Mais elle s'arrêta tout à coup en rencontrant presque sous ses pieds la
folle étendue par terre, sans mouvement et comme morte. Malgré le dégoût
que lui inspirait la malpropreté inouïe de ce malheureux être, elle se
décida, après avoir vainement essayé de l'éveiller, à la soulever dans
ses bras et à la traîner à quelque distance. Elle l'appuya contre un
arbre, et ne se sentant pas la force de la porter plus loin, elle
se disposait à aller lui chercher du secours à la ferme, lorsque la
Bricoline commença à sortir de sa torpeur et à soulever, avec sa main
décharnée, ses longs cheveux hérissés d'herbes et de gravier qui lui
pesaient sur le visage. Marcelle l'aida à écarter ce voile épais qui
gênait sa respiration, et, pour la première fois, osant lui adresser la
parole, elle lui demanda si elle souffrait.
--Certainement, je souffre! répondit la folle avec une indifférence
effrayante, et du ton dont elle aurait dit: j'existe encore; puis elle
ajouta d'une voix brève et impérieuse: L'as-tu vu? Il est revenu. Il ne
veut pas me parler. T'a-t-il dit pourquoi?
--Il m'a dit qu'il reviendrait, répondit Marcelle essayant de flatter sa
manie.
--Oh! il ne reviendra pas, s'écria la folle en se levant avec
impétuosité; il ne reviendra plus! Il a peur de moi. Tout le monde a
peur de moi, parce que je suis très riche, très riche, si riche que l'on
m'a défendu de vivre. Mais je ne veux plus être riche; demain je serai
pauvre. Il est temps que cela finisse. Demain tout le monde sera pauvre.
Tu seras pauvre aussi, Rose, et tu ne feras plus peur. Je punirai les
méchants qui veulent me tuer, m'enfermer, m'empoisonner....
--Mais il y a des personnes qui vous plaignent et ne vous veulent que du
bien, dit Marcelle.
--Non, il n'y en a pas, répondit la folle avec colère et en s'agitant
d'une manière effrayante. Ils sont tous mes ennemis. Ils m'ont torturée,
ils m'ont enfoncé un fer rouge dans la tète. Ils m'ont attachée aux
arbres avec des clous, ils m'ont jetée plus de deux mille fois du haut
des tours sur le pavé. Ils m'ont traversé le coeur avec de grandes
aiguilles d'acier. Ils m'ont écorchée vive; c'est pour cela que je ne
peux plus m'habiller sans souffrir des douleurs atroces. Ils voudraient
m'arracher les cheveux, parce que cela me défend un peu de leurs
coups.... Mais je me vengerai! J'ai rédigé une plainte! j'ai mis
cinquante-quatre ans à l'écrire dans toutes les langues pour la faire
parvenir à tous les souverains de l'univers. Je veux qu'on me rende Paul
qu'ils ont caché dans leur cave et qu'ils font souffrir comme moi. Je
l'entends crier toutes les nuits quand on le torture.... Je connais sa
voix.... Tenez, tenez, l'entendez-vous? ajouta-t-elle d'un ton lugubre
en prêtant l'oreille aux sons enjoués de la cornemuse. Vous voyez bien
qu'on lui fait souffrir mille morts! Ils veulent le dévorer, mais ils
seront punis, punis! Demain je les ferai souffrir aussi, moi! Ils
souffriront tant que j'en aurai pitié moi-même....
En parlant ainsi avec une volubilité délirante, l'infortunée s'élança
à travers les buissons et se dirigea vers la ferme, sans qu'il fût
possible à Marcelle de suivre sa course rapide et ses bonds impétueux.
XXVI.
LA VEILLÉE.
La danse était plus obstinée que jamais à la ferme. Les domestiques
s'étaient mis de la partie, et une poussière épaisse s'élevait sous
leurs pieds, circonstance qui n'a jamais empêché le paysan berrichon de
danser avec ivresse, non plus que les pierres, le soleil, la pluie ou la
fatigue des moissons et des fauchailles. Aucun peuple ne danse avec plus
de gravité et de passion en même temps. A les voir avancer et reculer
à la bourrée, si mollement et si régulièrement que leurs quadrilles
serrées ressemblent au balancier d'une horloge, on ne devinerait guère
le plaisir que leur procure cet exercice monotone, et on soupçonnerait
encore moins la difficulté de saisir ce rhythme élémentaire que chaque
pas et chaque attitude du corps doivent marquer avec une précision
rigoureuse, tandis qu'une grande sobriété de mouvements et une langueur
apparente doivent, pour atteindre à la perfection, en dissimuler
entièrement le travail. Mais quand on a passé quelque temps à les
examiner, on s'étonne de leur infatigable ténacité, on apprécie l'espèce
de grâce molle et naïve qui les préserve de la lassitude, et, pour peu
qu'on observe les mêmes personnages dansant dix ou douze heures de suite
sans courbature, on peut croire qu'ils ont été piqués de la tarentule,
ou constater qu'ils aiment la danse avec fureur. De temps en temps la
joie intérieure des jeunes gens se trahit par un cri particulier qu'ils
exhalent sans que leur physionomie perde son imperturbable sérieux, et,
par moments, en frappant du pied avec force, ils bondissent comme des
taureaux pour retomber avec une souplesse nonchalante et reprendre leur
balancement flegmatique. Le caractère berrichon est tout entier dans
cette danse. Quant aux femmes, elles doivent invariablement glisser
terre à terre en rasant le sol, ce qui exige plus de légèreté qu'on ne
pense, et leurs grâces sont d'une chasteté rigide.
Rose dansait la bourrée aussi bien qu'une paysanne, ce qui n'est pas peu
dire, et son père était orgueilleux en la regardant. La gaieté s'était
communiquée à tout le monde; les musiciens, largement abreuvés,
n'épargnaient ni leurs bras ni leurs poumons. La demi-obscurité d'une
belle nuit faisait paraître les danseuses plus légères, et surtout Rose,
cette fille charmante qui semblait glisser comme une mouette blanche
sur des eaux tranquilles, et se laisser porter par la brise du soir. La
mélancolie, répandue ce soir-là dans tous ses mouvements, la rendait
plus belle que de coutume.
