De cette sortie véhémente, le fermier n'entendit clairement que la
menace de rompre le marché.
--Allons, Madame, passez-moi dix mille francs, dit-il, et c'est conclu.
--Adieu! dit Marcelle. Je vais voir Rose; faites vos réflexions, les
miennes sont faites; je ne changerai rien à mes conditions. J'ai un
fils, et je n'oublie pas qu'en songeant aux autres, je ne dois pas trop
le sacrifier.
--Rasseyez-vous donc, madame Marcelle, et laissons dormir la pauvre
Rose. Elle est si malade!
--Allez donc la voir vous-même! dit Marcelle avec feu; vous vous
convaincrez qu'elle ne dort pas. Peut-être que ses souffrances vous
feront souvenir que vous êtes son père.
--Je m'en souviens, répondit Bricolin effrayé de la pensée que Marcelle
pourrait bien changer d'avis s'il lui donnait le temps de la réflexion.
Allons, Madame, bâclons cet acte-là, afin de pouvoir en porter la
nouvelle à Rose et la guérir.
--J'espère, Monsieur, que vous lui donnerez votre consentement pur et
simple, et qu'elle ne saura jamais que je vous l'ai acheté.
--Vous ne voulez pas qu'elle sache que c'est une condition entre nous?
Ça m'arrange! Alors, il est inutile qu'elle signe l'écrit.
--Pardon, elle le signera sans le bien comprendre. Ce sera une espèce de
dot que j'aurai faite à son fiancé.
--Ça revient au même. Mais, moi, ça m'est égal; Rose est assez
raisonnable pour comprendre que je ne pouvais pas la marier si bêtement
sans lui en faire retirer quelque avantage dans l'avenir. Mais le
paiement, madame Marcelle, vous exigez donc qu'il se fasse comptant?
--Vous m'avez dit que vous étiez en mesure.
--Sans doute, je le suis! Je viens de vendre une grosse métairie qui
était trop loin de mes yeux, et dont j'ai touché, il y a huit jours,
le paiement intégral; chose qui ne se fait guère dans notre pays;
mais c'est un grand seigneur qui m'a acheté ça, et ces gens-là ont du
comptant à pleins coffres. C'est un pair de France, c'est monsieur le
duc de ***, qui voulait faire un parc sur mes terres et s'arrondir. Ça
lui convenait, j'ai vendu cher, comme de juste!
--N'importe, vous avez les fonds?
--Je les ai en portefeuille, en beaux billets de banque, dit Bricolin en
baissant la voix. Je vas vous les faire voir pour que vous n'ayez pas de
souci.
Et après avoir été fermer les portes au verrou, il tira de sa ceinture
un énorme portefeuille de cuir gras et luisant, où s'amoncelait une
quantité de billets sur la banque de France. Étonné de l'air indifférent
avec lequel Marcelle les comptait:
--Oh! dit-il, ça fait frémir d'avoir tant d'argent que ça à la fois!
Heureusement qu'il n'y a plus de chauffeurs, et qu'on peut se risquer à
garder ça quelques jours sans le placer. Je porte ça tout le jour sur
moi; la nuit, je le mets sous mon oreiller, je dors dessus. Il me tarde
tant de m'en débarrasser! Si je n'avais pas fait affaire avec vous tout
de suite, j'aurais acheté un coffre de fer pour le serrer, en attendant
le placement, car de confier ça à des notaires ou à des banquiers, pas
si bête! Aussi, je voudrais que nous pussions bâcler notre marché ce
soir, afin de n'avoir plus à garder ce trésor.
--J'espère bien que nous allons terminer de suite, dit Marcelle.
--Mais quoi! sans consulter? et ma femme? et mon notaire?
--Votre femme est ici; quant à votre notaire, si vous l'appelez, il faut
que j'appelle aussi le mien.
--Ces diables de notaires gâteront tout, croyez-moi, Madame! J'en sais
aussi long qu'eux, et vous aussi, car notre acte est bon, et si nous le
faisons enregistrer, il nous en coûtera diablement.
--Passons-nous donc de cette formalité. Je vous vendrai, comme on dit,
de la main à la main.
--Un marché si important! ça fait frémir cependant! Mais ceci n'est
qu'une promesse après tout: si nous la signions?
--C'est une promesse qui vaut acte. Je suis prête à la signer. Allez
chercher votre femme.
--«Il le faut bien, se dit Bricolin. Pourvu que ça ne prenne pas trop de
temps et que le vent ne tourne pas pendant une heure de dispute que
la Thibaude va peut-être me chercher!» Vous allez voir Rose, madame
Marcelle? Ne lui dites rien encore.
--Je m'en garderai bien! mais vous me permettez de lui faire entrevoir
quelque espérance de votre consentement?
--Au point où nous en sommes, ça se peut, répondit Bricolin, s'avisant
avec sagacité que la vue de Rose et de ses larmes était le meilleur
moyen d'entretenir Marcelle dans ses généreuses intentions.
M. Bricolin trouva sa femme dans des dispositions bien différentes de
celles qu'il prévoyait. Madame Bricolin était dure, acariâtre; mais,
quoique plus avare que son mari dans les détails de la vie, elle était
peut-être moins cupide quant à l'ensemble; plus amère dans ses paroles,
plus insensible en apparence, elle était plus capable que lui d'un bon
mouvement dans l'occasion. D'ailleurs, elle était femme, et le sentiment
maternel, pour être caché sous des formes acerbes, n'en était pas moins
vivant dans son sein.
--Monsieur Bricolin, dit-elle en venant à sa rencontre et en s'enfermant
avec lui dans la cuisine où brûlait tristement une maigre chandelle, tu
me vois dans la peine. Rose est plus malade que tu ne penses. Elle ne
fait que crier et pleurer comme si elle avait perdu la tête. Elle aime
ce meunier; c'est comme une punition de Dieu pour nos péchés. Mais le
mal est fait, son coeur est pris, et elle est tout juste comme était sa
soeur quand elle commençait à _déménager_. D'un autre côté, l'état de
l'autre empire et menace de devenir intolérable. Le médecin, voyant
qu'elle faisait mine de briser les portes, vient d'exiger qu'on la
laissât sortir et _vaguer_ dans la garenne et le vieux château comme
à l'ordinaire. Il dit qu'elle est habituée à être seule, toujours en
mouvement, et que si on la tient enfermée avec du monde autour d'elle,
elle deviendra furieuse. Mais j'en tremble, si elle allait se tuer! Elle
parait si méchante ce soir! Elle, qui ne parle jamais, nous a dit
toutes les horreurs de la vie. J'ai l'estomac qui m'en fait mal. C'est
abominable de vivre comme ça! Et quand on pense que c'est _une amour
contrariée_ qui en est la cause! Nous avons pourtant également bien
élevé toutes nos filles! Les autres se sont mariées comme nous avons
voulu, elles nous font honneur; elles sont riches, et elles ont l'esprit
de se trouver heureuses, quoique leurs maris ne soient pas des jolis
coeurs. Mais l'aînée et la dernière ont des têtes de fer, et puisque
nous avons eu le guignon de ne pas comprendre ce qui pouvait perdre
l'une, nous devons avoir la prudence de ne pas contrarier l'autre.
