GEORGE SAND.
DX
MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS
Nohant, 27 février 1862.
Chère bonne amie,
Je ne veux pas vous laisser reposer _de moi_. Je veux, vous tourmenter
de mes supplications, pour que vous surmontiez cette atroce douleur.
L'oublier? non, jamais! aucun de nous ne veut oublier celui que nous
aimions tant. Mais il faut lui survivre avec énergie, afin que son autre
vie soit heureuse et que le lien éternel entre nous et lui ne soit pas
brisé. Se retrouver ailleurs est la récompense; pour la mériter, nous
devons faire marcher ensemble le courage et le souvenir, le regret
tendre et l'espérance vaillante; c'est ce que le vulgaire ne sait pas
faire, c'est ce que vous saurez faire, vous, intelligence d'élite. Cher
cousin Frédéric! il a besoin de vous, et ce pauvre bon Georges! quelle
désolation autour de vous, quelle solitude dans leur vie si vous perdiez
la force, le vouloir et la santé! Et cet excellent coeur si tendre, ce
digne Ferri qui faiblit! Ah! je le comprends bien, il y a des moments où
l'âme se déchire et se brise! mais pensons, aux autres, pensons toujours
au bien que nous pouvons leur faire; car, heureux ou malheureux, nous
avons toujours devant nous le devoir du dévouement qui reste le même, et
dont aucune souffrance, si amère qu'elle soit, ne nous dispense.
Ah! comme _il_ était aimé! toutes les lettres que je reçois sont pleines
de lui. Jamais un homme si jeune n'a été si apprécié et si regretté; que
ce soit pour vous une sorte de consolation: il n'a connu de la vie que
ce qu'elle a de meilleur, l'affection qu'on éprouve et qu'on inspire. Je
vous embrasse tendrement tous, et mes enfants, encore aussi, vous disent
qu'ils vous aiment.
G. SAND.
DXI
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS
Nohant, 5 mars 1862.
Cher prince,
Vous parlez avec un grand talent, ça ne m'étonne pas, moi, et je sais
que cette éloquence vous vient du coeur. Mais tous ces cafards,
comme ils vous en veulent! Est-ce qu'ils remporteront? est-ce qu'ils
représentent la France aux yeux de l'empereur? Vous avez bien fait de
protester d'avance contre l'hypocrite diplomatie du ministre-orateur.
Cela nous laisse un peu d'espoir.
Au fond pourtant, je suis furieuse; vous ouvrez à _la pensée du règne_
un courant qui peut tout sauver, et même tout laver dans l'histoire, et
on semble fermer volontairement les yeux!
Mais je vous jure que l'Empire est perdu s'il continue à dormir ou à
trembler, pendant que les vieux pouvoirs s'éveillent et que les prêtres
travaillent. Tout le salut est en vous, en vous seul. Si la France est
aussi aveugle que le pouvoir, nous aurons un atroce 1815 et ce qui
s'ensuit.
Est-ce que tous ces vieux généraux dévots ne sont pas vendus d'avance?
Cher prince, allez toujours, tout le monde n'est pas ingrat. Le peuple
intelligent n'est pas encore corrompu. La France ne peut pas se
suicider. Que Dieu veille sur nous et qu'il soit toujours avec vous!
G. SAND.
Les _Débats_ disent avec raison que vous _parlez comme personne ne
parle_, je le crois bien! Vous seul croyez ce que vous dites.
DXII
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS
Nohant, 10 mars 1862.
Vous êtes un bon fils d'aimer votre _maman_ et d'aimer ceux qui
l'aiment. Certainement ça me fait plaisir qu'on vous dise du bien de
moi, et qu'on en pense, quand _c'est des gens_ de coeur et de mérite
comme ceux dont vous me parlez. Est-ce que ce M. Rodrigues n'est pas le
frère d'Olinde Rodrigues, que j'ai beaucoup connu, et qui était dans
les bons israélites avancés et d'assez belle force en philosophie
progressiste?
Je ne sais pas si vous avez remarqué qu'avec les juifs, il n'y a pas de
milieu: quand ils se mêlent d'être généreux et bons, ils le sont plus
que les croyants du Nouveau Testament. Je suis très touchée de ce
mariage d'E.H.... Voilà ce qui s'appelle faire du bien utile. Quand vous
reverrez ces bienveillants lecteurs de George Sand, vous leur direz que
des lecteurs comme eux me consolent de tant d'autres.
Moi, j'ai essayé, ces jours-ci, de devenir aussi un lecteur de ce pauvre
romancier. Ça m'arrive tous les dix ou quinze ans de m'y remettre comme
étude sincère et aussi désintéressée que s'il s'agissait d'un autre,
puisque j'ai oublié jusqu'aux noms des personnages et que je n'ai que la
mémoire du sujet, sans rien retenir des moyens d'exécution. Je n'ai pas
été satisfaite de tout; il s'en faut. J'ai relu _l'Homme de neige_ et
_le Château des Désertes_. Ce que j'en pense n'a pas grand intérêt à
rapporter; mais le phénomène que j'y cherchais et que j'y ai trouvé est
assez curieux et peut vous servir.
Depuis un mois environ je ne m'étais occupée que d'histoire naturelle
avec Maurice, et je n'avais plus dans la cervelle que des noms plus ou
moins barbares; dans mes rêves, je ne voyais que prismes rhomboïdes,
reflets chatoyants, cassure terne, cassure résineuse; et nous passions
des heures à nous demander: «Tiens-tu l'orthose?--Tiens-tu l'albite?»
et autres distinctions qui ne sont jamais distinctes pour les sens, en
mille et un cas minéralogiques.
Si bien que, Maurice parti, cette étude qui, à deux, me passionnait, est
retombée pour moi dans l'étude des choses mortes. Et puis j'avais perdu
bien du temps et il fallait se remettre à son état. Mais, alors, votre
serviteur! il n'y avait plus personne. George Sand était aussi absent de
lui-même que s'il fût passé à l'état fossile. Pas une idée d'abord, et
puis, les idées revenues, pas moyen d'écrire un mot. Je me suis rappelé
vos désespoirs de l'été dernier. Ah! c'était bien autre chose. Vous
n'êtes jamais tombé au point de ne pas pouvoir écrire trois lignes dans
une langue quelconque; vous ne vous êtes jamais promené dans un jardin
avec la monomanie insurmontable de ramasser tous les cailloux blancs
pour les comparer les uns aux autres. Alors j'ai pris un ou deux
romans de moi pour me rappeler que jadis--il y a six semaines
encore--j'écrivais des romans. D'abord je ne comprenais rien du tout.
