _Belleville_,
je compte leur écrire qu'en raison de l'absence de Maurice, on ne se
réunira pas cette année.
J'ai vu Carabiac et Lina[1] partant pour Milan.
[1] Calamatta et sa fille.
CDLXXXIV
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 30 juin 1861.
Cher enfant,
Maurice me charge de vous dire qu'il est à Oran, sur le
_Jérôme-Napoléon_; que le prince l'a pris à Alger et l'emmène à Cadix,
Lisbonne et peut-être en Amérique; que, par conséquent, il n'est pas sur
le chemin de Toulon et n'ira pas vous voir de sitôt, mais qu'il pense à
vous tous et vous embrasse bien fraternellement.
Ce cher enfant va donc courir le monde et je m'en réjouis, malgré un
peu de tristesse et d'inquiétude que je lui cache avec soin; car il
reviendrait plutôt que de m'affliger, et je ne veux pas qu'il perde une
si belle occasion pour voir du pays agréablement.
Dites à tous nos amis où il est, et qu'il comptait bien aller les voir,
sans cet incident imprévu. Rappelez-moi aussi à tous les braves gens de
la-bas.
Depuis notre arrivée, j'ai travaillé comme un diable. J'ai fini mon
roman, corrigé, expédié. Je suis à présent dans le rangement botanique,
et chaque plante du Midi que je revois me rappelle mes promenades, les
beaux endroits que je connais si bien, le Ragas, le Coudon, Montrieux,
les grès de Sainte-Anne, Dardenne, etc. Vous rappelez-vous, à Pierrefeu,
le bonhomme qui labourait des pierres, et les lentilles qui poussaient
quand même? et les _sans-feuilles_ que vous n'avez pas pu baptiser en
français, et les petites aspérules bleues que Solangette allait me
cueillir dans le champ voisin, et tous vos prétendus muguets, etc.?--Je
repasse tout cela et je leur fais la toilette. Il me semble qu'il y a
déjà longtemps que je vous ai quittés, tant le milieu d'ici, le climat,
la flore, les visages sont différents. L'accent provençal et son
compagnon intime le mistral manquent à notre existence. Je vois toujours
Bou-Maza dans les bras de Nicolas et je répète sa chanson favorite:
Nicolas, demain ta fête!
Et cette pauvre Léda? pourvu qu'à force de nous chercher, elle ne s'en
aille pas trop loin et ne soit pas tuée comme vagabonde dangereuse! si
elle avait l'esprit de venir jusqu'ici, je vous réponds qu'elle serait
bien reçue.
Mais parlons de vous, cher enfant. La santé est-elle revenue pour
rester? Il est évident qu'il y avait débilitation et qu'il faut refaire
l'estomac.
Et la pauvre Solange, est-elle toujours au ban de sa classe, à cause de
sa marraine? Oh! les vilaines gens que les prêtres d'aujourd'hui!... On
dit que le pape est mort et qu'on le cache. Que résulterait-il de cette
mort? Il eût bien dû passer à la place du pauvre Cavour!
Que fait Désirée? est-elle toujours _bien fatiguée_? Êtes-vous à
Mer-Vive par cette chaleur? C'est une charmante femme que Désirée, une
figure angélique de douceur et de distinction. Vous dites quelquefois
qu'elle manque d'énergie: votre Solange en a pour deux, et il me semble
que c'est très bien arrangé comme ça par le bon Dieu.--Elles doivent
s'aimer d'autant plus qu'elles diffèrent, et la charmante Anaïs me
paraît un bien précieux dans la famille.
Mais voilà trois heures du matin et j'espère que vous ronflez tous,
même vous, qui dormez si peu, mais qui ne vous amusez pas, j'espère, à
attendre le lever de la comète. Elle est un peu belle, n'est-ce pas?
Quelle queue!--Elle doit se lever du côté de Saint-Mandrier, être sur
Mer-Vive et Tamaris entre dix et onze heures du soir et se coucher
derrière les gorges d'Ollioules, même un peu plus à gauche. Dites-moi si
c'est comme ça.
Nous ne l'avons vue que ce soir. Depuis huit jours, nous avons de la
pluie, à la grande joie des habitants, qui étaient à sec depuis deux
mois. Je vas me coucher. Bonsoir, chers enfants. Je vous embrasse tous
quatre bien tendrement.