J'aimerais mieux qu'elle ne fût pas née que d'épouser ce meunier! Mais
elle le veut, et comme j'aimerais mieux la voir morte que folle, il faut
prendre son parti là-dessus. Je te le dis donc, monsieur Bricolin, je
donne mon consentement, et il faut bien que tu donnes le tien. Je
viens de dire à Rose que si elle voulait absolument se marier avec cet
homme-là, je ne l'en empêcherais pas. Ça a paru la calmer, quoiqu'elle
n'ait pas eu l'air de me comprendre ou de me croire. Il faut que tu
ailles chez elle et que tu dises de même.
--Comme ça se trouve! s'écria Bricolin enchanté. Tiens, femme, lis-moi
ce bout d'écrit, et dis-moi s'il n'y manque rien.
--Je tombe des nues! dit la fermière après avoir lu l'écrit. Et après
maintes exclamations, elle rassembla toutes les glaces de sa volonté
pour le relire avec toute l'attention d'un procureur.--Cet écrit-là
est bon pour toi, dit-elle. Ça vaut un jugement. Tu n'as pas besoin de
consulter, monsieur Bricolin; tu n'as qu'à signer. C'est tout profit,
tout bonheur! Ça fait nos affaires et ça contente Rose. On a raison de
dire que quand on a bonne intention, le bon Dieu vous en récompense.
J'étais décidée à la donner pour rien à son amant, et nous en voilà bien
payés! Signe, signe, mon vieux, et paie. Ça fera que l'acte aura reçu
exécution, et qu'il n'y aura pas à y revenir.
--Payer déjà? comme ça tout d'un coup! sur un chiffon de papier qui
n'est pas seulement notarié?
--Paie! te dis-je, et fais publier les bans demain matin.
--Mais si l'on faisait entendre raison à la petite! Peut-être qu'elle se
portera bien demain, et qu'elle consentira à en épouser un autre si on
la raisonne, et si tu sais t'y prendre avec elle. On pourrait dire alors
qu'un acte pareil de ma part est une folie, une bêtise qui ne peut pas
engager ma fille....
--Eh bien! alors la vente serait annulée!
--Savoir! on peut toujours plaider.
--Tu perdrais!
--Savoir encore! D'ailleurs, qu'est-ce que ça fait? La vente serait
suspendue. Un procès, on peut faire durer ça longtemps. Tu sais que
madame de Blanchemont ne peut pas attendre. Ça la forcerait bien à
transiger.
--Bah! avec ces histoires-là on fait mal parler de soi, monsieur
Bricolin. On perd son honneur et son crédit. Il y a toujours profit à
agir rondement.
--Eh bien, _on verra_, Thibaude! Va toujours dire à ta fille que c'est
conclu. Peut-être que quand elle ne se sentira plus contrariée, elle
ne se souciera plus tant de son Grand-Louis; car ça m'a l'air tout
bonnement d'une _pique_ entre elle et moi qui lui monte comme ça la
tête. Dis donc? il n'a pas mal manoeuvré dans tout ça, le meunier! Il a
su trouver le moyen de capter la protection et l'amitié de cette darne,
je ne sais comment.... Le gaillard n'est pas sot!
--Je le détesterai toute ma vie! répondit la fermière; mais c'est égal.
Pourvu que Rose ne devienne pas comme sa soeur, je battrai froid à son
mari et je me tairai.
--Oh! son mari, son mari!... il ne l'est pas encore!
--Si fait, Bricolin, c'est une affaire finie: va signer.
--Et toi? il faut bien que tu signes aussi?
--Je suis prête.
Madame Bricolin entra délibérément chez sa fille, où Marcelle
l'attendait, et elle signa avec son mari sur un coin de la commode.
Quand ce fut fait, Bricolin dit tout bas à sa femme, avec un regard de
triomphe farouche:
--Thibaude! la vente est bonne et la condition est nulle! Tu ne savais
pas ça, toi qui prétends tout savoir!
Rose avait toujours la fièvre et des douleurs intolérables à la tête;
mais depuis que la folle était dehors et qu'on ne l'entendait plus
crier, Rose avait les nerfs plus calmes. Quand Marcelle eut signé et
qu'elle présenta la plume à sa jeune amie, celle-ci eut bien de la peine
à comprendre ce dont il s'agissait; mais quand elle l'eut compris, elle
fondit en larmes et se jeta avec effusion dans les bras de son père, de
sa mère et de son amie, en disant à l'oreille de celle-ci:
«Divine Marcelle, c'est un prêt que j'accepte; je serai assez riche un
jour pour m'acquitter envers votre fils.»
La grand'mère Bricolin fut la seule de la famille qui comprît la noble
conduite de Marcelle. Elle se jeta à ses genoux et les embrassa sans
rien dire.
--Et maintenant, dit Marcelle tout bas à la vieille, il n'est pas bien
tard, dix heures seulement! Grand-Louis pourrait bien être encore sur
le terrier, et d'ailleurs il n'y a pas si loin d'ici à Angibault. Si on
envoyait quelqu'un le chercher? Je n'ose le proposer; mais on pourrait
le faire arriver comme par hasard, et une fois ici il faudrait bien
l'instruire de son bonheur.
--Je m'en charge! s'écria la veille. Quand je devrais aller moi-même au
moulin! Je retrouverais mes jambes de quinze ans pour ça!
Elle sortit elle-même en effet dans le village, mais elle ne trouva pas
le meunier. Elle voulut lui dépêcher un garçon de ferme. Ils étaient
tous ivres, endormis dans leur lit ou au cabaret, incapables de se
mouvoir. La petite Fanchon était trop poltronne pour s'en aller de nuit
par les chemins; d'ailleurs, il n'était pas humain d'exposer cette jeune
enfant, un soir de fête, à rencontrer toutes sortes de gens. La mère
Bricolin allait, cherchant sur le terrier devenu presque désert,
quelqu'un d'assez mûr et d'assez prudent pour se charger de sa
commission, lorsque l'oncle Cadoche, sortant de dessous le porche de
l'église, où il venait de marmotter une dernière prière, s'offrit à ses
regards.
XXXII.
LE PATACHON.
--Vous vous promenez bien tard, madame Bricolin? dit le mendiant à
la vieille fermière; vous avez l'air de chercher quelqu'un? Votre
petite-fille est rentrée depuis longtemps. Son papa l'a joliment
contrariée aujourd'hui!...
--C'est bon, c'est bon, Cadoche, répondit la vieille, je n'ai pas
d'argent sur moi. Mais je crois qu'on t'a donné aujourd'hui chez nous.
