CDLXXXVIII
A M. ADOLPHE JOANNE, A PARIS
Nohant, 6 août 1861.
Cher Monsieur,
J'ai reçu vos _Itinéraires_ et je vous remercie de votre bon souvenir.
Mes compliments plus que jamais sur ces excellents travaux, qu'on lit
encore au coin du feu comme des livres de voyage, après s'en être servi
comme de guides. Ce sont d'immenses recherches et de fatigantes études,
je le comprends. Tout honneur et mince profit. Mais l'honneur est
grand. Un gouvernement vraiment progressif encouragerait, aiderait ou
récompenserait de telles entreprises. _Ma!..._
Je suis heureuse d'apprendre que vous êtes mieux portant. Je suis à peu
près guérie après mille petites rechutes qui ne m'ont pas empêchée
de grimper sur toutes les montagnes de la Provence et de faire, en
compagnie de votre _Itinéraire_, une course de quelques jours en Savoie.
J'ai été ravie de ce pays-là. Si vous revenez quelque jour sur les
environs de Toulon, j'ai pris là bien des notes et j'y ai vu des choses
magnifiques, dont aucun _Itinéraire_ ne fait mention.
Les gorges d'Ollioules seules sont connues. Mais combien d'autres scènes
plus étranges et plus grandioses à peu de distance. Mes notes sont à
votre service pour une autre édition.
A vous de coeur; bon courage et bonne santé, et, si vous revoyagez,
souvenez-vous de l'auberge de Nohant.
G. SAND.
Je ne vous dis rien de la part de mon fils, vu que, de l'Afrique, il a
passé en Amérique! Mon Dieu, que c'est loin!
CDLXXXIX
A MAURICE SAND, A BORD DU _JÉRÔME-NAPOLÉON_
Nohant, 11 août 1861.
Cher enfant,
J'ai reçu ta lettre d'Halifax, et aujourd'hui madame Villot m'écrit que
votre navire a été rencontré par un bâtiment qui signale votre arrivée
à New-York. Elle me dit que l'on peut vous écrire encore une fois. Où?
elle ne me le dit pas plus que toi et je suis toujours réduite à écrire
au hasard, me désolant de l'inquiétude que tu peux avoir et ne sachant
pas si M. Hubaine t'a expédié mes lettres. Cette fois, j'envoie par
madame Villot. Peut-être, des huit ou dix lettres que je t'ai écrites,
en recevras-tu au moins une!
Dieu veuille que tu ne sois pas inquiet, cher enfant! Je serais bien
fâchée de te gâter ce beau voyage par un tourment d'esprit. Je me porte
bien et je me défends de toute inquiétude pour mon compte, voulant que
tu me retrouves en bon état de santé morale et physique. Je reçois tes
lettres, qui me donnent du calme et du courage. Que de choses tu auras
vues! que de choses âme raconter! Je n'aime pas beaucoup les brouillards
où vous errez cinq ou six jours, par exemple! Enfin il faut qu'il y ait
de tout cela dans votre tournée d'aventures! Ce sont des souvenirs qui
s'amassent pour toi, et j'espère que tu en tiens _journal_, pour les
retrouver dans leur ordre, et me dire tout cela clairement. Je te suis
sur la carte; mais comme ce sera plus joli quand tu seras là pour me
tracer la route! Tu auras passé cette année par trente-sept sortes de
temps avec des saisons tout à l'envers. Pendant que tu avais froid à
Terre-Neuve, on cuisait ici, et, pendant que tu grillais en Afrique,
nous grelottions dans nos habits d'été.
A présent, nous avons un été superbe et nous allons tous les jours à la
rivière. Dumas y allait matin et soir. Il est parti, et nous partons
nous-mêmes demain pour Gargilesse (deux ou trois jours).
Nous n'avons rien de nouveau au pays. Dans la maison, rien de changé;
car le mariage du jardinier et de la cuisinière n'a rien modifié au
personnel. Je travaille toujours dans le même local, sauf qu'il est
propre et gentil et commode. Je fais toujours de la botanique quand j'ai
le temps. Nous avons eu Bérengère deux fois et elle reviendra encore. Il
y a du nouveau très étrange, très heureux pour elle dans sa vie. Je te
conterai ça. Solange est à Paris ou à Spa, on ne peut pas savoir.
Madame Villot a reçu des lettres de New-York: j'espère en avoir une
de toi demain en passant à la Châtre. Les vieux Vergne sont venus la
semaine dernière et m'ont beaucoup parlé de toi. Tout le monde t'aime et
te _bige_. Et moi, cher enfant, je te _bige_ mille fois et je t'aime de
toute mon âme.
CDXC
A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS
Nohant, 11 août 1861.
Chère cousine,
Merci des bonnes nouvelles que vous me donnez. J'espère en avoir aussi
demain, car cela m'arrive toujours le lendemain de votre avertissement
et vous êtes bien aimable et bien-bonne de me le donner toujours.
J'avais reçu une lettre d'Halifax et, jusque-là, Maurice n'avait rien
reçu de moi, il était assez inquiet. Je ne sais vraiment pas si M.
Hubaine s'occupe de lui expédier mes lettres, puisque Maurice me dit
que tout le monde en reçoit, excepté lui. Je vous en envoie donc une,
espérant que, par vous, elle arrivera, puisqu'il est écrit que vous me
portez bonheur! Vous savez sans doute qu'ils ont eu d'épais brouillards
et qu'ils ont dû s'arrêter deux ou trois fois le long de Terre-Neuve.
Maurice trouve pourtant qu'on voyage trop vite et que le prince traverse
tout comme un boulet de canon. Il n'a pas le temps de ramasser des
plantes et des insectes. Il est vrai qu'il me faisait le même reproche à
Toulon dans nos promenades, et Dieu sait si j'ai rien de commun avec les
allures d'un projectile!
Nous avons reçu le manuscrit de Dumas, lequel Dumas est parti hier. Je
ne sais pas si nous pourrons jouer cela, à cause des costumes et de la
richesse du local qui nous manquent; ça demande réflexion. En attendant,
nous montons une petite pièce de moi qui va paraître dans la _Revue des
deux mondes_ et qui a été écrite pour le théâtre de Nohant. Lucien y
a un rôle; mais, comme il apprend plus vite que Marie et Auguste, il
suffira qu'il nous arrive le 20, ainsi que vous nous l'accordez. Il y a
sur le chantier une autre pièce où il aura un rôle très étendu. Il a une
si belle mémoire, qu'on peut en profiter. J'espère que le plaisir de
voir ce cher enfant et ceux d'ici, jeunes et vieux, s'amuser, me donnera
calme et patience pour attendre mon absent.
A vous de coeur, chère cousine.