Cependant Rose, qui était, au fond du coeur, une vraie paysanne de la
Vallée-Noire, dans toute sa simplicité native, trouvait du plaisir
à danser, ne fût-ce que pour s'exercer à répondre le lendemain aux
nombreuses invitations que le Grand-Louis ne manquerait pas de lui
faire. Mais tout à coup le _cornemuseux_ trébucha sur le tonneau qui lui
servait de piédestal, et l'air contenu dans son instrument s'échappa
dans un ton bizarre et plaintif qui força tous les danseurs stupéfaits
à s'arrêter et à se tourner vers lui. Au même moment, la vielle,
brusquement arrachée des mains de l'autre ménétrier, alla rouler sous
les pieds de Rose, et la folle sautant de l'orchestre champêtre où elle
s'était élancée d'un bond semblable à celui d'un chat sauvage, se jeta
au milieu de la bourrée en criant:--«Malheur, malheur aux assassins!
malheur aux bourreaux!»--Puis elle se précipita sur sa mère qui s'était
avancée pour la retenir, lui appliqua ses griffes sur le cou, et l'eût
infailliblement étranglée si la vieille mère Bricolin ne l'en eût
empêchée en la prenant à bras le corps. La folle ne s'était jamais
portée à aucun acte de violence envers sa grand'mère, soit qu'elle eût
conservé pour elle, sans la reconnaître une sorte d'amour instinctif,
soit qu'elle la reconnût seule parmi tous les autres et qu'elle eût
gardé le souvenir des efforts que la bonne femme avait faits pour
favoriser son amour. Elle ne fit aucune résistance et se laissa emmener
par elle dans la maison, en poussant des cris déchirants qui jetèrent la
consternation et l'épouvante dans tous les esprits.
Lorsque Marcelle, qui avait suivi mademoiselle Bricolin l'aînée, d'aussi
près que possible, arriva dans la cour, elle trouva la fête interrompue,
tout le monde effrayé, et Rose presque évanouie. Madame Bricolin
souffrait sans doute au fond de l'âme, ne fût-ce que de voir cette plaie
de son intérieur exposée ainsi à tous les yeux; mais, dans son activité
à réprimer la fureur de l'aliénée et à étouffer le bruit de ses cris,
il y avait quelque chose de violent et d'énergique qui ressemblait à
la fermeté d'un gendarme incarcérant un perturbateur, plus qu'à la
sollicitude d'une mère au désespoir. La mère Bricolin y mettait autant
de zèle et plus de sensibilité. C'était un spectacle douloureux que de
voir cette pauvre vieille avec sa voix rude et ses manières viriles
caresser la folle et lui parler comme à un petit, enfant qu'on gourmande
et qu'on flatte tour à tour: «Allons, ma mignonne, lui disait-elle, toi
qui es si raisonnable ordinairement, tu ne voudrais pas faire de chagrin
à ta grand'mère? Il faut te mettre au lit tranquillement, ou bien je
me fâcherai et ne t'aimerai plus.» La folle ne comprenait rien à ces
discours et ne les entendait même pas. Cramponnée au pied de son lit,
elle poussait des hurlements épouvantables, et son imagination malade
lui persuadait qu'elle subissait en cet instant les châtiments et les
tortures dont elle avait fait le tableau fantastique à Marcelle.
Cette dernière, s'étant assurée avant tout que son enfant dormait
tranquillement sous les yeux de Fanchon, eut à s'occuper de Rose, qui
était égarée par la peur et le chagrin. C'était la première fois que
la Bricoline exhalait la haine amassée depuis douze ans dans son âme
brisée. Une fois tout au plus par semaine elle criait et pleurait quand
sa grand'mère la décidait à changer de vêtements. Mais c'étaient alors
les cris d'un enfant, et maintenant c'étaient ceux d'une furie. Elle
n'avait jamais adressé la parole à personne, et elle venait, pour la
première fois, depuis douze ans, de proférer des menaces. Elle n'avait
jamais frappé personne, et elle venait de chercher à tuer sa mère.
Enfin, depuis douze ans, cette victime muette de la cupidité de ses
parents avait promené à l'écart son inexprimable souffrance, et presque
tout le monde s'était habitué à ce spectacle déplorable avec une sorte
d'indifférence brutale. On n'en avait plus peur, on était las de la
plaindre, on subissait sa présence comme un mal inévitable, et si l'on
avait des remords, on ne se les avouait peut-être pas à soi-même.
Mais cet épouvantable mal qui la dévorait devait avoir ses phases de
recrudescence, et on arrivait à celle où son martyre devenait dangereux
pour les autres. Il fallait bien enfin s'en occuper. M. Bricolin, assis
dehors devant la porte, écoutait d'un air hébété les condoléances
grossières de sa famille.
--C'est un grand malheur pour vous, lui disait-on, et vous l'avez
supporté trop longtemps sous vos yeux. C'est une patience au-dessus des
forces humaines, et il faudrait bien vous décider enfin à mettre cette
malheureuse dans une maison de fous.
--On ne la guérira pas! répondit-il en secouant la tête. J'ai essayé de
tout. C'est impossible; son mal est trop grand, il faudra qu'elle en
meure!
--C'est ce qui pourrait arriver de plus heureux pour elle. Vous voyez
bien qu'elle est trop à plaindre sur la terre. Mais enfin si on ne la
guérit pas, on vous soulagera de la peine de la soigner et de la voir.
On l'empêchera de vous faire du mal. Si vous n'y faites pas attention,
elle finira par tuer quelqu'un ou se tuer elle-même devant vous. Ce sera
affreux.
--Mais que voulez-vous? je l'ai dit cent fois à sa mère, et sa mère ne
veut pas s'en séparer. Au fond, elle l'aime encore, croyez-moi, et ça se
conçoit. Les mères sentent toujours quelque chose pour leurs enfants, à
ce qu'il paraît.
--Mais elle sera mieux qu'ici, soyez-en sûr. On les soigne très-bien
maintenant. Il y a de beaux établissements où ils ne manquent de rien.
On les tient propres, on les fait travailler, on les occupe, on dit même
qu'on les amuse, qu'on les mène à la messe et qu'on leur fait entendre
de la musique.
--En ce cas ils sont plus heureux que chez eux, dit M. Bricolin. Il
ajouta après avoir rêvé un instant: Et tout cela, ça coûte-t-il bien
cher?
Rose était profondément affectée. Elle était la seule, avec sa
grand'mère, qui ne fût pas devenue insensible à la douleur de la pauvre
Bricoline. Si elle évitait d'en parler, c'est parce qu'elle ne pouvait
le faire sans accuser ses parents de ce parricide moral commis par eux;
mais vingt fois le jour elle se surprenait à frissonner d'indignation en
entendant dans la bouche de sa mère les maximes d'égoïsme et d'avarice
auxquelles on avait immolé sa soeur sous ses yeux. Aussitôt que sa
défaillance fut dissipée, elle voulut aider sa grand'mère à calmer la
folle; mais madame Bricolin, qui craignait que ce spectacle ne lui
fit trop d'impression, et qui avait un vague instinct que l'excessive
douleur peut devenir contagieuse, même dans ses résultats physiques, la
renvoya avec la dureté qu'elle portait jusque dans sa sollicitude la
mieux fondée. Rose fut outrée de ce refus, et revint dans sa chambre, où
elle se promena une partie de la nuit, en proie à une vive exaltation,
mais n'en voulant point parler, de crainte de s'exprimer avec trop de
force devant Marcelle, sur le compte de ses parents.