--Je ne vous demande rien; ma journée est faite; j'ai bu trois petits
verres ce soir, et je n'en vas que plus droit. Tenez, mère Bricolin,
ce n'est pas votre mari, ni même votre garçon le gros monsieur, qui
porteraient la boisson comme je le fais à mon âge. Je vous souhaite le
bonsoir. Je m'en vas coucher à Angibault.
--A Angibault? Cadoche, mon vieux, tu vas à Angibault?
--Ça vous étonne? Ma maison est à deux grandes lieues d'ici du côté de
_Jeu-les-Bois_. Je n'ai pas besoin de me fatiguer. Je m'en vas passer la
nuit chez mon neveu le meunier; j'y suis toujours bien reçu, et on ne me
met pas à la paille, comme dans les autres maisons, comme chez vous, par
exemple, qui êtes pourtant assez riches encore, malgré les chauffeurs!
Chez mon neveu, il y a un lit pour moi dans le moulin, et on n'a pas
peur que j'y mette le feu... comme chez vous où, quand on n'a pas le feu
aux pieds on l'a dans la tête.
Ces allusions à la catastrophe dont son mari avait été victime firent
passer un frisson dans le vieux sang de la mère Bricolin; mais elle fit
un effort pour ne penser qu'à sa petite-fille et à des jours meilleurs.
--C'est donc chez le Grand-Louis que tu vas? dit-elle au vieillard.
--Sans doute; chez le meilleur de mes neveux, chez mon vrai neveu, mon
héritier futur!
--Dis donc, Cadoche, puisque tu es dans ton bon sens et que tu es si ami
du Grand-Louis, tu peux lui rendre un fameux service. Il y a une affaire
qui presse, et il faut qu'il vienne tout de suite me parler: dis-lui ça,
je l'attendrai à la porte de la grand'cour. Qu'il prenne sa jument, il
ira plus vite.
--Sa jument? il ne l'a plus; on la lui a volée.
--C'est égal, qu'il vienne, n'importe comment! l'affaire l'intéresse
beaucoup.
--Et qu'est-ce que c'est que cette affaire?
--Ah! bon, il veut qu'on lui explique ça, à présent! Cadoche, il y aura
une pièce neuve de vingt sous pour toi, que tu pourras venir chercher
demain matin.
--A quelle heure?
--Quand tu voudras.
--J'irai à sept heures. Soyez-y, parce que je n'aime pas à attendre.
--Va donc!
--J'y vas. Je n'en ai pas pour trois quarts d'heure. Ah! c'est que j'ai
de meilleures jambes que votre mari, mère Bricolin, et pourtant j'ai dix
ans de plus.
Le mendiant partit d'un pas assez ferme en effet. Il approchait
d'Angibault, lorsqu'il se trouva dans un chemin étroit, juste devant la
calèche de M. Ravalard, conduite à grand train par le patachon roux et
méchant, qui dédaigna de lui crier gare! et poussa ses chevaux sur lui.
Il est contraire à la dignité du paysan berrichon de se déranger
jamais pour une voiture, quelque avertissement qu'il reçoive, quelque
difficulté qu'il y ait à se déranger pour lui. L'oncle Cadoche était
plus fier que qui que ce soit dans le pays. Habitué à traiter du haut de
sa grandeur, avec un sérieux comique, tous ceux auxquels il tendait
une main suppliante, il affecta de ralentir son allure et de garder le
milieu du chemin, quoiqu'il sentit l'haleine ardente des chevaux sur
son épaule.--Range-toi donc, animal! cria enfin le patachon en lui
allongeant un grand coup de fouet autour du visage.
Le mendiant se retourna, et, saisissant les chevaux à la bride, il les
fit reculer si fort, qu'ils faillirent verser la voiture dans le fossé.
Alors s'engagea entre lui et le patachon furieux une lutte désespérée;
celui-ci frappant toujours de son fouet et proférant mille imprécations;
le vieux Cadoche se garantissant de ses atteintes en se baissant sous la
tête des chevaux, et les poussant toujours en leur secouant le mors avec
force, tantôt les faisant reculer, tantôt reculant lui-même devant eux.
M. Ravalard avait pris d'abord des airs de grand seigneur, comme il
convient à un homme qui roule carrosse pour la première fois de sa vie.
Il avait juré lui-même contre l'insolent qui osait l'arrêter; mais, le
bon coeur du Berrichon l'emportant bientôt sur l'orgueil du parvenu, dès
qu'il vit que le vieillard bravait follement un danger réel:
--Prenez garde, dit-il au patachon en se penchant hors de sa calèche;
prenez garde de faire du mal à ce pauvre homme!
Il était trop tard: les chevaux, exaspérés d'être fouettes d'un côté et
repoussés de l'autre, avaient fait un bond furieux: ils avaient renversé
Cadoche. Grâce à l'admirable instinct de ces généreux animaux, ils
franchirent son corps sans le toucher, mais les deux roues de la voiture
lui passèrent sur la poitrine.
Le chemin était sombre et désert. Il faisait trop nuit pour que M.
Ravalard pût distinguer ce porteur de haillons couleur de terre, étendu
derrière sa calèche qui fuyait rapidement, le patachon lui-même ne
pouvant maîtriser ses chevaux. D'abord le bourgeois éprouva la peur de
verser; quand l'attelage se calma, le mendiant était déjà bien dépassé.
--J'espère que vous ne l'avez pas renversé? dit-il à son cocher, qui
tremblait encore de peur et de colère.
--Non, non, dit le patachon convaincu ou non de ce qu'il affirmait. Il
est tombé de côté. C'est sa faute, vieille canaille! mais les chevaux
n'y ont pas touché, et il n'a pas eu de mal, car il n'a pas seulement
crié. Il en sera quitte pour la peur, et ça lui servira de leçon.
--Mais si nous retournions voir? dit M. Ravalard.
--Oh! non, non, Monsieur; pour une égratignure ces gens-là vous feraient
un procès. Il n'aurait même rien du tout qu'il ferait semblant d'avoir
la tête cassée pour vous faire donner beaucoup d'argent. J'en ai
accroché un comme ça une fois qui a eu la patience de rester quarante
jours au lit pour se faire indemniser par mon bourgeois de quarante
jours de travail perdu. Et il n'était pas plus malade que moi.
--Ces gens-là sont bien fins! dit M. Ravalard. Cependant, j'aimerais
mieux n'avoir jamais de calèche que d'écraser n'importe qui. Une autre
fois, petit, il faudra s'arrêter court plutôt que de se disputer comme
ça; c'est dangereux.
Le patachon, qui ne se souciait pas des suites de l'affaire, fouetta
encore ses chevaux pour s'éloigner au plus vite. Il n'était pas sans
terreur et sans remords, et il jura entre ses dents jusqu'à la fin du
voyage.