G. SAND.
CDXCI
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS
Nohant, 11 août 1861.
Mon enfant,
Nous avons reçu des lettres pour vous, que Marchal vous expédie avec
soin. Nous avons reçu aussi _le Roi et la Reine_. Nous ne pouvons pas
jouer ça: nous manquons de costumes, de local surtout pour des gens de
si haute volée. Nous vous renvoyons le manuscrit, pour que vous voyiez
vous-même si ça pourrait aller à la _Revue des deux mondes_. Cela
ne fait pas de doute pour moi, car c'est très joli. Mais peut-être
aviez-vous raison de penser qu'il vaudrait mieux y débuter par quelque
chose de plus important. La lettre de Buloz, qui était dans la mienne,
sans enveloppe, et que j'ai lue, doit vous engager un peu; car il y a
de la bonne foi et du vrai dans ce qu'il vous dit. Je ne vois pas
d'inconvénient à lui accorder la lecture de votre roman quand il _sera
fini_. Il n'est pas homme à le critiquer, quand même il n'oserait pas
le publier; c'est-à-dire qu'on peut compter sur sa discrétion, d'autant
plus qu'il a le désir de vous attirer et de se bien conduire avec vous.
Nohant est si grand depuis votre départ, que nous nous sauvons pour
quelques jours dans la petite baraque de Gargilesse, où nous ne vous
oublierons pas pour cela; car nous parlons de vous, du matin au soir.
Nous nous questionnons pour savoir quand et comment vous serez vraiment
heureux, en dépit de tous vos bonheurs. Car c'est peut-être là tout le
mal, une âme rassasiée! mais ça se renouvelle, une âme, une âme _qu'est
pas ordinaire_, et nous invoquons sous toutes ses formes l'ange du
renouvellement. Nous ne sommes pas forts dans nos théories ni dans nos
imaginations; mais nous vous aimons, voilà ce qu'il y a de clair et de
sûr.
Je ne sais si madame Villot vous a écrit. Elle ne me dit absolument
rien, sinon qu'elle a envoyé exprès à Paris une personne pour chercher
le _manuscrit_; c'est à vous de savoir si vous voulez le lui rendre au
cas où elle le redemanderait, ce que je ne crois pas d'après son silence
sur votre compte. Dans tous les cas, vous devriez faire faire une copie
pendant que vous tenez l'original.
En attendant de vos nouvelles et la _repromesse_ de votre retour, nous
nous mettons deux pour vous embrasser tendrement. Marie vous fait une
belle révérence.
G. SAND.
CDXCII
A MAURICE SAND, A BORD DU _JÉROME-NAPOLÉON_
Nohant, 1er septembre 1861.
Je vois à tes lettres que, tout en rendant justice aux Américains, tu
éprouves parmi eux un étonnement mêlé de malaise, et que cette grande
question de la liberté individuelle, à laquelle tu n'avais peut-être pas
beaucoup réfléchi encore, se présente à toi grosse d'orages sur cette
terre de l'individualisme. Je ne sais pas ce que tu concluras à ton
retour; mais je peux te dire ce que je conclus dans mon coin en fermant
un très beau livre qui, pour moi, résume tout le coeur et toute
l'intelligence de l'Amérique. C'est le livre du pasteur américain
unitariste Channing.
Peut-être vas-tu traverser trop vite la patrie de cet homme remarquable
pour entendre parler de lui ou du moins pour juger de l'influence qu'il
a pu exercer sur les esprits. Je dois donc te le résumer en deux mots:
1° _La raison_, premier et principal guide de l'homme;
2° _La liberté individuelle_, premier devoir et premier droit de
l'homme.
Cela paraît sec, présenté ainsi, et tu seras très étonné, quand tu
liras ce philosophe, de trouver en lui un enthousiasme de charité
extraordinaire, une éloquence partant du coeur, enfin toutes les
qualités d'un véritable apôtre.
Mais tu feras comme moi, tu voudras conclure, et tu verras, en
concluant, que cet homme sincère est un apôtre stérile et ce coeur d'or
un coeur qui se trompe.
Channing prêche une seule et simple doctrine, l'Évangile. De là une
admirable et excellente tolérance. Lui protestant, il admet à sa
communion tous les dissidents, même les catholiques. Il ouvre le temple
unitaire de la foi et du salut éternel à tout homme, quel que soit son
culte, qui veut y entrer avec cette courte formule: «J'aime Dieu et mon
prochain, dans l'esprit du Christ.»
Il n'exige pas que l'on croie à la divinité de Jésus si la raison s'y
refuse, et n'admet point qu'on raille celui dont la raison admet cette
divinité. Il veut que le plus croyant et le moins croyant s'aiment l'un
l'autre, tout en aimant Dieu, qu'ils ne se damnent pas, qu'ils ne se
contrarient pas, et que nul ne se mêle de leurs affaires. Si cela est
possible, rien de mieux; mais Channing a-t-il trouvé le chemin vers ce
temple de la raison et de la liberté soutenues par la foi?
Certes, il dit tout ce qu'on peut dire de beau, de bon et de bien pour y
amener les hommes; mais il étend cette tolérance à tous les actes de
la vie civile et politique. Peu importe, selon lui, la forme, le nom,
l'essence du gouvernement. Aucune loi ne l'embarrasse; tout lui paraît
possible, si les hommes ont l'esprit de charité et l'esprit d'examen.
C'est vrai; mais; s'ils ne l'ont pas, il faudrait pourtant le leur
donner, et, depuis que le monde est monde, c'est par des institutions
qu'on a rêvé ou essayé de former les individus et d'élever le sens moral
des sociétés; depuis que le monde est monde, le niveau général a été
très au-dessous des conceptions des grands esprits qui ont entraîné et
enthousiasmé les masses. A preuve, tout d'abord, Jésus crucifié.
D'ailleurs, à quoi bon des institutions? Si Channing est logique, il ne
fallait pas dire: «N'importe quelles institutions.» Il fallait aller
droit au fait et dire: «Aucune espèce d'institution.»
Et tu vas voir qu'il le dit:
«L'individu est plus que l'État. Il n'est pas fait pour se dévouer et
se sacrifier à l'État: c'est l'État qui doit se dévouer à lui et le
protéger; l'État n'est institué que pour garantir et respecter les
droits de l'individu.»