Peu à peu, ça s'est éclairci. Je me suis reconnue, dans mes qualités et
dans mes défauts; et j'ai repris possession de mon _moi_ littéraire. A
présent, c'est fini, en voilà pour, longtemps à ne pas me relire et à
fonctionner comme une eau qui court sans trop savoir ce qu'elle pourrait
refléter en s'arrêtant.
Quand vous retomberez dans ces crises-là, relisez _le Régent Mutstel_,
et _la Dame aux perles;_ ou la première venue de vos pièces, et vous
vous repêcherez; car nous passons notre vie à nous noyer dans le prisme
changeant de la vie, et le petit rayon que nous pouvons avoir en propre
y disparaît bien facilement. Mais cela n'est pas mauvais, croyez-le. Se
relire souvent, s'examiner sans cesse, se connaître toujours serait un
supplice et une cause de stérilité.
Croyez bien que le père Dumas n'a dû l'abondance de ses facultés qu'à
la dépense qu'il en a faite. Moi, j'ai des goûts innocents, aussi je ne
fais que des choses simples comme bonjour. Mais, pour lui qui porte un
monde d'événements, de héros, de traîtres, de magiciens, d'aventures,
lui qui est le drame en personne, croyez-vous que les goûts innocents ne
l'auraient pas éteint? Il lui a fallu des excès de vie pour renouveler
sans cesse un énorme foyer de vie. Vous ne le changerez pas en effet, et
vous porterez le poids de cette double gloire, la vôtre et la sienne.
La vôtre avec tous ses fruits, la sienne avec toutes ses épines. Que
voulez-vous! il a engendré vos grandes facultés, et il se croit quitte
envers vous. Vous avez voulu en faire un emploi plus logique: votre
_moi_ s'est prononcé là, et vous a emmené sur une autre voie où il ne
peut pas vous suivre.
C'est un peu dur et difficile d'être forcé parfois de devenir le père
de son père. Il y faut le courage, la raison et le grand coeur que vous
avez. Ne le niez pas, ce grand coeur; il perce dans tout ce que vous
dites et dans tout ce que vous faites. Il vous gouverne à votre insu
peut-être, mais il vous gouverne, et, s'il vous crée des devoirs dont
beaucoup de gens ne s'embarrassent guère, il vous payera bien en
puissance vraie et en repos intérieur.
Allez-y gaiement, allez-y toujours, et vous verrez plus tard! Tout
passe, jeunesse, passions, illusions et besoin de vivre; une seule chose
reste, la droiture du coeur. Cela ne vieillit pas et, tout au contraire,
le coeur est plus frais et plus fort à soixante ans qu'à trente, quand
on le laisse faire.
Je ne vous ai pas remercié, c'est vrai, pour l'offre de votre bijou
d'appartement; je ne vous remercie pas, j'accepte pour le cas où
je n'aurais plus de gîte à Paris. Où serais-je mieux que chez mon
enfant?--Mais, pour un bon bout de temps encore, j'ai mon petit grenier
rue Racine et mes habitudes de quartier Latin.
Je vous embrasse de tout mon coeur et je vous charge de tous mes bons
souvenirs pour les châtelaines.
G. SAND.
DXIII
A MADEMOISELLE LINA CALAMATTA, A MILAN
Paris, 31 mars 1862.
Ma Lina chérie,
Fiez-vous à nous, _fie-toi à lui_, et crois au bonheur. Il n'y en a
qu'un dans la vie, c'est d'aimer et d'être aimée. Nous sommes deux qui
n'aurons pas d'autre but et pas d'autre pensée que de te chérir et de te
gâter. Nous aimons ton père si tendrement aussi, que tous nos soins et
tous nos désirs seront pour le voir et le chercher, ou l'attirer ou le
retenir le plus possible. Il en a toujours été ainsi, tu le sais. Il y a
trente ans qu'il est un de nos meilleurs amis, et, à présent qu'il nous
confie ce qu'il a de plus cher au monde, il est, avec toi, ce que nous
chérissons le plus et le mieux. Maurice enfant l'a aimé d'instinct;
homme, il l'a apprécié, et, quand il t'a vue, toi qui tiens tant de lui,
il a senti pour toi une sympathie qui ne ressemblait à aucune autre.
Et moi donc!--Je sens bien que je te serai une mère véritable; car j'ai
besoin d'une fille et je ne peux pas trouver mieux que celle du meilleur
des amis.
Aime ta chère Italie, mon enfant, c'est la marque d'un généreux coeur.
Nous l'aimons aussi, nous, surtout depuis qu'elle s'est réveillée dans
ces crises d'héroïsme, et, puisque tu l'aimes passionnément, nous
l'aimerons ardemment. Ce n'est pas difficile ni méritoire, et, n'en
fût-elle pas digne comme elle l'est, nous l'aimerions encore parce que
tu l'aimes. Enfin, ma Lina chérie, ouvre-nous ton coeur, et tu verras
que le nôtre t'appartient, et que _celui_ dont j'ai plaidé la cause
auprès de ton père et de toi est digne de se charger de ton bonheur.
Nous avons traversé, Maurice et moi, bien des épreuves en nous tenant
toujours la main plus fort et en nous consolant de tout l'un par
l'autre; mais toujours nous nous disions: «Où est celle qui nous
rendrait complètement forts et heureux?» Viens donc à nous, chère fille,
et sois bénie! Je t'embrasse de toute mon âme, et je pense jour et nuit
au moment qui nous réunira. A bientôt, j'espère! j'espère et je désire,
et je veux.
Embrasse pour moi ton bien-aimé père. Remercie-le pour moi, comme je te
remercie d'avoir confiance en nous.
G. SAND.
DXIV
A M. MARGOLLÉ, A TOULON
Paris, 6 avril 1862.
Cher monsieur,
J'ai reçu votre livre en quittant Nohant et j'en ai lu une partie en
chemin de fer. Mais, depuis que je suis ici, je n'ai pu l'achever. C'est
une vie désordonnée pour moi que ce Paris, où je ne puis m'appartenir un
instant.
J'ai beau fuir le monde et ne vouloir aller nulle part, et vouloir me
renfermer dans l'intimité, je suis assiégée jusque sur l'escalier et
jusque dans mon fiacre. Et puis tant de choses à voir et à faire en
quinze jours, quand on ne vient à Paris que tous les deux ou trois ans!
Enfin j'achève mes corvées et je repars dans deux jours, et je vous
lirai et je reprends la seule vie qui me convienne, la vie d'étude et de
réflexion. Ce que j'ai lu est d'un grand intérêt et très beau de coeur
et de pensée.