Le meunier, Lémor, la Grand'Marie et M. Tailland le notaire, sortaient
en ce moment du moulin. Lémor était résolu à partir le lendemain; il
passait là sa dernière soirée, peu attentif à ce qui se disait autour de
lui, et contemplant, plongé dans une douce mélancolie, la beauté du ciel
et le miroitement des étoiles dans la rivière. Le meunier, triste et
sombre, s'efforçait de faire politesse au notaire, qui venait de rédiger
un testament à quelques pas de là, chez un métayer de la Vallée-Noire,
et qui, en repassant devant le moulin, s'y était arrêté pour allumer son
cigare et les lanternes de son cabriolet. La Grand'Marie était en train
de lui expliquer qu'en prenant une autre direction il éviterait un long
trajet pierreux, et Grand-Louis assurait qu'en passant ce même chemin au
pas ou à pied, en conduisant le cheval par la bride, il aurait le reste
du chemin meilleur. Le notaire, quand il s'agissait de ses aises, était
ce qu'on, appelle dans le pays extrêmement _fafiot_, mot intraduisible
qui désigne un homme à la fois musard et minutieux. Il venait de perdre
un quart d'heure qu'il eût pu employer chez lui à se reposer, à se faire
expliquer comme quoi il pouvait éviter un quart d'heure de fatigue
légère.
Il trouvait que mener à pied son cheval par la bride était encore plus
fatigant que de rester dans sa carriole en supportant les cahots, mais
que des deux le meilleur ne valait rien et troublait la digestion.
--Allons, dit le meunier, en qui les tristes pensées ne pouvaient
étouffer l'obligeance et la bonté naturelles, suivez-moi en vous
promenant tout doucement, je vas vous conduire votre équipage jusque
là-haut. Quand nous aurons dépassé les vignes, vous aurez tout chemin de
sable.
En remplissant avec bonhomie l'office de groom, Grand-Louis fut bientôt
obligé de ranger le cabriolet presque dans le fossé pour laisser passer
la calèche de M. Ravalard qui allait grand train. M. Ravalard, préoccupé
de sa rencontre avec le mendiant, ne songea pas à répondre au bonsoir
amical du meunier.
--C'est donc parce qu'il a voiture qu'il ne me reconnaît pas? dit
celui-ci à Lémor qui l'avait suivi. Argent, argent! tu fais tourner le
monde comme l'eau la roue de mon moulin. Ce damné patachon brisera tout
s'il va de ce train-là sur nos cailloux; sans doute qu'il a du vin dans
la tête et de l'argent dans le gousset. Je ne sais pas lequel grise le
mieux. Ah! Rosé! Rosé! ils te feront boire le poison de la vanité, et
avant peu, tu m'oublieras peut-être aussi. Cependant elle paraissait
presque m'aimer ce soir; elle avait les yeux pleins de larmes quand
on l'a séparée de moi. Je ne lui parlerai plus... elle me regrettera
peutêtre... Ah! que je serais heureux si je n'étais pas si malheureux!
Le meunier fut tiré de ses réflexions par un écart du cheval qu'il
conduisait. Il se pencha en avant et vit quelque chose de pâle en
travers du chemin. Le cheval refusait obstinément d'avancer, et la
traîne ombragée était si noire en cet endroit que Grand-Louis fut obligé
de mettre pied à terre pour voir s'il avait heurté un tas de pierres ou
un ivrogne.
--Oh! diable! mon oncle, dit-il en reconnaissant la grande taille et la
besace du mendiant. Hier soir, c'était au bord du fossé, encore passe,
mais aujourd'hui c'est tout en travers des ornières! Il paraît que
vous aimez cet endroit-là; mais vous y faites mal votre lit. Allons,
réveillez-vous donc, et venez coucher au moulin, vous y serez un peu
mieux que sous les pieds des chevaux.
--Cet homme est mort! dit Henri en soulevant le mendiant dans ses bras.
--Oh! n'ayez pas peur! il a souvent passé par cette mort là; ça le
connaît. Il porte pourtant bien la boisson, le compère! mais un jour
de fête on en prend plus que de raison, et il n'y a, comme on dit en
parlant du vin, si fidèle ami qui ne vienne à vous trahir. Allons,
laissons-le au pied de cet arbre; nous le reprendrons en passant pour le
conduire à la maison.
[Illustration: C'était vilain... ce patient qui hurlait.]
Lémor toucha le bras du mendiant.
--Si je ne sentais son pouls battre faiblement, dit-il, je jurerais
qu'il est mort. Quoi! ce n'est pas assez de la misère, de la vieillesse
et de l'abandon, sans qu'une passion honteuse traîne ainsi ce malheureux
sous les pieds des hommes! Et c'est pourtant là un homme aussi!
--Bah! vous êtes sévère comme un buveur d'eau, vous! Qui est-ce qui a
dit que le pauvre a besoin de boire l'oubli de ses maux? J'ai entendu
cette parole-là quelque part; c'est une vérité.
Au moment où Lémor et le meunier allaient abandonner provisoirement
Cadoche, celui-ci fit entendre un gémissement profond.
--Eh bien! mon oncle, dit en souriant le meunier, ça ne va pas mieux?
--Je suis mort! répondit faiblement le mendiant. Ayez pitié de moi!
achevez-moi... je souffre trop.
--Ça se passera, mon oncle. Un peu d'eau et un bon lit....
--Ils m'ont écrasé, ils m'ont passé sur le corps! reprit le mendiant.
--Mais, ce n'est pas impossible! dit Lémor.
--Oh! ça se dit toujours comme ça, reprit le meunier qui avait vu trop
souvent les divagations pénibles de l'ivresse pour s'inquiéter beaucoup.
Voyons, père Cadoche, vous est-il arrivé malheur tout de bon?
--Oui, la voiture, la voiture... sur l'estomac, sur le ventre, sur les
bras!...
--Décrochez donc une des lanternes de ce cabriolet, et apportez-la ici,
dit le meunier à Lémor. Ça éclaire un coin, ça obscurcit l'autre; quand
il aura ça sous le nez, nous verrons bien s'il a _du mal ou du vin_.
--Non! pas de vin... pas de vin, murmurait le mendiant, on m'a
assassiné, écrasé comme un pauvre chien; il faudra que j'en meure. Que
le bon Dieu et la sainte Vierge, et tous les bons chrétiens aient pitié
de moi et vengent ma mort!
[Illustration: Elle s'élança dehors portant son fils dans ses bras.]
Lémor approcha la lanterne. La face du mendiant était livide, ses
vêtements étaient trop délabrés pour qu'une déchirure et une souillure
de plus ou de moins pussent servir d'indice, mais en écartant les
haillons qui lui couvraient la poitrine, on vit sur ses côtes décharnées
des traces d'un rouge ardent; c'étaient les bandes de fer des roues qui
l'avaient sillonné. Cependant le sang n'avait pas jailli, les côtes ne
paraissaient pas brisées, et la respiration était encore assez libre.
Il put même raconter son accident, et il eut assez de force pour vomir
contre le riche en voiture et le vil mercenaire qui renchérissait sur
l'insolence et la cruauté du maître, toutes les imprécations et tous les
serments de vengeance que la rage et le désespoir purent lui suggérer.