Voilà donc la loi et les prophètes; voilà l'essence de l'unitarisme, et,
dans ce sens, unité ne signifie plus en religion le _Soyez tous en un_
de Jésus-Christ; encore moins _l'unité_ politique et nationale que
poursuit l'Italie et que rêvent les autres nations asservies de
l'Europe. Cela signifie tout simplement: «Chacun pour soi et Dieu pour
tous!» Or je défie Dieu lui-même, Dieu qui est la logique même, d'être
pour deux partis contraires, à plus forte raison pour les milliards
de partis contraires qui divisent l'humanité, morcelée en milliards
d'individus. Heureusement Dieu nous voit de haut, Dieu sait attendre,
Dieu ne prend pas parti dans nos querelles et il est pour nous tous en
ce monde, en ce sens seulement qu'il est pour tous ceux qui cherchent sa
lumière.
Quant à l'État, qui n'est-pas Dieu, il faut pourtant bien qu'il cherche
à imiter Dieu dans sa logique, sa patience, sa protection universelle,
sa douceur et sa prévoyante fécondité. Qu'il laisse toute la liberté
possible à l'individu et qu'il se dise à lui-même que c'est là un de ses
principaux devoirs, oui, certes!--mais il ne peut pas être Dieu; qu'il
s'appelle république, roi ou pape, il ne peut pas agir à la manière de
Dieu, qui nous attend dans l'éternité, et pour toute l'éternité. Il
ne peut abandonner les individus à l'impunité apparente où Dieu nous
laisse, et, comme il agit, lui, l'État, dans le temps et dans l'espace
limités, il n'a pas découvert, il ne découvrira pas le moyen de nous
laisser tous libres d'une manière absolue, à moins que nous ne soyons
tous parfaits.
«Soyez-le! répondrait Channing. Aimez-vous les uns les autres.»
Oui, cent fois oui! mais c'est commencer par la fin le beau roman de
l'avenir. D'autres protestants du passé, les hussites taborites, avaient
dit: «Un temps viendra où il n'y aura plus ni lois ni autorités dans la
ville sainte.»
Je le crois aussi, ce temps viendra. Nous sommes à peine arrivés à la
première aube de notre existence intellectuelle et morale. L'Évangile de
saint Jean sera un jour aussi clair que le soleil, et nous nous aimerons
les uns les autres parce que nous serons bons et raisonnables. Nous
n'aurons plus besoin de rois ni de papes, ni même de républiques.
Personne ne prêchera plus la loi, qui sera dans tous les coeurs;
personne ne commentera plus la Bible pour demander à son examen la règle
de sa conduite. Nous serons tous des anges dans la _ville sainte_.
Mais où est-elle? dans une autre planète, ou dans celle-ci? Pourquoi pas
dans une autre? Notre âme est libre, donc elle est immortelle et peut
aller dans tous les mondes. Et pourquoi pas dans celle-ci? Nous avons
la notion de la perfectibilité et nous pouvons transformer, diviniser
presque le monde où nos générations se succèdent en se léguant leurs
travaux et leurs conquêtes.
Mais nous sommes loin du but, et, si l'idéal de Channing est beau et
grand, s'il est réalisable,--j'en suis persuadée,--il ne l'est pas par
la doctrine de l'individualisme. Cela, je le nie de toute ma conscience,
de tout mon coeur et de toute ma foi.
Channing s'est trompé et beaucoup d'Européens, séduits par l'audace de
ce coeur optimiste, enthousiaste et léger, ont aimé cette tolérance
religieuse qui était l'oeuvre de notre XVIIIe siècle français.
CDXCIII
A M. VICTOR BORIE, A PARIS
Nohant, 8 septembre 1861.
Eh bien, bravo, mon bonhomme! c'était affreux de se condamner à vieillir
seul, et, d'ailleurs, tu trouves une personne de mérite; on en a
toujours quand on est aimé pour soi. Elle t'accepte, c'est qu'elle
t'aime aussi; elle n'a rien, mais tu travailles; tu te sens beaucoup de
dévouement et d'affection, puisque tu ne recules pas devant une vie sans
repos et sans égoïsme. Moi, j'approuve tout cela; c'est dans mes idées
et je voudrais que mon fils eût la sagesse d'en faire autant. J'aimerai
ta femme comme je t'aime tu peux y compter. Amène-la bientôt à Nohant,
où elle sera reçue avec la plus vraie sympathie. On ne te nichera plus
au pavillon et on ne te fera plus enrager, puisque le mariage aura fait
de toi un homme sérieux. Manceau t'embrasse et t'approuve; je ne parle
encore de ton mariage qu'à lui, ne sachant pas si tu veux qu'on le sache
dès à présent.
Maurice doit être au Niagara ou au lac Supérieur, bien plus loin; il se
porte bien et il est content. Nous allons commencer nos comédies; nous
n'avons pas Lucien, qui, heureusement pour lui, a trouvé un emploi;
ni la famille Luguet: la pauvre Caroline a été bien malade et ne peut
bouger. Mais nous nous arrangerons tout de même et nous aurons, comme tu
vois, un appartement à ta disposition.
A toi de coeur.
G. SAND.
CDXCIV
A MAURICE SAND, A BORD DU _JÉROME-NAPOLÉON_
Nohant, 22 septembre 1861.
On dit que vous arriverez du 25 au 27! Je n'ai pas de tes nouvelles
depuis Cleveland, et juge si je suis impatiente de te savoir à Paris! Je
commence à être au bout de mon courage et à ne plus dormir. Cher enfant,
si tu ne viens pas tout de suite, écris-moi un mot de Paris. Je ne sais
pas du tout où vous débarquerez. Comme c'est effrayant; cette grande
traversée dont on ne peut rien savoir!
Tâche de venir ici pour le 30 au matin. On joue la comédie le soir, on
serait si heureux! Et, si tu peux venir plus tôt, songe que j'ai été
bien sage de ne pas me désoler, mais que ma vaillance, à moi, menace de
faire naufrage au port.
Je te _bige_ mille fois.
CDXCV
A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE
Nohant, 4 octobre 1861.
Mon ami,
On nous dit que votre santé, loin de s'améliorer, est devenue plus
mauvaise, et que votre médecin juge le climat de la Hollande très
pernicieux pour vous. Je dois vous dire, _à l'insu de votre soeur_, qu'à
cause d'elle, si ce n'est à cause de vous-même, vous feriez bien, vous
feriez votre _vrai devoir_, en rentrant en France. En vous laissant
mourir, vous la tuez; en revenant auprès d'elle, vous pouvez guérir tous
les deux.
Il n'est pas possible que vous prononciez la condamnation d'une soeur
comme celle que Dieu vous a donnée. Laissez-moi vous dire que ce serait
sacrifier le coeur à la tête, le devoir au fanatisme, et que vos vrais
amis en seraient consternés. Revenez, la Providence vous en donnera la
force dès que vous aurez écouté et reconnu sa voix; vous savez; _ces
voix_ d'en haut font des miracles!
A vous de toute mon âme.
GEORGE SAND.