Cette nuit qui avait commencé par une douce joie, fut donc extrêmement
pénible pour madame de Blanchemont. Les cris de la folle cessaient par
intervalles, et reprenaient ensuite plus terribles, plus effrayants.
Lorsqu'ils s'arrêtaient, ce n'était pas par degrés et en s'affaiblissant
peu à peu, c'était au contraire brusquement, au milieu de leur plus
grande intensité, et comme si une mort violente les eût soudainement
interrompus.
--Ne dirait-on pas qu'on la tue? s'écriait alors Rose, pâle et pouvant à
peine se soutenir en marchant dans sa chambre. Oui, cela ressemble à un
supplice!
Marcelle ne voulut pas lui dire quels atroces supplices en effet la
folle croyait subir et subissait par la pensée dans ces moments-là. Elle
lui cacha l'entretien qu'elle avait eu avec elle dans le parc. De temps
en temps elle allait voir la malade; elle la trouvait alors étendue sur
le carreau, les bras étroitement enlacés autour du pied de son lit, et
comme suffoquée par la fatigue de crier; mais les yeux ouverts, fixes,
et l'esprit évidemment toujours en travail. La grand'mère, agenouillée
auprès d'elle, essayait en vain de glisser un oreiller sous sa tête,
ou d'introduire, dans sa bouche contractée une cuillerée de potion
calmante. Madame Bricolin, assise vis-à-vis sur un fauteuil, pâle et
immobile, portait, dans ses traits énergiques fortement creusés, la
trace d'une douleur profonde qui ne voulait pas se confesser à Dieu
même de son crime. La grosse Chounette, debout dans un coin, sanglotait
machinalement sans offrir ses services et sans qu'on songeât à les
réclamer. Il y avait un profond découragement sur ces trois figures. La
folle seule, lorsqu'elle ne hurlait pas, paraissait rouler de sombres
pensées de haine dans son cerveau. On entendait ronfler dans la
chambre voisine; mais ce lourd sommeil de M. Bricolin n'était pas sans
agitation. De temps à autre il paraissait interrompu par de mauvais
rêves. Plus loin encore, le long de la cloison opposée, on entendait
tousser et geindre le père Bricolin; étranger aux souffrances des
autres, il n'avait pas trop du peu de forces qui lui restaient pour
supporter les siennes propres.
Enfin, vers trois heures du matin, la pesanteur de l'orage parut
accabler les organes excédés de la folle. Elle s'endormit par terre, et
on parvint à la mettre au lit sans qu'elle s'en aperçût. Il y avait sans
doute bien longtemps qu'elle n'avait goûté un instant de sommeil, car
elle s'y ensevelit profondément, et tout le monde put se reposer, même
Rose à qui madame de Blanchemont s'empressa de porter cette meilleure
nouvelle.
Si Marcelle n'eût trouvé là l'occasion de se dévouer à la pauvre Rose,
elle eût maudit la malheureuse inspiration qui l'avait poussée dans
cette maison habitée par l'avarice et le malheur. Elle se fût hâtée de
chercher un autre gîte que celui-là, si antipathique à la poésie, si
déplaisant dans la prospérité, si lugubre dans la disgrâce. Mais quelque
nouvelle contrariété qu'elle pût être exposée à y subir encore, elle
résolut d'y rester tant qu'elle pourrait être secourable à sa jeune
compagne. Heureusement la matinée fut calme. Tout le monde s'éveilla
fort tard, et Rose dormait encore lorsque madame de Blanchemont, à
peine éveillée elle-même, reçut de Paris, grâce à la rapidité des
communications actuelles, la réponse suivante à la lettre que trois
jours auparavant elle avait écrite à sa belle-mère.
_Lettre de la comtesse de Blanchemont à sa belle-fille, Marcelle,
baronne de Blanchemont._
«Ma fille,
«Que la Providence qui vous envoie tout ce courage daigne vous le
conserver! Il ne m'étonne pas de votre part, quoiqu'il soit grand.
Ne louez pas le mien. A mon âge on n'a pas longtemps à souffrir! Au
vôtre... heureusement, on ne se fait pas une idée nette de la longueur
et de la difficulté de l'existence. Ma fille, vos projets sont louables,
excellents, et d'autant plus sages qu'ils sont nécessaires; encore plus
nécessaires que vous ne pensez. Nous aussi, ma chère Marcelle, nous
sommes ruinés! et nous ne pourrons peut-être rien laisser en héritage à
notre petit-fils bien-aimé. Les dettes de mon malheureux fils surpassent
tout ce que vous en connaissez, tout ce qu'on pouvait prévoir.
Nous temporiserons avec les créanciers; mais nous acceptons la
responsabilité, et c'est en privant l'avenir d'Édouard de l'honorable
fortune à laquelle il devait aspirer après notre décès. Élevez-le donc
avec simplicité. Apprenez-lui à se créer lui-même des ressources par ses
talents et à maintenir son indépendance par la dignité avec laquelle il
saura supporter le malheur. Quand il sera en âge d'homme nous ne serons
plus du monde. Qu'il respecte la mémoire de vieux parents qui ont
préféré l'honneur d'un gentilhomme à ses plaisirs, et qui ne lui
auront laissé en héritage qu'un nom pur et sans reproche. Le fils d'un
banqueroutier n'aurait eu dans la vie que des jouissances condamnables;
le fils d'un père coupable aura, du moins, quelque obligation à ceux qui
auront su mettre sa vie à l'abri du blâme public.
«Demain je vous écrirai des détails, aujourd'hui je suis sous le coup de
la découverte d'un nouvel abîme. Je vous l'annonce en peu de mots. Je
sais que vous pouvez tout comprendre et tout supporter. Adieu, ma fille,
je vous admire et je vous aime.»
[Illustration: Se jeta au milieu de la _bourrée_ en criant malheur.]
--Édouard! dit Marcelle en couvrant de baisers son fils endormi, il
était donc écrit au ciel que tu aurais la gloire et peut-être le
bonheur de ne pas succéder à la richesse et au rang de tes pères! Ainsi
périssent les grandes fortunes, ouvrage des siècles, en un seul jour!