--Dieu merci! dit le meunier, vous n'en êtes pas mort, mon pauvre
Cadoche, et il faut espérer que vous n'en mourrez pas. Tenez, la roue
de droite était dans ce fossé, on en voit la trace; c'est ce qui vous
a sauvé: la voiture, en y penchant, a pesé sur vous aussi peu que
possible. C'est un miracle qu'elle n'ait pas versé sur l'autre flanc.
--J'y avais bien fait mon possible! dit le mendiant.
--Eh bien! votre malice vous a servi, mon oncle. Ils n'ont pas pu vous
écraser, et nous leur revaudrons ça, non pas à ce pauvre M. Ravalard qui
en aura plus de chagrin que vous, mais à ce damné méchant enfant!
--Et _mes journées_ que je vais perdre! dit le mendiant d'un ton dolent.
--Ah! dame! vous gagniez peut-être plus d'argent à vous promener que
nous autres à travailler. Mais on vous aidera, père Cadoche; on fera une
quête pour vous; et je vous donnerai, moi, votre pesant de blé; ne vous
chagrinez pas. Quand on a du mal il ne faut pas se laisser achever par
la peur.
En parlant ainsi le bon meunier, avec l'aide de Lémor, plaça le mendiant
dans le cabriolet, et ils le ramenèrent au pas, évitant les cailloux
avec un soin extrême. M. Tailland, qui ne gravissait pas vite la
colline, de crainte de s'essouffler, s'étonna de les voir revenir, et,
quand il sut de quoi il était question, il prêta son cabriolet de bonne
grâce, non sans s'inquiéter pourtant un peu du retard que cet accident
lui faisait éprouver et de la fatigue qu'il aurait à remonter la côte,
quand il était déjà en haut. Il ne la redescendit pas moins, pour voir
s'il pourrait aider ses amis du moulin à secourir le pauvre Cadoche.
Quand on déposa le vieillard sur le propre lit du meunier, il tomba en
défaillance. On lui fît respirer du vinaigre.
--J'aimerais mieux l'odeur de l'eau-de-vie, dit-il, quand il commença à
revenir, c'est plus sain.
On lui en apporta.
--J'aimerais mieux la boire que de la respirer, dit-il, c'est plus
fortifiant.
Lémor voulut s'y opposer. Après un tel accident, cet ardent breuvage
pouvait et devait provoquer un accès de fièvre terrible. Le mendiant
insista. Le meunier essaya de l'en détourner; mais le notaire, qui
avait trop étudié sa propre santé pour n'avoir pas quelques préjugés en
médecine, déclara que l'eau, dans un tel moment, serait mortelle à un
nomme qui n'en avait peut-être pas bu une goutte depuis cinquante ans;
que l'alcool, étant sa boisson ordinaire, ne pouvait lui faire que
du bien, qu'il n'avait pas d'autre mal sérieux que la peur, et que
l'excitation d'un _petit-verre_ lui remettrait les sens. La meunière
et Jeannie, qui, comme tous les paysans, croyaient aussi à la vertu
infaillible du vin et du _brandevin_ dans tous les cas, affirmèrent,
comme le notaire, qu'il fallait contenter ce pauvre homme. L'avis de la
majorité l'emporta, et pendant qu'on cherchait un verre, Cadoche, qui
se sentait dévoré réellement par la soif qu'excitent les grandes
souffrances, porta précipitamment la bouteille à ses lèvres et en avala
d'un trait plus de la moitié.
--C'est trop, c'est trop! dit le meunier en l'arrêtant.
--Comment, mon neveu! répondit le mendiant avec la dignité d'un père de
famille réclamant l'exercice légitime de son autorité, tu me mesures ma
part chez toi? Tu _chichottes_ sur les secours que mon état réclame?
Ce reproche injuste vainquit la prudence du simple et bon meunier. Il
laissa la bouteille à côté du mendiant en lui disant:
--Gardez ça pour plus tard, mais à présent, c'est assez.
--Tu es un bon parent et un digne neveu! dit Cadoche, qui parut tout
à coup comme ressuscité par l'eau-de-vie; et si je dois en mourir, je
préfère que ce soit chez toi, parce que tu me feras faire un enterrement
convenable. J'ai toujours aimé ça, un bel enterrement! Écoute, mon
neveu, garçons de moulin, notaire!... je vous prends tous à témoin,
j'ordonne à mon neveu et à mon héritier, Grand-Louis d'Angibault de me
faire porter en terre ni plus ni moins honorablement qu'on le fera sans
doute bientôt pour le vieux Bricolin de Blanchemont, qui me survivra de
peu, malgré qu'il soit plus jeune... mais qui s'est laissé brûler les
jambes dans le temps... Ah! ah! dites donc, vous autres, faut-il être
bête pour se laisser _rôtir les quilles_ pour de l'argent qu'on a en
dépôt! Il est vrai qu'il y en avait du sien avec, dans le pot de fer!...
--Qu'est-ce qu'il dit donc? dit le notaire qui s'était assis devant une
table et qui n'était pas trop fâché de voir la meunière préparer du thé
pour le malade, comptant en avaler aussi une tasse bien chaude pour se
préserver des vapeurs du soir au bord de la Vauvre. Qu'est-ce qu'il nous
chante avec ses quilles rôties et son pot de fer?
--Je crois qu'il bat la campagne, répondit le meunier. Au reste, quand
il ne serait ni soûl ni malade, il est assez vieux pour radoter, et
les histoires de sa jeunesse l'occupent plus que celles d'hier. C'est
l'habitude des vieillards. Comment vous sentez-vous, mon oncle?
--Je me sens bien mieux depuis cette petite goutte, quoique ton
_brandevin_ soit diablement fade! M'aurait-on fait la niche d'y mettre
de l'eau par économie? Écoute, mon neveu, si tu me refuses quelque chose
pendant ma maladie, je te déshérite!
--Ah oui, parlons de ça, _pour changer_! dit le meunier en haussant les
épaules. Vous feriez mieux d'essayer de dormir, père Cadoche.
--Dormir, moi? Je n'en ai nulle envie, répondit le mendiant en se
redressant sur son coussin et en promenant autour de lui des yeux
étincelants. Je sens bien que je suis cuit, mais je ne veux pas mourir
sur le flanc comme un boeuf. Oui-da! je sens quelque chose de bien lourd
dans mon estomac, là, sur le coeur, comme si j'avais une pierre à la
place. Ça me démange... ça me gêne. Meunière! faites-moi donc des
compresses. Personne ne s'occupe de moi ici, comme si je n'étais pas un
oncle à succession!
--N'aurait-il pas les côtes enfoncées? dit Lémor. C'est peut-être là ce
qui oppresse le coeur?
--Je n'y connais goutte, ni personne ici, dit le meunier; mais on
peut bien envoyer chercher le médecin, qui est sans doute encore à
Blanchemont.