Vous avez pris le bon chemin dans la vie. Il n'y en a pas d'autre. Toute
cette agitation politique qui règne ici est inféconde. A tous les étages
et dans tous les milieux de cette politique, je ne vois que des gens
perchés sur leurs balcons et regardant en bas vers le peuple, les uns
avec effroi, les autres avec espérance, et tous se disant: «Que fait-il?
que va-t-il faire? que pense-t-il? que veut-il? quel mal ou quel bien va
sortir de lui? Questions insolubles!» Le peuple n'en sait pas davantage
sur ceux qu'il regarde d'en bas, il n'en sait guère plus sur lui-même.
Il attend et il s'inspirera du moment; et qu'importe ce qu'il fera, s'il
ne sait pas pourquoi il le fait?
Instruisons-le sous toutes les formes. Le résultat de nos efforts est
peut-être fort éloigné, mais au moins il est sûr, et tout le reste est
inutile.
Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage. Je vous écrirai de
Nohant, et, en attendant, j'envoie à votre digne compagne, à votre
famille et à tous vos chers enfants mille tendres souvenirs.
G. SAND.
DXV
A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE
Nohant, 3 mai 1862.
Mon ami bien cher,
Je suis, depuis longtemps déjà, sans nouvelles de vous. Pouvez-vous
m'en faire donner, si le travail d'écrire vous fatigue encore?
Dois-je espérer que vous êtes mieux, comme, votre dernière lettre me
l'annonçait?
Moi, je veux vous annoncer le prochain mariage de mon fils avec la fille
de mon vieux et cher ami Calamatta. C'est une charmante enfant et un
esprit généreux. Cette union est un voeu de mon coeur enfin accompli.
Vous partagerez ma joie, vous qui ne vivez que pour vos amis sans songer
à vous-même. Mais, s'il est possible, parlez-moi un peu de vous, sinon
pensez à moi et souhaitez du bonheur à mon cher fils. Le ciel, qui vous
aime, y aura égard!
GEORGE SAND.
DXVI
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS
Nohant, 11 mai 1862.
Cher prince,
Êtes-vous encore à Paris? Je me hâte de vous remercier de toute mon âme
pour ma soeur, qui va, grâce à vous, se trouver heureuse.
A présent, j'ai le coeur tout à fait libre de cette perplexité de
famille et je suis toute au bonheur de mes enfants, qui se marient dans
quelques jours. Ah! si vous ne partiez pas cette semaine, ce serait
si vite fait pour vous de venir, _incognito_, passer vingt-quatre
heures!--_Ma!_--peut-être seriez-vous un peu compromis par notre liberté
de conscience?--pas de prêtre!
Nous sommes excommuniés, comme tous ceux qui, de fait ou d'intention,
ont souhaité l'unité de l'Italie et le triomphe de Victor-Emmanuel;
nous nous tenons pour chassés de l'Église. Mais ne le dites pas à
la princesse Clotilde! Il ne faut pas faire pleurer les anges. Elle
croit--nous ne croyons pas, nous autres,--à l'Église catholique. Nous
serions hypocrites d'y aller.
Encore merci, et tâchez, s'il vous plaît, monseigneur, de nous délivrer
Rome. Calamatta nous dit ici que vous allez trouver en Italie des
transports d'affection et de reconnaissance. Ce voyage est pour nous une
grande espérance; car nous voilà tous très Italiens de coeur, et nous
vous aimons d'autant plus.
Mais vous ne resterez pas longtemps? Est-ce que le moment où vous allez
être père n'approche pas? Que de joie chez nous quand nous saurons que
vous avez ce bonheur!
GEORGE SAND.
DXVII
A MADAME D'AGOULT, A PARIS
Nohant, 7 juin 1862.
Merci de votre bon petit mot, ma chère Marie. C'est bien aimable à vous
de vouloir que ces heureux jours qui me viennent soient complétés par un
souvenir et une félicitation de votre part. Quand on s'est franchement
aimés, je crois qu'on s'aime toujours, même pendant le temps où l'on
croit s'être oubliés. Moi, je ne sais plus trop ce qui s'est passé.
La vie est toujours pour moi l'heure présente. Cette heure est telle
aujourd'hui, que vous pourriez lire dans mon coeur sans y rien trouver
qui vous afflige et vous inquiète.
Donc à vous toujours!
GEORGE.
DXVIII
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS
Nohant, 20 juillet 1862.
Mon cher prince,
J'arrive des bords de la Creuse, et j'apprends l'heureux événement; j'en
suis enchantée, vous le savez d'avance.
La princesse est une brave mère de nourrir son enfant! Vous, il faut en
faire un homme, un vrai homme, de cet enfant-là. Vous serez un tendre
père, j'en suis sûre, parce que vous avez été un bon fils; mais
occupez-vous _vous-même_ de son éducation, et elle sera ce qu'elle doit
être pour un homme de l'avenir et non du passé.
Vos amis comptent là-dessus et se réjouissent. Je ne peux pas vous dire
combien je pense à vous et combien je rêve de votre fils, vous êtes
content, cette fois? Dites-moi oui, et donnez-lui un baiser pour moi, au
nom du bon Dieu, le roi des rois, avec qui je ne suis pas trop mal.
Il n'est pas encore question d'un bonheur comme ça chez nous. J'attends
_l'espérance_ avec impatience. Mes enfants sont chez mon mari à Nérac.
Il a été gravement malade; il est hors d'affaire, et mes enfants vont me
revenir.
Je vous aime de tout mon coeur, toujours.
GEORGE SAND.
DXIX
A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS
Nohant, 7 août 1862.
Ma chère mignonne,
Je suis bien contente de l'embarras d'Hetzel[1] puisqu'il me procure une
charmante lettre de toi, et de bonnes nouvelles de vous toutes. J'ai vu
ton père hier et nous avons causé, comme tu penses, de tout ce qui vous
concerne, et de cette pauvre chère grand'mère qui est partie!
Ma Lina, qui est de retour de son voyage et se propose de t'écrire
bientôt, a fait aussi mille questions sur vous à ton père. Et nous avons
dit beaucoup de mal de toi, comme tu penses! Nous avons grondé ton père
de ce qu'il ne te faisait pas courir un peu avec lui quand il vient chez
nous: ce serait si bon pour nous de te tenir ici! Mais il dit: «Cela
ne se peut pas, elle travaille, elle est forcée à des relations
continuelles pour ses travaux.»
Un temps viendra peut-être où tu auras un peu de vacances, et Valentine
aussi, et alors ta petite maman n'aurait plus de raison d'être à Paris
quand le père aurait à venir en Berry. Vous prendriez Nohant pour
_centre d'opérations_, ton père faisant ses courses et promenades; vous,
le peu de visites que vous tenez à faire maintenant au pays, et vous
auriez chez nous le _home_ et la famille.
