La vue de cette brillante calèche avait déjà fort indisposé M. Bricolin,
qui détestait M. Ravalard, son rival en richesse territoriale dans la
commune. Il était descendu au chemin qui longe la Vauvre pour l'examiner
et la critiquer. Le meunier Grauchon, rival de Grand-Louis, était venu
lier conversation avec M. Bricolin, sans avoir l'air de se rappeler leur
inimitié, et il n'avait pas manqué de le narguer adroitement en lui
faisant comprendre que son maître était mieux en position que lui de
rouler carrosse. Là-dessus, M. Bricolin de dénigrer le carrosse, de
dire que c'était une vieille voiture du préfet mise à la réforme, une
brouette sans solidité, et qui ne sortirait peut-être pas de la Vallée
Noire aussi pimpante qu'elle y était entrée. Grauchon de défendre le
discernement de son bourgeois et la qualité de la marchandise; puis
de dire que cela _sortait de chez_ madame de Blanchemont et que le
Grand-Louis avait été le commissionnaire de cette acquisition. M.
Bricolin, surpris et choqué, écouta les détails de l'affaire, et sut que
le meunier d'Angibault avait décidé M. Ravalard à s'emparer de cet objet
de luxe en lui disant que cela ferait enrager M. Bricolin. Le fait
n'était malheureusement que trop vrai. M. Ravalard avait fait
conversation tout le long de son chemin avec le patachon. Celui-ci,
habile à se ménager un bon _pourboire_, et voyant le bourgeois enivré de
sa nouvelle voiture, ne lui avait pas parlé d'autre chose. Il n'y avait
rien de plus beau, de plus léger, de plus _aimable à conduire_ que cette
voiture-là. Ça devait avoir coûté au moins quatre mille francs, et ça en
valait le double dans le pays. M. Ravalard, doucement flatté de
cette naïve admiration, avait confié à son guide tous les détails de
l'affaire, et ce dernier, en déjeunant au moulin de Blanchemont, en
avait bavardé avec le meunier Grauchon. Voyant là que Grand-Louis
excitait la haine et l'envie, il avait envenimé les choses autant pour
le plaisir de jaser et de se faire écouter, que par suite de la rancune
qu'il gardait au Grand-Louis pour l'avoir raillé cruellement le jour de
l'aventure du bourbier.
Peu d'instants après que M. Bricolin eut quitté Grauchon, le front
plissé et l'air rogue, ledit Grauchon vit entrer Grand-Louis et Marcelle
chez la Piaulette. Ce rendez-vous, qui sentait le mystère, le frappa, et
il se creusa la cervelle pour trouver là une nouvelle occasion de nuire
à son ennemi. Il mit le patachon en embuscade, et, au bout d'une heure,
il sut que le Grand-Louis, un inconnu qui avait l'air d'être un nouveau
garçon de moulin engagé à son service, la jeune dame de Blanchemont et
M. Tailland, le notaire, avaient été enfermés en grande conférence chez
la Piaulette; qu'ils en étaient tous sortis séparément et en prenant
d'inutiles précautions pour n'être pas remarqués; enfin, qu'il se
tramait là quelque complot, une affaire d'argent, à coup sûr, puisque le
notaire s'en était mêlé. Grauchon n'ignorait pas que cet honnête notaire
était la bête noire et la terreur de Bricolin. Devinant à moitié la
vérité, il se hâta d'aller informer complaisamment Bricolin de tous ces
détails, et de lui faire compliment de la manière dont son favori le
meunier d'Angibault servait ses intérêts. C'est cette délation que
Grand-Louis surprit en entrant dans la cour de la ferme.
En toute autre circonstance, notre honnête meunier eût été droit à son
accusateur et l'eût forcé à s'expliquer devant lui. Mais voyant Bricolin
lui tourner le dos brusquement, et Grauchon le regarder en dessous d'un
air sournois et railleur, il se demanda avec inquiétude quelle grave
question pouvait s'agiter ainsi entre deux hommes qui, la veille, ne _se
seraient pas donné un coup de bonnet derrière l'église_, c'est-à-dire
qui ne se seraient pas salués en se rencontrant nez à nez dans le
chemin le plus étroit du bourg. Grand-Louis ne savait pas de quoi il
s'agissait, ni même s'il était l'objet de cet _à parte_ affecté; mais sa
conscience lui reprochait quelque chose. Il avait voulu jouer au plus
fin avec M. Bricolin. Au lieu de le repousser avec mépris lorsque
celui-ci lui avait offert de l'argent pour servir ses intérêts au
détriment de ceux de Marcelle, il avait feint de transiger avec lui pour
une ou deux bourrées avec Rose; il lui avait laissé l'espérance, et,
pour se venger de l'outrage de ses offres, il l'avait trompé.
«Je mériterais bien, pensa-t-il, que ma belle mine fût éventée. Voilà ce
que c'est que de _finasser_! Ma mère m'a toujours dit que c'était une
habitude du pays qui portait malheur, et moi, je n'ai pas su m'en
préserver. Si je m'étais montré honnête homme à ce maudit fermier, comme
je le suis au fond du coeur, il m'aurait haï, mais respecté et peut-être
craint davantage qu'il ne va le faire à présent, s'il découvre que je
lui ai dit des paroles de Marchois! Grand-Louis, mon ami, tu as fait
une sottise. Toutes les mauvaises actions sont bêtes; puisses-tu ne pas
boire la tienne!»
Tourmenté, intimidé et mécontent de lui-même, il alla rejoindre sa mère
sur le terrier pour lui proposer de la reconduire à Angibault. Les
vêpres étaient finies, et la meunière était déjà partie avec quelques
voisines, recommandant à Jeannie de dire à son maître de s'amuser encore
un peu, mais de ne pas rentrer trop tard.
Grand-Louis ne sut pas profiter de la permission. Livré à mille
anxiétés, il erra jusqu'au coucher du soleil sans prendre goût a rien,
attendant ou que Rose reparût, ou que son père vint lui faire connaître
ses intentions.
C'est à l'entrée de la nuit que les habitants du hameau s'amusent le
mieux un jour de fête. Les gendarmes, fatigués de n'avoir rien à faire,
commencent à reprendre leurs chevaux; les gens de la ville et des
environs grimpent dans leurs carrioles de toute espèce, et s'en vont,
pour éviter les mauvais chemins, de nuit. Les petits marchands plient
bagage, et le curé va souper gaiement avec quelque confrère venu pour
regarder danser, tout en soupirant peut-être de ne pouvoir prendre part
à ce coupable plaisir. Les indigènes restent donc seuls en possession du
terrain avec celui des ménétriers qui n'a pas fait une bonne journée, et
qui s'en dédommage en la prolongeant. Là, tous se connaissent, et,
une fois en train, se dédommagent d'avoir été dispersés, observés et
peut-être raillés par les étrangers; car on appelle étrangers, dans la
Vallée-Noire, tout ce qui sort du rayon d'une lieue. Alors, toute la
petite population de la localité se met en danse, même les vieilles
parentes et amies qu'on n'eût pas osé produire au grand jour, même la
grosse servante du cabaret, qui s'est évertuée depuis le matin à servir
ses pratiques, et qui retrousse son tablier enfumé pour se trémousser
avec des grâces surannées; même le petit tailleur bossu, qui eût fait
rougir les jeunes filles en les embrassant à la _belle heure_, et qui
dit, en fendant sa bouche jusqu'aux oreilles, _qu'à la nuit tous les
chats sont gris_.
