George Sand

Le meunier d'Angibault
Go to page: 1234567891011121314
--J'en suis donc là? reprit le moribond avec un profond soupir. En ce
cas, pas de bêtise! et que le curé aille à tous les cinq cents diables,
quoiqu'il soit un bonhomme après tout, passablement ivrogne; mais je ne
crois pas aux curés. J'aime le bon Dieu et non le prêtre. Le bon Dieu
m'a donné l'argent, le prêtre me l'aurait fait rendre. Laissez-moi
mourir en paix!... Mon neveu, tu me promets de faire périr ce patachon
de malheur sous le bâton?

--Non! mais de le bien rosser.

--Assez causé, dit le mendiant en étendant sa main livide; j'aurais
voulu mourir en causant, mais je ne peux plus.... Ah! je ne suis pas si
malade qu'on croit, je vais dormir, et peut-être que tu n'hériteras pas
de si tôt, mon neveu!

Le mendiant se laissa retomber, et, au bout d'un instant, il se fit dans
sa poitrine comme un bouillonnement sonore. Il redevint rouge, puis
blême, gémit pendant quelques minutes, ouvrit les yeux d'un air effrayé
comme si la mort lui eût apparu sous une forme sensible, et tout à coup,
souriant à demi comme s'il eût repris l'espoir de vivre, il rendit
l'esprit.

La mort même du pire des hommes a toujours en soi quelque chose de
mystérieux et de solennel qui frappe de respect et de silence les âmes
religieuses. Il y eut un moment de consternation et même de tristesse au
moulin, lorsque le mendiant Cadoche eut expiré. Malgré ses vices et ses
ridicules, malgré même cette confession étrange qu'on venait d'entendre
et à laquelle le notaire seul croyait fermement, la meunière et son fils
avaient une sorte d'amitié pour ce vieillard à cause du bien qu'ils
s'étaient habitués à lui faire; car s'il est vrai de dire qu'on déteste
les gens en raison des torts qu'on a eus envers eux, la maxime inverse
doit être acceptée.

La meunière se mit à genoux auprès du lit et pria. Lémor et le meunier
prièrent aussi dans leur coeur le dispensateur de toute réparation et de
toute miséricorde de ne pas abandonner l'âme immortelle et divine qui
avait passé sur la terre sous la forme abjecte de ce misérable.

Le notaire seul retourna tranquillement avaler sa tasse de thé, après
avoir dit avec sang-froid: «_Ite, missa est, Dominus vobiscum._»

--Grand-Louis, dit-il ensuite en appelant dehors, il faut t'en aller
tout de suite à Jeu-les-Bois avant que la nouvelle de ce décès y arrive.
Quelque gueux de son espèce pourrait aller bouleverser sa cahute et
dénicher l'oeuf.

--Quel oeuf? dit le meunier. Son cochon, sa souquenille de rechange?

--Non, mais le pot de fer.

--Rêverie, monsieur Tailland!

--Va toujours voir. Et d'ailleurs ta jument!

--Ah! ma vieille servante! j'oubliais, vous avez raison. Elle vaut bien
le voyage à cause de son bon coeur et de notre ancienne amitié. Nous
sommes presque du même âge, elle et moi. J'y vas; pourvu qu'il ne se
soit pas encore moqué de moi là-dessus! C'était un vieux railleur!

--Va toujours, te dis-je; pas de paresse! Je crois à ce pot de fer; j'y
crois _dur comme fer_! comme on dit chez nous.

--Mais dites donc, monsieur Tailland, est-ce que ça a quelque valeur ce
chiffon de papier que vous avez barbouillé en vous amusant?

--C'est en bonne forme, je t'en réponds, et cela te rend peut-être
propriétaire de cent mille francs.

--Moi? Mais vous oubliez que si l'histoire est vraie, il y en a une
moitié à madame de Blanchemont et l'autre aux Bricolin?

--C'est une raison de plus pour courir. Tu as accepté cela dans ton
coeur à charge de restitution. Va donc le chercher. Quand tu auras rendu
ce service-là à M. Bricolin, c'est bien le diable s'il ne te donne pas
sa fille.