Rien ici de changé essentiellement depuis les bons jours d'intimité
que nous y avons passés ensemble, sauf le grand bonheur d'avoir cette
adorable et adorée petite, immense compensation aux douleurs qui nous
ont tous frappés et aux adieux tant de fois répétés aux vivants et aux
morts.
Laisse Lina et moi faire ce bon rêve de vous ravoir quelquefois près de
nous, quand de bonnes circonstances le permettront, et parlons de cette
_géométrie naturelle_, qui est une oeuvre charmante et bonne. Que les
lecteurs sont donc bêtes avec leur répulsion pour les mots! Enfin
cherchons:
Avant nous.
L'oeuvre avant l'ouvrier.
Les formes primitives.
La science avant les savants.
L'artiste éternel.
Histoire de la forme.
La loi des formes naturelles.
Tout cela ne vaut rien, et rien ne vaudra jamais le vrai titre, qui
était le seul juste. Il faut tâcher de persuader à Hetzel de le
conserver, ou il faut qu'il en trouve un bon. S'il refusait l'ouvrage,
il me semble que madame Pape-Carpentier trouverait à le placer
naturellement dans la _Bibliothèque utile_ de Leneveu, qui est un
excellent recueil, très répandu et très goûté.
Bonsoir, chère fille; je t'embrasse, je vous embrasse tous bien fort.
TA MARRAINE.
[1] Qui cherchait un titre pour l'ouvrage d'abord intitulé _Evenor
et Leucippe_, et qui s'est définitivement appelé _les Amours de
l'âge d'or_.
DXX
A MADAME D'AGOULT, A PARIS
Nohant, 23 octobre 1862.
Chère Marie,
J'ai appris bien tard le malheur affreux qui vous a frappée. Je le
ressens vivement; et, qu'il soit tard où non pour vous le dire, je veux
que vous me comptiez au nombre de ceux que vos douleurs affecteront
toujours profondément. C'est dans ces tristes ébranlements de la vie que
l'on sent la durée des chaînes de l'affection et comme le réveil de
tout ce que le coeur avait mis en commun de joies et de peines. Vous
me félicitiez récemment d'avoir acquis une fille charmante, et vous en
perdez une accomplie[1].
Croyez que l'égoïsme naturel au bonheur s'arrête ici et que je souffre
de votre mal. Et puis qu'est-ce que le bonheur quand un jour imprévu
nous le brise? Qui peut compter sur le soleil de demain? Votre âme si
élevée, votre esprit, qui a touché aux plus hautes solutions de la
pensée, a sans doute puisé des forces suprêmes dans l'espoir confiant
d'une vie meilleure. Je n'ai donc rien à vous dire pour vous consoler
que vous ne sachiez mieux que moi.
Ce que je vous apporte, c'est un grand respect pour vos larmes et une
grande tendresse pour vos déchirements.
GEORGE.
[1] Madame Emile Ollivier.
DXXI
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS
Nohant, 14 décembre 1862.
Merci à vous, cher prince, pour la brochure que vous avez bien voulu me
faire envoyer. J'ai été un peu malade ces jours derniers. Je n'ai pu la
lire que cette nuit; tous ces documents sont très frappants et de la
plus grande utilité. Espérons qu'ils ajouteront leur poids à la somme de
réflexions que le public et le gouvernement devraient faire un peu moins
longues ou un peu moins _indifférentes_ au salut de l'Italie et de la
France.
Devant l'envahissement du pouvoir clérical, il me semble que la France
est encore plus menacée que l'Italie. Est-ce une finesse de l'empereur
pour laisser constituer chez nous une Église gallicane pendant que celle
de Rome tomberait? Le jeu serait habile, mais périlleux. Le prêtre
peut bien ruser au plus fin, gallican ou non, et je ne vois pas ce que
l'honneur français gagne à remporter ce genre de victoires.
Vous avez fait encore des vôtres, monseigneur! Vous avez couru, cette
année, la terre et la mer toujours avec des risques, des gros temps
et des aventures. Vous aimez cela, c'est bien, et on me dit que la
princesse Clotilde est aussi brave que vous. On me dit aussi que votre
fils devient superbe. Voilà des éléments de bonheur domestique.
Mais êtes-vous rassuré sur nos publiques affaires? Il me semble que la
vie, à force d'être lente, s'éteint sous la cendre, aussi bien dans les
masses que sur les trônes.
Tout mon petit nid vous envoie des respects pleins d'affection et de
dévouement. Maurice est touché de votre bon souvenir à l'endroit de la
brochure. Il se dispose à aller passer quelques jours dans le Midi chez
son père; après quoi, il ira à Paris avec sa chère et _parfaite_ petite
femme. Moi, je ne sais quand je sortirai de mon encrier pour respirer un
peu; ce que je sais, c'est que je vous aime toujours de tout mon coeur
et qu'il me tarde bien de vous revoir.
GEORGE SAND.
DXXII
A M. ÉDOUARD CADOL, A PARIS
Nohant, 29 janvier 1863.
Mon cher enfant,
Maillard m'a fait part du désir exprimé par la direction du Vaudeville
de joindre mon nom au vôtre sur l'affiche. Cela ne peut pas être, et,
tout en remerciant pour moi ces messieurs de ce qu'il y a d'obligeant
dans leur idée, dites-leur qu'à aucun titre je ne puis accepter la
_collaboration fictive_. Vous savez mieux que personne que je n'ai ni
fourni le sujet tel que vous l'avez conçu et exécuté, ni exécuté quoi
que ce soit dans la pièce. Les conseils que je vous ai donnés étaient
de ceux que le premier venu donne sous l'impression du moment, et se
réduisaient à faire ressortir un peu plus vos propres idées et votre
propre composition. D'ailleurs, je ne pourrais pas me prêter à cette
collaboration fictive, quand même je ne la rejetterais pas absolument en
principe. Des engagements personnels et particuliers s'y opposeraient
en ce moment. Voilà ce que je vous prie de répondre, ainsi que ce qui
précède, puisque c'est la vérité.
La pièce est charmante et n'a pas besoin _d'appui._ Soyez tranquille et
gardez votre nom _tout seul_. Il faut bien que les noms commencent avant
de faire autorité.
A vous de coeur.
