George Sand

Correspondance, 1812-1876 — Tome 4
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GEORGE SAND


CORRESPONDANCE

1812-1876

IV

PARIS

CALMANN LÉVY,
ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3

1883





CCCLXX

A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A VARSOVIE

                                 Nohant, 3 janvier 1854.

Ma chère mignonne, je reçois ta lettre de nouvel an; j'étais bien sûre
que tu penserais à moi, et je t'embrasse mille fois, en te souhaitant
aussi tous les biens de ce monde, les vrais: le bonheur domestique, les
bons amis, et un peu d'aisance en travaillant. Je vois que, pour le
moment, tu vis comme une reine, au milieu des gâteries d'une excellente
et charmante famille. Je te vois courant en traîneau, emmaillotée
de fourrures princières et croyant rêver. Je vois aussi M. George
écarquillant les yeux devant son arbre de Noël. Je te dirai que cette
fête, perdue en France, s'est conservée à la Châtre; ce qui prouve
encore une fois que le Berry est la croûte aux traditions. Nini, qui est
avec moi depuis mon retour de Paris, a été invitée à passer les fêtes de
Noël chez Angèle, qui a un joli garçon du même âge que Nini, un
George aussi, qu'elle a adopté pour son petit mari et dont elle est
positivement folle. Elle a donc vu l'arbre merveilleux et elle ne tarit
pas sur ce chapitre.

Oui, j'avais reçu ta lettre à Paris, ma chère fille, et mon retard à te
répondre est tout de ma faute: j'ai quitté Paris si enrhumée, que j'en
étais imbécile. Arrivée ici, j'ai travaillé, jardiné et si bien rempli
mon temps, que, fatiguée le soir d'avoir écrit ou pioché la terre toute
la journée, j'allais me coucher, remettant mes lettres au lendemain.

Depuis que nous sommes littéralement enterrés sous la neige,--on en a
rarement vu autant, dans ce pays-ci, que cette année!--je me fatigue
encore davantage, pour combattre le froid, qui me rend ordinairement
malade, et dont je triomphe par une santé comme je ne l'ai jamais eue.
Plus de migraines, plus de douleurs, rien. Je dois cela à la fureur du
jardinage, que je poursuis jusque dans les temps impossibles. En ce
moment, je balaye la neige et je fais des forteresses avec Maurice; car
tu sauras que Maurice a eu la gentillesse de venir avec Solange, par le
temps le plus affreux, un ouragan, des tourbillons et du verglas, pour
passer le jour de l'an avec moi et faire cette veillée que tu connais,
où l'on se saute _au cou_, sur le coup de minuit, en échangeant des
petits cadeaux. Ce jour heureux a été cependant bien attristé par la
mort du pauvre Planet.

Mes enfants sont encore avec moi pour quelques jours, et je pense
que Solange remmènera Nini, qui est devenue charmante, sauf quelques
caprices. Elle est si drôle, qu'on la gâte malgré soi. Nous avons bien
pensé à toi, chère fille, en nous embrassant tous. Aussi suis-je chargée
de mille embrassades pour toi; mais je pense qu'on ne me laissera pas
fermer ma lettre sans te les offrir directement. Notre petit Lambert
n'est pas là, malheureusement, lui qui est le plus spirituel de la
société.

Bonsoir, mon enfant chéri. J'embrasse Georget sur ses grosses joues
roses et je le charge d'embrasser pour moi les beaux enfants de
Marie[1].

Donne-moi souvent de tes nouvelles, et sois sûre qu'on t'aime ici de
loin comme de près.

  [1] Belle-soeur de madame de Bertholdi.




CCCLXXI

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

                                 Nohant, 16 janvier 1854

Mon cher gros,

Je sais que Solange t'avait écrit une lettre de folies au jour de l'an.
Si je ne m'en suis pas mêlée, c'est qu'en dépit de l'arrivée et de la
présence de mes enfants, j'avais le coeur triste. Nous avons perdu,
en effet, le meilleur de notre groupe d'amis; le plus dévoué, le plus
généreux, le plus actif Berrichon qui ait existé, je crois.

Je te remercie, mon cher vieux, de tes souhaits de nouvel an, je n'ai
pas besoin de te dire que je te souhaite aussi la meilleure destinée
possible en ce triste monde, où nous ne sommes pas toujours sur des
roses et où il faut courage, travail, patience et volonté; _résignation_
surtout! car nous avons beau faire, quand la mort frappe sur ceux que
nous aimons, _la cruelle qu'elle est se bouche les oreilles!_

Je n'ai pas de nouvelles de l'affaire du pauvre Defressine[1]. Demande à
M. Bixio si le prince s'en occupe et s'il y peut quelque chose.

Tu nous avais promis, de par ta science agricole et économique, que le
blé n'augmenterait pas. Il augmente affreusement et il y a beaucoup de
misère ici. Heureusement, le froid n'a pas persisté; car nous étions
au bout de nos fagots, et les pauvres faisaient triste mine. Le bois
augmente toujours et, qui pis est, il est rare. Nous sommes obligés d'en
abattre pour nous chauffer et de le brûler vert.

Voyons, je m'imaginais, que, depuis que tu faisais dans un journal
savant, nous n'allions plus manger que des ananas et des oranges; que le
vin allait pousser sur les tuiles des toits et le pain tout cuit dans
les champs. Je vois bien que tu es un gros paresseux et que tu laisses
tout aller à la diable.

Aucante, que j'attendais hier pour mettre sa lettre dans la mienne, me
dit ce soir qu'il t'a répondu au sujet des livres: ainsi je n'ai plus à
te parler que de tes chutes, qui me paraissent trop multipliées, et je
commence à craindre une démolition. Tâche donc de faire vite fortune,
afin d'aller toujours en voiture, et surtout de venir nous voir.

Je me livre au jardinage avec furie, par tous les temps, cinq heures
par jour, avec Nini à côté de moi, piochant et brouettant aussi.
Cela m'abrutit beaucoup, et la preuve, c'est que, tout en bêchant et
ratissant, je me mets à faire des vers. Les premiers que je livrerai à
la publicité me sont venus à propos de ce pauvre cher Planet, et je les
ai faits tout en bêchant et en pleurant. Je ne les fais imprimer que
dans le journal d'Arnaud[2], n'ayant plus _l'Éclaireur_, hélas! et j'en
interdis la reproduction; car je ne me pique pas de savoir faire de bons
vers, et je ne voudrais pas, à propos d'une tristesse sérieuse et vraie,
servir d'aliment à une discussion littéraire. Je les ai faits pour moi
d'abord, et puis je me suis dit que, la police ayant interdit aux amis
du cher mort de prononcer un mot d'éloge privé sur sa tombe, une petite
poésie où il n'y a pas la moindre allusion politique remplacerait,
autant que possible, l'hommage du coeur qu'il n'a pas été permis de lui
décerner.