--Sa fille! Est-ce que je songe à sa fille? Est-ce que sa fille peut
songer à moi; dit le meunier en rougissant.

--Bon! bon! la discrétion est une vertu; mais je vous ai vus danser
ensemble tantôt, et je comprends bien pourquoi le père vous a séparés si
brusquement.

--Monsieur Tailland, ôtez-vous tout cela de l'esprit. Je pars; s'il y a
un _magot_ pour tout de bon, qu'en ferai-je? Ne faudra-t-il pas quelque
déclaration à la justice?

--A quoi bon? Les formalités de la justice ont été inventées pour ceux
qui n'ont pas de justice dans le coeur. A quoi servirait de déshonorer
la mémoire de ce vieux drôle qui a réussi pendant quatre-vingts ans à
passer pour un honnête homme? Tu n'as pas besoin non plus qu'on sache
que tu n'es pas un voleur; on le sait de reste. Tu rendras l'argent, et
tout sera dit.

--Mais si ce vieux a des parents?

--Il n'en a pas, et quand il en aurait, veux-tu les faire hériter de ce
qui ne leur appartient pas?

--C'est vrai; je suis tout abruti de ce qui vient de se passer. Je vas
monter à cheval.

--Ça ne sera pas commode de rapporter ce fameux pot de fer qui est si
lourd, si lourd! Les chemins sont-ils praticables par là-bas?

--Certainement. D'ici l'on va à Transault, et puis au Lys Saint-George,
et puis à Jeu. C'est tout chemin vicinal fraîchement réparé.

--En ce cas, prends ma voiture, Grand-Louis, et dépêche-toi.

--Eh bien, et vous?

--Je coucherai ici en t'attendant.

--Vous êtes un brave homme, le diable m'emporte! Et si les lits sont
mauvais, vous qui êtes un peu délicat!

--Tant pis! une nuit est bientôt passée. D'ailleurs, nous ne pouvons pas
laisser ta mère en tête-à-tête avec ce mort, c'est trop triste; car
il faut que tu emmènes ton garçon de moulin. Quand on a de l'argent à
porter, on n'est pas trop de deux. Tu trouveras des pistolets chargés
dans les poches de mon cabriolet. Je ne voyage jamais sans ça, moi qui
ai souvent des valeurs à transporter. Allons, en route! Dis à ta mère
de me faire encore du thé. Nous causerons le plus tard possible, car ce
mort m'ennuie.

Cinq minutes après, Lémor et le meunier étaient, par une nuit noire, en
route pour Jeu-les-Bois. Nous leur donnerons le temps d'y arriver,
et nous reviendrons voir ce qui se passe à la ferme pendant qu'ils
voyagent.



XXXIV.

DÉSASTRE.

La grand'mère Bricolin s'impatientait fort de ne pas voir arriver le
meunier. Elle était loin de penser que son émissaire ne devait jamais
revenir toucher le salaire qu'elle lui avait promis, et le lecteur
comprendra facilement qu'au moment d'expirer, le mendiant eut oublié de
transmettre le message dont on l'avait chargé. A la fin, fatiguée et
découragée d'attendre, la mère Bricolin alla retrouver son vieil époux,
après s'être assurée que la folle errait encore dans la garenne,
absorbée comme à l'ordinaire dans ses méditations et ne faisant plus
retentir d'aucune plainte sinistre les tranquilles échos de la vallée.
Il était environ minuit. Quelques voix mal assurées détonnaient encore
au sortir des cabarets, et les chiens de la ferme, comme s'ils eussent
reconnu des voix amies, ne daignaient pas aboyer.

M. Bricolin, poussé par sa femme qui voulait que le sous-seing privé
passé avec Marcelle reçût exécution à l'instant même, avait, non sans
souffrance et sans terreur, remis à la _dame venderesse_ le portefeuille
qui contenait deux cent cinquante mille francs. Marcelle reçut avec peu
d'émotion ce vénérable portefeuille. Il était si malpropre qu'elle le
prit du bout de ses doigts; lasse de s'occuper d'une affaire où la
cupidité d'autrui l'avait frappée de dégoût, elle le jeta dans un coin
du secrétaire de Rose. Elle avait accepté ce paiement si prompt par la
même raison qui avait décidé l'acquéreur à le faire, afin de l'engager
et d'assurer le sort de la jeune fille en empêchant qu'on ne vînt à se
rétracter.