G. SAND.
DXXIII
A M. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS
Nohant, 2 février 1863,
«Ne rien mettre de son coeur dans ce qu'on écrit?» Je ne comprends pas
du tout, oh! mais du tout. Moi, il me semble qu'on ne peut pas y mettre
autre chose. Est-ce qu'on peut séparer son esprit de son coeur? est-ce
que c'est quelque chose de différent? est-ce que la sensation même peut
se limiter? est-ce que l'être peut se scinder? Enfin ne pas se donner
tout entier dans son oeuvre, me paraît aussi impossible que de pleurer
avec autre chose que ses yeux et de penser avec autre chose que son
cerveau. Qu'est-ce que vous avez voulu dire? vous me répondrez quand
vous aurez le temps.
DXXIV
A M. ÉDOUARD CADOL, A PARIS
Nohant, 6 février 1863.
Cher enfant,
J'ai tenu conseil avec Lina et Maurice, et j'ai donné mon avis, qui a
été écouté. Nous vous savons tous gré, de votre bon coeur, qui voudrait
pouvoir nous dédier à tous la comédie que nous avons tous bercée avec
tendresse. Mais ni moi, ni Maurice, ni les autres, soyez-en sûr, ne
doutons de votre bonne affection, et il s'agit pour nous, avant tout, de
la pièce et de son succès. Ce n'est guère l'usage de dédier une pièce.
N'attirez donc pas l'attention du gros public sur mon nom et sur rien
qui rappelle Nohant.
Assez d'envieux diront dans les petits coins, si la pièce a du succès,
que, puisqu'elle a été faite à Nohant, j'y ai mis la main.
Les directeurs de théâtre le diront aussi, croyant faire du bien à la
pièce et se souciant, fort peu de faire du mal à l'auteur.
Laissez cela se perdre dans les cancans de coulisses et croyez bien
que le public de la troisième représentation n'en saura rien du tout.
Inutile donc que les lecteurs en sachent davantage, et qu'une dédicace
les y fasse penser.
Sur ce, merci de coeur pour Lina, Maurice et moi, et croyez que mon
conseil est bon. Il ne s'agit pas de plaire aux directeurs et aux
éditeurs, qui veulent toujours des noms _patronnés_ pour écouler leur
marchandise. Il s'agit de vous faire un nom indépendant contre vent et
marée. C'est plus difficile que d'avaler une tranche d'ananas. Allez-y
et ne craignez rien.
Bonsoir, cher Almanzor, et bon courage! Amitiés de tous. Écrivez-nous
toujours quand vous avez le temps.
G. SAND.
DXXV
AU MÊME
Nohant, 7 février 1863.
Cher enfant,
Nous sommes bien contents et bien heureux, tous! Compliments, amitiés,
joie de toute la famille. Je n'étais pas inquiète du tout, moi: je
savais qu'il y avait dans la pièce un fonds d'intérêt et d'émotion de
nature à être compris par tout le monde; et une moralité à ne choquer
personne, tout en restant assez forte pour faire réfléchir chacun. Quand
vous aurez ce fonds bien établi, secondé par les détails, vous serez
toujours certain d'avoir fait quelque chose qui en vaut la peine et qui
prouve au spectateur payant qu'il n'est pas volé.
Pour le succès de vogue et d'argent, quel sera-t-il? nul ne peut le
savoir; cela dépend beaucoup de l'intelligence de la direction et de son
bon vouloir; et rarement les auteurs ont sujet d'être contents, parce
que les directeurs cherchent toujours l'argent dans le gros lot de
hasard, sauf à perdre le certain modeste de chaque jour.
Attendez-vous à des misères, tout le monde est forcé d'en subir.
Surveillez vos premières représentations en ayant toujours dans la salle
quelques amis vrais et _chauds_, qui entraînent, à point et _à propos_,
le public incertain et distrait par nature. De tels amis intelligents et
dévoués sont rares. Si vous n'y pouvez rien, la chose se fera peut-être
d'elle-même.
Dans quelques jours, le sort financier de la pièce sera décidé; vous
confierez alors vos intérêts à Émile, et vous reviendrez nous trouver
pour travailler au roman et passer tranquille ce charmant hiver qui nous
donne presque tous les jours ici du soleil, des jacinthes et de bonnes
promenades.
Vous verrez Maurice un de ces jours avec sa femme; je ne sais ce qu'ils
resteront de jours ou de semaines à Paris; vous n'aurez pas besoin de
les attendre pour revenir à notre nid, qui est le vôtre.
Tenez-nous au courant de la deuxième et de la troisième représentation,
qui ont aussi leur importance; et, si vous êtes content, pensez, cher
Almanzor, que nous le sommes bien aussi.
G. SAND.
DXXVI
A M.
Nohant, 26 février 1863.
Le christianisme est une vérité abstraite. Pour être une vérité
concrète, une vérité vraie, il lui faudrait avoir tenu compte des
notions que vous avez et que je n'ai pas besoin de vous indiquer. Le
christianisme n'est pas mensonge, il est vérité incomplète. Arme, de
progrès jadis, il est devenu outil de destruction. C'est un tombeau où
l'humanité enferme le peu qui lui reste de conscience et de lumière.
Ceci n'est pas la faute du pauvre docteur supplicié: c'est là faute de
ceux qui ont déifié sa mémoire. Vous direz mieux que moi ce que vous
savez avoir à dire, et ce que je crois savoir que vous direz. Vos
pages sont très belles, élevées et profondes, elles sont d'un esprit
supérieur, à la fois poétique et logicien. Que Dieu vous aide pour aller
au fond des choses sans vous égarer dans le grand abîme où l'on ne
pénètre plus que sur les ailes de l'hypothèse!
Il faut là beaucoup de science du langage, et toutes les sciences de
détail doivent concourir à former la science des sciences.
Moi qui ne sais rien, j'attends, et pourtant je permets à ma conscience
de juger ce qui se produit. C'est très hardi, à coup sûr; mais tout
esprit, si incomplet qu'il soit, a besoin de s'affirmer.
La plus belle des hypothèses, celle qui aurait le droit de marquer une
nouvelle étape religieuse dans les conquêtes de l'avenir, serait celle
qui ferait concorder les besoins de l'intelligence et ceux du coeur avec
les résultats de l'expérience. Déjà de nobles travaux marchent dans ce
sens et je crois être sûre que vos questions amèneront une réponse de
vous-même à vous-même qui éclairera encore cette route nouvellement
ouverte.
GEORGE SAND.
DXXVII
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS
Nohant, 22 mars 1863.