CDXCVI
A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS
Nohant, 10 octobre 1861.
Chère cousine,
Vous êtes bonne comme un ange de m'avoir donné cette bonne nouvelle. Ah!
pourvu qu'ils arrivent sans accident! Enfin je compte sur vous pour nous
porter bonheur, comme toujours. Oui, je vous attends le 24, avec tous
ceux de vos enfants que vous voudrez m'amener, et Lucien _absolument_!
La maison est toute à vous, je n'ai plus personne ici que Marie Lambert.
Je vous embrasse tendrement. Poussez-moi Maurice en avant, le plus vite
possible; je deviens un peu folle.
G. SAND.
Dites au prince de ne pas nous refuser Lucien pour huit jours; vous
savez que nous avons une revanche à prendre avec le mélodrame, où il est
_indispensable_. Que de choses depuis un an, dans ma vie! Il faut que
nous fassions la paix avec la destinée, qui m'a si bien secouée de
toutes façons!
CDXCVII
A MAURICE SAND, A BORD DU _JÉROME-NAPOLÉON_
Nohant, 10 octobre 1861.
Madame Villot m'écrit aujourd'hui que tu dois être au Havre aujourd'hui
10! que tu seras probablement à Paris le 11.
Enfin! enfin! Qu'il me tarde de te savoir arrivé réellement et de te
voir, et de te _biger_! Peut-être auras-tu besoin de passer deux ou
trois jours à Paris. Fais-les les plus courts possible; car, depuis un
mois, je suis un peu bête. J'ai eu bien du courage jusque-là; mais tu
sais que dans une course, les derniers moments, quand on approche du
but, sont les plus difficiles. Tu trouveras à Paris une autre lettre de
moi que je t'avais écrite, croyant que tu arriverais le 25.
Mais j'ai reçu tes lettres de Saint-Louis, du Niagara et de New-York au
retour de Québec, et j'ai repris patience. Tu es bien gentil de m'avoir
écrit de partout. Ça m'a soutenue jusqu'à présent. Je t'espère au plus
tard le 15: nous jouons le 16 ou le 17 une comédie, de moi. Tu sauras
qu'à présent, les plus réussies de nos pièces vont dans la _Revue_;
après quoi, les théâtres me les demandent. Voilà ce que c'est que le
caprice des directeurs.
Tu dois être las de la mer mon pauvre enfant, et avoir du roulis dans
les jambes; j'espère que vous aurez eu beau temps. Si tu ne tardes pas
trop à arriver, tu trouveras ici la chaleur du mois d'août, qui n'a pas
cessé de tout l'été. C'est un temps exceptionnel; nous sommes en habits
d'été.
Que de choses tu vas avoir à me raconter! J'ai acheté une superbe carte
d'Amérique, où tu pourras retrouver et me faire suivre tout ton voyage.
Je te _bige_ mille fois. Tout le monde est en fête. J'ai rêvé toute la
nuit que tu étais arrivé.
Enfin! enfin!
CDXCVIII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 20 octobre 1861.
Enfin, Maurice est revenu sain et sauf et je le tiens depuis huit jours!
Il en a mis sept pour faire la traversée de Terre-Neuve à Brest. Il a
vu les grands lacs, la grande prairie, les sauvages, le Niagara, les
aurores boréales dans le Nord, les brumes de Terre-Neuve, les jardins
du Midi pleins de colibris, les champs de bataille, les camps des deux
armées, les forêts vierges, que sais-je! C'est une course au clocher,
mais, en somme, une course bien intéressante, et il est très content de
son voyage.
Il est fort comme un Turc; il a passé brusquement par tous les climats
et tous les régimes, sans avoir la plus légère indisposition.
Vous jugez si je suis contente, moi! Je commençais à manquer un peu de
courage et de force physique. Je me remets et je vais reprendre mon
travail.
Et vous, vous avez bien trotté par cette chaleur! nous en avons eu aussi
une fière dose: 35 degrés centigrades à l'ombre pendant tout l'été et
encore 25 à présent; une sécheresse fâcheuse pour nos cultures; mais que
j'aime bien pour ma consommation personnelle; pas un souffle de vent, et
un ciel aussi bleu que le vôtre.
J'ai reçu, par madame Trucy, de bonnes nouvelles de sa famille et de
Tamaris. Tout y va bien, même le cher Bou-Maza, dont vous nous avez fait
porter le deuil je ne sais pas pourquoi.
Il y a bien longtemps que je veux vous écrire; mais j'ai tant de monde
en septembre et en octobre, qu'il n'y a pas moyen de causer avec les
absents. La maison ne peut pas désemplir. Mais, en novembre, tout file
et on reprend les occupations raisonnables.
CDXCIX
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS,
Nohant, 7 novembre 1861.
Mon cher fils,
Si ma dédicace vous fait plaisir[1], je suis assez remerciée par ce
fait-là, sans que vous me disiez un mot. Vous m'avez donné à Nohant un
gros baiser, ça disait tout. On veut que je sois un personnage. Moi, je
ne veux être que votre maman. Vous avez du coeur, puisque vous m'aimez,
et je ne vous demande que ça. Je ne me suis jamais aperçue de ma
_supériorité_ en quoi que ce soit, puisque je n'ai jamais pu faire ce
que j'ai conçu et rêvé, que d'une manière très inférieure à mon idée. On
ne me fera donc jamais croire, à moi, que j'en sais plus long que les
autres. Restée enfant à tant d'égards, ce que j'aime le mieux dans
les individualités de votre force, c'est leur bonhomie et leur doute
d'elles-mêmes. C'est, à mon sens, le principe de leur vitalité; car
celui qui se couronne de ses propres mains a donné son dernier mot.
S'il n'est pas fini, on peut du moins dire qu'il est achevé et qu'il
se soutiendra peut-être, mais qu'il n'ira pas au delà. Tâchons donc de
rester tout jeunes et tout tremblants jusqu'à la vieillesse, et de
nous imaginer, jusqu'à la veille de la mort, que nous ne faisons que
commencer la vie; c'est, je crois, le moyen d'acquérir toujours un peu,
non pas seulement en talent, mais aussi en affection et en bonheur
intérieur.
Ce sentiment que _le tout_ est plus grand, plus beau, plus fort et
meilleur que nous, nous conserve dans ce beau rêve que vous appelez les
illusions de la jeunesse, et que j'appelle, moi, l'idéal, c'est-à-dire
la vue et le sens du vrai élevé par-dessus la vision du ciel rampant.
Je suis optimiste en dépit de tout ce qui m'a déchirée, c'est ma seule
qualité peut-être. Vous verrez qu'elle vous viendra.