Rose, ennuyée de bouder, retrouva l'envie de se divertir lorsque tous
ses parents furent partis. Avant de retourner à la fête, elle voulut
voir la folle, qui avait dormi tout le jour sous la garde de la grosse
Chounette. Elle entra doucement dans sa chambre, et la trouva éveillée,
assise sur son lit, l'air pensif et presque calme. Pour la première
fois, depuis bien longtemps, Rose osa lui toucher la main et lui
demander de ses nouvelles, et, pour la première fois depuis douze ans,
la folle ne retira pas sa main et ne se retourna pas du côté de la
ruelle avec humeur.
--Ma chère soeur, ma bonne Bricoline, répéta Rose enhardie et joyeuse,
te sens-tu mieux?
--Je me sens bien, répondit la folle d'une voix brève. J'ai trouvé en
m'éveillant ce que je cherchais _depuis cinquante-quatre ans_.
--Et que cherchais-tu, ma chérie?
--_Je cherchais la tendresse!_ répondit la Bricoline d'un ton étrange et
en posant un doigt sur ses lèvres d'un air mystérieux. Je l'ai cherchée
partout: dans le vieux château, dans le jardin, au bord du la source,
dans le chemin creux, dans la garenne surtout! Mais elle n'est pas là,
Rose, et tu la cherches en vain, toi-même. Ils l'ont cachée dans un
grand souterrain qui est sous cette maison, et c'est sous des ruines
qu'on pourra la trouver. Cela m'est venu en dormant, car en dormant
je pense et je cherche toujours. Sois tranquille, Rose, et laisse-moi
seule! Cette nuit, pas plus tard que cette nuit, je trouverai la
tendresse et je l'en ferai part. C'est alors que nous serons riches! _Au
jour d'aujourd'hui_, comme dit ce gendarme qu'on a mis ici pour nous
garder, nous sommes si pauvres que personne ne veut de nous. Mais
demain, Rose, pas plus tard que demain, nous serons mariées toutes les
deux, moi avec Paul, qui est devenu roi d'Alger; et toi avec cet homme
qui porte des sacs de blé et qui te regarde toujours. J'en ferai mon
premier ministre, et son emploi sera de faire brûler à petit feu
ce gendarme qui dit toujours la même chose et qui nous a fait tant
souffrir. Mais tais-toi, ne parle de cela à personne. C'est un grand
secret, et le sort de la guerre d'Afrique en dépend.
Ce discours bizarre effraya beaucoup Rose, et elle n'osa parler
davantage à sa soeur, dans la crainte de l'exalter de plus en plus.
Elle ne voulut pas la quitter que le médecin, qu'on attendait à cette
heure-là, ne fut venu, et même elle oublia son envie de danser et resta
pensive auprès du lit de la folle, la tête penchée, les deux mains
croisées sur son genou et le coeur rempli d'une tristesse profonde.
C'était un contraste frappant que ces deux soeurs, l'une si horriblement
dévastée par la souffrance, si repoussante dans son abandon d'elle-même,
l'autre si bien parée, brillante de fraîcheur et de beauté; et
cependant, il y avait de la ressemblance dans leurs traits; toutes deux
aussi couvaient, à des degrés différents, dans leur sein, _une amour
contrariée_, comme on dit dans le pays; toutes deux étaient tristes et
graves. La moins abattue des deux était la folle, qui roulait dans son
esprit égaré des espérances et des projets fantastiques.
Le médecin arriva très-exactement. Il examina la folle avec l'espèce
d'apathie d'un homme qui n'a rien à espérer, rien à tenter dans un cas
depuis longtemps désespéré.
--Le pouls est le même, dit-il. Il n'y a pas de changement.
--Pardonnez-moi, docteur, lui dit Rose en l'attirant à part. Il y a du
changement depuis hier soir. Elle crie, elle dort, elle parle autrement
que de coutume. Je vous assure qu'il se fait en elle une révolution. Ce
soir, elle cherche à rassembler ses idées et à les exprimer, quoique
ce soient les idées du délire; est-ce, pire, est-ce mieux que son
abattement ordinaire? Qu'en pensez-vous?
--Je ne pense rien, répondit le médecin. On peut s'attendre à tout dans
ces sortes de maladies, et on ne peut rien prévoir. Votre famille a eu
tort de ne pas faire les sacrifices nécessaires pour l'envoyer dans un
de ces établissements où des gens de l'art s'occupent spécialement des
cas exceptionnels. Moi, je ne me suis jamais vanté de la guérir, et je
pense que, même les plus habiles, ne pourraient en répondre aujourd'hui.
Il est trop tard. Tout ce que je désire, c'est que sa manie de silence
et de solitude ne dégénère pas en fureur. Évitez de la contrarier et
ne la faites pas parler, afin que sa pensée ne se fixe pas sur un même
objet.
--Hélas! dit Rose, je n'ose vous contredire, et pourtant c'est si
affreux de vivre toujours seule, en horreur à tout le monde! Lorsqu'elle
semble enfin chercher quelque sympathie, quelque pitié, faudra-t-il
opposer à ce besoin d'affection un silence glacé? Savez-vous ce qu'elle
me disait tout à l'heure? Elle disait que depuis qu'elle est folle (elle
prétend qu'il y a cinquante-quatre ans), elle était occupée à chercher
la tendresse. Pauvre fille, il est certain qu'elle ne l'a guère trouvée!
--Et disait-elle cela en termes raisonnables?
--Hélas, non! elle y mêlait des idées effrayantes et des menaces
épouvantables.
--Vous voyez bien que ces épanchements du délire sont plus dangereux
que salutaires. Laissez-la seule, croyez-moi, et, si elle veut sortir,
empêchez qu'on ne gène en rien ses habitudes. C'est la seule manière
d'éviter que la crise d'hier soir ne revienne.
Rose obéit à regret; mais Marcelle, qui désirait se retirer dans sa
chambre pour écrire et qui voyait sa compagne triste et préoccupée,
la conjura d'aller se distraire, et lui promit qu'au premier cri, au
premier symptôme d'agitation de sa soeur, elle l'enverrait avertir par
la petite Fanchon. D'ailleurs, madame Bricolin était occupée aussi à
la maison, et la grand'mère pressait Rose de venir encore danser une
bourrée sous ses yeux avant la clôture de l'assemblée.