Mon grand ami,
Vous seul êtes jeune et généreux, et brave! Vous seul aimez le vrai pour
lui-même; vous seul avez le génie du coeur; le seul qui soit vraiment
grand et sûr. Je vous estime et vous aime toujours de plus en plus,
cher noble coeur, flamme brillante au sein de ce banc de houille qu'on
appelle le Sénat; mais ce n'est pas de la houille, on ne peut pas
l'allumer. Ah! c'est un monde de glace et de ténèbres! Ils votent
la mort des peuples comme la chose la plus simple et la plus sage,
puisqu'ils se sentent morts eux-mêmes. Soyez fier de n'être pas aimé de
ces gens-là. Tout ce qui vit encore en France vous en tiendra compte.
J'attends mon exemplaire, ne m'oubliez pas; car je n'ai que l'extrait
des journaux, et ce n'est pas assez.
Mes enfants sont heureux de vous avoir vu. Ma chère petite fille, qui
est un enfant généreux, vous porte dans son coeur. Elle s'est trouvée
malade chez vous, pourtant; sa position _intéressante_ amène de petits
accidents peu graves, mais qui la forçaient de se sauver de partout
sans dire bonsoir; et Maurice, inquiet de la fréquence de ces
évanouissements, me l'a vite ramenée. Elle va bien, à présent. Tous
deux me chargent de leurs sentiments pour vous et je vous charge de nos
respects à tous pour la princesse. Votre fils est beau, très beau, à
ce qu'ils disent. Lina l'a regardé à pleins yeux, avec _émulation_.
Monseigneur, ne le laissez pas élever par les prêtres!
A vous tous nos voeux et toute notre affection.
G. SAND.
DXXVIII
A M. EDMOND ABOUT, A PARIS
Nohant, mars 1863.
Que de talent vous avez! Dix fois plus, à coup sûr, que l'on ne vous
en reconnaît, bien qu'on vous en reconnaisse beaucoup. Pourquoi ne
montez-vous pas jusqu'au génie, que vous touchez, et que vous laissez
échapper à travers vos doigts. C'est parce que vous avez l'âme triste,
malade peut-être. On s'est beaucoup moqué de nos désespoirs d'il y a
trente ans. Vous riez, vous autres, mais bien plus tristement que nous
ne pleurions. Vous voyez le monde de votre temps tel qu'il est, sans
vous demander si vous ne pourriez pas le rendre moins faible en vous
faisant plus fort que lui. Je suis persuadée que vous ne valez ni plus
ni moins que nous ne valions, abstraction faite du progrès de l'art, qui
se fait toujours et qui se fait encore pour les vieux comme pour les
jeunes; mais pourquoi ne pas vouloir nous dépasser? A cette grande bête
de désespérance que nous avions, a succédé, de par vous autres, une
réaction de vie qui étreint la réalité et qui devrait vous avoir fait
faire une véritable enjambée par-dessus nos têtes.
Un de vous ne voudra-t-il pas la faire, et pourquoi ne serait-ce pas
vous? Nous en étions à peindre l'homme souffrant, le blessé de la vie.
Vous voulez peindre, ou vous peignez d'instinct l'homme ardent qui
regimbe contre la souffrance et qui, au lieu de rejeter la coupe, la
remplit à pleins bords et l'avale. Mais cette coupe de force et de vie
vous tue; à preuve que tous les personnages de _Madelon_ sont morts à la
fin du drame, honteusement morts, sauf _Elle_, la personnification du
vice, toujours jeune et triomphant.
Donc, quoi? le vice seul est une force, l'honneur et la vertu n'en sont
pas. Pas un ne résiste, et le seul vrai honnête homme, M. Honnoré, finit
par le suicide, ni plus ni moins que les héros de notre temps byronien.
Pourquoi? dites! Ne croyez-vous pas qu'un homme puisse être assez fort
pour tout braver, tout subir et tout vaincre? pas un seul? pas même,
vous qui faites à bras tendu cette peinture de grand artiste, cette
merveille d'esprit, de vérité, de force, de couleur, de composition
et de dessin que vous intitulez _Madelon?_ Vous n'osez pas être cet
homme-là, ou rêver dans un beau livre que cet homme existe et qu'il
parle par votre plume, et qu'il agit par votre volonté, et qu'il
triomphe par votre conviction? Pourquoi donc, mon Dieu? Faut-il, pour
répandre l'idéal, se faire dévot et invoquer tous les mensonges du
catholicisme, quand il est si bien prouvé que l'homme est en âge d'être
par lui-même dès qu'il le voudra?
Prenez garde, en vérité! Tous ces charmants jeunes gens auxquels le
jeune lecteur voudrait ressembler, sont des misérables. Toutes ces
femmes honnêtes sont des niaises, et si impuissantes à conjurer le mal,
qu'elles sont de trop sur la terre. Elles ne servent qu'à excuser les
maris infidèles par l'ennui qu'elles leur procurent. Il n'y a de logique
que Madelon. Si la nature humaine est ainsi faite autour d'elle, elle a
raison de la mépriser et de ne plus rougir de rien.
Horrible conclusion d'un récit admirable de tous points et devant lequel
tout ce que l'on a de littérature dans l'esprit, s'incline sans réserve,
mais devant lequel aussi tout ce que l'on a d'honnêteté dans le coeur se
révolte douloureusement.
Ne pensez pas que je ne comprenne point du tout ce que vous avez voulu
faire et que je ne voie pas le côté sain de cette violente étude.
Je sais que montrer et dévoiler les mauvais et les lâches est plus
instructif que la prédication et la lecture de la _Vie des Saints_. Je
conviendrai avec vous que, Feuillet et moi, nous faisons, chacun à notre
point de vue, des légendes plutôt que des romans de moeurs. Je ne vous
demande, moi, que de faire ce que nous ne savons pas faire; et, puisque
vous connaissez si bien les plaies et les lèpres de cette société, de
susciter le sens de la force en le prenant justement dans le milieu que
vous montrez si vrai, et que vous avez si magnifiquement observé et
disséqué.
Je vous demande, je vous supplie, à présent que vous venez de faire le
chef-d'oeuvre de la victoire du mal, de nous faire le chef-d'oeuvre du
réveil au bien. Montrez-nous un véritable homme de coeur écrasant ces
vermines, bravant ces luxures, méprisant avec une facilité logique et
simple cette sotte vanité de paraître fort dans l'absurde et puissant
dans l'abus de la vie; vous venez de prouver que cette vanité est
toujours souffletée par la nature qui se venge.
Ayez le courage d'incarner la preuve du triomphe. Que les méchants
triomphent si vous voulez dans l'opinion. Inutile de farder le monde si
bête et si corrompu; mais que Job sur son fumier soit le plus beau et le
plus heureux de tous; si beau, que le jeune lecteur aime mieux être Job
que tous les autres. Ah! que ne puis-je! que n'ai-je votre âge et vos
forces! que ne sais-je tout ce que vous savez!