---Et qui est-ce qui la paiera, la visite du médecin? dit le mendiant,
qui était aussi avare que vaniteux de sa prétendue richesse.
--Ce sera moi, répondit Grand-Louis, à moins qu'il ne veuille agir par
humanité. Il ne sera pas dit qu'un pauvre diable crèvera chez moi faute
de tous les secours qu'on donnerait à un riche. Jeannie, monte sur
Sophie, et va-t'en bien vite chercher M. Lavergne.
--Monte sur Sophie? dit Cadoche en ricanant. Tu dis cela par habitude,
mon neveu! Tu oublies qu'on t'a volé Sophie.
--On a volé Sophie? dit la meunière en se retournant.
--Il déraisonne, répondit le meunier. Mère, n'y faites pas attention.
Dites donc, père Cadoche, ajouta-t-il en baissant la voix et en
s'adressant au mendiant; vous savez donc ça? Est-ce que vous pourriez me
donner des nouvelles de ma bête et de mon voleur?
--Qui peut savoir pareille chose! répliqua Cadoche d'un air confit. Qui
est-ce qui découvre les voleurs? ce n'est pas les gendarmes, ils sont
trop bêtes! Qui est-ce qui a jamais pu dire quelles gens ont fait brûler
les jambes, et enlevé le pot de fer du père Bricolin?
--Ah ça! dites donc, mon oncle, reprit le meunier; vous nous parlez
toujours de ces jambes-là; ça vous occupe donc beaucoup. Depuis quelque
temps, toutes les fois que je vous rencontre vous y revenez! et ce soir
il y a un pot de fer de plus dans votre histoire. Vous ne m'aviez jamais
parlé de ça?
--Ne le fais donc pas causer! dit la meunière; tu lui redoubleras sa
fièvre.
Le mendiant avait la fièvre en effet. Toutes les fois que ses hôtes
tournaient la tête, il avalait furtivement une lampée d'eau-de-vie, et
il replaçait adroitement la bouteille sous son traversin du côté de la
ruelle. A chaque instant, il paraissait plus fort, et c'était merveille
de voir comment ce corps de fer supportait à un âge si avancé les suites
d'un accident qui eût brisé tout autre.
--Le pot de fer! dit-il en regardant fixement Grand-Louis avec des yeux
étranges qui lui causèrent une sorte d'effroi inexplicable. Le pot de
fer! c'est le plus beau de l'histoire, et je m'en vais vous le raconter.
--Racontez, racontez, père Cadoche, ça m'intéresse! dit le notaire, qui
l'examinait avec attention.
XXXIII.
LE TESTAMENT.
--Il y avait, reprit le mendiant, un pot de fer, un vieux pot de fer
bien laid, qui n'avait l'air de rien du tout; mais il ne faut pas juger
sur la mine.... Dans ce pot bien scellé, et lourd!... oh! qu'il était
lourd!... il y avait cinquante mille francs appartenant au vieux
seigneur de Blanchemont, dont la petite-fille est maintenant à la ferme
de Bricolin. Et, de plus, le vieux père Bricolin, qui était un jeune
homme dans ce temps-là, il y a de ça quarante ans... juste! avait fourré
dans ce pot cinquante mille francs à lui, provenant d'une bonne affaire
qu'il avait faite sur les laines. C'était le temps! à cause de la
fourniture des armées. Le dépôt du seigneur et les profits du fermier,
tout ça était en beaux et bons louis d'or de vingt-quatre francs, à
l'effigie du bon roi Louis XVI, de ceux que nous appelons des _yeux de
crapaud_, à cause de l'écusson qui est rond. J'ai toujours aimé cette
monnaie-là, moi! On dit que ça perd au change, moi je dis que ça gagne;
vingt-trois francs onze sous valent toujours mieux qu'un méchant
napoléon de vingt francs. Tout ça était pêle-mêle. Seulement comme le
fermier aimait ses louis pour eux-mêmes (c'est comme ça, enfants, qu'on
doit aimer son argent), il avait marqué tous les siens d'une croix
pour les distinguer de ceux de son seigneur, quand il faudrait les lui
rendre. Il fit cela à l'exemple de son maître, qui avait marqué les
siens d'une simple barre, pour s'amuser, à ce qu'on dit, et voir si on
ne les lui changerait pas. La marque y était... elle y est encore.... Il
n'en manque pas un; au contraire, il y en a d'autres avec!...
--Que diable nous chante-t-il là? dit le meunier en regardant le
notaire.
--Paix! répondit celui-ci. Laissez-le dire, il me semble que je commence
à comprendre. Si bien que... dit-il au mendiant....
--Si bien que, reprit Cadoche, il avait mis le pot de fer dans un
trou de la muraille au château de Beaufort, et il avait fait maçonner
par-dessus. Quand les chauffeurs se furent mis après lui.... Il ne faut
pas croire que ces gens-là fussent tous de la canaille! Il y avait des
pauvres, mais il y avait aussi des riches; je les connais très-bien,
pardié! Il y en a qui vivent encore et qu'on salue bien bas. Il y avait
parmi nous....
--Parmi vous? s'écria le meunier.
--Taisez-vous donc! dit le notaire en lui pressant le bras avec force.
--Je veux dire qu'il y avait parmi eux, reprit le mendiant, un avoué, un
maire, un curé, un meunier.... Il y avait peut-être aussi un notaire....
Eh! eh! monsieur Tailland, je ne dis pas ça pour vous, vous étiez à
peine de ce monde; ni pour toi, mon neveu, tu aurais été trop simple
pour faire un coup pareil....
--Enfin, les chauffeurs prirent l'argent? dit le notaire.
--Ils ne le prirent pas, voilà ce qu'il y a eu de plus drôle. Ils
faisaient griller et rissoler les pattes de ce pauvre dindon de
Bricolin, c'était affreux, c'était superbe à voir!
--Mais vous l'avez donc vu? dit le meunier, qui ne pouvait se contenir.
--Oh non! reprit Cadoche, je ne l'ai pas vu; mais un de mes amis,
c'est-à-dire un homme qui s'y trouvait m'a raconté tout ça.
--A la bonne heure, dit le meunier tranquillisé.
--Prenez donc votre tasse de thé, père Cadoche, dit la meunière, et ne
bavardez pas tant, ça vous fera du mal.
--Allez au diable, meunière, avec votre eau chaude! répondit le mendiant
en repoussant la tasse, j'ai horreur de ces rinçures-là. Laissez-moi
donc raconter mon histoire; il y a assez longtemps que je l'ai sur le
coeur, je veux la dire une fois tout entière avant de mourir, et on
m'interrompt toujours!
--C'est vrai, dit le notaire, ce matin vous vouliez la dire sous la
ramée, et tout le monde a tourné le dos en disant: ah! voilà l'histoire
des chauffeurs du père Cadoche qui commence, allons-nous-en! Mais moi,
ça m'amusait et j'aurais volontiers entendu le reste. Continuez donc.