--Songe, lui dit-elle, que je compte maintenant les jours de fête, en me
disant chaque année que je ne verrai peut-être pas la suivante. Il faut
que je te voie encore danser et t'amuser aujourd'hui, autrement il m'en
roterait une idée triste, et je me figurerais que ça doit me porter
malheur.
Rose ne fit point trois pas sur le terrier sans voir Grand-Louis à ses
côtés.
--Mademoiselle Rose, lui dit-il, votre papa ne vous a-t-il rien dit
contre moi?
--Non. Il m'a, au contraire, presque commandé ce matin de danser avec
toi.
--Mais... depuis ce matin?
--Je l'ai à peine vu; il ne m'a pas parlé. Il paraît très-occupé de ses
affaires.
--Allons, Louis, dit la grand'mère, tu ne fais donc pas danser Rose? tu
ne vois donc pas qu'elle en a envie?
--Est-ce vrai, mam'selle Rose? dit le meunier en prônant la main de la
jeune fille; auriez-vous fantaisie de danser encore ce soir avec moi?
--Je veux bien danser, répondit-elle avec une nonchalance assez
piquante.
--Si c'est avec quelque autre que moi, dit Grand-Louis en pressant le
bras de Rose sur son coeur agité, dites, j'irai le chercher!
--Cela veut peut-être dire que vous souhaiteriez que ce ne fût pas vous?
répondit la malicieuse fille en s'arrêtant.
--Vous pensez ça? s'écria le meunier transporté d'amour. Eh bien, vous
allez voir si j'ai les jambes engourdies!
Et il l'entraîna, il l'emporta presque au milieu de la danse, où, au
bout d'un instant, oublieux l'un et l'autre de leurs inquiétudes et de
leurs chagrins, ils rasèrent légèrement le gazon, en se tenant la main
un peu plus serrée que la bourrée ne l'exigeait absolument.
Mais cette enivrante bourrée n'était pas finie, que M. Bricolin, qui
avait attendu ce moment pour rendre l'affront plus sanglant à la face de
tout le village, s'élança au beau milieu des danseurs, et, d'un geste
interrompant la cornemuse, qui eût couvert sa voix:
--Ma fille! s'écria-t-il en prenant le bras de Rose, vous êtes une
honnête et respectable fille; ne dansez donc plus jamais avec des gens
que vous ne connaissez pas!
--Mademoiselle Rose danse avec moi, monsieur Bricolin! répondit
Grand-Louis fort animé.
--C'est à cause de ça que je le lui défends, comme je vous défends, à
vous, de vous permettre de l'inviter, ni de lui adresser la parole, ni
de jamais passer ma porte, ni...
La voix tonnante du fermier fut étouffée par cet excès d'éloquence, et,
la colère le faisant bégayer, Grand-Louis l'arrêta.
--Monsieur Bricolin, lui dit-il, vous êtes le maître de commander en
père à votre fille, vous êtes le maître de me défendre votre maison,
mais vous n'êtes pas le maître de m'offenser en public avant de m'avoir
donné une explication en particulier.
--Je suis le maître de faire tout ce que je veux, reprit Bricolin
exaspéré, et de dire à un mauvais sujet tout ce que je pense de lui!
--A qui dites-vous ça, monsieur Bricolin? demanda Grand-Louis, dont les
yeux se remplirent d'éclairs; car bien qu'il se fût dit, dès le début
de cette scène: «Nous y voila! j'ai ce que je mérite jusqu'à un certain
point,» il lui était impossible de supporter patiemment un outrage.
--Je dis cela à qui bon me semble! répondit Bricolin d'un air
majestueux, mais, au fond, intimidé subitement.
--Si vous parlez à votre bonnet, peu m'importe! reprit Grand-Louis,
essayant de se modérer.
--Voyez un peu cet enragé! répliqua M. Bricolin en se renfonçant dans le
groupe de curieux qui se pressait autour de lui; ne dirait-on pas qu'il
veut m'insulter parce que je lui défends de parler à ma fille? N'en
ai-je pas le droit?
--Oui, oui! vous en avez parfaitement le droit, reprit le meunier en
s'efforçant de s'éloigner; mais non pas sans m'en dire la raison, et
j'irai vous la demander quand vous serez de sang-froid et moi aussi.
--Tu me fais des menaces, malheureux? s'écria Bricolin alarmé; et,
prenant l'assemblée à témoin: «Il me fait des menaces!» ajouta-t-il d'un
ton emphatique, et comme pour invoquer l'assistance de ses clients et de
ses serviteurs contre un homme dangereux.
--Dieu m'en garde! monsieur Bricolin, dit Grand-Louis en haussant les
épaules; vous ne m'entendez pas...
--Et je ne veux pas t'entendre. Je n'ai rien à écouter d'un ingrat et
d'un faux ami. Oui, ajouta-t-il, voyant que ce reproche causait plus de
chagrin que de colère au meunier, je te dis que tu es un faux ami, un
Judas!
--Un Judas? non, car je ne suis pas un juif, monsieur Bricolin.
--Je n'en sais rien! reprit le fermier, qui s'enhardissait lorsque son
adversaire semblait faiblir.
--Ah! doucement, s'il vous plaît, répliqua Grand-Louis d'un ton qui lui
ferma la bouche. Pas de gros mots; je respecte votre âge, je respecte
votre mère, et votre fille aussi, plus que vous-même peut-être; mais je
ne réponds pas de moi si vous vous emportez trop en paroles. Je pourrais
répondre et faire voir que si j'ai un petit tort, vous en avez un grand.
Taisons-nous, croyez-moi, monsieur Bricolin, ça pourrait nous mener plus
loin que nous ne voulons. J'irai vous parler, et vous m'entendrez.
--Tu n'y viendras pas! Si tu y viens, je te mettrai dehors honteusement,
s'écria M. Bricolin lorsqu'il vit le meunier, qui s'éloignait à grands
pas, hors de portée de l'entendre. Tu n'es qu'un malheureux, un
trompeur, un intrigant!
Rose qui, pâle et glacée de terreur, était restée jusque-là immobile au
bras de son père, fut prise d'un mouvement d'énergie dont elle-même ne
se serait pas crue capable un instant auparavant.
--Mon papa, dit-elle en le tirant avec force de la foule, vous êtes en
colère, et vous dites ce que vous ne pensez pas. C'est en famille qu'il
faut s'expliquer, et non pas devant tout le monde. Ce que vous faites
là est très-désobligeant pour moi, et vous n'êtes guère soigneux de me
faire respecter.
--Toi, toi? dit le fermier étonné et comme vaincu par le courage de sa
fille. Il n'y a rien contre toi dans tout cela, rien qui doive faire
parler sur ton compte. Je t'avais permis de danser avec ce malheureux,
je trouvais cela honnête et naturel, comme tout le monde doit le
trouver. Je ne savais pas que cet homme-là était un scélérat, un
traître, un...