Ainsi les anciens maîtres du monde, entraînés par la fatalité, plus
encore que par leurs passions, se chargent d'accomplir eux-mêmes les
décrets de la sagesse divine, qui travaille insensiblement à niveler les
forces de tous les hommes! Puisses-tu comprendre un jour, ô mon enfant!
que cette loi providentielle t'est favorable, puisqu'elle te jette dans
le troupeau de brebis qui est à la droite du Christ, et te sépare des
boucs qui sont à sa gauche. Mon Dieu, donnez-moi la force et la sagesse
nécessaires pour faire de cet enfant un homme! Pour en faire un
patricien, je n'avais qu'à me croiser les bras et laisser agir la
richesse. A présent j'ai besoin de lumières et d'inspirations; mon
Dieu, mon Dieu! vous m'avez donné cette tâche à remplir, vous ne
m'abandonnerez pas!
«Lémor! écrivait-elle un instant après, mon fils est ruiné, ses parents
sont ruinés. Mon fils est pauvre. Il eût été peut-être un riche indigne
et méprisable. Il s'agit d'en faire un pauvre courageux et noble. Cette
mission vous était réservée par la Providence. A présent, parlerez-vous
jamais de m'abandonner? Cet enfant, qui était un obstacle entre nous,
n'est-il pas un lien cher et sacré? A moins que vous ne m'aimiez plus
dans un an, Henri, qui peut s'opposer maintenant à notre bonheur? Ayez
du courage, ami, partez. Dans un an, vous me retrouverez dans quelque
chaumière de la Vallée-Noire, non loin du moulin d'Angibault.»
Marcelle écrivit ce peu de lignes avec exaltation. Seulement, lorsque sa
plume traça cette phrase: «_A moins que vous ne m'aimiez plus dans
un an_,» un imperceptible sourire donna à ses traits une expression
ineffable. Elle joignit à ce billet celui de sa belle-mère pour
explication, et, cachetant le tout, elle le mit dans sa poche, pensant
bien qu'elle ne tarderait pas à revoir le meunier et peut-être Lémor
lui-même sous cet habit de paysan qui lui allait si bien.
[Illustration: Aimons-nous, s'écria Marcelle.]
La folle dormit toute la journée. Elle avait la fièvre; mais depuis
douze ans elle ne l'avait point quittée un seul jour, et cet
anéantissement, où on ne l'avait jamais vue, faisait croire à une crise
favorable. Le médecin qu'on avait appelé de la ville et qui était
habitué à la voir, ne la trouva pas malade relativement à son état
ordinaire. Rose, bien rassurée, et rendue aux doux instincts de la
jeunesse, s'habilla lentement avec beaucoup de coquetterie. Elle voulait
être simple pour ne pas effaroucher son ami, en faisant devant lui
l'étalage de sa richesse; elle voulait être jolie pour lui plaire.
Elle chercha donc les plus ingénieuses combinaisons, et réussit à être
modeste comme une fille des champs et belle comme un ange du paradis.
Sans vouloir s'en rendre compte, au milieu de toutes ses douleurs, elle
avait un peu tremblé à l'idée de perdre cette riante journée. A dix-huit
ans, on ne renonce pas sans regret à enivrer tout un jour l'homme dont
on est aimée, et cette crainte était venue, à l'insu d'elle-même, se
mêler à la sincère et profonde douleur que sa soeur lui avait fait
éprouver. Lorsqu'elle parut à la grand'messe, il y avait longtemps que
Louis guettait son entrée. Il s'était placé de manière à ne pas la
perdre de vue un instant. Elle se trouva comme par hasard auprès de la
Grand'Marie, et il la vit avec attendrissement mettre son joli châle
sous les genoux de la meunière, en dépit du refus de la bonne femme.
Après l'office, Rose prit adroitement le bras de sa grand'mère, qui
avait coutume de ne pas quitter la meunière, son ancienne amie, quand
elle avait le plaisir de la rencontrer. Ce plaisir devenait chaque année
plus rare à mesure que l'âge rendait aux deux matrones la distance de
Blanchemont à Angibault plus difficile à franchir. La mère Bricolin
aimait à causer. Continuellement _rembarrée_, comme elle disait, par sa
belle-fille, elle avait un flux de paroles rentrées à verser dans le
sein de la meunière, qui, moins expansive, mais sincèrement attachée à
sa compagne de jeunesse, l'écoutait avec patience et lui répondait avec
discernement.
De cette façon, Rose espérait échapper toute la journée à la
surveillance de madame Bricolin et même à la société de ses autres
parents, la grand'mère aimant beaucoup mieux l'entretien des paysans ses
pareils que celui des parvenus de sa famille.
Sous les vieux arbres du terrier, en vue d'un site charmant, la foule
des jolies filles se pressait autour des ménétriers placés deux à deux
sur leurs tréteaux à peu de distance les uns des autres, faisant assaut
de bras et de poumons, se livrant à la concurrence la plus jalouse,
jouant chacun dans son ton et selon son prix, sans aucun souci de
l'épouvantable cacophonie produite par cette réunion d'instruments
braillards qui s'évertuaient tous à la fois à qui contrarierait l'air et
la mesure de son voisin. Au milieu de ce chaos musical, chaque quadrille
restait inflexible à son poste, ne confondant jamais la musique qu'il
avait payée avec celle qui hurlait à deux pas de lui, et ne frappant
jamais du pied à faux pour marquer le rhythme, tour de force de
l'oreille et de l'habitude. Les ramées retentissaient de bruits non
moins hétérogènes, ceux-ci chantant à pleine voix, ceux-là parlant de
leurs affaires avec passion; les uns trinquant de bonne amitié, les
autres menaçant de se jeter les pots à la tête, le tout rehaussé de deux
gendarmes indigènes circulant d'un air paterne au milieu de cette cohue,
et suffisant, par leur présence, à contenir cette population paisible
qui, des paroles, en vient rarement aux coups.
Le cercle compacte qui se formait autour des premières bourrées
s'épaissit encore lorsque la charmante Rose ouvrit la danse avec le
grand farinier. C'était le plus beau couple de la fête et celui dont
le pas ferme et léger électrisait tous les autres. La meunière ne put
s'empêcher de le faire remarquer à la mère Bricolin, et même elle ajouta
que c'était un malheur que deux jeunes gens si bons et si beaux ne
fussent pas destinés l'un à l'autre.
--_Fié pour moi_ (c'est-à-dire, quant à moi), répondit sans hésiter
la vieille fermière, je n'en ferais ni une ni deux, si j'étais la
maîtresse; car je suis sûre que ton garçon rendrait ma petite-fille
plus heureuse qu'elle ne le sera jamais avec un autre. Je sais bien que
Grand-Louis l'aime; ça se voit de reste, quoiqu'il ait l'esprit de n'en
rien dire. Mais que veux-tu, ma pauvre Marie? on ne pense qu'à l'argent,
chez nous. J'ai fait la bêtise d'abandonner tout mon bien à mon fils,
et depuis ce temps-là, on ne m'écoute pas plus que si j'étais morte. Si
j'avais agi autrement, j'aurais aujourd'hui le droit de marier Rose à
mon gré en la dotant. Mais il ne me reste que les sentiments, et c'est
une monnaie qui ne se rend pas chez nous en bons procédés.