--Figurez-vous, dit Cadoche, que cet homme dont je vous parle et qui se
trouvait là... un peu malgré lui... c'était un pauvre paysan, on l'avait
entraîné; et puis quand la peur le prit, et qu'il fit mine de reculer,
on le menaça de lui faire sauter la cervelle, s'il ne remontait sur le
cheval qu'on lui avait amené et qui était ferré à rebours comme ceux
des autres, afin qu'en se retirant, on laissât par terre une trace qui
dérouterait les poursuites.... Et quand mon homme fut là, et qu'il vit
qu'il fallait faire comme les autres, il se mit à fouiller et à fureter
partout pour trouver l'argent. Il aimait mieux ça que d'aider à faire
rôtir ce pauvre Bricolin, car ce n'était pas un méchant homme que le
camarade dont je vous parle. Vrai! cette besogne-là ne lui plaisait
pas et lui faisait horreur à voir... c'était vilain... ce patient qui
hurlait à déchirer les oreilles, cette femme évanouie, ces maudites
jambes qui se débattaient dans le feu, et que je crois toujours voir....
Il n'y a pas eu une nuit depuis que je n'en aie rêvé! Bricolin était
dans ce temps-là un homme très-fort, il se raidissait si bien qu'une
barre de fer qui était au milieu du feu fut tordue par ses pieds....
Ah! je ne m'en suis pas mêlé, j'en jure devant Dieu!... Quand ils m'ont
forcé à lui tenir une serviette sur la bouche, la sueur me coulait du
front, froide comme du verglas....
--A vous? dit le meunier stupéfait.
--A l'homme qui m'a raconté tout ça. Alors notre homme prit un bon
moment pour s'esquiver, et il se mit à chercher, chercher, du haut en
bas dans la maison, à frapper avec une pioche contre tous les murs pour
voir si ça sonnait le creux, et démolissant à droite et à gauche comme
les autres. Mais ne voilà-t-il pas qu'il se glisse dans une petite
étable à porcs, sauf votre respect... et qu'il s'y trouve tout seul!
C'est depuis ce temps-là que j'ai toujours aimé les cochons, et que j'en
ai élevé un tous les ans.... Il frappe, il écoute... ça sonne encore le
creux. Il regarde autour de lui. J'étais tout seul! Il travaille son
mur, il fouille, et il trouve... devinez quoi? le pot de fer!... Nous
savions bien que c'était la tirelire au père Bricolin! Le serrurier qui
l'avait scellé avait bavardé dans les temps: j'eus bien vite reconnu que
c'était là le pot aux roses! Et c'était si lourd! C'est égal mon homme
trouva la force d'un boeuf dans ses bras et dans son coeur. Il se sauva
bel et bien avec son pot de fer et quitta le pays par pointe sans dire
bonsoir aux autres. On ne l'a jamais revu depuis dans ce pays-là. C'est
qu'il jouait gros jeu, da! les chauffeurs l'auraient assommé sans façon
s'ils l'avaient découvert. Il marcha jour et nuit sans s'arrêter, sans
boire ni manger jusqu'à ce qu'il fût dans un grand bois où il enterra
son pot, et il dormit là je ne sais combien d'heures. J'étais si fatigué
de porter une pareille charge! Quand la faim me prit, j'étais bien
embarrassé. Je n'avais pas un sou vaillant, et je savais que dans mes
cent mille francs il n'y avait pas un louis qui ne fût marqué! J'y avais
regardé, je n'avais pas pu m'en tenir! je voyais bien que cette maudite
marque ferait reconnaître l'argent désigné déjà à la police. L'effacer
en grattant eût été pire. Et puis un pauvre diable comme celui dont je
parle, qui aurait été changer un louis d'or pour avoir un morceau de
pain chez un boulanger, ça aurait éveillé les soupçons. Il n'avait qu'un
parti à prendre; il se fit mendiant. La police ne se faisait pas si bien
dans ce temps-là qu'aujourd'hui, à preuve que sans quitter le pays aucun
chauffeur ne fut puni. Le métier de mendiant est bon quand on sait le
faire.... J'y ai ramassé quelque chose sans jamais me priver de rien.
Mon homme ne fit pas la bêtise d'appeler un serrurier pour fermer son
pot de fer; il l'enterra tout au beau milieu d'une méchante cabane de
paille et de terre qui lui sert de maison et qu'il s'est bâtie lui-même
au fond des bois. Depuis quarante ans personne ne l'a tourmenté, parce
que son sort n'a fait envie à personne, et il a eu le plaisir d'être
plus riche et plus fier que tous ceux qui le méprisaient.
--Et à quoi lui a servi son or? dit Henri.
--Il le regarde une fois par semaine, quand il retourne à sa cabane où
il serre l'argent qu'il a recueilli de ses aumônes. Il ne garde sur lui
que ce qu'il veut dépenser en tabac et en brandevin. Il fait dire de
temps en temps une messe pour s'acquitter envers le bon Dieu du service
qu'il en a reçu, et avec beaucoup d'ordre et de sagesse il se tire
d'affaire. Il n'est pas si fou que de sortir une seule pièce de son
trésor. Ça ne donnerait plus de soupçons maintenant que l'histoire est
oubliée et les poursuites abandonnées, mais ça ferait penser qu'il
est riche et on ne lui ferait plus la charité. Voilà, mes enfants,
l'histoire du pot de fer. Comment la trouvez-vous?
--Superbe! dit le notaire, et fort bonne à savoir!
Un profond silence succéda à ce récit. Les assistants se regardaient,
partagés entre la surprise, l'effroi, le mépris et une sorte d'envie de
rire bizarre mêlée à toutes ces émotions. Cadoche, épuisé par son babil,
s'était renversé sur l'oreiller; sa face pâle prenait des teintes
verdâtres, sa barbe longue, raide, et encore assez noire pour assombrir
son visage terreux, achevait de le rendre effrayant. Ses yeux creux, qui
tout à l'heure lançaient des flammes pendant que l'ivresse et le délire
déliaient sa langue, semblaient rentrer dans leurs orbites et prendre
l'éclat vitreux de la mort. Sa figure accentuée, son grand nez mince et
aquilin, ses lèvres rentrantes, tous ses traits, qui avaient pu être
agréables dans sa jeunesse, n'annonçaient pas un naturel féroce, mais un
mélange bizarre d'avarice, de ruse, de méfiance, de sensualité, et même
de bonhomie.
--Ah ça! dit enfin le meunier, est-ce un rêve qu'il vient de faire, ou
une confession que nous venons d'entendre? Est-ce le médecin ou le curé
qu'il faut appeler?
--C'est la miséricorde de Dieu! dit Lémor, qui observait plus
attentivement que tous les autres l'altération de la face du mendiant
et la gêne de sa respiration. Ou je me trompe fort, ou cet homme a peu
d'instants à vivre.