--Tout ce que vous voudrez, mon père, mais en voilà bien assez, dit
Rose en lui secouant le bras avec la force d'un enfant mutiné. Et elle
réussit à l'entraîner vers la ferme.
XXIX.
LES DEUX SOEURS.
Madame Bricolin ne s'attendait pas à voir revenir si tôt son monde. Son
époux l'avait consignée à la maison sans lui dire l'esclandre qu'il
méditait; il ne voulait pas qu'elle vînt nuire par des criailleries à
la majesté de son rôle en public. Lors donc qu'elle le vit rentrer,
cramoisi de colère, essoufflé, grondant sourdement, et traînant à son
bras Rose très-animée, très-oppressée aussi et les yeux gros de larmes
qu'elle ne pouvait retenir, tandis que la grand'mère les suivait en
trottinant et en joignant les mains d'un air consterné, elle recula de
surprise: puis, élevant sa chandelle à la hauteur de leur visage:
--Qu'est-ce qu'il y a donc? dit-elle; qu'est-ce qui vient de se passer?
--Il y a que mon fils a grandement tort, et qu'il parle sans raison,
répondit la mère Bricolin en se laissant tomber sur une chaise.
--Oui, oui, c'est le refrain de la vieille, dit le fermier, à qui la
vue de sa moitié rendit une partie de sa colère. Assez causé! Le souper
est-il prêt? Allons, Rose, as-tu faim?
--Non, mon père, dit Rose assez sèchement.
--C'est donc moi qui t'ai coupé l'appétit?
--Oui, mon père.
--C'est un reproche, ça?
--Oui, mon père, j'en conviens.
--Ah ça! dis donc, Rose, reprit le fermier, qui avait pour sa fille
autant de condescendance que possible, mais qui, pour la première fois,
la voyait un peu révoltée contre lui: tu le prends sur un ton qui ne me
va guère. Sais-tu que ta mauvaise humeur me donnerait à penser? tu ne le
voudrais pas, j'espère?
--Parlez, parlez, mon père. Dites ce que vous pensez; si vous vous
trompez, mon devoir est de me justifier.
--Je dis, ma fille, que tu aurais mauvaise grâce de prendre le parti
d'un manant de meunier, à qui je romprai mon rotin sur le dos un de ces
quatre matins s'il rôde autour de ma maison.
--Mon père, répondit Rose avec feu, j'oserai vous dire, moi,
dussiez-vous me rompre votre bâton sur le dos à moi-même, que tout cela
est cruel et injuste; que je suis humiliée de servir à votre vengeance
en public, comme si j'étais responsable des torts qu'on a ou qu'on n'a
pas envers vous, qu'enfin tout cela me fait de la peine et blesse ma
grand'mère, vous le voyez bien.
[Illustration: Là-dessus, M. Bricolin de dénigrer le carrosse.]
--Oui, oui, ça m'afflige et ça me fâche, dit la mère Bricolin avec son
ton franc et bref, qui cachait cependant une grande douceur et une
grande bonté (et c'est en cela que Rose lui ressemblait, ayant le parler
vif et l'âme tendre). Ça me _saigne l'âme_, continua la vieille, de voir
maltraiter en paroles un honnête garçon que j'aime quasiment comme un de
mes enfants, d'autant plus que je suis amie depuis plus de soixante ans
avec sa mère et avec toute sa famille... Une famille de braves gens,
oui! et à qui Grand-Louis n'est pas fait pour porter déshonneur!
--Ah! c'est donc à propos de ce joli monsieur-là que votre mère grogne,
dit madame Bricolin à son mari, et que votre fille pleure? Regardez-la,
la voilà toute larmoyante! Oui-da! vous nous avez embarqués dans de
jolies affaires, monsieur Bricolin, avec votre amitié pour ce grand âne!
Vous en voilà récompensé! Voyez si ce n'est pas une honte de voir votre
mère et votre fille prendre son parti contre vous, et en verser des
larmes comme si... comme si... Vrai Dieu! je ne veux pas en dire plus
long, j'en rougirais!
--Dites tout, ma mère, dites, s'écria Rose tout à fait irritée.
Puisqu'on est si bien en train de m'humilier aujourd'hui, qu'on ne se
refuse donc rien! Je suis toute prête à répondre si l'on m'interroge
sérieusement et sincèrement sur mes sentiments pour Grand-Louis.
--Et quels sont vos sentiments, Mademoiselle? dit le fermier courroucé,
en prenant sa plus grosse voix: dites-nous ça bien vite, s'il vous
plaît, puisque la langue vous démange.
--Mes sentiments sont ceux d'une soeur et d'une amie, répliqua Rose, et
personne ne m'en fera changer.
--Une soeur! la soeur d'un meunier! dit M. Bricolin en ricanant et en
contrefaisant la voix de Rose; une amie! l'amie d'un paysan! Voilà un
beau langage et fort convenable pour une fille comme vous! Le tonnerre
m'écrase si, au _jour d'aujourd'hui_, les jeunes filles ne sont pas
toutes folles. Rose, vous parlez comme on parlerait aux Petites-Maisons!
En ce moment, des cris perçants retentirent dans la chambre de la folle;
madame Bricolin tressaillit, et Rose devint pâle comme la mort.
[Illustration: Le chemin était sombre et désert.]
--Écoutez! mon père, dit-elle en saisissant avec force le bras de M.
Bricolin; écoutez bien, et osez donc rire encore de la folie des jeunes
filles! Plaisantez sur les maisons des fous, vous qui semblez oublier
qu'une fille de _notre rang_ peut aimer un homme sans fortune, jusqu'à
tomber dans un état pire que la mort!
--Ainsi, elle l'avoue, elle le proclame! s'écria madame Bricolin,
partagée entre la rage et le désespoir; elle aime ce manant, et elle
nous menace de _tourner_ comme sa soeur!
--Rose! Rose! dit M. Bricolin épouvanté, taisez-vous! et vous, Thibaude,
allez-vous-en voir la Bricoline, ajouta-t-il d'un ton impérieux.
Madame Bricolin sortit. Rose restait debout, la figure bouleversée,
effrayée de ce qu'elle venait de dire à son père.
--Ma fille, tu es malade, dit M. Bricolin tout ému. Il faut reprendre
tes sens.
--Oui, vous avez raison, mon père, je suis malade, dit Rose fondant en
larmes et en se jetant dans les bras de son père.
M. Bricolin avait été effrayé, mais il lui était impossible de
s'attendrir. Il embrassa Rose comme un enfant qu'on apaise, mais non
comme une fille qu'on adore. Il était vain de sa beauté, de son esprit,
et plus encore de la richesse qu'il voulait placer sur sa tête. Il eût
mieux aimé l'avoir mise au monde laide et sotte, mais inspirant l'envie
par son argent, que parfaite et pauvre, et inspirant la pitié.