Je t'enverrai cela, tu le donneras à ceux de ses plus proches amis que
tu connais, en les prévenant bien que cela n'a pas la prétention d'être
autre chose qu'un _ex-voto_. Bonsoir, mon cher vieux; écris-nous
souvent. Nous t'embrassons de coeur.

  [1] Déporté à Lambessa après le coup d'État de 1851.
  [2] Le directeur de l'_Écho de l'Indre_.




CCCLXXII

A MAURICE SAND, A PARIS

                                 Nohant, 31 janvier 1854.

Cher enfant,

Tu m'en écris bien court! J'espère que tu te portes bien et que tu
t'amuses, et tu sais, au reste, que j'aime mieux trois lignes que rien.

Moi, je ne te dis pas grand'chose non plus, parce que je ne fais rien
que tu ne saches par coeur, et que ma vie est si uniforme, si semblable
tous les jours à la veille, que tu peux te dire, à toutes les heures, ce
qui se passe à Nohant, et de quoi je m'occupe.

Mon Trianon devient colossal et _Teverino_[1] a pris cinq actes. Je
remets au net et j'avance. Je me porte bien, sauf un peu d'excitation de
nerfs qui m'empêche de m'endormir bien.

Nous avons été voir la comédie bourgeoise pour les pauvres, à la Châtre.
C'est trop mauvais. Duvernet et Eugénie sont directeurs de cette troupe.
Ça ne leur fait pas honneur.

Il pleut depuis deux jours; jusque-là, il a fait beau et chaud le jour,
froid la nuit, ce qui constitue un hiver excellent. Le jardinier a
planté, dans un carré du jardin, un verger magnifique. Patureau est
revenu planter sa vigne, qui sera aussi un modèle de vigne. Il y a
émulation. Nini dit toutes les bêtises du monde et se porte comme un
charme.

Nous avons une tradition pour toi. Quand on veut avoir un bon chien de
garde, _on le pile_. Connais-tu ça? Voici comme on procède:

Auguste le charpentier, qui est sorcier et pileux de chiens, s'est
rendu, par une nuit noire, chez Millochau, à la prière de ce dernier,
pour piler son chien. La nuit était si noire, qu'Auguste passa à quatre
pattes sur le pont pour ne pas se noyer, dit-il; mais cela faisait
peut-être bien partie de la conjuration, il ne l'avoue pas. Le chien
avait trois ou quatre jours. Il ne faut pas qu'il ait vu clair quand on
le soumet à l'opération, on le met dans un mortier et on le pile avec un
pilon. Auguste dit qu'on ne lui fait pas grand mal; mais je crois bien
qu'il le broie et que, par son art, il le ressuscite. Tout en le pilant,
il lui dit trois fois cette formule:

  Mon bon chien, je te pile.
  Tu ne connaîtras ni voisin ni voisine.
  Hormis moi qui te pile.»

Je continue l'histoire du chien à Millochau. Ledit chien devint si
méchant, c'est-à-dire si _bon_, qu'il dévorait bêtes et gens. Excepté
Auguste, il ne connaissait personne; mais, comme il allait étrangler les
moutons jusque dans la bergerie, on fut obligé de le tuer. Il paraît
qu'Auguste l'avait pilé un peu plus qu'il ne fallait.

Je t'envoie une lettre pour Dumas. Tâche qu'il la reçoive en personne,
car je crains pour les cinquante francs que je lui ai adressés[2]. Il y
a un désordre affreux, je crois, dans son administration.

Je vois que _Mauprat_ finit sa carrière au moment où ton théâtre de
marionnettes commence la sienne. Nous serons arrivés, je crois, à
soixante représentations. C'est un succès honorable et voila tout. Dis
donc à Vaëz[3] de m'écrire ce qui est advenu de M. de Pleumartin[4].
Un avoué du nom de Pleumartin, habitant le Poitou, a réclamé contre la
pièce et le roman. Je l'ai adressé à Vaëz et je n'en ai plus entendu
parler.

Bonsoir, mon vieux. Je te _bige_.

  [1] Pièce jouée au Gymnase, en 1854, sous le titre de _Flaminio_.
  [2] Sans doute pour quelqu'une des souscriptions ouvertes par le
      journal _le Mousquetaire_.
  [3] Directeur de l'Odéon.
  [4] Homonyme d'un personnage dont il est question dans _Mauprat_.




CCCLXXIII

AU MÊME

                                 Nohant, 19 février 1854.

Mon cher enfant,

Tu t'amuses, tu _bourines_ [1] dans le domaine des arts: c'est bien,
c'est le meilleur genre de plaisir et celui qui laisse quelque chose.
Pourtant n'y absorbe pas tout ton temps. Donne quelques heures de ta
journée à la peinture, que tu me parais bien négliger, puisque tu ne
m'en parles pas. Aie des amis et rassemble-les autour de toi pour la
récréation de l'esprit; mais ne leur laisse pas prendre toutes les
heures du jour, car il ne t'en resterait plus pour piocher avec un peu
de réflexion pour ton compte.

La guerre va paralyser pendant quelque temps notre édition. Elle se vend
très peu et celle de Hugo pas du tout. Hetzel s'en inquiète. Moi, je
crois que, ou l'on ne fera pas la guerre, ou bien, dès qu'elle sera en
train, les affaires reprendront leur cours inévitable, comme il arrive
toujours après une panique bourgeoise. Ne néglige donc pas tes dessins.
Voilà encore une dernière livraison qui est bien rendue et dont les
compositions sont jolies excepté _le Centaure_[2], qui n'est pas manqué,
mais dont tu aurais pu tirer quelque chose de plus jeune et de plus
poétique. Mais songe à apprendre _à peindre_ et fais des tableaux,
puisque tu es à Paris principalement pour y trouver toutes les
ressources et facilités qui te manquent ici. Je sais bien que les bruits
de guerre rendront les tableaux plus difficiles encore à placer que les
éditions à quatre sous. Mais ce resserrement des dépenses de luxe, et la
constipation générale n'ont jamais de durée, et, quand on a de l'ouvrage
fait, il n'est pas à faire le jour où l'occasion arrive d'en tirer
profit. Enfin mets de l'équilibre dans ta vie. Je ne dis pas que tu en
manques, je n'en sais rien; je te dis cela pour le cas où l'amusement
l'emporterait un peu trop sur l'utile.