--J'ai peu d'instants à vivre? dit le mendiant en faisant un effort pour
se relever. Qu'est-ce qui a dit ça? Est-ce le médecin? Je ne crois pas
aux médecins. Qu'ils aillent tous au diable!
Il se pencha vers la ruelle, et acheva sa bouteille d'eau-de-vie: puis
se retournant, il fut pris d'une atroce douleur et laissa échapper un
cri.
--J'ai le coeur enfoncé, dit-il, luttant avec énergie contre son mal. Il
pourrait bien se faire que je n'en revinsse pas. Et si j'allais ne plus
pouvoir retourner à ma maison? qu'est-ce que tout ça deviendrait? Et
mon pauvre cochon, qu'est-ce qui en prendrait soin? Il est habitué à se
nourrir du pain qu'on me donne et que je lui porte toutes les semaines.
Il y a bien par là une petite voisine qui le mène aux champs. La
coquette! elle me fait les yeux doux, elle espère hériter de moi. Mais
il n'en sera rien: voilà mon héritier!
Et Cadoche étendit la main vers Grand-Louis d'un air solennel.
--Il a toujours été meilleur pour moi que tous les autres. C'est le seul
qui m'ait traité comme je le mérite; qui m'ait fait coucher dans un lit,
qui m'ait donné du vin, du tabac, du brandevin et de la viande, au lieu
de leurs croûtons de pain auxquels je n'ai jamais touché! J'ai toujours
pratiqué une vertu, moi: la reconnaissance! j'ai toujours aimé le
Grand-Louis et le bon Dieu, parce qu'ils m'ont fait du bien. Or donc,
je veux faire mon testament en sa faveur, comme je le lui ai toujours
promis. Meunière, croyez-vous que je sois assez malade pour qu'il soit
temps de tester?
--Non, non! mon pauvre homme! dit la meunière, qui, dans sa candeur
angélique, avait pris le récit du mendiant pour une sorte de rêve. Ne
testez pas; on dit que ça porte malheur et que ça fait mourir.
--Au contraire, dit M. Tailland; ça fait du bien; ça soulage. Ça ferait
revenir un mort.
--En ce cas, notaire, dit le mendiant, je veux essayer de ce remède-là.
J'aime ce que je possède, et j'ai besoin de savoir que ça passera en
bonnes mains, et non pas dans celles des petites drôlesses qui me font
la cour, et qui n'auront de moi que le bouquet et le ruban de mon
chapeau pour se faire belles le dimanche. Notaire, prenez votre plume et
griffonnez-moi ça en bons termes et sans rien omettre.
«Je donne et lègue à mon ami Grand-Louis d'Angibault, tout ce que je
possède, ma maison située à Jeu-les-Bois, mon petit carré de pommes de
terre, mon cochon, mon cheval!...
--Vous avez un cheval? dit le meunier. Depuis quand donc?
--Depuis hier soir. C'est un cheval que j'ai trouvé en me promenant.
--Ne serait-ce pas le mien, par hasard?
--Tu l'as dit. C'est la vieille Sophie qui ne vaut pas les fers qu'elle
use.
--Excusez, mon oncle! dit le meunier moitié content, moitié fâché. Je
tiens à Sophie; elle vaut mieux que... bien des gens! Diable, vous
n'êtes pas gêné de m'avoir volé Sophie! Et moi qui vous aurais confié la
clé de mon moulin! Voyez-vous ce vieux hypocrite.
--Taisez-vous, mon neveu, vous parlez sottement, reprit Cadoche avec
gravité: il ferait beau voir qu'un oncle n'eût pas le droit de se servir
de la jument de son neveu! Ce qui est à vous est à moi, puisque, par mes
intentions et mon testament, ce qui est à moi est à vous.
--A la bonne heure! répondit le meunier; _léguez-moi_ Sophie, léguez,
léguez, mon oncle, j'accepte ça. Il est tout de même heureux que vous
n'ayez pas eu le temps de la vendre.... Vieux coquin, va! murmura-t-il
entre ses dents.
--Qu'est-ce que tu dis? répliqua le mendiant.
--Rien, mon oncle, dit le meunier, qui s'aperçut que le vieillard avait
une sorte de râle convulsif. Je dis que vous avez bien fait: si c'était
votre plaisir de demander l'aumône à cheval!
--Avez-vous fini, notaire, reprit Cadoche d'une voix éteinte. Vous
écrivez bien lentement! Je me sens assoupi. Dépêchez-vous donc,
paresseux de tabellion!
--C'est fait, dit le notaire. Savez-vous signer?
--Mieux que vous! répondit Cadoche. Mais je n'y vois pas. Il me faudrait
mes lunettes et une prise de tabac.
--Voilà, dit la meunière.
--C'est bien, reprit-il après avoir savouré sa prise de tabac avec
délices. Ça me remet. Allons, je ne suis pas mort, quoique je souffre
comme un possédé.
Il jeta les yeux sur le testament et dit:--Ah! vous n'avez pas oublié le
pot de fer et _son contenu_?
--Non, certes! répondit M. Tailland.
--Vous avez bien fait, répondit Cadoche d'un air profondément ironique,
quoique tout ce que que je vous ai dit là-dessus soit un conte pour me
moquer de vous!
--J'en étais bien sur, dit le meunier d'un air joyeux; si vous aviez eu
cet argent-là, vous l'auriez rendu à qui de droit. Vous avez toujours
été un honnête homme, mon oncle... quoique vous m'ayez volé ma jument;
mais c'était une de vos facéties: vous l'auriez ramenée! Allons, ne
signez pas celle bêtise-là; je n'ai pas besoin de vos nippes, et ça peut
faire plaisir à quelque pauvre: vous avez peut-être, d'ailleurs, quelque
parent à qui je ne veux pas faire tort de vos derniers sous.
--Je n'ai pas de parents, je les ai tous enterrés, Dieu merci! répondit
le mendiant; et quant aux pauvres... je les méprise! Donne-moi la plume,
ou je te maudis!...
--Allons, allons, amusez-vous! dit le meunier en lui passant la plume.
Le mendiant signa; puis repoussant le papier de devant ses yeux avec un
mouvement d'horreur:
--Otez-moi ça, ôtez-moi ça! dit-il, il me semble que ça me fait mourir!
--Faut-il le déchirer? dit Grand-Louis tout prêt à le faire.
--Non pas, non pas, reprit le mendiant avec un dernier effort de
volonté. Mets ça dans ta poche, mon garçon, tu n'en seras peut-être pas
fâché! Ah ça! où est-il le médecin? j'ai besoin de lui pour m'achever
plus vite, si je dois souffrir longtemps comme ça!
--Il va venir, dit la meunière, et M. le curé avec lui; car je les ai
fait demander tous deux.
--Le curé? dit Cadoche; pour quoi faire?
--Pour vous dire un mot de consolation, mon vieux. Vous avez toujours eu
de la religion, et votre âme est aussi précieuse que celle d'un autre.
Je suis bien sûre que M. le curé ne refusera pas de se déranger pour
vous porter les sacrements.