A votre âge, j'étais aussi tourmentée et plus malade que vous au moral
et au physique. Lasse de creuser les autres et moi-même, j'ai dit un
beau matin: «Tout ça m'est égal. L'univers est grand et beau. Tout ce
que nous croyons plein d'importance est si fugitif, que ce n'est pas la
peine d'y penser. Il n'y a dans la vie que deux ou trois choses
vraies et sérieuses, et ces choses-là, si claires et si faciles, sont
précisément celles que j'ai ignorées et dédaignées, _mea culpa!_--mais
j'ai été punie de ma bêtise, j'ai souffert autant qu'on peut souffrir,
je dois être pardonnée. Faisons la paix avec le bon Dieu.»
Si j'avais eu de l'orgueil incurable, c'était fait de moi; mais j'avais
ce que vous avez, j'avais la notion du bien et du mal, chose devenue
très rare en ce temps-ci, et puis je ne m'adorais pas, et je me suis,
oubliée. Rien ne s'oppose en vous à la guérison: vous n'êtes pas vain,
vous n'êtes pas sot, vous n'êtes pas lâche, et, comme le succès, qui
malheureusement engendre très souvent ces trois vices, ne vous a pas
changé, _l'avenir est encore à vous_! Soyez-en sûr. Dans dix ans, vous
me direz que j'ai eu raison de croire en vous.
Les Villot achèvent de partir lundi matin; dimanche soir, nous jouons
la pièce de _Ruzzante_. Demain, Marchal s'essaye aux marionnettes avec
Maurice. Nous tâcherons de le garder un peu, pour que vous le trouviez
encore ici; car nous vous espérons bientôt et même tout de suite. Hein?
Vous l'avez promis, on y compte, on vous attend.
Ne nous oubliez pas auprès des châtelaines.
[1] La dédicace du _Drac_.
D
AU MÊME
Nohant, 20 novembre 1861.
Il y a des siècles que je n'ai causé avec mon _grand fils_. Il ne faut
pourtant pas qu'il croie que je l'oublie, et que je suis privée de le
voir sans murmurer. J'en veux aux amis qui vous empêchent de venir et
pourtant j'aime ceux qui vous aiment. Comment arranger ça? Le mieux est
de ne pas chercher à l'arranger; c'est l'unique solution des choses
insolubles, la destinée vient toujours s'en charger; mais je la
tourmente, cette destinée, pour qu'elle vous ramène ici. Nous avons
fini de jouer la comédie; Marie Lambert est retournée à son Gymnase,
et pourtant nous avons encore une velléité de _trucs_ et de pièces
fantastiques.
Peut-être, quand vous viendrez (vous avez promis au plus tard pour le
mois prochain), recommencerons-nous un peu nos bêtises. Nous espérons le
gai Lambert; en ce moment, nous tenons Borie et sa jeune femme, un gros
tourtereau avec sa pigeonne fluette et sérieuse. Nous ne les tenons que
pour huit jours. D'autres que vous ne connaissez pas vont et viennent.
Mais le grand regret, c'est d'être forcé de laisser partir votre gros
ami Marchal. Je ne sais comment ce mastodonte s'y est pris, mais il
s'est fait adorer de tout le monde, à commencer par moi. Il est vrai
qu'il nous a beaucoup gâtés. Il nous a fait, à tous nos portraits,
merveilleux, charmants comme dessin, et d'une ressemblance que les
portraits n'ont jamais eue. Il ne se doutait pas de ça, lui; il est tout
étonné d'avoir réussi. Il repart dans deux jours pour voir sa mère, qui
s'impatiente, et pour s'envoler ensuite en Alsace. Je ne me rappelle
plus si vous étiez ici quand il a fait ses deux esquisses de tableaux
alsaciens. C'est très remarquable. Il ne connaît pas la peinture; mais
il dessine joliment bien. C'est un contraste à étudier que cette grosse
nature faisant si délicatement des choses si élégantes. Les Flamands
n'expliquent pas ça; car, s'ils ont le fini des détails, ils n'ont pas
la grâce des types.
Que vous dirai-je de moi? Rien d'intéressant. J'ai flâné d'une manière
insensée, regardant la première page d'un roman commencé et me laissant
distraire par mille autres rêveries. Ça ne fait rien, le temps où l'on
s'amuse, _psychiquement_ parlant, n'est pas tout à fait perdu. On vous
attend pour retrouver un peu de sens commun _littéraire_. Je crois que
c'est _le Drac_ qui est venu tout de bon se glisser dans nos jeux pour
nous empêcher de faire rien qui vaille. Vous me disiez que, de votre
côté, ça n'allait pas, le _Villemer_. A l'heure qu'il est, je suis sûre
que ça va très bien ou que ça a _rété_ très bien, et puis mal et puis
mieux. Il n'y a rien de plus changeant que le temps qu'il fait dans nos
cervelles d'auteur; mais, pour ceux qui ont du vrai soleil derrière
leurs nuages, ça n'est jamais inquiétant.
Pourvu que vous reveniez bientôt, on est content et on se console de
tous les départs. Mais ne nous dites pas que vous ne pensez plus à nous
et que vous ne nous aimez pas comme nous vous aimons. On vous embrasse
en masse, et on envoie de bons souvenirs autour de vous.
G. SAND.
DI
A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE
Nohant, 1er décembre 1861.
Mon ami,
Calmez-vous et soignez-vous. Quelque décision que vous preniez, vous
savez bien qu'on vous chérit toujours. Ne m'écrivez pas maintenant: j'ai
vu, à votre écriture, que cela vous fatigue. N'établissez pas de combat
douloureux dans votre âme; reposez-vous, guérissez, et, quand vous
verrez bien clair devant vous, vous reviendrez, j'en suis sûre. Vous
êtes entre le devoir politique et le devoir du coeur. Vous mettez le
premier au-dessus de tout. Oui, quand il est net et bien tracé. Mais,
ici, il ne l'est pas, vous le reconnaîtrez si vous ne prenez conseil
que de la conscience, sans vous occuper de l'opinion, qui, d'ailleurs,
serait ici pour vous.
Dieu vous donne force et guérison pour ceux qui vous aiment! Pour vous,
en quelque sphère de l'univers que vous soyez, vous y serez heureux et
calme; mais pensez un peu à nous, qui avons peut-être encore besoin de
vous.
A vous bien tendrement et fraternellement.
G. SAND.
DII
A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS
Nohant, 7 décembre 1861.
Mon cher ami,
J'ai enfin trouvé une nuit de loisir pour lire ton roman. Je le trouve
bien; la copie qui, cette fois, est très bonne, m'a permis de le lire
sans fatigue.