Tu vas donc devenir _auteur dramatique_? C'est pour le coup que le père
Aulard te traitera _d'homme de lettres_ sur ton passeport. Je
désirerais que la nouvelle troupe de pantomime réussît: c'est si joli à
ressusciter! Si tu peux faire qu'il n'y ait pas qu'un seul rôle dans ces
sortes d'ouvrages, mais que tous les types soient habillés, costumés,
et passables comme talent, ce sera un grand progrès, et Paul Legrand en
ressortira beaucoup mieux. J'aurais préféré que tu lui fisses _le Noir
et le Blanc_. Si je ne me trompe pas, c'est là que le Pierrot avait
quelque chose de dramatique, que tu as assez bien rendu. Le talent de
Legrand est le drame. Dans le comique, il est très bouffon, mais peu
distingué, et, pour faire oublier Deburau père, pour écraser le fils,
qui sans avoir grand talent, a de la distinction dans l'aspect, il
faudrait déployer les qualités que ne cherchait pas le père et que
n'aura jamais le fils; ces qualités saisissantes, touchantes et
effrayantes que la pantomime bouffonne ne donne pas souvent, mais qu'il
faudrait trouver, tout en restant dans le cadre burlesque. Legrand a ces
qualités-là à un très haut degré. Si on les utilise, on aura du succès
avec lui, et il aura, lui, une grande vogue.

Si tu veux que nous te fassions un autre envoi de marionnettes et de
costumes, dis-le nous. Mais vite, car _le printemps s'avance_, malgré la
neige et la glace qui jouissent de leur reste, et j'espère bien que le
beau temps te ramènera au bercail, bien vide sans toi.

Je me demande comment vous avez pu arranger votre théâtre, plus petit
que celui d'ici, pour être vu de tant de spectateurs. Il est vrai que
ton atelier est en longueur.

Je vas tout à fait bien, sans cependant pouvoir rouler ma tête entre mes
épaules comme celle d'Arlequin. C'est un exercice qui m'est bien défendu
pour quelque temps encore, et je n'ose pas me remettre à jardiner avant
qu'il fasse beau. Ce manque de mouvement m'écoeure un peu. Mais je
travaille. J'ai repris ma pièce d'un bout à l'autre, et j'ai bon espoir.

Bonsoir, mon cher Bouli; je te _bige_ mille fois, Nini aussi. Je ne
t'ai pas dit que le jardinier était parti pour cause de querelles et
d'insociabilité!...

  [1] _Bouriner_, perdre son temps en ayant l'air de s'occuper.
  [2] Composition destinée à illustrer une édition du _Centaure_ de
      Maurice de Guérin, publiée par George Sand, avec une étude sur
      cette oeuvre.




CCCLXXIV

AU MÊME

                                 Nohant, 11 mars 1854.

Ta lettre m'a fait grand plaisir, mon petit vieux chat. Ne t'inquiète
pas de mes _bobos_: je me fais plaindre, parce que je suis comme une âme
en peine quand je ne peux pas bien travailler.

J'achève ma grande pièce en cinq actes pour la seconde fois. La première
version ne m'avait pas satisfaite; c'est fini: je vais aviser à autre
chose. Je ne donnerai pas dans le _micmac_ des arrangements de _Nello_
en mousquetaire, c'est insensé. Dumas m'en a écrit lui-même, je lui
réponds.

Si les bourgeons t'amènent, ce sera bientôt, Dieu merci! car les voilà
qui poussent. Il fait une chaleur écrasante dans le jour. Nous avons été
hier, Solange, Nini et moi, dans le ravin du Magnier, tout le long du
petit ruisseau. Nous étions en sueur comme en plein été. Bonsoir, mon
enfant; je te _bige_ mille fois.




CCCLXXV

A M. ARMAND BARBÈS, A BELLE-ISLE EN MER

                                 Nohant, 3 juin 1854.

Dans l'impossibilité de s'écrire à coeur ouvert, de se parler des choses
de la vie et de la famille, on peut au moins s'envoyer un mot de
temps en temps, et celui-ci est pour vous dire que mon affection est
inaltérable, comme ma muette préoccupation incessante et fidèle.

J'ai de vos nouvelles de plusieurs côtés, je sais que votre âme est
inébranlable et votre coeur toujours calme et généreux. Je pense à vous
quand je pense à Dieu, qui vous aime, c'est vous dire que j'y pense
souvent.

GEORGE SAND.




CCCLXXVI

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS[1]

                                 Nohant, 16 juillet 1854.

Mon cher prince,

Vous m'avez dit de vous écrire, je n'ose pas trop, vous devez avoir si
peu le temps de lire! Mais voilà deux lignes pour vous dire que je vous
aime toujours et que je pense à vous plus que vous ne pouvez penser à
moi. C'est tout simple, vous agissez et nous regardons. Vous êtes dans
la fièvre de la vie, et nous sommes dans le recueillement de l'attente.

On m'écrit de Belle-Isle, et vous devinez bien qui: «On m'accuse de
chauvinisme, parce que je fais des voeux pour que nos petits soldats
entrent à Moscou et à Pétersbourg, et pour la mission que notre cher
pays est toujours chargé de remplir dans le monde.»

Il y a là, dans les fers, une âme de héros qui prie comme moi tout
naïvement, et avec qui je suis fière d'être d'accord.

Mais nous sommes malheureux comme les pierres, de ne rien savoir que
par des journaux auxquels on ne peut se fier, et d'attendre souvent si
longtemps des nouvelles contradictoires. Quoi qu'il arrive, je ne peux
pas ne pas espérer. Je ne peux pas me persuader que les Russes nous
battront jamais. Ni vous non plus, n'est-ce pas?

Mon fils me dit tous les jours que, si je n'étais pas une mère si
_bête_, il aurait demandé à vous suivre. Mais, moi, je n'ai que ce
fils-là, et comment ferais-je pour m'en passer?

Vous savez que nous avons un été abominable et que, si les pluies ne
cessent pas, nous aurons la famine! Ah! nous voilà sautant sur des
cordes bien tendues!

C'est vous autres qui en tenez le bout, là-bas. Quant à l'issue que vous
souhaitez, la résurrection de la Pologne et de toutes les victimes dont
on ne paraît pas s'occuper, elle viendra peut-être fatalement. Dieu est
grand et Mahomet n'est pas son seul prophète.

Mais voilà plus de deux lignes. Pardon et adieu, chère Altesse
impériale, toujours citoyen quand même et plus que jamais, puisque vous
voilà soldat de la France. Comme tel, recevez tous les respects qui vous
sont dus, sans préjudice de toute l'affection que je vous conserve pour
vous-même.

GEORGE SAND.

  [1] Reçue au camp de Jeffalik, près Varna, le 5 août 1854.




CCCLXXVII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 16 juillet 1854.

Ne soyez pas inquiet de moi, mon cher enfant. Je me porte assez bien,
je travaille, je reçois plusieurs amis; c'est l'époque où la maison
se remplit. Je ravale d'un air gai de lourds chagrins qui me viennent
toujours d'où vous savez. On m'a repris ma petite-fille qui faisait
toute ma joie. Et encore, si c'était pour son bien! Mais les montagnes
de douleurs qui noircissent ce côté de mon horizon seraient trop hautes,
trop tristes à vous montrer. Et puis je n'en ai pas le courage, et plus
je vois que je n'y peux rien, plus j'en souffre, plus j'ai besoin d'y
penser sans rien dire.