--Petite, lui dit-il, tu n'as pas le sens commun, ce soir. Va te
coucher, et que ce meunier et vos belles amitiés te sortent de la
cervelle. Sa soeur t'a nourrie, c'est vrai; mais elle a été, parbleu!
bien payée. Ce garçon a été ton camarade d'enfance, c'est encore vrai;
mais il était notre domestique, et il ne faisait que son devoir en
t'amusant. Il me plaît de le chasser au _jour d'aujourd'hui_, parce
qu'il m'a joué un vilain tour: c'est ton devoir de trouver que j'ai
raison.
--Oh! mon père, dit Rose en pleurant toujours dans les bras du fermier,
vous révoquerez cet ordre-là. Vous lui permettrez de se justifier, car
il n'est pas coupable, c'est impossible, et vous ne me forcerez pas à
humilier mon ami d'enfance, le fils de la bonne meunière qui m'aime
tant!
--Rose, tout ça commence à m'ennuyer particulièrement, répondit Bricolin
en se débarrassant des caresses de sa fille. C'est trop bête qu'il
faille faire une affaire de famille de l'expulsion d'un pareil
_va-nu-pieds_. Allons, flanque-moi la paix, je te prie. Écoute comme ta
pauvre soeur _braille_, et ne t'occupe pas tant d'un étranger quand le
malheur est dans notre maison.
--Oh! si vous croyez que je n'entends pas la voix de ma soeur, dit Rose
avec une expression effrayante, si vous croyez que ses cris ne disent
rien à mon âme, vous vous trompez, mon père! je les entends bien, et je
n'y pense que trop!
Rose sortit en chancelant, mais comme elle se dirigeait vers la chambre
de sa soeur, on l'entendit rouler sur le plancher du corridor. Les deux
dames Bricolin accoururent effrayées. Rose était évanouie et comme
morte.
On s'empressa de porter Rose dans la chambre où Marcelle écrivait en
l'attendant, sans se douter de l'orage où s'agitait sa pauvre amie.
Elle l'entoura des plus tendres soins et eut seule la présence d'esprit
d'envoyer voir dans le bourg si le médecin n'était pas reparti. Il vint,
et trouva la jeune fille dans une violente contraction nerveuse. Elle
avait les membres raidis, les dents serrées, les lèvres bleuâtres. La
connaissance lui revint quand on eut exécuté quelques prescriptions;
mais son pouls passa d'une atonie effrayante à une ardente énergie.
La fièvre brillait dans ses grands yeux noirs, et elle parlait avec
agitation, sans trop savoir à qui. Frappée de lui entendre prononcer
plusieurs fois de suite le nom de Grand-Louis, Marcelle réussit à
éloigner ses parents alarmés et à rester seule avec elle, tandis que
le médecin se rendait auprès de mademoiselle Bricolin l'aînée, qui
commençait à présenter des symptômes de fureur comme la veille.
--Ma chère Rose, dit Marcelle en pressant sa compagne dans ses bras,
vous avez du chagrin, c'est la cause de votre mal. Apaisez-vous; demain
vous me conterez tout cela, et je ferai tout au monde pour voir cesser
vos peines. Qui sait si je ne trouverai pas quelque moyen?
--Ah! vous êtes un ange, vous, répondit Rose en se jetant à son cou.
Mais vous ne pouvez rien pour moi. Tout est perdu, tout est rompu, Louis
est chassé de la maison; mon père, qui le protégeait ce matin, le hait
et le maudit ce soir. Je suis trop malheureuse, en vérité!
--Vous l'aimez donc bien? dit Marcelle étonnée.
--Si je l'aime! s'écria Rose; puis-je ne pas l'aimer! Et quand donc en
avez-vous douté?
--Hier encore, Rose, vous n'en conveniez pas.
--C'est possible, je n'en serais peut-être jamais convenue si on ne
l'eût pas persécuté, si on ne m'eût pas poussée à bout comme on l'a
fait aujourd'hui. Imaginez-vous, dit-elle en parlant d'une manière
précipitée, et en tenant à deux mains son front brûlant, qu'ils ont
cherché à l'humilier devant moi, à l'avilir à mes yeux, parce qu'il
est pauvre et qu'il ose m'aimer! Ce matin, quand on l'accablait de
railleries, j'étais lâche; j'étais en colère, et je n'osais pas le
faire paraître. Je l'ai laissé vilipender sans songer à le défendre, je
rougissais presque de lui. Et puis je suis rentrée, prise tout à coup
d'un grand mal de tête, et me demandant si j'aurais jamais la force de
braver pour lui tant d'insultes. Je me suis figuré que je ne voulais
plus l'aimer, et alors il m'a semblé que j'allais mourir, que cette
maison, qui m'a toujours semblé belle, parce que j'y ai été élevée et
que je m'y trouvais heureuse, devenait noire, malpropre, triste et laide
comme elle vous le paraît sans doute à vous-même. Je me suis crue dans
une prison, et ce soir, quand ma pauvre soeur me disait dans sa folie
que notre père était un gendarme qui nous gardait à vue pour nous faire
souffrir, il y a eu instant où j'étais comme folle aussi, et où je me
figurais voir tout ce que voyait ma soeur. Oh! que cela m'a fait de mal!
Et quand j'ai repris ma raison, j'ai bien senti que sans mon pauvre
Louis il n'y avait pour moi rien d'agréable, rien de supportable dans ma
vie. C'est parce que je l'aime que j'ai accepté gaiement jusqu'à ce jour
toutes mes peines, l'humeur terrible de ma mère, l'insensibilité de mon
père, le fardeau de notre richesse, qui ne fait que des malheureux et
des jaloux autour de nous, et le spectacle des maladies affreuses qui
frappent depuis si longtemps sous mes yeux ma soeur et mon grand-père.
Tout cela m'a paru hideux quand je me suis vue seule, n'osant plus
aimer, et forcée de subir tout cela sans la consolation d'être chérie
par un être beau, noble, excellent, dont l'attachement me dédommageait
de tout. Oh! c'est impossible! je l'aime, je ne veux plus essayer de
m'en guérir. Mais j'en mourrai, voyez-vous, madame Marcelle; car ils
l'ont chassé, et, j'aurai beau souffrir, ils seront impitoyables. Je ne
pourrai plus le voir; si je lui parle en secret, ils me gronderont et me
persifleront jusqu'à ce que j'aie perdu la tête... Ma pauvre tête, que
je croyais si saine, si forte, et qui me fait tant de mal qu'il me
semble qu'elle se brise... Oh! je ne me laisserai pas devenir comme ma
soeur, n'ayez pas peur de moi, ma chère madame Marcelle! Je me tuerai
plutôt si je sens que son mal me gagne. Mais cela ne se gagne pas,
n'est-il pas vrai?... Pourtant, quand je l'entends crier, cela me
déchire le coeur, cela fait passer du feu et de la glace dans mon sang.