Le sujet est joli et bien soutenu. Les personnages se comportent bien
d'un bout à l'autre, et parlent plus naturellement que de coutume, sauf
la tirade descriptive du jeune abbé à sa tante, que je trouve hors
de place et détruisant la couleur simple et vraie de ces personnages
rustiques. On peut remédier à cet inconvénient en prenant un biais; par
exemple: «Emile voyait pour la première fois la poésie des choses qui
l'entouraient, le pré, le soleil, la rêverie;» tout ce que tu voudras,
mais c'est l'auteur qui parle; et puis tu ajouteras qu'il «exprimait à
sa tante toutes ces émotions nouvelles dans un langage plus poétique
et plus élevé que de coutume, dont elle fut frappée, et elle lui dit,»
etc., etc.
Benoît est un excellent personnage que l'on aime et qu'il n'est pas
nécessaire de faire si laid. Laisse-le _pas beau_, mais sans accuser
trop sa disgrâce, puisqu'au bout du compte il épouse. J'approuve ses
boucles d'oreille et son parapluie; mais je trouve qu'il en abuse. Une
plaisanterie trop répétée n'est pas drôle à la lecture; trois rappels de
ce parapluie suffiraient: Enfin, quelques longueurs de développement à
faire disparaître, quelques négligences de style à revoir.
Ne pas toucher aux combats intérieurs du jeune séminariste. Cette
partie-là est la meilleure. Tu vois que je ne critique aucunement le
fond; c'est ce que tu as fait de mieux conduit et de plus sagement
terminé; il y a de l'intérêt, de la vérité, et tous les personnages sont
bons.
As-tu été en relations avec M. Nefftzer, qui était à _la Presse_ et qui
dirige à présent _le Temps_? Si tu ne lui as rien offert et rien envoyé,
je pourrais lui parler de ce roman avec un certain détail et le lui
proposer.
Réponds-moi tout de suite. J'embrasse Eugénie et toi de tout coeur.
G. SAND.
DIII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 28 décembre 1861.
Un mot seulement aujourd'hui, cher enfant. C'est le moment des masses de
lettres à lire et à écrire, pas toutes amusantes et on manque de temps
pour les meilleures.
J'ai lu le poème, qui est très bon et très touchant. J'ai fait, sur le
chant cinquième, quelques observations que je recopierai au premier jour
pour vous les envoyer. Le temps des vers est fini, c'est vrai, et cela
n'est plus ni retentissant ni lucratif. Il n'y a plus que Victor Hugo
qui se fasse écouter.
Mais, si vous pouvez encore vous faire éditer par souscription, il ne
peut nuire à votre réputation d'être lu et goûté par vos compatriotes,
et par le petit nombre de gens disséminés partout, qui s'intéressent
encore à la poésie.
Pourtant, je vous dirai aussi qu'il ne convient peut-être plus à votre
position de demander des souscripteurs. C'est bien quand on est très
jeune et très pauvre. Plus tard, c'est moins bien. On peut dire au
poète: «Vous avez quelques sous d'économie, payez votre gloire.»
Et je ne vous conseille pas d'entamer ces économies, avenir de votre
fille, pour payer la fumée d'un succès bien restreint et bien éphémère,
par le temps qui court. Achetez plutôt la barque, tout en chantant
la mer. Vos poésies ne perdront pas pour attendre. Ces mauvais jours
d'indifférence, vous êtes encore assez jeune pour les voir passer.
Merci pour les souhaits; mon coeur vous les renvoie et vous bénit.
A SOLANGE PONCY
Bonjour et bon an à ma bonne Désirée, et à ma chère Solangette. Vous
êtes bien gentilles de m'écrire; mais c'est bien laid à la petite maman
d'être malade. Heureusement, Solange va la ressusciter, au premier de
l'an, par de vives caresses et des souhaits charmants. Je bénis la mère
et la fille, moi, la grand'-mère, et je les embrasse de toute mon âme.
A ANAIS
Merci, ma mignonne Anaïs, de votre bon souvenir. Je ne suis pas votre
bienfaitrice: je suis une amie qui vous est dévouée et qui vous prie de
l'aimer. Voilà tout.
Une bonne poignée de main au cher père et à Baptistin, et bonne santé,
bonne chance à vous tous!
DIV
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME) A PARIS
Nohant, 7 janvier 1862.
Cher prince,
Nous avons été heureux _plus que des rois_, de la bonne nouvelle
annoncée dans les journaux, et nous avons passé toute la journée à faire
des romans sur ce fils ou sur cette fille que le ciel vous promet. Venir
de vous, et du grand Napoléon aussi, par conséquent, de l'héroïque
Victor-Emmanuel et de sa fille, qu'on dit adorable, ce n'est pas une
petite chance, et on ne peut pas être un esprit ni un coeur comme tout
le monde. Pourvu que cet être-là ait une destinée assortie à sa valeur!
nous étions tous les trois à deviser en dînant, et nous nous sommes
lâché du vin de Champagne pour boire à sa santé et à son destin, et nous
avons dit toute sorte de choses que je ne veux pas vous redire dans une
lettre, mais que vous devinez bien.
J'ai envoyé à Buloz la première partie du voyage de Maurice, qui ne
traite que du temps qu'il a passé seul à Alger; c'est amusant, mais sans
intérêt direct pour vous. Il achève la seconde partie, qui vous sera
envoyée avant d'être remise à Buloz; mais la première partie est
accompagnée d'une petite préface de moi que Buloz vous portera ou vous
enverra s'il n'est pas malade,--car il l'est continuellement,--et qu'il
n'imprimera qu'avec votre agrément. Si vous avez des observations à me
faire, vous m'écrirez avec votre belle et bonne franchise, et je vous
écouterai avec tout mon coeur.
Une chose me contrarie bien quand je parle de vous hors de l'intimité,
c'est que vous soyez un grand personnage. Le monde est si sale et si
plat; qu'on ne peut pas supposer qu'on aime un prince pour lui-même, et
je suis forcée à une réserve que je n'aurais pas pour un camarade que
j'aimerais beaucoup moins.
Ou bien, si on brave ces méprisables soupçons, comme, au bout du compte,
on doit le faire quand on est fort de sa droiture, on a l'air de le
faire par sotte vanité, et pour proclamer une amitié que les autres
envient. Vous verrez si j'ai su passer à travers ces écueils.
_Républicaine toujours!_ mais, convaincue que vous seriez le meilleur
chef d'une république, ou la _meilleure compensation_ à une république
impuissante à renaître, je me moque pour mon compte de l'accusation de
_trahison_ que quelques-uns ne m'épargnent pas; mais, à propos d'un
travail aussi jeune et aussi riant que celui de Maurice, je n'avais pas
à faire une profession de foi, à tous égards intempestive; je me suis
bornée à dire en deux mots que je vous aimais.