Autour de moi, on est heureux, c'est tout ce que je demande pour me
réconcilier avec la vie; et j'ai du travail, c'est tout ce qu'on peut
demander aux hommes pour accepter un lien avec leur société maudite et
infortunée.

Je n'ai rien reçu de vous, mon enfant; si vous m'avez fait un envoi,
il s'est égaré. Cela arrive souvent de Toulon à Nohant. Envoyez donc
toujours dans une lettre et ne vous inquiétez pas du port. J'en paye
tant pour des envois qui m'embêtent, que je suis dédommagée quand je
paye ce qui me plaît et m'intéresse.

Oui, oui, sauvez-vous à la campagne si le choléra vous menace. Quand
même il ne devrait pas vous atteindre, du moment qu'il vous effraye,
ce ne serait pas vivre que de vouloir le braver: et donnez-moi de vos
nouvelles souvent, quelque paresseuse que je sois à vous écrire.

Si vous n'étiez pas si loin et si le voyage n'était pas si cher, je vous
dirais: «Venez à Nohant.» Mais, en outre, il y fait un temps qui vous
désespérerait tout à fait; car il nous désespère un peu, nous autres
qui sommes moins difficiles. Depuis deux mois, nous n'avons pas eu deux
jours de soleil, et la terre est si trempée de pluie, qu'on ne peut pas
sortir des chemins. Cela gêne bien Maurice, qui avait repris fureur
à l'entomologie; et cela nous menace de la famine, si ça continue.
Jusqu'ici, nos moissons n'ont pas encore trop souffert, mais il est
temps que ça finisse. Elles commencent à courber trop la tête; et, si
une fois elles se couchent dans la boue, une dernière averse perdra
tout. Le revenu de Nohant est si peu de chose, que la perte de nos blés
ne serait pas un échec irréparable; mais, si le désastre est général,
comme tout se tient, les arts seront aussi infructueux que la terre, et
je ne sais pas avec quoi nous donnerons à manger aux gens qui mourront
de faim. Décidément, le ciel est fâché et le soleil ne veut plus de nous
sur ce coin de l'univers.

Vous m'avez envoyé des vers d'un de vos amis pour lesquels je ne peux
pas être aussi indulgente que vous. Il m'en a envoyé aussi de son côté,
et je n'ai pas répondu. Que voulez-vous! je ne sais pas mentir: je
trouve cela affreusement maniéré, sous une affectation de fausse
simplicité, et si décousu, si jeté au hasard de la fourchette, que c'est
incompréhensible. Pourquoi d'ailleurs m'envoyer cela? Je n'y peux rien.

Pourtant, il me peine de chagriner un de vos amis, et, comme je ne suis
pas forcée de le désespérer par ma franchise, j'aime mieux me taire.
Arrangez-vous pour lui dire que je suis si occupée, que je reçois tant
de vers, tant de prose... C'est la vérité. Cela arrive tous les jours,
comme des avalanches, de tous les coins du monde; et il y a si peu
de choses lisibles pour mes pauvres yeux, calligraphiquement et
intellectuellement parlant! Pour m'achever, votre ami écrit comme pour
un myope, et je suis presbyte.

Faites des vers, vous, à la bonne heure. Je ne peux pas aimer ceux de
tout le monde, et c'est un peu votre faute.

Bonsoir, mon cher enfant. Embrassez pour moi Désirée et Solange, comme
je vous embrasse, de tout mon coeur maternel.




CCCLXXVIII

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

                                 Nohant, 31 juillet 1854.

Mon pauvre gros,

Es-tu de retour de ton triste voyage? As-tu de meilleures espérances
pour ton pauvre vieux père? As-tu rapporté un peu de tranquillité, ou
encore plus de chagrin? Ta santé est-elle moins détraquée après tout
cela?

Ta lettre nous a bien attristés et nous te le disons tous, comme nous
faisons des voeux tous pour toi, et pour une existence moins accablée et
moins éprouvée. Il ne faut pourtant pas voir en noir comme tu fais.
Le départ des chers vieux parents, qui vont, comme tu dis, au repos
éternel, est une loi de la nature; et, quant à toi qui es jeune et qui
as le devoir d'être courageux, tu n'as pas le droit de désespérer de
Dieu et des hommes. Pense que tu as des amis, mon cher vieux, et qu'un
temps viendra où, plus libre et mieux portant, tu seras content de les
retrouver et de te retrouver toi-même en possession d'une vie plus
heureuse.

Nous avons bien du regret de ne t'avoir pas pu arrêter un moment dans ta
route. Écris-nous; nous sommes impatients tous d'avoir de tes nouvelles.

G. SAND.




CCCLXXIX

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

                                 Nohant, 11 août 1854,

Mon cher enfant, je vous remercie de m'écrire, et je vous écris aussi,
bien que ce ne soit qu'un mot, pour que vous ne soyez pas inquiet
de nous: Nous avons aussi le voisinage du choléra. Il sévit assez
sérieusement à Châteauroux. Peut-être ne viendra-t-il pas jusqu'ici. Il
ne faudrait pourtant pas trop s'y fier; mais je n'en suis pas frappée
et effrayée comme vous l'êtes, et permettez-moi de vous dire qu'il faut
combattre un peu cette préoccupation qui pourrait être nuisible, si
vous étiez atteint même d'un léger mal. Tant d'autres dangers roulent
incessamment sur nos têtes, qu'un de plus ne devrait pas assumer sur lui
nos angoisses. Je suis bien d'avis qu'il faut s'y soustraire autant
que possible et reculer devant le péril qui se particularise, à cause
surtout de ceux que nous aimons. Mais, quand on a fait ce qu'on peut
et ce qu'on doit, il faut attendre la destinée avec calme. Quand le
tonnerre gronde, on fait bien de ne pas se mettre sous les grands
arbres. Mais, une fois en plein champ, il faut se dire qu'on a toutes
les chances, sauf une, pour qu'il ne vous atteigne pas. Vous me direz
que cette chance, grande comme la main, est aussi importante dans le
domaine de l'inconnu, du hasard, que la surface entière du globe. Eh
bien, alors, n'y pensons pas pour nous-mêmes, puisqu'un aérolithe peut
tout aussi bien tomber sur nous du fond d'un ciel pur.

Écrivez-moi et dites-moi quand même vos idées noires, si vous ne pouvez
les surmonter. J'aime mieux cela que votre silence. Les journaux nous
disent que le fléau se retire de vous. Mais je ne crois pas absolument à
ce qui est imprimé.