Pourquoi _le Demi-Monde_ qui mettait à nu Madelon et ses dupes, et ses
complices; a-t-il captivé les plus récalcitrants à ce genre de peinture,
et moi toute la première? C'est parce qu'il y a auprès d'elle deux
hommes qui triomphent: l'un qui la démasque et l'autre qui la répudie,
sans que personne se venge.
Pourquoi l'auteur du _Demi-Monde_ a-t-il le droit de tout dire et de
tout montrer? C'est parce qu'on sent en lui un grand instinct de lutte
contre ce torrent où il aurait pu être englouti. Il ne vous est pas
permis, avec cette magnifique puissance que vous avez, de ne pas faire
du bien. Il faut en faire. Il faut vous venger ainsi de tout le mal
qu'on vous a fait, faute de vous comprendre. C'est quelqu'un qui vous
a compris qui ose et qui doit vous dire cela, du fond d'un coeur mille
fois brisé et toujours heureux quand même.
GEORGE SAND.
DXXIX
A M.
Nohant, avril 1863.
Oui, sans doute, monsieur, je me souviens et je lis votre livre. Vous
êtes un noble, vaste et généreux esprit. Mon fils partage vos idées; car
il s'est fait protestant avec sa femme, et compte élever ses enfants
dans la croyance avancée de la Réforme, dont vous êtes un des plus
éminents et des plus fervents apôtres. Mais, moi, tout en vous aimant
et vous admirant du meilleur de mon âme, je serai de moins en moins
chrétienne, je le sens, et, chaque jour, je sens aussi poindre une autre
lumière au delà de cet horizon de la vie vers lequel je marche avec une
tranquillité toujours croissante.
Jésus n'est pas et ne pouvait pas être le dernier mot de la vérité
accordée à l'homme. Vous admettez ingénieusement qu'il a semé une vérité
progressive à développer. Mais le croyait-il, lui? Je ne le pense pas.
Il était l'homme de son temps, quoique l'homme le plus idéaliste de son
temps.
D'ailleurs, est-il le seul à vénérer dans cette époque de renouvellement
moral et intellectuel qui s'est appelée le christianisme et qui a
été l'oeuvre de plusieurs hommes d'élite et de plusieurs siècles de
discussion? Ou, comme M. Renan le croit, Jésus a ignoré les doctrines
qui l'entouraient, et, original au suprême degré, il a été une vive et
puissante incarnation de la pensée qui planait sur son siècle; ou, comme
vous le croyez, monsieur, et comme je penche à le croire avec vous, il a
été _instruit_ et il n'est qu'un disciple plus pur et mieux doué que
ses maîtres. Il y a une troisième version qui ne me plaît pas et qui a
pourtant sa valeur: c'est qu'il n'a jamais existé de Jésus proprement
dit, et que sa vie n'est qu'un poème et une légende qui résume plusieurs
existences plus ou moins intéressantes, comme son Évangile ne serait
qu'un ensemble de versions plus ou moins authentiques d'une même
doctrine sujette à mille interprétations. Je crois que vous admettez la
possibilité de toutes ces choses; il faut bien l'admettre quand on n'a
pas de certitude et de preuve historique incontestable.
Mais vous dites en vous-même: «Qu'importe, après tout, si nous avons
sauvé de tous ces naufrages de la réalité historique, une vérité
philosophique, une doctrine admirable?» Très bien, je pense comme vous;
mais je ne tiens pas à appeler christianisme cette doctrine, qui n'est
peut-être pas du tout celle du nommé Jésus, lequel n'a peut-être jamais
été crucifié; et je tiens encore moins à m'enthousiasmer pour un
personnage légendaire qui n'a pas la réalité de Platon, de Pythagore,
d'Aristote et de tous les grands esprits que nous savons avoir vécu
eux-mêmes, pensé, parlé, écrit ou souffert en personne.
Remarquez que cette situation apocryphe, ou tout au moins douteuse, du
fondateur du christianisme ouvre la porte à des croyances tout à fait
contradictoires et que cette doctrine si belle a fait dans le monde
autant de mal que de bien, par la raison qu'elle part d'une sorte de
mythe. C'est un beau rayon dont le soleil est caché dans les nuages.
Platon, Pythagore et les autres fondateurs réels de doctrines ou de
méthodes bien définies n'ont jamais fait que du bien. Jésus a apporté
l'hypocrisie et la persécution dans la vie humaine et sociale, et cela
dure depuis dix-huit cents ans et plus; à l'heure qu'il est, nous sommes
plus que jamais persécutés en son nom, privés de liberté et traqués par
ses prêtres dans tous les replis de notre existence. Arrière donc
le Dieu Jésus! Aimons en philosophe cette charmante figure de roman
oriental; mais ne cherchons pas à faire croire à sa divinité ni à sa
presque divinité, pas plus qu'à sa réalité humaine. Nous ne savons rien
de lui, et nous voici en présence de l'oeuvre collective des apôtres,
qui souffre la critique à bien des égards. Libre à nous de choisir la
version qui nous plaît le mieux et de rebâtir chacun le temple de
la nouvelle Jérusalem selon les besoins de notre coeur, de notre
conscience, de notre raison ou de notre idéalisme. Mais n'appelons plus
cela une religion; car ce n'en a jamais été une. Ce n'a même pas été
une philosophie; c'est un idéal romanesque pour les uns, une grossière
superstition pour les autres. La part de la raison ne s'y trouve pas, et
la pratique en est aussi élastique, aussi vague que le texte. Ce qui est
quelque chose de réel et de fort, c'est le catholicisme. Mais, comme
c'est quelque chose d'odieux, je n'en veux pas davantage.
Point d'insulte à Jésus. Il a pu être, et il a dû être grand et bon.
Mais cela ne suffit pas à des esprits sérieux pour chercher là toute la
lumière et toute la vérité.
La vérité n'a jamais appartenu en propre à un homme, et aucun Dieu n'a
daigné nous la formuler. Elle est en nous tous, en quelques-uns plus
que dans la masse; mais tous peuvent chercher et trouver la somme de
sagesse, de vérité et de vertu qui est l'expression du temps où il vit.
L'homme veut tout définir, tout classer, tout nommer; voilà pourquoi
il lui plaît d'avoir des messies et des évangiles, mais ces
personnifications et ces dogmes lui ont toujours fait pour le moins
autant de mal que de bien.
Il serait temps d'avoir des lumières qui ne fussent pas des torches
d'incendie.
DXXX
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS
Nohant, 14 juillet 1863, au soir.