Malgré l'adresse que Rose sut mettre à passer d'un groupe à l'autre pour
éviter sa mère et se retrouver toujours, soit à côté, soit vis-à-vis de
son ami, madame Bricolin et sa société réussirent à la rejoindre et à se
fixer autour d'elle. Ses cousins la firent danser jusqu'à la fatiguer,
et Grand-Louis s'éloigna prudemment, sentant qu'à la moindre querelle
sa tête s'échaufferait plus que de raison. On avait bien essayé de
l'_entreprendre_ par des plaisanteries blessantes; mais le regard clair
et hardi de ses grands yeux bleus, son calme dédaigneux et sa haute
stature avaient contenu aisément la bravoure des Bricolin. Quand il
se fut retiré, on s'en donna à coeur joie, et Rose fut fort surprise
d'entendre ses soeurs, ses belles-soeurs et ses nombreuses cousines
décréter, autour d'elle, que ce grand garçon avait l'air d'un sot,
qu'il dansait ridiculement, qu'il paraissait bouffi de prétentions, et
qu'aucune d'elles ne voudrait danser avec lui pour _tout un monde_.
Rose avait de l'amour-propre. On avait trop obstinément travaillé à
développer ce défaut en elle pour qu'elle ne fût pas sujette à y tomber
quelquefois. On avait tout fait pour corrompre et rabaisser cette bonne
et franche nature, et si l'on n'y avait guère réussi, c'est qu'il est
des âmes incorruptibles sur lesquelles l'esprit du mal a peu de prise.
Cependant elle souffrit d'entendre dénigrer si obstinément et si
amèrement son amoureux. Elle en prit de l'humeur, n'osa plus se
promettre de danser encore avec lui, et, déclarant qu'elle avait mal à
la tête, elle rentra à la ferme, après avoir vainement cherché Marcelle,
dont l'influence lui eût rendu, elle le sentait bien, le courage et le
calme.
XXVII.
LA CHAUMIÈRE.
Marcelle avait été attendre le meunier au bas du terrier, ainsi qu'il le
lui avait expressément recommandé. Au coup de deux heures, elle le vit
entrer dans un enclos très-ombragé et lui faire signe de le suivre.
Après avoir traversé un de ces petits jardins de paysan, si mal tenus,
et par conséquent si jolis, si touffus et si verts, elle entra, en se
glissant sous les haies, dans la cour d'une des plus pauvres chaumières
de la Vallée-Noire. Cette cour était longue de vingt pieds sur six,
fermée d'un côté par la maisonnette, de l'autre par le jardin, à chaque
bout par des appentis en fagots recouverts de paille, qui servaient à
rentrer quelques poules, deux brebis et une chèvre, c'est-à-dire toute
la richesse de l'homme qui gagne son pain au jour le jour et qui ne
possède rien, pas même la chétive maison qu'il habite et l'étroit enclos
qu'il cultive; c'est le véritable prolétaire rustique. L'intérieur de la
maison était aussi misérable que l'entrée, et Marcelle fut touchée de
voir par quelle excessive propreté le courage de la femme luttait là
contre l'horreur du dénûment. Le sol inégal et raboteux n'avait pas un
grain de poussière, les deux ou trois pauvres meubles étaient clairs et
brillants comme s'ils eussent été vernis; la petite vaisselle de terre,
dressée à la muraille et sur des planches, était lavée et rangée avec
soin. Chez la plupart des paysans de la Vallée-Noire, la misère la plus
réelle, la plus complète, se dissimule discrètement et noblement sous
ces habitudes consciencieuses d'ordre et de propreté. La pauvreté
rustique y est attendrissante et affectueuse. On vivrait de bon coeur
avec ces indigents. Ils n'inspirent pas le dégoût, mais l'intérêt et une
sorte de respect. Il faudrait si peu du superflu du riche pour faire
cesser l'amertume de leur vie, cachée sous ces apparences de calme
poétique!
Cette réflexion frappa Marcelle au coeur lorsque la _Piaulette_ vint à
sa rencontre, avec un enfant dans ses bras et trois autres pendus à son
tablier; tout cela, en habits du dimanche, était frais et propre. Cette
Piaulette (ou Pauline), était jeune encore, et belle, quoique fanée
par les fatigues de la maternité et l'abstinence des choses les plus
nécessaires à la vie. Jamais de viande, jamais de vin, pas même de
légumes pour une femme qui travaille et allaite! Cependant les enfants
auraient revendu de la santé à celui de Marcelle, et la mère avait le
sourire de la bonté et de la confiance sur ses lèvres pâles et flétries.
--Entrez chez nous et asseyez-vous, Madame, dit-elle en lui offrant une
chaise de paille couverte d'une serviette de grosse toile de chanvre
bien lessivée. Le monsieur que vous attendez est déjà venu, et, ne vous
trouvant pas, il a été faire un tour à l'assemblée, mais il reviendra
tout à l'heure. Si je pouvais vous offrir quelque chose en attendant!...
Voilà des prunes toutes fraîchement cueillies et des noisettes. Allons,
Grand-Louis, prends donc un fruit de mon jardin, toi aussi?... Je
voudrais tant pouvoir t'offrir un verre de vin, mais nous n'en cueillons
pas, tu le sais bien, et si ce n'était de toi, nous n'aurions pas
toujours du pain.
--Vous êtes très-pauvre? dit Marcelle, en glissant une pièce d'or dans
la poche de la petite fille qui louchait avec étonnement sa robe de soie
noire; et Grand-Louis, qui n'est pas bien riche lui-même, vient à votre
secours?
--Lui? répondit la Piaulette, c'est le meilleur coeur d'homme que le bon
Dieu ait fait! Sans lui nous serions morts de faim et de froid depuis
trois hivers; mais il nous donne du blé, du bois, il nous prête ses
chevaux pour aller en pèlerinage quand nous avons des malades, il....
--En voilà bien assez, Piaulette, pour me faire passer pour un saint,
dit le meunier en l'interrompant. Vraiment, c'est bien beau de ma part
de ne pas avoir abandonné un bon ouvrier comme ton mari!
--Un bon ouvrier! dit la Piaulette en secouant la tête. Pauvre cher
homme! M. Bricolin dit partout que c'est un lâche parce qu'il n'est pas
fort.
--Mais il fait ce qu'il peut. Moi j'aime les gens de bonne volonté;
aussi je l'emploie toujours.
--C'est ce qui fait dire à M. Bricolin que tu ne seras jamais riche et
que tu n'as pas de bon sens d'employer des gens de petite santé.