Voilà bien un autre choléra en Espagne! Encore une fois, la glace est
brisée; mais le peuple en sortira-t-il plus heureux? Avant un mois,
Espartero bombardera ces bonnes villes qui l'appellent comme un sauveur
et qui ont déjà oublié ses bombes à peine refroidies! C'est partout
et toujours la même histoire qui recommence, et c'est à dégoûter des
articles de foi, dans quelque sens qu'on les envisage.

J'ai eu beaucoup de chagrin et d'inquiétude pour ma fille, qui se
croyait fort malade et qui m'envoyait presque ses derniers adieux. Son
médecin m'écrit qu'elle n'a presque rien et que je me tienne tranquille.

J'embrasse Solange et Désirée. Mille tendresses d'ici, toujours.




CCCLXXX

A M. ARMAND BARBÈS, A BELLE-ISLE EN MER

                                 Nohant, le 5 octobre 1854.

Dieu soit béni pour avoir envoyé au dictateur cette bonne pensée, cette
pensée de justice; car toute pensée de cette nature émane de la volonté
de Dieu? Votre lettre, votre fragment de lettre cité dans les journaux
est une pensée divine aussi; car Dieu veut qu'en dépit des erreurs de
point de vue et des haines de parti, et de tous, les griefs fondés ou
non, nous aimions la patrie. Comment n'aimerions-nous pas la nôtre,
qui représente, à travers toutes les vicissitudes, les idées les plus
avancées, de l'univers? Où est donc, _ailleurs_, le maître absolu qui
sentirait qu'un patriotisme héroïque, inébranlable, dans le sein d'un
homme enchaîné, est une raison plus forte que la raison d'État? Il faut
gouverner des Français pour avoir cette lueur, de vérité, au milieu de
l'enivrement du pouvoir.

Acceptez, quoi qu'on vous dise; car il est des gens qui vous crieront
de refuser, j'en suis sûre. Vous serez forcé, d'ailleurs! La prison ne
reprend pas les victimes volontaires. Mais va-t-on vous conseiller
de quitter la France? Non, ne le faites pas. Vous êtes libre sans
conditions, cela est dit officiellement. Je ne pense pas qu'il y ait une
porte de derrière pour vous exiler après cette parole?

Restez donc en France, si les pouvoirs de second ordre ne vous chassent
pas. Ils ne l'oseront pas, j'espère.

Restez avec nous; on s'amoindrit à l'étranger, on voit faux, on
s'aigrit; on arrive, par nostalgie, à maudire la patrie ingrate, et,
par là, on devient ingrat soi-même. Venez à nous qui avons soif de vous
voir; rappelez-vous ce rêve doux et déchirant que je faisais encore,
pendant que vous étiez en jugement à Bourges: je vous appelais à Nohant,
je voulais vous y garder longtemps, refaire votre santé ébranlée, et
vous demander de me donner, à moi, cette santé morale qui ne vous a
jamais abandonné. Venez, venez! dans huit ou dix jours, je serai à Paris
pour une quinzaine, et je veux, de là, vous ramener à Nohant. Je vous y
verrai, n'est-ce pas, tout de suite, à Paris? Écrivez-moi un mot, que je
sache où vous êtes. Moi, je demeure rue Racine, 3, près l'Odéon.

Il y aura des misérables, peut-être, qui diront que vous avez fait
agir pour obtenir votre liberté. Oui, il y a, en tout temps, des
calomniateurs, des lâches qui haïssent par instinct la candeur et la
vertu. J'espère que vous n'allez pas vous occuper de cette fange. Moi,
je me tiens sur la brèche pour cracher dessus; j'ai une lettre, une
dernière lettre de vous, où vous me dites ce qu'il y a dans celle que
l'empereur a lue. Je l'ai baisée avec respect, cette lettre qui
me confirmait dans mon sentiment intime et profond de la patrie.
Gardons-le, ce sentiment; défendons-le contre la hideuse joie d'une
_partie_ de notre _parti_. Rappelons-nous que l'on a tué la République
en disant: «_Tout!_ les Cosaques même, plutôt que le socialisme!»
Affrontons avec courage ceux qui disent aujourd'hui: «_Tout!_ les
Cosaques mêmes, plutôt que l'Empire.» Et, si l'on nous dit que nous
trahissons notre foi, tenez, rions-en, il n'y a pas autre chose à
faire!--Mais, si vous ne pouvez pas en rire, vous dont le noble coeur a
tant saigné, acceptez ceci comme un martyre de plus. Dieu vous rendra un
jour la justice que vous refusent les hommes.

J'attends avec impatience un mot de vous; si vous aviez vu comme Maurice
était rayonnant en m'apportant cette nouvelle, ce matin, à mon réveil!
Quelle joie dans la maison, même pour ceux qui ne vous connaissent pas!

Si vous n'avez pas le temps d'écrire, faites-moi donner avis de ce que
vous faites, par quelque ami.

GEORGE SAND.




CCCLXXXI

AU MÊME

                                 Paris, 28 octobre 1854

Mon ami,

Vous vous calomniez quand vous dites: «J'ai agi dans un moment de
surprise, en songeant plutôt à mes intérêts propres qu'à ceux de la
cause.»

Non, ce n'est pas comme cela: vous avez cru sacrifier encore une fois
votre vie et votre repos à l'intérêt moral de la cause. Moi, j'aurais
eu, _j'avais_ une autre appréciation de cet intérêt. Votre action n'en
est pas moins pure et moins belle. Mais laissez-moi vous dire mon
sentiment. Il y a les belles actions, et les bonnes actions. La charité
peut faire taire l'honneur même. Je ne dis pas le véritable honneur,
celui qu'on garde intact et serein au fond de la conscience, mais
l'honneur visible et brillant, l'honneur à l'état d'oeuvre d'art et de
gloire historique. Cet honneur-là, de même que celui du coeur, s'est
emparé de votre existence. Vous êtes déjà passé à l'état de figure
historique et vous représentez, de nos jours, le type du _héros_, perdu
dans notre triste société.

Laissez-moi pourtant défendre la charité, cette vertu toute religieuse,
toute intérieure, toute secrète peut-être, dont l'histoire ne parlera
pas et qu'elle pourra même méconnaître absolument. Eh bien, selon moi,
la charité vous criait: «Restez, taisez-vous! acceptez cette grâce;
votre fierté chevaleresque rive les fers et les verrous des cachots.
Elle condamne à l'exil éternel les proscrits de Décembre, à la mendicité
ou à la misère dont on meurt, sans se plaindre, des familles entières,
des familles nombreuses.»

Ah! vous avez vécu dans votre force et dans votre sainteté! vous n'avez
pas vu pleurer les femmes et les enfants?