Accusez-moi _d'un mot_ réception de cette lettre-ci; je vous dirai
pourquoi. J'ai à vous écrire au sujet de la _sûreté de mes lettres à
vous_. Ce sera pour un autre jour.
Bonsoir, cher grand ami; mon Dieu, que je vous souhaite de bonheur! Et
comme vous aimerez votre enfant, vous qui avez si bien aimé votre père!
G. SAND.
DV
A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE
Nohant, 8 janvier 1862.
Mon ami,
J'ai bien pensé à vous, et le jour de l'an encore plus que tous les
autres jours. J'avais besoin de vous écrire et de vous dire que, je vous
aime pour commencer saintement et dignement l'année. Mais la crainte de
vous fatiguer m'a retenue. L'écriture de votre dernière lettre était
altérée!
Cette fois, je retrouve la sûreté de votre belle écriture; c'est la
première chose que je regarde, et vous me dites que vous êtes mieux!
Dieu m'a entendue, cette fois, car je l'ai bien prié pour vous.
Un bonheur n'arrive pas seul: ma fille, dont j'étais inquiète aussi, va
mieux et n'a rien de bien grave. Maurice est près de moi et travaille à
des notes sur l'Amérique. Il a vu bien vite, mais assez sainement cette
fausse démocratie, qui, en proclamant l'égalité et la liberté, n'a
oublié qu'une chose, la fraternité, qui rend les deux autres richesses
stériles et même nuisibles. Sa position un peu officielle de _visiteur_
l'oblige aux ménagements du savoir-vivre, mais ses réticences en
laissent assez deviner.
Le niveau des coeurs et des intelligences est, à ce qu'il paraît,
encore plus abaissé là-bas que chez nous. Ils n'ont pas même l'instinct
militaire, qui, chez nous, sait faire des prodiges pour les bonnes
causes, quel que soit le drapeau. Enfin, il semble que Dieu se soit
retiré d'eux pour châtier le forfait de l'esclavage, non aboli dans les
préjugés et les moeurs.
Soignez-vous patiemment et généreusement à cause de nous, mon digne et
cher ami, et, quand vous serez tout à fait bien, reprenez en vous-même
cette question d'exil volontaire auquel mon coeur ne peut se résigner,
pour _nous_.
Mon fils vous envoie ses tendres voeux, et je n'ai pas besoin de vous
dire les miens. Je ne me plains de rien dans ma vie, puisque j'ai une
amitié comme la vôtre.
GEORGE SAND.
DVI
A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS
Nohant, 22 février 1862.
Chère cousine,
Ayez du courage pour ceux qui vous aiment! ayez-en plus que moi, qui
veux pourtant en avoir et qui retombe à chaque instant dans les larmes.
Il est plus heureux que nous pourtant, lui[1]! il a monté d'un degré
dans une phase plus épurée et moins douloureuse certainement que la
cruelle vie où nous nous traînons, où nous ne sommes heureux que par
l'affection, et où justement nous perdons la source de notre bonheur,
nos enfants, nos parents, nos amis, au moment où nous comptons le plus
qu'ils nous survivront. Ah! ce n'est vraiment pas vivre que d'être ainsi
tous les jours à trembler ou à pleurer, et il y a quelque chose de
mieux, ou bien tout n'est qu'un rêve, Dieu, la vie, et nous-mêmes.
Croyons; comptons sur une justice et sur une bonté en dehors de notre
appréciation; moi, je ne pourrais pas ne pas croire; je sens si
profondément que le départ de cet adorable enfant ne lui a rien ôté de
mon affection et qu'il vit toujours pour moi, et auprès de moi, comme si
je le voyais! vous devez sentir cela encore plus que moi, vous sa
tendre mère. Il n'est donc pas parti, il ne nous a pas quittés. Il est
invisible pour nous; mais il nous aime toujours, en quelque lieu et sous
quelque forme qu'il existe.
Nous lui devons autant, disparu, que nous lui devions quand il était là.
Aussi vous lui devez de vivre avec courage, de prendre soin de vous,
et de vous conserver jeune et forte pour soigner ce pauvre père
souffreteux, qui ne vit que parles soins de l'affection et son propre
courage. Et l'autre enfant, si beau et si bon, lui aussi, a besoin que
vous l'aimiez, et tant d'amis dévoués, et nous qui ne faisons qu'un
coeur avec vous dans cette mortelle douleur!
Le prince en a été déchiré aussi; il m'a écrit une lettre désolée. Tout
le monde l'aimait, ce cher être, si aimable et si expansif.
Maurice a été si bouleversé et si étouffé, que j'en ai été inquiète.
Bonne amie, épanchez-vous avec nous; parlez-nous de _lui_, de Frédéric,
de vous, et de Georges.
Pleurez, ne vous retenez pas. N'ayez pas de courage et de réserve avec
nous; n'ayez de force que pour reprendre la vie de dévouement, et croyez
que nous sommes à vous, Maurice et moi, corps et âme.
G. SAND.
[1] Lucien Villot.
DVII
A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS
Nohant, 21 février 1862.
Cher ami,
Tu sais quelle douleur nous a frappés. Tu connaissais peu cet enfant;
mais tu as dû souvent nous entendre dire que c'était un coeur d'or. Sous
le rapport de la tendresse, de l'expansion, de la franchise, il était
vraiment exceptionnel, et, quand il nous a quittés, à Tamaris, nous
pleurions tous sans savoir pourquoi. Nous nous demandions pourquoi nous
l'aimions tant et avec un excès de sensibilité puérile.
Ce n'était pas une intelligence extraordinaire; du moins il ne se
faisait remarquer encore que par une facilité extraordinaire, et, comme
il avait une vitalité impétueuse et peu d'application à l'étude, on ne
savait s'il deviendrait où non un homme distingué. Il était _coeur_
des pieds à la tête, on peut dire; si aimant et si aimable, qu'on ne
songeait pas à lui demander d'être autrement qu'il n'était. Il a eu une
mort atroce, et c'est une amertume de plus dans nos regrets; mort atroce
de souffrance, admirable de courage. Nous avons été brisés, ses pauvres
parents, Ferri, le prince; c'est une consternation.
Mais je te parle de choses bien tristes; l'habitude de nous dire les uns
aux autres tout ce qui nous arrive fait que j'abuse un peu; ne sachant,
du reste, guère parler que de ce qui fait notre vie, et prenant
mutuellement part aux joies ou aux douleurs de nos familles, nous
nous racontons nos événements domestiques, et ceci en est un grand et
profondément senti à Nohant.