--Eh bien, si personne ne les emploie, il faudra donc qu'ils meurent de
faim? Beau raisonnement!
--Mais vous savez, dit tristement Marcelle, la moralité que tire de là
M. Bricolin: _tant pis pour eux!_
--Mam'selle Rose est bien bonne, reprit la Piaulette. Si elle pouvait,
elle secourrait les malheureux; mais elle ne peut rien, la pauvre
demoiselle, que d'apporter en cachette un peu de pain blanc pour faire
la soupe à mon petit. Et c'est bien malgré moi; car si sa mère la
voyait! oh! la rude femme! Mais le monde est comme ça. Il y a des
méchants et des bons. Ah! voilà M. Tailland qui vient. Vous n'attendrez
pas longtemps.
--Piaulette, tu sais ce que je t'ai recommandé, dit le meunier en posant
le doigt sur ses lèvres.
--Oh! répondit-elle, j'aimerais mieux me faire couper la langue que de
dire un mot.
--C'est que, vois-tu....
--Tu n'as pas besoin de m'expliquer le pourquoi et le comment,
Grand-Louis; il suffit que tu me commandes de me taire. Allons, enfants,
dit-elle à ses trois marmots qui jouaient sur la porte; allons-nous-en
voir un peu l'assemblée.
--Cette dame a mis un louis d'or dans la poche de ta petite, lui dit
tout bas le Grand-Louis. Ce n'est pas pour payer ta discrétion; elle
sait bien que tu ne la vends pas. Mais c'est qu'elle a vu que tu étais
dans le besoin. Serre-le, l'enfant le perdrait, et ne remercie pas; la
dame n'aime pas les compliments, puisqu'elle s'est cachée en te faisant,
cette charité.
M. Tailland était un honnête homme, très-actif pour un Berrichon, assez
capable en affaires, mais seulement un peu trop ami de ses aises. Il
aimait les bons fauteuils, les jolies petites collations, les longs
repas, le café bien chaud et les chemins sans cahots pour son cabriolet.
Il ne trouvait rien de tout cela à la fête de Blanchemont. Et cependant,
tout en pestant un peu contre les plaisirs de la campagne, il y restait
volontiers tout le jour pour rendre service aux uns et pour faire ses
affaires avec les autres. En un quart d'heure de conversation, il eut
bientôt démontré à Marcelle la possibilité, la probabilité même de
vendre cher. Mais quant à vendre vite et à être payée comptant, il
n'était pas de l'avis du meunier. Rien ne se fait vite dans notre pays,
dit-il. Cependant ce serait une folie de ne pas essayer de gagner
cinquante mille francs sur le prix offert par Bricolin. Je vais y
mettre tous mes soins. Si, dans un mois, je n'ai pas réussi, je vous
conseillerai peut-être, vu votre position particulière, de céder. Mais
il y a cent à parier contre un que d'ici là Bricolin, qui grille d'être
seigneur de Blanchemont, aura composé avec vous, si vous savez feindre
une grande âpreté, qualité sauvage, mais nécessaire, dont je vois
bien, Madame, que vous n'êtes pas trop pourvue. Maintenant, signez la
procuration que je vous apporte, et je me sauve, parce que je ne veux
pas avoir l'air d'avoir fait concurrence, par mes menées, à mon collègue
M. Varin, que votre fermier aurait bien voulu vous faire choisir.
Grand-Louis reconduisit le notaire jusqu'à la sortie de l'enclos, et
chacun disparut de son côté. Il avait été convenu que Marcelle sortirait
seule, la dernière, quelques instants plus tard, et qu'elle tiendrait
les _huisseries_ de la maison fermées, afin que si quelque curieux
observait leurs mouvements, on crût la maison déserte.
Ces _huis_ de la chaumière se composaient d'une seule porte coupée en
deux transversalement, la partie supérieure servant de fenêtre pour
donner de l'air et du jour. Dans les anciennes constructions de nos
paysans, les croisées indépendantes de la porte et garnies de vitres
étaient inconnues. Celle de la Piaulette avait été bâtie il y a
cinquante ans, pour des gens aisés, tandis qu'aujourd'hui les plus
pauvres, pour peu qu'ils habitent une maison neuve, ont des croisées à
espagnolettes et des portes à serrure. Chez la Piaulette, la porte
à deux fins fermait en dedans et en dehors à l'aide d'un _coret_,
c'est-à-dire d'une cheville en bois que l'on plante dans un trou le la
muraille, d'où vient le vieux mot _coriller_ et _décoriller_, pour dire
fermer et ouvrir.
Lorsque Marcelle se fut renfermée ainsi, elle se trouva dans une
obscurité profonde, et alors elle se demanda quelle pouvait être
l'existence intellectuelle de gens qui, trop pauvres pour avoir de la
chandelle, étaient obligés, dès que la nuit venait, de se coucher en
hiver, ou de se tenir le jour dans les ténèbres pour se préserver du
froid. Je me disais, je me croyais ruinée, pensa-t-elle, parce que
j'étais forcée de quitter mon appartement doré, ouaté et tendu de soie;
mais que de degrés encore à parcourir dans l'échelle des existences
sociales avant d'en venir à cette vie du pauvre qui diffère si peu de
celle des animaux! Pas de milieu entre supporter à toute heure les
intempéries du climat, ou s'ensevelir dans le néant de l'oisiveté comme
le mouton dans la bergerie! A quoi s'occupe cette triste famille dans
les longues soirées de l'hiver? A parler? Et de quoi parler si ce n'est
de ses maux! Ah! Lémor a raison, je suis trop riche encore pour oser
dire à Dieu que je n'ai rien à me reprocher.
Cependant les yeux de Marcelle s'habituaient à l'obscurité. La porte,
mal jointe, laissait pénétrer une lueur vague qui devenait plus claire
à chaque instant. Tout à coup Marcelle tressaillit en voyant qu'elle
n'était pas seule dans la chaumière, mais son second frisson ne fut pas
causé par la peur: Lémor était à ses côtés. Il s'était caché, à l'insu
de tous, derrière le lit en forme de corbillard, garni de rideaux
de serge. Il s'était enhardi jusqu'à rechercher un tête-à-tête avec
Marcelle, se disant que c'était le dernier, et qu'il faudrait partir
après.
--_Puisque vous voilà_, lui dit-elle, dissimulant, avec une tendre
coquetterie, la joie et l'émotion de sa surprise, je veux vous dire
tout haut ce que je pensais. Si nous étions réduits à habiter cette
chaumière, votre amour résisterait-il à la souffrance du jour et à
l'inaction du soir? Pourriez-vous vivre privé de livres, ou ne pouvant
vous en servir faute d'une goutte d'huile dans la lampe, et de temps aux
heures où le travail occuperait vos bras? Après quelques années
d'ennuis et de privations de tous genres, trouveriez-vous cette demeure
pittoresque dans son délabrement et la vie du pauvre poétique dans sa
simplicité?