Dans ce cruel parti dont nous sommes, on blâme, on flétrit les pères de
famille qui demandent à revenir gagner le pain de leurs enfants, cela
est odieux. J'en ai vu rentrer, de ces malheureux, qui ont mieux aimé
jurer de ne jamais s'occuper de politique sous l'Empire que d'abandonner
leurs fils à la honte de la mendicité et leurs filles à celle de la
prostitution; car vous savez bien que le résultat de l'extrême détresse;
c'est la mort ou l'infamie.

Ces farouches politiques! Ils exigeaient que tous leurs frères fussent
des saints! En avaient-ils le droit? Vous seul peut-être aviez ce
droit-là! mais l'a-t-on jamais? je ne me suis pas senti l'avoir, moi;
j'ai fait _rentrer_ ou _sortir_ tant que j'ai pu: rentrer ceux que
l'exil eût tués, sortir ceux qui en restant eussent été immolés. J'ai pu
bien peu; je ne sais pas si on me le reproche, si quelques rigoristes le
trouvent mauvais; ah! cela m'est bien égal! Je ne méprise pas les hommes
qui ne sont pas des héros et des saints. Il me faudrait mépriser trop
de gens, et moi-même, dont les entrailles ne peuvent pas s'endurcir au
spectacle de la souffrance.

Et puis, je ne suis pas bien sûre que ceux qui ont sacrifié leur
activité, leur carrière, leur avenir politique, leur réputation même,
n'aient pas été, en certaines circonstances, les vrais saints et les
vrais martyrs. L'intolérance et le soupçon, l'orgueil et le mépris,
voilà de tristes chemins pour marcher vers le temple de la Fraternité!

Et puis encore, je vous disais, je crois, que toute bonne pensée vient
de Dieu. S'il en envoie à nos adversaires, devons-nous y répondre par
le dédain? si nous le faisons, quand reviendront-elles, ces pensées de
justice et de réparation? Nous ne voulons pas que ce joug devienne moins
lourd. Nous sommes fiers, de la force de nos fronts, nous ne songeons
pas aux faibles qui succombent!

Vous allez me trouver trop _femme_, je le sens bien. Mais je suis femme,
et je ne peux pas en rougir, devant vous surtout, qui avez tant de
tendresse et de piété dans le coeur.

Maintenant, vais-je trop loin dans l'amour de l'abnégation, et, vous,
avez-vous été trop loin dans l'amour de votre propre dignité? Que Dieu,
qui sait nos intentions pures, pardonne à celui de nous qui se trompe.
Dans un monde plus brillant et plus _libre_, comme ceux que nous promet
Jean Reynaud, nous verrons plus clair et nous agirons avec plus de
certitude. Le but pour nous dans ce purgatoire qu'il nous attribue,
c'est d'agir selon nos forces et nos croyances, de manière à pouvoir
monter toujours.

J'ai à cet égard une sérénité d'espérance qui m'a toujours soutenue ou
consolée, et je vous donne rendez-vous avec confiance dans un
astre mieux éclairé, où nous reparlerons-de ces petits événements
d'aujourd'hui qui nous paraissent si grands.

Nous reverrons-nous dans celui-ci? Je l'ignore. Mille choses disent oui,
mille autres choses disent non. Si nous avions pu causer à Nohant, je
vous aurais dit le livre que vous avez à faire et que vous ferez quand
même, lorsqu'un peu de calme et de repos vous aura fait apparaître dans
son ensemble et dans sa signification le résumé de votre propre mission.

Ce livre, j'y pensais le jour où j'ai appris votre délivrance. Je vous
entendais me dire: «Je ne suis pas un écrivain de métier, je ne suis pas
un assembleur de paroles.» Et je vous répondais, dans mon rêve: «Vous le
ferez à Nohant; je l'écrirai sous votre dictée, et il remplira le monde
d'une grande pensée et d'une utile leçon.» Il y a un point de vue plus
vaste et plus humain que l'étroite piété de Silvio Pellico. Et le nôtre,
nous eussions pu le dire sans être condamnés ni poursuivis par aucun
gouvernement, tant nous eussions été dans des vérités supérieures à
toute société et à nous-mêmes.

Vous ferez ce livre, je le répète. Vous le ferez autrement; je regrette
seulement de ne vous pas apporter la part d'inspiration qui nous fût
venue en commun.

Adieu, mon ami; je n'ai pas le temps de vous en dire davantage
aujourd'hui. Je vis dans le mouvement du théâtre en ce moment-ci. Il me
tarde de retourner à mon silence de Nohant. J'y serai dans peu de jours;
c'est là que vous pourrez toujours m'écrire. Ne me laissez pas ignorer
ce que vous devenez.

A vous.

G. SAND.




CCCLXXXII

AU MÊME

                                 Nohant, 27 novembre 1854.

Mon ami,

Vous êtes bon; oui, _bon!_ ce qui est être grand plus que ceux qui ne
sont que grands. Je vous ai presque grondé, et vous me répondez, avec la
douceur d'un enfant, que j'ai eu raison. Il n'y a qu'une seule chose,
qu'un seul point, où je puisse avoir la raison _absolue_ pour moi. C'est
quand je m'afflige et me désole de ne pas vous voir. Je ne vous écris
pas aujourd'hui: mon Maurice vient d'être non dangereusement, mais assez
cruellement malade. Il va bien; mais, moi, je suis lasse, lasse, et je
me trouve dans un arriéré de travail effrayant.

Où que vous soyez, écrivez-moi quelquefois. À présent que vous êtes un
peu plus à vous-même qu'en prison, causons de loin; mais, au moins,
causons de temps en temps.

Où que vous soyez, après avoir repris à la vie physique, dont vous devez
avoir besoin sans vous en rendre compte, lisez et écrivez. Vous avez de
bonnes choses à nous dire, même en dehors de ce vain monde des faits.
Votre âme a monté plus haut que les nôtres, et ces _romans_ que vous
avez faits, entre ciel et terre dans les rêveries de la prison, vous
nous les devez.

Adieu, pour cette nuit de fatigue. Je suis à vous de coeur et d'esprit.

G. SAND.

30 _novembre_. Emile, occupé pour Maurice d'une copie assez longue, ne
m'a remis que ce soir la lettre que j'attendais pour vous envoyer la
mienne. Je me vois donc quelques instants de calme pour vous redire que
je pense à vous souvent; oui, bien souvent! Dans toutes les émotions,
chagrin ou contentement, réflexion ou lecture, chaque fois que mon âme
travaille, languit ou s'élève, je me compose un ciel, c'est-à-dire,
selon Jean Reynaud, une terre, un monde, où j'espère aller, et tout de
suite j'y appelle ceux de ce monde-ci que je veux et compte y retrouver.
Et puis, dans les épreuves véritables, je pense aussi aux devoirs de
cette vie où nous sommes, et votre patience, votre vertu (pardonnez-moi
un mot vieilli, mais toujours bon), se présentent devant moi pour me
donner de la volonté. Vous avez été bien malheureux, mon ami, et,
pourtant, il me semble qu'au fond du coeur vous êtes le plus heureux des
hommes, parce que vous avez la conscience la plus pure et l'équilibre le
plus divin. Vous avez la certitude d'une récompense là-haut, tandis que,
nous autres, nous n'avons que l'espoir d'un dédommagement.