Tu dois avoir lu avec intérêt le discours de Napoléon à ces ganaches du
Sénat. C'est bon et bien à lui de tenir tête à cette réaction furieuse,
et de vouloir pousser l'Empire dans la voie du vrai. Mais l'Empire
entend-il de cette oreille? voilà la question!
Maurice s'est jeté dans la géologie; mais il a eu gros à secouer. Il
pleure rarement et le chagrin l'étouffe. Il aimait Lucien comme son
enfant. J'ai dû lui cacher une partie de mon chagrin. Enfin! je crois à
l'autre vie. Sans cela! Mais la justice infinie réside quelque part, et,
en étudiant la nature, on devient toujours plus convaincu que rien ne se
perd. L'âme, bien autrement précieuse que la matière, ne se perd donc
pas.
Cher ami, embrasse pour moi Eugénie, Anna, Berthe et Cyprien et toute ta
chère famille. Donne-nous de vos nouvelles à tous et ne craignez pas
de nous parler de vos bonheurs. Nous ne pensons pas qu'à ceux qui nous
quittent, nous aimons d'autant plus ceux qui nous restent.
G. SAND.
DVIII
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JÉRÔME), A PARIS
Nohant, 25 février 1862.
Oui, vous seul êtes franc et courageux dans cette officine d'hypocrisie.
Ne vous laissez pas effrayer de tous ces cris, marchez toujours, cher
prince, et soyez sûr que la vraie France est avec vous. Elle vous
tiendra compte de ces fureurs que vous soulevez, et votre place est déjà
marquée dans l'histoire du progrès comme un rayon de vérité perçant les
ténèbres. Nos coeurs vous suivent et le mien vous bénit.
GEORGE SAND.
DIX
AU MÊME
Nohant, 26 février 1862.
Merci pour le numéro du _Moniteur_ que vous avez eu la bonté de
m'envoyer. Je ne vous avais lu que tronqué dans les autres journaux,
quand je vous ai écrit hier au soir, et je vois que vous avez encore
mieux parlé que je ne croyais. Votre discours est beau autant qu'il
est bon, et, dans votre bouche, ces choses sont grandes et durables en
retentissement. Vous ouvrez une grande tranchée.
_La pensée du règne_, comme on disait sous Louis-Philippe, vous y
suivra-t-elle? que de réserve timide et un peu lâche, que de puéril
modérantisme dans le talent _parleur_ des orateurs du gouvernement!
L'empereur se fait admirer par sa prudence; mais peut-être croit-il
nécessaire d'en avoir plus qu'il ne faut, et je vois avec une profonde
inquiétude le développement effroyable de l'esprit clérical. Il ne sait
pas, il ne peut pas savoir à quel point le prêtre s'est glissé partout
et quelle hypocrisie s'est glissée aussi dans toutes les classes de
cette société enveloppée dans le réseau de la propagande papiste. Il ne
sent donc pas que cette faction ardente et tenace sape le terrain sous
lui, et que le peuple ne sait plus ce qu'il doit défendre et vouloir,
quand il entend son curé dire tout haut et prêcher presque dans chaque
village que l'Église est la seule puissance temporelle du siècle? Ne
serait-il pas temps de montrer qu'on peut braver le prêtre et ne pas
perdre la partie? Croyez ce que je vous dis, le peuple est convaincu en
ce moment que l'empereur est le plus faible et qu'il n'ose rien contre
les hommes du passé. Or vous savez la triste défaillance des masses,
quand elles croient voir défaillir le pouvoir quel qu'il soit.
L'empereur a craint le socialisme, soit; à son point de vue, il devait
le craindre; mais, en le frappant trop fort et trop vite, il a élevé,
sur les ruines de ce parti, un parti bien autrement habile et bien
autrement redoutable, un parti _uni_ par l'esprit de caste et l'esprit
de corps, les _nobles_ et les _prêtres_; et malheureusement je ne vois
plus de contrepoids dans la bourgeoisie.
Avec tous ses travers, la bourgeoisie avait son côté utile comme
prépondérance.
Sceptique ou voltairienne, elle avait aussi son esprit de corps, sa
vanité de parvenu. Elle résistait au prêtre, elle narguait le noble,
dont elle était jalouse. Aujourd'hui, elle le flatte; on a relevé les
titres et montré des égards aux légitimistes dont on s'est entouré; vous
voyez si on les a conquis! Les bourgeois ont voulu alors être bien avec
les nobles, dont on avait relevé l'influence; les prêtres ont fait
l'office de conciliateurs. On s'est fait dévot pour avoir entrée dans
les salons légitimistes. Les fonctionnaires ont donné l'exemple; on
s'est salué et souri à la messe, et les femmes du _tiers_ se sont
précipitées avec ardeur dans la légitimité; car les femmes ne font rien
à demi.
Depuis un an, tout cela a fait un progrès énorme, effrayant, dans les
provinces. Les prêtres font des mariages, ils font avoir des dots en
échange de la confession. On a poursuivi des sociétés secrètes qui
ne pouvaient rien, parce qu'on ne s'y entendait pas. La Société de
Saint-Vincent-de-Paul est très unie, elle marche comme un seul homme,
elle est la reine des sociétés secrètes. Elle a un pied partout, même
dans les écoles, et la moitié des étudiants qui ont sifflé About n'ont
pas sifflé le prétendu ami de l'empereur, mais l'ennemi bien avéré du
cardinal Antonelli; ce que je vous dis là, _je le sais_.
Je crois qu'il est temps encore; mais, dans un an, il sera peut-être
trop tard. La France a besoin de croire à la force de ceux qui la
conduisent. On lui fait accepter les choses les plus inattendues par ce
prestige. Quand on hésite, quand on s'arrête, elle crie aussitôt qu'on
recule, elle le croit, et on est perdu.
Il est bien étrange que, républicaine, je vous dise tout cela, cher
prince; peut-être ceux de mon parti, ou du moins peut-être quelques-uns
croient-ils qu'il faudrait dire _tant mieux_. Eh bien, ils se trompent,
ils ne peuvent relever la République et, sans s'en apercevoir, ils vont
droit à la Restauration. Alors nous revenons de cent ans en arrière:
l'Italie est perdue, la France avilie, et nous reprenons les charmants
traités de 1815!
Si cela arrive de mon vivant, malgré le peu de forces qui me restera,
j'irai plutôt vivre avec vos amis les Hurons que de vivre dans les
parfums de la sacristie.
Cher prince, vous êtes dans le vrai: l'Empire est perdu, si l'Italie est
abandonnée; car la question de l'avenir est tout entière. Vous l'avez
dit avec coeur, avec talent et avec conviction. Puissiez-vous être
entendu! Vous avez le vrai courage moral qui soulève toujours des
tempêtes, c'est une gloire dont je suis fière pour vous.