Marc-Antoine Sand est né ce matin, anniversaire de la prise de la
Bastille. Il est grand et fort et il m'a regardée dans les yeux d'un air
attentif et délibéré, quand je l'ai reçu tout chaud dans mon tablier.
Je crois que nous nous connaissions déjà et il m'a eu l'air de vouloir
dire: «Tiens! c'est donc toi?» On l'a fourré dans un bain de vin de
Bordeaux, où il a gigoté avec une satisfaction marquée. Ce soir, il
tette avec voracité, et sa nourrice, qui n'est autre que sa petite
mère, est gaie comme un pinson. Nous avons tiré le petit canon et un
_pifferari_ d'Auvergne est venu lui faire entendre le plus primitif
des chants gaulois. Le père Maurice a pleuré comme un veau et le père
Calamatta comme une huître, à la vue de ce solide moutard! Tout le monde
est dans la joie: voilà! Merci pour votre bonne lettre du 5 juillet;
réjouissez-vous avec nous, mon grand fils, et venez bientôt nous voir.
G. SAND.
DXXXI
A M. LEBLOIS, PASTEUR, A STRASBOURG
Nohant, 3 août 1863.
Monsieur,
Vos excellents discours nous ont beaucoup frappés, mon fils, ma
belle-fille et moi, et je vais tout de suite et sans préambule répondre
à votre bonne lettre en vous parlant à coeur ouvert.
Mon fils s'est marié civilement l'année dernière. D'accord avec sa
femme, son beau-père et moi, il n'a pas fait consacrer religieusement
son mariage. L'Église catholique, dans laquelle nous sommes nés,
professe des dogmes et les corrobore de doctrines antisociales et
antihumaines qu'il nous est impossible d'admettre. Un cher petit garçon
est né de cette union, il y a quinze jours. Depuis que sa mère l'a conçu
et porté dans son sein, nous nous sommes demandé tous les trois s'il
serait élevé dans les vagues aspirations religieuses qui peuvent suffire
à l'âge de raison (à la condition de chercher la vérité dans des
conceptions mieux définies), ou si nous essayerions, dans le but de
le préparer à devenir un homme complet, de le rattacher à une foi
idéaliste, sentimentale et rationnelle. Mais où trouver cette foi assez
formulée de nos jours pour être mise à la portée d'un enfant?
Nous songions au protestantisme, uniquement parce qu'il est une
protestation contre le joug romain; mais cela était loin de nous
satisfaire. Deux dogmes, l'un odieux, l'autre inadmissible, la divinité
de Jésus-Christ et la croyance au diable et à l'enfer, nous faisaient
reculer devant un progrès religieux qui n'avait pas encore eu la
franchise ou le courage de rejeter ces croyances.
Vos sermons nous délivrent de ce scrupule, et mon fils, voulant que son
mariage et la naissance de son fils soient religieusement consacrés,
je n'ai plus d'objections à lui faire contre deux sacrements qui
attacheraient son union et sa paternité à votre communion.
Mais, avant de me rendre entièrement, j'ai recours à votre loyauté avec
une absolue confiance, et je vous adresse une question. Faites-vous
encore partie de la communion intellectuelle de la Réforme? Persécuté et
renié probablement par l'anglicanisme, par le méthodisme, par une très
grande partie des diverses Églises, pouvez-vous dire que vous appartenez
à une notable partie des esprits éclairés du protestantisme? Si, à peu
près seul, vous avez levé un étendard de révolte, l'enfant que nous
mettrions sous l'égide de vos idées ne serait-il pas renié et réprouvé
chez les protestants, en dépit de son baptême parmi eux? On peut
s'aventurer pour soi-même dans les luttes du monde philosophique et
religieux; mais, quand on s'occupe de l'avenir d'un enfant, d'un être né
avec le droit sacré de la liberté, qui, dès que sa raison s'entr'ouvre,
a besoin de conseils et de direction, on doit non seulement chercher la
meilleure méthode à lui offrir, mais encore préparer à sa vie un milieu
moral, une solidarité, un foyer de fraternité, et quelque chose encore!
une rationalité religieuse, si je puis ainsi dire, un drapeau ayant
quelque autorité dans le monde. Il ne faut pas, ce me semble, que
l'adolescent puisse dire à son père catholique: «Vous m'avez lié à un
joug de mort!» ni à son père protestant: «Vous m'avez isolé au sein de
la liberté d'examen; vous m'avez enfermé dans une petite Église, sans
appui, et me voilà déjà dans la lutte quand j'ai à peine compris
pourquoi j'y suis!»
Dans les deux cas, cet enfant pourrait ajouter: «Mieux valait ne me lier
à rien et m'élever selon votre inspiration dans l'absolue liberté où
vous viviez vous-même.»
Mon fils et sa femme feront, en tout cas, ce qu'ils voudront, sans
qu'aucun nuage entre nous résulte jamais d'une dissidence qui n'est même
pas formulée encore; mais, ayant à donner ou à réserver mon opinion un
jour ou l'autre, je vous demande, à vous, monsieur, la réponse à mon
incertitude, qui vous sera dictée par votre conscience.
Je ne connais pas le monde protestant. On me parle d'une Église tout à
fait nouvelle, ayant de l'avenir et faisant de nombreux prosélytes en
Italie particulièrement. Je vois, d'après ce que l'on me dit, que cette
Église part de vos principes et qu'il y a par le monde un souffle de
liberté religieuse qui unit un certain nombre d'esprits sérieux. Je
voudrais savoir si notre enfant aura dans la vie une véritable famille
à laquelle il n'aura peut-être jamais ni le désir ni l'occasion de
s'identifier,--car il faut prévoir l'âge où il ne voudrait suivre aucun
culte, et là s'arrêtera aussi l'autorité de la famille naturelle,--mais
de laquelle il pourrait dire avec fierté qu'il a été l'élève et le
citoyen. Nos petites Églises détachées du catholicisme, comme celle de
l'abbé Châtel, par exemple, ont toujours eu un caractère mesquin ou
impuissant. Celle que vous proclamez se rattache à une conception large
du christianisme et ne présente pas ces pauvretés. Mais où est-elle,
cette Église? Est-elle maudite par l'intolérance protestante? Lui
refuse-t-on son titre religieux? Se rattache-t-elle à des nuances qui
l'aident à se constituer comme une communauté importante offrant un
ensemble de vues, d'aspirations et d'efforts?
Pardonnez-moi mon griffonnage, je ne sais pas recopier et j'aime mieux
vous envoyer ma première impression illisible et informe. Vous me
comprendrez par le coeur, qui sait tout déchiffrer.