Une soeur, une pauvre soeur! c'est le même sang que nous, et son mal se
ressent dans notre corps comme dans notre âme! Oh ciel! Madame, oh!
mon Dieu, l'entendez-vous? Tenez! ils ont beau fermer les portes, je
l'entends encore, je l'entends toujours!... Comme elle souffre, comme
elle aime, comme elle appelle! ma soeur, ô ma pauvre amie, que j'ai vue
si belle, si sage, si douce, si gaie, et qui rugit à présent comme une
louve!...
La pauvre Rose éclata en sanglots, et peu à peu ses larmes, longtemps
étouffées par un violent effort de sa volonté, devenaient des cris
inarticulés, puis des cris perçants. Sa figure s'altérait, ses yeux
égarés semblaient rentrer et s'éteindre, ses mains crispées pressaient
les bras de Marcelle jusqu'à les meurtrir, et elle finit par cacher sa
figure dans son oreiller en criant d'une manière déchirante, imitant par
un instinct fatal et irrésistible les cris effroyables de sa malheureuse
soeur.
La famille, frappée de cet écho sinistre, quitta l'aînée pour la
cadette. Le médecin accourut, et, sachant ce qui s'était passé,
n'attribua pas seulement cette violente attaque de nerfs à l'impression
produite sur l'imagination de Rose par la démence de sa soeur aînée. Il
réussit à la calmer; mais lorsqu'il se retrouva seul avec les Bricolin,
il leur parla assez sévèrement:--Vous avez commis une longue imprudence,
leur dit-il, d'élever cette jeune fille en présence d'un aussi triste
spectacle. Il serait opportun de l'y soustraire, d'envoyer l'aînée dans
un établissement d'aliénés, et de marier la cadette pour dissiper la
mélancolie qui pourrait bien s'emparer d'elle.
--Comment, monsieur Lavergne! mais certainement! dit madame Bricolin,
nous ne demandons qu'à la marier. Elle en a trouvé dix fois l'occasion,
et, aujourd'hui encore, nous avions là son cousin Honoré, qui est
un très-bon parti; il aura bien un jour cent mille écus. Si elle le
voulait, il ne demanderait pas mieux et nous aussi, mais elle ne veut
pas en entendre parler; elle refuse tous ceux que nous lui présentons!
--C'est peut-être que vous ne lui présentez pas celui qui lui plairait,
répondit le docteur. Je n'en sais rien, et je ne me mêle pas de vos
affaires; mais vous savez bien la cause du malheur de l'autre, et je
vous conseille fort de vous conduire autrement avec celle-ci.
--Oh! celle-ci, dit M. Bricolin, ce serait trop grand dommage, une si
belle fille, hein, monsieur le docteur?
--L'autre aussi était une belle fille; vous ne vous en souvenez pas!
--Mais enfin, Monsieur, dit madame Bricolin plus irritée que pénétrée de
la franchise du docteur, est-ce que vous croiriez que ma fille n'aurait
pas la tête saine? Le malheur de l'autre est un accident, un chagrin
qu'elle a eu de la mort de son amant...
--Que vous ne lui aviez pas permis d'épouser!
--Monsieur, vous n'en savez rien; nous le lui aurions peut-être permis,
si nous avions su que ça devait tourner si mal. Mais Rose, Monsieur,
c'est une fille bien organisée, bien raisonnable, et, Dieu merci, ce
n'est pas un mal héréditaire chez nous. Il n'y a jamais eu de fous, que
je sache, dans la famille des Bricolin ni dans celle des Thibaut! Moi,
j'ai toujours eu la tête froide et forte; j'ai d'autres filles qui sont
comme moi: je ne conçois pas pourquoi Rosé ne l'aurait pas aussi bonne
que les autres.
--Vous en penserez ce que vous voudrez, reprit le médecin; mais je
vous déclare que vous jouez gros jeu si vous contrariez jamais les
inclinations de votre fille cadette. C'est un tempérament nerveux des
mieux conditionnés, et assez semblable à celui de l'ainée. De plus, la
folie, si elle n'est pas héréditaire, est contagieuse....
--Oh! nous enverrons l'autre dans une maison de santé; nous nous
déciderons à cela quoi qu'il en puisse coûter, dit madame Bricolin.
--Et il ne faut pas contrarier Rose, entends-tu, ma femme? dit le
fermier en se versant du vin à pleins verres pour s'étourdir sur ses
chagrins domestiques. Il y a des acteurs à la Châtre, il faudra la mener
voir la comédie. Nous lui achèterons une robe neuve, deux s'il faut.
Nous avons, sapredié, bien le moyen de ne lui rien refuser!...
M. Bricolin fut interrompu par madame de Blanchemont, qui lui demandait
un entretien particulier.
XXX.
LE CONTRAT
--Monsieur Bricolin, dit Marcelle en suivant le fermier dans une espèce
de cabinet sombre et mal rangé où il entassait ses papiers pèle-mêle
avec divers instruments aratoires et ses échantillons de semence,
êtes-vous disposé à m'écouter avec calme et douceur?
Le fermier avait beaucoup bu pour se donner de l'aplomb avant d'aller
insulter Grand-Louis sur le terrier. En revenant, il avait encore bu
pour se calmer et se rafraîchir. En troisième lieu, il avait bu pour
conjurer la tristesse répandue autour de lui et chasser les idées noires
qui le gagnaient. Son pichet de faïence à fleurs bleues, en permanence
sur la table de la cuisine, lui servait ordinairement de contenance ou
de stimulant contre la première pesanteur de l'ivresse. Quand il se vit
seul avec la dame de Blanchemont et privé du secours de son vin blanc,
il se sentit mal à l'aise, fit machinalement le mouvement de chercher
sur sa table à écrire un verre qui ne s'y trouvait point, et, en voulant
offrir une chaise, il en fit tomber deux. Marcelle s'aperçut alors que
ses jambes, sa face rouge, sa langue et son cerveau étaient passablement
avinés, et, malgré le dégoût que lui inspirait ce redoublement d'attrait
du personnage, elle résolut d'affronter une franche explication avec
lui, se rappelant le proverbe _in vino veritas_.
Voyant qu'il avait à peine entendu ses premières paroles, elle revint à
l'assaut.--Monsieur Bricolin, lui dit-elle, j'ai eu le, plaisir de
vous demander si vous étiez disposé à écouter avec bienveillance et
tranquillité une demande assez délicate que j'ai à vous faire.
--Qu'est-ce qu'il y a, Madame? répondit le fermier d'un ton peu
gracieux, mais sans énergie. Il en voulait beaucoup à Marcelle, mais il
était trop appesanti pour le lui témoigner.
--Il y a, monsieur Bricolin, reprit-elle, que vous avez chassé de votre
maison le meunier d'Angibault, et que je désirerais savoir la cause de
votre mécontentement contre lui.