Elle recommanda à Fanchon, à quelque heure que Grand-Louis se
présenterait, de l'introduire dans la cuisine et de venir l'appeler
elle-même. Puis elle se jeta tout habillée sur son lit pour se reposer
sans dormir, car Rose était toujours très-animée, et ne pouvait se
lasser de la bénir et de lui parler de son bonheur, Cependant, le
meunier n'arrivant pas, et les émotions de la journée ayant épuisé
les forces de tous, vers deux heures du matin toute la ferme dormait
profondément. Il faut pourtant excepter une personne de la famille,
c'était la folle, dont le cerveau était arrivé à un paroxysme de fièvre
intolérable.

M. et Mme Bricolin avaient longtemps causé dans la cuisine. Le fermier
n'ayant plus rien à craindre, et se sentant glacé par toute l'eau qu'il
avait bue, avait repris son pichet qu'il remplissait d'heure en heure en
inclinant d'une main mal affermie une énorme cruche placée à côté, et
remplie d'un vin écumeux d'une couleur violâtre. C'était sa mère-goutte,
le plus capiteux de sa récolte, boisson détestable, mais que le
Berrichon préfère à tous les vins du monde.

Plusieurs fois sa femme, voyant que la douceur d'être propriétaire de
Blanchemont et les riants projets de son opulence ne pouvaient plus
raviver son oeil éteint ni dégourdir sa mâchoire, l'avait invité à se
mettre au lit. Il avait toujours répondu: «Tout à l'heure, j'y vas, j'y
suis,» mais sans quitter sa chaise. Enfin, après avoir été s'assurer que
Rose était endormie ainsi que Marcelle, madame Bricolin n'en pouvant
plus, alla se coucher et s'endormit en appelant vainement son mari, qui
n'avait pas la force de bouger et qui ne l'entendait plus. Complètement
ivre et anéanti comme un homme qui a fait l'effort de se dégriser
soudainement, mais qui s'en est bien dédommagé après, le fermier, la
main sur son pichet et la tête inclinée sur la table, berçait de ses
ronflements énergiques le sommeil accablé de sa femme, couchée, la porte
ouverte, dans la pièce voisine.

Une heure s'était à peine écoulée lorsque M. Bricolin se sentit suffoqué
et prêt à tomber en défaillance. Il eut beaucoup de peine à se lever. Il
lui semblait que l'air manquait à ses poumons, que ses yeux cuisants ne
pouvaient plus rien discerner, et qu'il était frappé d'apoplexie. La
peur de la mort lui rendit la force de se traîner à tâtons jusqu'à la
porte, qui donnait sur la cour; la chandelle avait fini de se consumer
dans son cercle de fer-blanc.

Ayant réussi à ouvrir et à descendre sans tomber les degrés qui
formaient une sorte de perron grossier au château neuf, le fermier
promena autour de lui un regard hébété, sans rien comprendre à ce qu'il
voyait. Une clarté extraordinaire qui remplissait la cour le força à
mettre la main devant son visage; car le passage des ténèbres à cette
lueur ardente lui causait de nouveaux vertiges. Enfin, l'air dissipant
un peu les fumées du vin, l'espèce d'asphyxie qu'il avait éprouvée fit
place à un frisson convulsif, d'abord machinal et tout physique, mais
bientôt produit par une terreur inexprimable. Deux grandes gerbes de
feu, se faisant jour à travers des nuages de fumée, sortaient du toit de
la grange.