--J'avais les mêmes pensées précisément, Marcelle, et je songeais à vous
demander la même chose. M'aimeriez-vous si je vous entretenais, par mes
utopies, dans une pareille misère?
--Il me semble que oui, Lémor.
--Et pourquoi doutez-vous de moi? Ah! vous n'êtes pas sincère en me
répondant oui!
--Je ne suis pas sincère? dit Marcelle en mettant ses deux mains dans
celles de Lémor. Mon ami, je veux être digne de vous, c'est pourquoi je
me préserve de l'exaltation romanesque qui peut pousser, même une femme
du monde, à tout affirmer, à tout promettre, sauf à ne rien tenir, et
à se dire le lendemain: «J'ai composé hier un joli roman.» Moi, je
ne passe pas un jour sans adresser à ma conscience les plus sévères
interrogations, et je crois être sincère en vous répondant que je ne
puis me représenter une situation, fût-ce l'horreur d'un cachot, où je
cesserais de vous aimer à force de souffrir!
--O Marcelle! chère et grande Marcelle! Mais pourquoi donc doutez-vous
de moi?
--Parce que l'esprit de l'homme diffère du nôtre. Il est habitué à
d'autres aliments que la tendresse et la solitude. Il lui faut de
l'activité, du travail, l'espoir d'être utile, non-seulement à sa
famille, mais à l'humanité.
--Aussi, n'est-ce pas un devoir de se précipiter volontairement dans
cette impuissance de la misère!
--Nous vivons donc dans un temps où les devoirs se contredisent? car on
n'a la puissance de l'esprit qu'avec les lumières de l'instruction, et
l'instruction qu'avec la puissance de l'argent: et pourtant, tout ce
dont on jouit, tout ce qu'on acquiert, tout ce qu'on possède, est au
détriment de celui qui ne peut rien acquérir, rien posséder des biens
célestes et matériels.
--Vous me prenez par mes propres utopies, Marcelle. Hélas! que vous
répondrai-je, sinon que nous vivons, en effet, dans un temps d'énorme
et inévitable inconséquence, où les bons coeurs veulent le bien et sont
forcés d'accepter le mal? On ne manque pas de raisons pour se prouver
à soi-même, comme font tous les heureux du siècle, qu'on doit soigner,
édifier et poétiser sa propre existence pour faire de soi un instrument
actif et puissant au service de ses semblables; que se sacrifier,
s'abaisser et s'annihiler comme les premiers chrétiens du désert, c'est
neutraliser une force, c'est étouffer une lumière que Dieu avait envoyée
aux hommes pour les instruire et les sauver. Mais que d'orgueil dans ce
raisonnement, tout juste qu'il semble dans la bouche de certains
hommes éclairés et sincères! C'est le raisonnement de l'aristocratie.
Conservons nos richesses pour faire l'aumône, disent aussi les dévots
de votre caste. C'est nous, disent les princes de l'Église, que Dieu a
institués pour éclairer les hommes. C'est nous, disent les démocrates de
la bourgeoisie, nous seuls, qui devons initier le peuple à la liberté!
Voyez pourtant quelles aumônes, quelle éducation et quelle liberté ces
puissants ont données aux misérables! Non! la charité particulière ne
peut rien, l'Eglise ne veut rien, le libéralisme moderne ne sait rien.
Je sens mon esprit défaillir et mon coeur s'éteindre dans ma poitrine
quand je songe à l'issue de ce labyrinthe où nous voilà engagés, nous
autres qui cherchons la vérité et à qui la société répond par des
mensonges ou des menaces. Marcelle, Marcelle, aimons-nous, pour que
l'esprit de Dieu ne nous abandonne pas!
--Aimons-nous, s'écria Marcelle en se jetant dans les bras de son amant;
et ne me quitte pas, ne m'abandonne pas à mon ignorance, Lémor, car
tu m'as fait sortir de l'étroit horizon catholique où je faisais
tranquillement mon salut, mettant la décision de mon confesseur
au-dessus de celle du Christ, et me consolant de ne pouvoir être
chrétienne à la lettre, lorsqu'un prêtre m'avait dit: _Il est avec le
ciel des accommodements_. Tu m'as fait entrevoir une sphère plus vaste,
et aujourd'hui je n'aurais plus un instant de repos si tu m'abandonnais
sans guide dans ce pâle crépuscule de la vérité.
--Mais moi, je ne sais rien, répondit Lémor avec douleur. Je suis
l'enfant de mon siècle. Je ne possède pas la science de l'avenir, je ne
sais que comprendre et commenter le passé. Des torrents de lumière ont
passé devant moi, et comme tout ce qui est jeune et pur aujourd'hui,
j'ai couru vers ces grands éclairs qui nous détrompent de l'erreur sans
nous donner la vérité. Je hais le mal, j'ignore le bien. Je souffre, oh!
je souffre, Marcelle, et je ne trouve qu'en toi le beau idéal que je
voudrais voir régner sur la terre. Oh! je t'aime de tout l'amour que les
hommes repoussent du milieu d'eux, de tout le dévouement que la société
paralyse et refuse d'éclairer, de toute la tendresse que je ne puis
communiquer aux autres, de toute la charité que Dieu m'avait donnée pour
toi et pour eux, mais que toi seule comprends et ressens comme moi-même
lorsque tous sont insensibles ou dédaigneux. Aimons-nous donc sans nous
corrompre en nous mêlant à ceux qui triomphent, et sans nous abaisser
avec ceux qui se soumettent. Aimons-nous comme deux passagers qui
traversent les mers pour conquérir un nouveau monde, mais qui ne savent
pas s'ils l'atteindront jamais. Aimons-nous, non pour être heureux
dans l'_égoïsme à deux_, comme on appelle l'amour, mais pour souffrir
ensemble, pour prier ensemble, pour chercher ensemble ce qu'à nous deux,
pauvres oiseaux égarés dans l'orage, nous pouvons faire, jour par jour,
pour conjurer ce fléau qui disperse notre race, et pour rassembler
sous notre aile quelques fugitifs brisés comme nous d'épouvante et de
tristesse!
Lémor pleurait comme un enfant en pressant Marcelle contre son
coeur. Marcelle, entraînée par une sympathie brûlante et un respect
enthousiaste, tomba à genoux devant lui comme une fille devant son père,
en lui disant:
--Sauve-moi, ne me laisse pas périr! Tu étais là, tout à l'heure, tu
m'as entendue consulter un homme d'argent sur des affaires d'argent. Je
me laisse persuader de lutter contre la pauvreté pour sauver mon fils
de l'ignorance et de l'impuissance morale; si tu me condamnes, si tu
me prouves que mon fils sera meilleur et plus grand en subissant la
pauvreté, j'aurai peut-être l'effroyable courage de faire souffrir son
corps pour fortifier son âme!