Bricolin fut étourdi de cette franche manière d'aborder la question. Il
y avait dans l'extérieur de Marcelle une sincérité hardie qui le gênait
toujours, et surtout dans un moment où il n'avait pas le libre exercice
de ses facultés. Dominé comme par une volonté supérieure à la sienne, il
fit le contraire de ce qu'il eût fait à jeun, il dit la vérité.
--Vous la savez, Madame, répondit-il, la cause de mon mécontentement! je
n'ai pas besoin de vous la dire.
--C'est donc moi? dit madame de Blanchemont.
--Vous? non. Je ne vous accuse pas. Vous songez à vos propres intérêts,
c'est tout simple, comme je songe aux miens... mais je trouve que c'est
le fait d'une canaille de faire semblant d'être mon ami, et d'aller,
pendant ce temps-là, vous donner des conseils contre moi. Écoutez-les,
profitez-en, payez-les bien, vous n'en manquerez pas. Mais moi, je mets
à la porte l'ennemi qui me nuit auprès de vous. Voilà!... Tant pis pour
ceux qui le trouvent mauvais... Je suis le maître chez moi; car enfin,
voyez-vous, madame de Blanchemont, je vous le dis, chacun pour soi!...
Vos intérêts sont vos intérêts à vous, mes intérêts sont mes intérêts à
moi. La canaille est de la canaille... Au _jour d'aujourd'hui_, chacun
songe à soi. Je suis le maître dans ma maison et dans ma famille, vous
avez vos intérêts comme j'ai les miens; pour des conseils contre moi,
vous n'en manquerez guère, je vous le dis....
Et M. Bricolin continua ainsi pendant dix minutes à se répéter
fastidieusement sans s'en apercevoir, perdant à chaque parole le
souvenir d'avoir dit déjà cent fois la même chose.
Marcelle, qui avait vu rarement de près des gens ivres, et qui n'avait
jamais causé avec aucun, l'écoutait avec étonnement, se demandant s'il
était devenu tout à coup idiot, et songeant avec effroi que le sort
de Rose et de son amant dépendait d'un homme dur et opiniâtre à jeun,
stupide et sourd quand le vin avait apaisé sa rudesse. Elle le laissa
ressasser pendant quelque temps les mêmes lieux communs ignobles, puis,
voyant que cela pouvait durer jusqu'à ce que le sommeil le prît sur sa
chaise, elle essaya de le dégriser en touchant brusquement la corde la
plus sensible.
--Voyons, monsieur Bricolin, dit-elle en l'interrompant, vous voulez
absolument acheter Blanchemont? Et si j'acceptais le prix que vous m'en
offrez, seriez-vous encore fâché?
Bricolin fit un effort pour relever ses paupières dilatées, et pour
regarder fixement Marcelle qui, de son côté, le regardait avec,
attention et assurance. Peu à peu l'oeil du fermier s'éclaircit, sa face
lourde et gonflée parut se raffermir, et on eût dit qu'un voile tombait
de dessus ses traits. Il se leva et fit deux ou trois tours dans la
chambre, comme pour essayer ses jambes et rassembler ses idées. Il
craignait de rêver. Quand il revint s'asseoir vis-à-vis de Marcelle, son
attitude était solide et son teint presque pâle.
--Pardon, madame la baronne, lui dit-il, qu'est-ce que vous m'avez fait
l'honneur de me dire?
--Je dis, reprit Marcelle, que je suis capable de vous laisser ma terre
pour deux cent cinquante mille francs, si....
--Si quoi? demanda Bricolin d'un ton bref et avec un regard de lynx.
--Si vous voulez me promettre de ne pas faire le malheur de votre fille.
--Ma fille! Qu'est-ce que ma fille a à faire dans tout cela?
--Votre fille aime le meunier d'Angibault; elle est fort malade, elle
peut en perdre la raison comme sa soeur. Entendez-vous, comprenez-vous,
monsieur Bricolin?
--J'entends, et ne comprends guère. Je vois bien que ma fille a une
espèce d'amourette dans la tête. Ça peut passer d'un jour à l'autre,
comme ça est venu. Mais quel si grand intérêt portez-vous à ma fille?
--Que vous importe? Puisque vous ne comprenez pas qu'on puisse avoir de
l'amitié et de la compassion pour une fille charmante qui souffre, vous
comprenez du moins l'avantage d'être propriétaire de Blanchemont?
--C'est un jeu, madame la baronne. Vous vous moquez de moi. Vous avez
parlé aujourd'hui à mon plus grand ennemi, à Tailland le notaire, qui
vous aura certainement conseillé de me tenir la dragée haute!
--Sans aucune animosité contre vous, il m'a donné les renseignements
nécessaires sur ma position. Or, je sais que je pourrais trouver un
acquéreur très-prochainement, et vous tenir, comme vous dites, la dragée
très-haute.
--Et c'est le meunier d'Angibault qui vous a procuré ce bon
conseiller-là en cachette de moi?
--Qu'en savez-vous? Vous pourriez vous tromper. D'ailleurs, toute
explication à ce sujet est inutile; si je me contente de vos offres, que
vous importe le reste?
--Mais le reste... le reste, c'est qu'il faut que ma fille épouse un
meunier!
--Votre père l'était avant d'entrer comme fermier chez mes parents.
--Mais il a ramassé du bien, et, au _jour d'aujourd'hui_, je suis en
position d'avoir un gendre qui m'aidera à acheter votre terre.
--A l'acheter trois cent mille francs, et peut-être plus?
--C'est donc une condition _sinet quoi nomme_? Vous voulez que ce
meunier épouse ma fille? Quel intérêt avez-vous à cela?
--Je vous l'ai dit, l'amitié, le plaisir de faire des heureux, toutes
choses qui vous paraissent bizarres; mais chacun son caractère.
--Je sais bien que défunt M. le baron votre mari aurait donné dix mille
francs d'un mauvais cheval, quarante mille francs d'une mauvaise fille,
quand ça lui passait par la tète. Ce sont des fantaisies de noble; mais
enfin ça se conçoit, c'était pour lui, ça lui procurait de l'agrément:
au lieu que faire un sacrifice purement pour le plaisir des autres, à
des gens qui ne vous tiennent en rien, que vous connaissez à peine....
--Vous me conseillez donc de ne pas le faire?
--Je vous conseille, dit vivement Bricolin effrayé de sa maladresse, de
faire ce qui vous plaît! On ne dispute pas des goûts et des idées; mais
enfin!...
--Mais enfin, vous vous méfiez de moi, cela est clair. Vous ne me croyez
pas sincère dans mes propositions?
--Dame, Madame! quelle garantie eu aurais-je? C'est une fantaisie de
reine qui peut vous passer d'un moment à l'autre.
--C'est pourquoi vous devriez vous hâter de me prendre au mot.
«Elle a pardieu raison, se dit M. Bricolin; dans sa folie, elle a plus
de sang-froid que moi.»