Bricolin crut faire un mauvais rêve; il se frotta les yeux, il se secoua
tout le corps; toujours ces jets de flamme montaient vers le ciel et
prenaient, avec une effroyable rapidité, un développement immense. Il
voulut crier _Au feu!_ sa langue était paralysée et son gosier inerte.
Il essaya de retourner vers la maison dont il s'était éloigné de
quelques pas sans savoir où il allait. Il vit sur sa droite des torrents
de flammes sortir des étables, sur sa gauche une autre gerbe de feu
couronner les tours du vieux château, et devant lui... sa propre maison
illuminée à l'intérieur d'une clarté fantastique, et la porte qu'il
avait laissée ouverte derrière lui vomissant des tourbillons noirs,
comme la bouche d'une forge. Tous les bâtiments de Blanchemont étaient
la proie d'un incendie magnifiquement disposé. Le feu avait été mis en
plus de douze endroits différents, et ce qu'il y avait de plus sinistre
dans le premier acte de cette scène étrange, c'est qu'un silence de
mort planait sur tout cela. Bricolin, privé de force et de volonté,
contemplait dans une effroyable solitude un désastre dont personne ne
s'apercevait encore. Tous les habitants du château neuf et de la
ferme avaient passé du sommeil produit par la fatigue ou l'ivresse
à l'asphyxie produite par la fumée. Les craquements de l'incendie
commençaient seuls à se faire entendre et les tuiles à tomber avec un
bruit sec sur le pavé. Pas un cri, pas une plainte ne répondait à ces
avertissements sinistres. Il semblait que l'incendie n'eût plus à
dévorer que des bâtiments déserts ou des cadavres. M. Bricolin se
tordit les mains, et resta muet et immobile, comme si, accablé par le
cauchemar, il eût fait de vains efforts intérieurs pour se réveiller.

Enfin, un cri perçant s'éleva, un seul cri de femme, et Bricolin, comme
délivré du charme qui pesait sur lui, répondit par un hurlement sauvage
à cet appel de la voix humaine. Marcelle s'était aperçue la première du
danger; elle s'élança dehors, portant son fils dans ses bras. Sans voir
Bricolin ni le reste de l'incendie, elle déposa l'enfant sur un tas de
foin au milieu de la cour, et lui disant d'une voix forte: «Reste là!
n'aie pas peur,» elle rentra précipitamment dans la maison, malgré la
fumée suffocante qui la remplissait, et courut au lit de Rose qui était
restée comme paralysée, incapable de la suivre.

Alors, avec la force d'un homme, la petite et svelte blonde, exaltée par
son courage, prit sa jeune amie dans ses bras, et porta héroïquement
auprès de son fils un corps beaucoup plus lourd et plus grand que le
sien propre.

A la vue de sa fille, Bricolin, qui n'avait d'abord songé qu'à sa
récolte et à son bétail, et qui avait couru du côté des granges, se
rappela qu'il avait une famille, et, dégrisé pour la seconde fois,
encore plus radicalement que la première, il vola au secours de sa mère
et de sa femme.

Heureusement le feu n'avait pris partout que par les combles, et le
rez-de-chaussée, habité par les Bricolin, était encore intact, à
l'exception du pavillon de Rose qui, étant fort bas et au voisinage d'un
amas de fagots secs, brûlait rapidement.

Madame Bricolin, réveillée en sursaut, retrouva tout à coup sa force
physique et sa présence d'esprit. Aidée de son mari et de Marcelle,
elle transporta dehors le vieux Bricolin qui, se croyant au milieu des
chauffeurs, criait de toute sa force: «Je n'ai plus rien! ne me tuez
pas! ne me brûlez pas! je vous donnerai tout!»

La petite Fanchon aidait résolument la mère Bricolin, qui bientôt put
aider aux autres. On réussit à réveiller les métayers et leurs valets,
dont aucun ne périt.... Mais tout cela prit un temps considérable, et,
quand on put recevoir les secours du village, quand on put organiser une
chaîne, il était trop tard: l'eau semblait ranimer l'intensité du feu en
soulevant et en faisant voler au loin des masses enflammées. Les énormes
amas de céréales et de fourrages, dont regorgeaient les bâtiments
d'exploitation, flambaient avec la rapidité de la pensée. Les charpentes
centenaires des vieux bâtiments semblaient ne demander qu'à brûler.
Presque tout le gros bétail s'obstina à ne pas sortir et fut étouffé
ou brûlé. On ne préserva que le corps du château neuf, dont les tuiles
s'effondrèrent et dont la charpente neuve resta découverte, réduite en
charbon, et dressant sa carcasse noire sur les murailles encore blanches
du logis.