Maurice a aujourd'hui trente-huit ans; moi, dans cinq jours, j'en aurai
cinquante-sept. Voilà deux journées que nous avons rarement passées, lui
et moi, sans nous embrasser. Solange, par compensation, est ici et vous
envoie tous ses compliments et amitiés.
CDLXXXV
A M. VICTOR BORIE, A PARIS
Nohant, 2 juillet 1861.
Mon cher gros,
Calamatta m'a dit que l'on faisait courir un bruit que je t'autorise à
démentir à l'occasion. Ce bruit, c'est que l'empereur m'avait envoyé
vingt-cinq mille francs, en dédommagement du prix que m'a refusé
l'Académie. Cela n'est pas. Je sais que l'intention y était, sous forme
de vingt mille francs ou d'autre chose; on a été chargé de me demander
si j'acceptais. J'ai été reconnaissante de l'intention; mais j'ai refusé
de recevoir quoi que ce fût.
Si, dans quelque journal, on prétendait le contraire, je te prierais de
m'en avertir, afin que je le démente officiellement. Avertis Emile de
cela, j'ai la tête à autre chose et je n'ai pas pensé, depuis huit
jours, à lui en donner avis.
CDLXXXVI
A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE
Nohant, 11 juillet 1861.
Mon ami,
J'apprends de Londres, par Pichon, que vous avez été récemment très
gravement indisposé. On pense que le climat de la Haye ne vous convient
pas. Pouvez-vous hésiter à chercher un ciel plus clément pour vous?
ne savez-vous pas ce que vos amis perdraient en vous perdant, et
croyez-vous ne rien devoir à nous tous qui vous aimons tant? Les
circonstances ont ralenti ou intercepté nos relations; mais vous n'êtes
pas de ceux qui doutent, et vous savez bien que mon coeur est toujours
tout à vous.
J'envoie à Paris chez Pichon, qui y sera dans peu de jours, le premier
volume de l'_Histoire de ma vie_, qu'il m'avait retourné pour que je
pusse y écrire votre nom. Il y a bien longtemps que cet ouvrage, où je
vous ai consacré plusieurs pages, est chez lui, attendant l'occasion de
vous parvenir.
Maurice voyage. Il doit être en route pour les États-Unis. Mais je ne
vous en dis pas moins que lui aussi vous aime, car je le sais. Combien
souvent nous avons parlé de vous!
Je n'ose plus vous supplier de revenir en France, craignant de vous
blesser dans un parti pris, auquel pourtant votre état de santé
vous permettrait bien de vous soustraire, à présent qu'on doit vous
recommander l'air natal. Faites que j'aie au moins de vos nouvelles et
croyez à mon inaltérable affection.
GEORGE SAND.
CDLXXXVII
A MAURICE SAND, A BORD DU _JÉROME-NAPOLÉON_
Nohant, 27 juillet 1861.
Cher enfant,
Je crois bien que je t'écris toujours pour rien. Tandis que tes lettres
sont en route pour Nohant, tu as tout le temps de dépasser la station
que tu m'indiques pour y répondre. J'envoie donc à tout hasard. Je t'ai
écrit bien des lettres que tu ne recevras peut-être jamais. Mais j'ai
reçu, ce matin, celle que tu m'écrivais des Açores. Que te voilà donc
loin, cher garçon! Et, à cette heure, combien de centaines de lieues de
plus! Enfin tu te portes bien, tu as beau temps, tu vois les choses les
plus curieuses et les plus intéressantes, je reçois tes lettres, je me
dis que tu es heureux et je m'arme de tout le courage possible pour ne
m'inquiéter de rien. Ma santé est très bonne, malgré un été affreux,
tout pareil à celui de l'année passée. Ta soeur vient de partir, elle a
passé un mois ici. Nous avons Alexandre Dumas fils et Bérengère. Nous
parlons bien de toi, comme tu peux croire. Je travaille toujours comme
un nègre. Tu sais que c'est preuve de santé. Je te _bige_ mille fois.
L'Exposition est finie, les récompenses sont données; rien pour toi, ni
pour Lambert, ni pour Manceau.
Je vas écrire à madame Villot pour tes aquarelles; mais je doute que son
mari y puisse quelque chose. Je te _bige_ encore; quand donc sera-ce
pour de vrai? Mais sois tranquille et ne t'inquiète pas. Je suis
raisonnable et si heureuse de ce qui te rend heureux! Dis au prince que
je lui ai écrit plusieurs fois pour toi. J'ai écrit aussi à Ferri.