Je vous demande pardon pour la lettre prolixe d'Émile. Il est prolixe,
c'est sa nature, en écrivant. Il ne vous entretient que de nos malades,
comme si c'était bien intéressant. Il ne se dit pas assez que vous
recevez trop de lettres et que vous y répondez trop fidèlement.--La
seule chose bonne de sa lettre, c'est la _conversion_ qu'il vous doit,
et dont il n'est pas encore bien rempli; car il ne me l'a fait savoir
qu'en me permettant de lire l'aveu qu'il en fait. Nous avions des
_querelles_ sur ce sujet, et il en avait surtout avec Maurice, qui
brûlait d'aller là-bas, et qui y aurait été, sans la crainte de mon
désespoir _en dedans_. Je ne l'aurais pourtant pas empêché de suivre son
idée, qui était à la fois _artistique_ et patriotique. Mais j'aurais
bien souffert!--Voilà que je fais comme Émile, et que je vous entretiens
de _nous_. Rien de tout cela ne vaut la peine d'être dit.

Quand c'est à vous que je parle, je voudrais n'avoir à vous entretenir
que de choses divines. J'en ai pourtant l'esprit tout plein, et je veux,
un jour ou l'autre, faire un livre là-dessus que je vous dédierai. Je
travaille comme un nègre pour de l'argent; il en faut pour les autres.
Mais ce devoir-là est bien lourd! Quand donc, mon Dieu, aurai-je un an à
moi, pour faire un livre qui ne me rapportera rien?

Encore adieu. Maurice, bien portant, vous embrasse, et vous déclare
qu'il n'a pas eu la gale, mais tout bonnement une _urticaire_.




CCCLXXXIII

A M. CHARLES JACQUE, A BARBIZON.

                                 Nohant, 7 janvier 1855.

_Ils_ et _elles_ sont arrivés ce soir bien vivants, et je ne peux
pas vous dépeindre la scène d'étonnement et d'admiration de toute la
famille, bêtes et autres, à la vue de ces superbes animaux.

Quand tout cela ne donnerait ni oeufs ni poulets, c'est tellement beau
à voir, qu'on se le payerait encore avec plaisir. On a tout de suite
installé la compagnie dans son domicile et mis à l'engrais toute la
valetaille, indigne de frayer avec pareille seigneurie. Vos instructions
vont être affichées à toutes les portes de l'établissement, et j'aurai
le plaisir d'y veiller; car ce monde-là en vaut la peine.

Que de remerciements je vous dois, monsieur, pour tant de soins et
d'obligeance! C'est si aimable à vous et si fort sans gêne de ma part,
que je ne sais comment vous dire combien je vous sais gré d'avoir
pris cet embarras! Je ne croyais pas que vous seriez forcé de veiller
vous-même à tout ce détail, et je vois que vous avez choisi de main de
maître et surveillé cet envoi avec une complaisance tout amicale. Merci
donc mille fois; mais je ne me tiens pas quitte.

J'aime bien les poules que vous expédiez; j'aime encore mieux celles que
vous faites; mais j'aimerais mieux encore vous voir à Nohant mettre
le nez dans notre famille, parce que je suis sûre que vous vous y
trouveriez bien, et qu'une fois venu, vous y reviendriez. Vous me
l'aviez promis, et je ne compte pas vous laisser tranquille que vous ne
teniez parole.

Maurice vous envoie toutes ses poignées de main et remerciements; car
il était comme un enfant devant l'ouverture de ce panier plein de
merveilles, et tous ces grands airs de prisonniers orgueilleux qui
relevaient leurs aigrettes en nous regardant de travers.

Veuillez croire à toutes mes sympathies et sentiments vrais pour vous.

GEORGE SAND.




CCCLXXXIV

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

                                 Nohant, 7 février 1855.

Je vous remercie bien cordialement, monsieur, et de l'envoi de cette
relique, et des bonnes et vraies paroles que vous savez me dire. Je ne
peux pas encore parler de cette douleur, elle m'étouffe toujours et j'en
dirais trop!

Le plus affreux; c'est qu'on me l'a tuée, ma pauvre enfant[1], tuée de
toute façon. Ah! monsieur, sauvez la vôtre, ne la laissez pas sortir de
l'infirmerie, et, quand elle sera guérie, ôtez-la de cette pension où
la malpropreté est sordide. Les parents ne laissent pas si facilement
mourir leurs enfants quand ils les ont auprès d'eux. Ils ne se fatiguent
pas d'une longue convalescence à surveiller, les parents qui sont de
vrais parents.

Il y en a qui sont fous et qui croient qu'un enfant est une chose qu'on
peut négliger et oublier. Ma pauvre fille n'eût pas laissé mourir la
sienne, et moi aussi, je suis bien sûre que je l'aurais sauvée! Je n'ai
pas l'honneur de vous connaître, monsieur, mais je suis bien touchée de
ce que vous me dites.

Merci mille fois! je fais des voeux bien tendres et bien sincères pour
votre chère petite. Ma fille vous remercie aussi.

GEORGE SAND.

  [1] Sa petite-fille Jeanne Clésinger.




CCCLXXXV

A ÉDOUARD CHARTON, A PARIS

                                 Nohant, 14 février 1855.