--O Marcelle! dit Lémor en la forçant à se rasseoir et en se mettant
à son tour à genoux devant elle, tu as la force et la résolution des
grandes saintes et des fières martyres du temps passé. Mais où sont
les eaux du baptême, pour que nous y portions ton enfant? l'église des
pauvres n'est pas édifiée, ils vivent dispersés dans l'absence de toute
doctrine, suivant des inspirations diverses; ceux-ci résignés par
habitude, ceux-là idolâtres par stupidité, d'autres féroces par
vengeance, d'autres encore avilis par tous les vices de l'abandon et de
l'abrutissement. Nous ne pouvons pas demander au premier mendiant qui
passe d'imposer les mains à ton fils et de le bénir. Ce mendiant a trop
souffert pour aimer, c'est peut-être un bandit! Gardons ton fils à
l'abri du mal autant que possible, enseignons-lui l'amour du bien et le
besoin de la lumière. Cette génération la trouvera peut-être. Ce sera
peut-être à elle de nous instruire un jour. Garde ta richesse, comment
pourrais-je te la reprocher, quand je vois que ton coeur en est
entièrement détaché et que tu la regardes comme un dépôt dont le ciel
le demandera compte? Garde ce peu d'or qui te reste. Le bon meunier le
disait l'autre jour: Il est des mains qui purifient comme il en est qui
souillent et corrompent. Aimons-nous, aimons-nous, et comptons que Dieu
nous éclairera quand son jour sera venu. Et maintenant, adieu Marcelle,
je vois que tu désires que ce courage vienne de moi. Je l'aurai. Demain
j'aurai quitté cette douce et belle vallée où j'ai vécu deux jours si
heureux malgré tout! Dans un an j'y reviendrai: que tu sois dans
un palais ou dans une chaumière, je vois bien qu'il faut que je me
prosterne à ta porte et que j'y suspende mon bâton de pèlerin pour ne
jamais le reprendre.
Lémor s'éloigna, et, quelques moments après, Marcelle quitta la
chaumière à son tour. Mais quelque précaution qu'elle mît à dissimuler
sa retraite, elle se trouva face à face au bord de l'enclos avec un
enfant de mauvaise mine, qui, tapi derrière le buisson, semblait
l'attendre au passage. Il la regarda fixement d'un air effronté, puis,
comme enchanté de l'avoir surprise et reconnue, il se mit à courir dans
la direction d un moulin qui est situé sur la Vauvre de l'autre côté du
chemin. Marcelle, à qui cette laide figure ne parut pas inconnue, se
rappela, après quelque effort, que c'était là le _Patachon_ qui l'avait
tout récemment égarée dans la Vallée-Noire et abandonnée dans un
marécage. Cette tête rousse et cet oeil vert de mauvais augure lui
causèrent quelques inquiétudes, bien qu'elle ne pût concevoir quel
intérêt cet enfant pouvait avoir à surveiller ses démarches.
XXVIII.
LA FÊTE.
Le meunier était retourné à la danse, espérant y retrouver Rose
débarrassée de ce qu'il appelait dédaigneusement sa _cousinaille_. Mais
Rose boudait contre ses parents, contre la danse et un peu aussi contre
elle-même. Elle avait des remords de ne pas se sentir le courage
d'affronter les brocards de sa famille.
Son père l'avait prise à l'écart le matin.
--Rose, lui avait-il dit, ta mère t'a défendu de danser avec le
Grand-Louis d'Angibault, moi je te défends de lui faire cet affront.
C'est un honnête homme, incapable de te compromettre; et d'ailleurs, qui
pourrait s'aviser de faire un rapprochement entre toi et lui? Ce serait
trop _inconvenable_, et _au jour d'aujourd'hui_, on ne peut pas supposer
qu'un paysan oserait en conter à une fille de ton rang. Danse donc avec
lui; il ne faut pas humilier ses inférieurs; on a toujours besoin d'eux
un jour ou l'autre, et on doit se les attacher quand ça ne coûte rien.
--Mais si maman me gronde? avait dit Rose, à la fois heureuse de cette
autorisation, et blessée du motif qui la dictait.
--Ta mère ne dira rien. Je lui ai fait la morale, avait répondu M.
Bricolin; et en effet, madame Bricolin n'avait rien dit. Elle n'eût osé
désobéir à son seigneur et maître, qui lui permettait d'être méchante
avec les autres, à la seule condition qu'elle fléchirait devant lui.
Mais comme il n'avait pas jugé à propos de l'instruire de ses vues,
comme elle ignorait l'importance qu'il attachait à se conserver
l'alliance du meunier dans l'affaire diplomatique de l'acquisition
du domaine de Blanchemont, elle avait su éluder ses ordres, et sa
condescendance ironique était plus lâcheuse pour le Grand-Louis qu'une
guerre ouverte.
Ennuyé de ne pas voir Rose, et comptant sur la protection de son père,
qu'il avait vu rentrer à la ferme, Grand-Louis s'y rendit, cherchant
quelque prétexte pour causer avec lui et apercevoir l'objet de ses
pensées. Mais il fut assez surpris de trouver dans la cour M. Bricolin
en grande conférence avec le meunier de Blanchemont, celui dont le
moulin était situé au bas du terrier, juste en face de la maison de
la Piaulette. Or, M. Bricolin était, peu de jours auparavant,
irrévocablement brouillé avec ce meunier, qui avait eu quelque temps sa
pratique, et qui, selon lui, l'avait abominablement volé sur son grain.
Ledit meunier, innocent ou coupable, regrettant fort la pratique de la
ferme, avait juré haine et vengeance à Grand-Louis. Il ne cherchait
qu'une occasion de lui nuire, et il venait de la trouver. Le
propriétaire de son moulin était précisément M. Ravalard, à qui le
meunier d'Angibault avait vendu la calèche de Marcelle. Heureux et fier
d'essayer et de montrer son carrosse à ses vassaux, M. Ravalard, tout
en venant donner le coup d'oeil du maître aux propriétés qu'il avait
à Blanchemont, mais n'ayant pas de domestique qui sût conduire deux
chevaux a la fois, avait requis les talents du patachon roux qui faisait
le métier de conducteur du louage, et qui se vantait de connaître
parfaitement les chemins de la Vallée Noire. M. Ravalard était arrivé,
non sans peine, mais du moins sans accident, le matin de ce jour de
fête. Il avait mis ses chevaux à son moulin et n'avait pas fait remiser
_sa carrosse_, afin que, du haut du terrier, tout le monde pût la
contempler et savoir à qui elle appartenait.