--Voyons, madame la baronne, dit-il, quelle garantie me donneriez-vous?
--Un engagement écrit.
--Signé?
--A coup sûr.
---Et moi, je vous promettrais de donner ma fille en mariage à votre
protégé?
--Vous m'en donneriez d'abord votre parole d'honneur.
--D'honneur? et puis après?
--Et puis tout de suite vous iriez, en présence de votre mère, de votre
femme et de moi, la donner à Rose.
--Ma parole d'honneur? Rose est donc bien amourachée?
--Enfin, consentez-vous?
--S'il ne faut que cela pour lui faire plaisir, à cette petite!...
--Il faut plus encore....
--Quoi donc?
--Il faut tenir votre parole.
La figure du fermier s'altéra.
--Tenir ma parole... tenir ma parole! dit-il; vous en doutez donc?
--Pas plus que vous ne doutez de la mienne; mais, comme vous me demandez
un écrit, je vous en demanderais un aussi.
--Un écrit comme quoi tourné?
--Une promesse de mariage que je rédigerais moi-même, que Rose
signerait; et que vous signeriez aussi.
--Et si Rose allait me demander une dot après tout cela?
--Elle y renoncerait par écrit.
«Ce serait une fameuse économie, pensa le fermier, Cette diable de
dot qu'il aurait fallu fournir d'un jour à l'autre m'aurait empêché
peut-être d'acheter Blanchemont. Ne pas doter et avoir Blanchemont pour
deux cent cinquante mille francs, c'est cent mille francs de profit.
Allons, il n'y a pas à barguigner. Avec ça que si Rose devenait folle,
il faudrait bien renoncer à trouver un gendre... et puis payer un
médecin à l'année.... Et puis enfin, c'est trop triste; ça me ferait
trop de peine de la voir devenir laide et malpropre comme sa soeur. Ça
serait une honte pour nous d'avoir deux filles folles. Celle-là sera
drôlement établie, mais la seigneurie de Blanchemont peut replâtrer
bien des choses. On critiquera d'un côté, on nous jalousera de l'autre.
Allons, soyons bon père. L'affaire n'est pas mauvaise.»
--Madame la baronne, dit-il, si nous essayions de voir comment on
pourrait tourner cet écrit-là? C'est un drôle de marché tout de même, et
je n'en ai jamais vu de modèle.
--Ni moi non plus, répondit madame de Blanchemont, et je ne sais s'il en
existe dans la législation moderne. Mais, qu'importe? avec du bon sens
et de la loyauté, vous savez qu'on peut rédiger un acte plus solide que
tous ceux des gens du métier.
--Ça se voit tous les jours. Un testament, par exemple! le papier timbré
même n'y fait rien. Mais j'en ai ici. J'en ai toujours. On doit toujours
avoir de ça sous la main.
--Laissez-moi faire un brouillon sur papier libre, monsieur Bricolin, et
faites-en un de votre côté: nous comparerons, nous discuterons s'il y a
lieu, et nous transcrirons sur papier marqué.
--Faites, faites, Madame, répondit Bricolin, qui savait à peine écrire.
Vous avez plus d'esprit que moi, vous tournerez ça mieux que moi, et
puis nous verrons.
Pendant que Marcelle écrivait, M. Bricolin chercha dans un coin une
cruche d'eau, et, sans être aperçu, il la posa sur une encoignure,
s'inclina et en avala une certaine quantité. «Il s'agit d'avoir sa tête,
pensait-il; il me semble bien que c'est revenu; mais de l'eau froide
dans le sang, c'est très-bon en affaires, ça rend prudent et méfiant.»
Marcelle, inspirée par son coeur, et douée d'ailleurs d'une grande
lucidité d'intelligence dans ses généreuses résolutions, rédigea un
écrit qu'un légiste eût pu regarder comme un chef-d'oeuvre de clarté,
quoiqu'il fût écrit en bon français, qu'il n'y eût pas un mot de l'argot
consacré, et qu'il fût empreint de la plus admirable bonne foi. Quand
Bricolin en eut écouté la lecture, il fut frappé de la précision de cet
acte, qu'il n'eût pas dicté, mais dont il comprenait fort bien la valeur
et les conséquences.
«Le diable soit des femmes! pensa-t-il. On a bien raison de dire que,
quand par hasard elles s'entendent aux affaires, elles en remontreraient
au plus malin d'entre nous. Je sais bien que, quand je consulte la
mienne, elle s'aperçoit toujours de ce qui peut laisser une porte
ouverte en ma faveur ou à mon détriment. Je voudrais qu'elle fût là!
Mais elle nous retarderait par ses objections. Nous verrons bien quand
il sera question de signer. Qu'est-ce qui croirait pourtant que cette
jeune dame-là, qui est une liseuse de romans, une républicaine et un
cerveau brûlé, est capable de faire si sagement une folie? J'en perdrai
la tête d'étonnement. Buvons encore un verre d'eau. Pouah! que c'est
mauvais! que de bon vin il me faudra boire après le marché pour me
refaire l'estomac!»
XXXI.
ARRIÈRE-PENSÉE.
Ça me parait sans objection, dit M. Bricolin quand il eut écouté
attentivement une seconde et une troisième lecture de l'acte, tout en
suivant avec ses yeux, qui s'agrandissaient et s'éclaircissaient à
chaque ligne, le texte que Marcelle tenait entre eux deux. Il n'y a
qu'une petite chose que je trouve à redire, c'est le prix, madame
Marcelle; vrai, c'est trop cher de vingt mille francs. Je ne
réfléchissais pas d'abord quel tort pouvait me faire le mariage de
ma fille avec ce meunier. On va dire que je suis ruiné, puisque je
l'établis si misérablement. Ça m'ôtera mon crédit. Et puis, ce garçon
n'a pas de quoi acheter les présents de noce. C'est encore une dépense
de huit ou dix mille francs qui retombera à ma charge. Rose ne peut pas
se passer d un joli trousseau.... Je suis sûr qu'elle y tient!
--Je suis sûre, moi, qu'elle n'y tient pas, dit Marcelle. Écoutez,
monsieur Bricolin, elle pleure! l'entendez-vous?
--Je ne l'entends pas, Madame, je crois que vous vous trompez.
--Je ne me trompe pas, dit Marcelle en ouvrant la porte; elle souffre,
elle sanglote, et sa soeur crie! Comment, vous hésitez, Monsieur? Vous
trouvez le moyen de vous enrichir en lui rendant la santé, la raison, la
vie peut-être, et, dans un moment pareil, vous songez à gagner encore
sur votre marché! Vraiment! ajouta-t-elle avec indignation, vous n'êtes
pas un homme, vous n'avez pas d'entrailles! Prenez garde que je ne me
ravise, et que je ne vous abandonne aux calamités qui pèsent sur votre
famille comme un châtiment de votre avarice!