Cher ami,

Je vous ai laissé souffrant. Êtes-vous mieux? Parlez-moi de vous. Il y
a bien longtemps que je veux vous écrire. J'allais vous adresser une
longue lettre sur le beau livre dont nous parlions ensemble. Je l'avais
lu[1]. Mais que de chagrins m'ont frappée tout à coup! d'abord j'ai
perdu deux de mes amis, et faut-il être assez malheureux pour avoir à le
dire, cela n'était rien! J'ai perdu subitement cette petite-fille que
j'adorais, ma Jeanne dont je vous avais parlé et dont l'absence, vous le
savez, m'était _si_ cruelle. J'allais la ravoir, le tribunal me l'avait
confiée. Le père résistait par amour-propre: sans M. B..., qu'une haine
sournoise, instinctive, non motivée sur des faits que je sache, mais
ancienne et tenace, excitait contre moi, ce père m'eût de lui-même
ramené l'enfant. Il le voulait, il l'avait voulu. L'avocat--le
conseil--ne voulait pas. Ils appelaient donc du jugement, et ce jugement
n'était pas exécutoire sur-le-champ. J'écrivais en vain à ce dur et
froid avocat que ma pauvre petite était mal soignée, triste et comme
consternée dans cette pension où il l'avait mise, lui! Et, pendant ces
pourparlers, le père faisait sortir sa fille, en plein janvier, sans
s'apercevoir qu'elle était en robe d'été. Le soir, il la ramène malade
à la pension et s'en va chasser loin de Paris, on ne sait où. L'enfant
avait la scarlatine. Elle en guérit très vite, mais le médecin de la
pension juge qu'elle peut sortir de l'infirmerie. Il faut au moins
quarante jours de soins extrêmes et d'atmosphère égale. On n'en a pas
tenu compte. On a appelé sa mère et on a consenti à lui laisser soigner
l'enfant quand on l'a vue perdue. Elle est morte dans ses bras en
souriant et en parlant, étouffée par une enflure générale, sans se
douter qu'elle fût malade, mais frappée de je ne sais quelle divination
et disant d'un air tranquille: «Non, va, ma petite maman, je n'irai
pas à Nohant, je ne sortirai pas d'ici, moi!»--Ma pauvre fille me l'a
apportée, elle est à Nohant!--Elle a de la force et de la santé, Dieu
merci; moi, j'ai eu du courage, je devais en avoir; mais, maintenant
que tout est calmé, _arrangé_, et que la vie recommence avec cet enfant
supprimé de ma vie..., je ne peux pas vous dire ce qui se passe en moi,
et je crois qu'il vaut mieux ne pas le dire.--Ce que je veux vous dire,
c'est que le livre m'a fait du bien, lui et Leibnitz. Je savais tout
cela, je n'aurais pas pu le dire, je ne saurais pas l'établir, mais j'en
étais sûre et j'en suis sûre. Je vois la vie future et éternelle devant
moi comme une certitude, comme une lumière dans l'éclat de laquelle les
objets sont insaisissables; mais la lumière y est, c'est tout ce qu'il
me faut. Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais bien
qu'elle est mieux que dans ce triste monde, où elle a été la victime des
méchants et des insensés. Je sais bien que je la retrouverai et qu'elle
me reconnaîtra, quand même elle ne se souviendrait pas, ni moi non plus.
Elle était une partie de moi-même, et cela ne peut être changé. Mais ces
beaux livres qui excitent notre soif de partir ont leur côté dangereux.
On se sent partir avec eux, on s'en va sur leurs ailes, et il faudrait
savoir rester tout le temps qu'on doit rester ici. J'en ai bien la
volonté; le devoir est si clairement tracé, qu'il n'y a pas de révolte
possible; mais je sens mon âme qui s'en va malgré moi. Elle ne se
détache pas de mes autres enfants ni de mes amis. Elle voudrait suffire
à sa tâche et donner encore du bonheur aux autres. Mais plus elle voit
ce qu'il y a au delà de la vie de ce monde, plus elle se sépare de la
volonté, qui se trouve insuffisante. Je dis l'âme, faute de savoir dire
ce que c'est qui me quitte; car la volonté ne devrait pas être quelque
chose en dehors de l'âme; mais la volonté ne retient pourtant pas l'âme
quand l'heure est venue.

Ne répondez pas à tout cela, cher ami; si mes enfants, qui lisent
quelquefois mes lettres au hasard, me savaient si ébranlée, ils
s'affecteraient trop. Je veux, pour vivre avec eux le plus longtemps
possible, faire tout ce qui me sera possible. J'irai avec mon fils
passer le mois prochain dans le Midi pour me guérir d'un état
d'étouffement qui a augmenté et qui n'a rien de sérieux cependant.

Je passerai quatre ou cinq jours à Paris au commencement de mars, pour
prendre mon passeport. Je ne veux voir personne; mais vous, cependant,
je voudrais bien vous voir et vous charger de dire à l'auteur de _Ciel
et Terre_ tout ce que je ne vous dis pas ici, troublée que je suis trop
personnellement, et justement à cause de cette question de vie et de
mort qui est là. C'est un des plus beaux livres qui soient sortis de
l'esprit humain.

Il m'avait jetée dans une joie extraordinaire. Je voulais faire un
volume pour le louer comme je le sens.--Je le ferai plus tard, si je
peux me remettre à écrire. Mais, entre nous soit dit, je ne suis pas
sûre que ce côté de la vie me revienne jamais. Je ne vis plus du tout de
moi ni en moi, ma vie avait passé dans cette petite fille depuis deux
ans. Elle m'a emporté tant de choses, que je ne sais pas ce qui me
reste, et je n'ai pas encore le courage d'y regarder. Je ne regarde que
ses poupées, ses joujoux, ses livres, son petit jardin que nous faisions
ensemble, sa brouette, son petit arrosoir, son bonnet, ses petits
ouvrages, ses gants, tout ce qui était resté autour de moi, l'attendant.
Je regarde et je touche tout cela, hébétée, et me demandant si j'aurai
mon bon sens, le jour où je comprendrai enfin qu'elle ne reviendra pas
et que c'est elle qu'on vient d'enterrer sous mes yeux.

Vous voyez, je retombe toujours dans mon déchirement. Voilà pourquoi
je ne peux écrire presque à personne. Il y a peu de coeurs que je ne
fatiguerais pas, ou que je ne ferais pas trop souffrir. Je vous parle, à
vous, parce que vous êtes comme moi à moitié dans l'autre vie, et, pour
le moment, j'espère avec la bienfaisante placidité que j'avais naguère,
quand je n'étais pas si fatiguée d'attendre.--Mais vous aviez le corps
malade. Dites-moi donc que vous êtes mieux, avant que je quitte Nohant.
Vous avez une grande ressource: c'est de pouvoir vivre à l'habitude
dans le monde des idées où je vois trop en poète, c'est-à-dire avec
ma sensibilité plus qu'avec mon raisonnement. Vous avez une lucidité
soutenue dans ce monde-là, il me semble. C'est là qu'il faudrait pouvoir
toujours regarder, sans préoccupation des soucis inévitables de la vie
matérielle, des devoirs qui excèdent quelquefois nos forces, et sans
ces déchirements d'entrailles que rien ne peut apaiser. C'est une loi
providentielle à coup sûr que la tendresse folle des mères; mais la
Providence est bien dure à l'homme, à la femme surtout. Cher ami, adieu;
je suis à vous de coeur et d'esprit.

G. SAND

  [1] _Terre et Ciel_, par Jean Reynaud.




CCCLXXXVI.

A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE

                                 Nohant, 14 février 1855.

Ma chère mignonne, si je ne t'écris pas, tu sais que ce n'est pas trop
ma faute. Je suis toujours malade, étouffée, j'ai des douleurs partout,
je ne peux pas travailler, je ne peux pas me consoler.
                
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