Les pompes arrivèrent, inutile et tardive ressource dans les campagnes,
instruments de secours souvent mal dirigés, mal organisés, et dont les
tuyaux crèvent au premier effort, faute d'entretien ou de service.
Cependant les pompiers et les habitants du bourg réussirent à faire la
part du feu et à préserver l'habitation et le mobilier des Bricolin.
Mais cette part du feu fut immense, complète. Tout le pavillon
qu'habitaient Rose et Marcelle, tous les bâtiments d'exploitation, tout
le bétail, tout le mobilier aratoire y passèrent. On ne s'occupa pas du
vieux château, dont la toiture brûla, mais dont les fortes murailles
nues se défendirent d'elles-mêmes. Une seule des tours, cédant à la
chaleur, se lézarda de haut en bas. Le lierre immense qui embrassait les
autres les préserva d'une dernière ruine.

Le crépuscule commençait à blanchir lorsque le meunier et Lémor
sortirent de la misérable cabane du mendiant. Lémor portait dans ses
mains le pot de fer et Grand-Louis traînait par la bride sa chère
Sophie, qui l'avait salué dès son approche d'un hennissement amical.

--J'ai lu _Don Quichotte_, disait-il, et je me trouve maintenant comme
Sancho recouvrant son âne. Peu s'en faut qu'à son exemple je n'embrasse
ma vieille Sophie et que je ne lui tienne de beaux discours.

--Grand-Louis, dit Lémor, si vous pouvez résister à cette tentation,
n'avez-vous pas celle de regarder si ce pot de fer contient de l'or ou
des cailloux?

--J'ai soulevé le couvercle, dit le meunier. Ça brille là dedans; mais
je suis fort pressé de déguerpir avant le jour, avant que les habitants
de ce désert, s'il y en a, observent mes mouvements et me prennent pour
un voleur. Je suis tremblant d'émotion et de plaisir comme un homme
qui mène à bien les affaires d'autrui; mais j'ai pourtant aussi le
sang-froid d'un homme qui n'hérite pas pour son compte. Filons, filons,
monsieur Henri. Avez-vous remis ma pioche dans la voiture? Attendez que
je donne un dernier coup d'oeil là dedans. Le trou est bien bouché, il
n'y paraît plus, en route! nous nous reposerons dans quelque taillis si
nos bêtes refusent le service.

Le cheval du notaire ayant fait trois mortelles lieues de pays au grand
trot et souvent au galop dans les chemins montueux et pénibles, se
trouva en effet tellement fatigué au retour, que nos voyageurs, arrivés
à la hauteur du Lys-Saint-Georges, se virent obligés de le laisser
souffler. Sophie, qu'ils avaient attachée derrière le cabriolet et qui
n'était pas habituée à marcher si follement, était couverte de sueur.
Le coeur du meunier s'en émut--Il faut de l'humanité avec les bêtes,
dit-il, et puis, je ne veux pas que pour sa probité et sa sagacité dans
cette affaire, notre bon notaire perde un bon cheval. Quant à Sophie, il
n'y a pas de pot de fer qui tienne; cette vieille servante ne doit pas
faire l'office du pot de terre. Voilà un joli pacage bien ombragé, où
pas une bête ni un homme ne remuent. Entrons-y. Je suis bien sûr qu'il
y a une sacoche d'avoine dans le coffre du cabriolet; car M. Tailland
pense à tout, et n'est pas homme à s'embarquer une seule fois sans
biscuit. Nous respirerons là un quart d'heure, et nous serons tous un
peu plus frais pour repartir. Malheureusement, en donnant la clef des
champs au cochon de mon oncle (en héritera qui voudra!) j'ai oublié de
lui voler quelques unes de ses croûtes de pain, et je me sens l'estomac
si creux que je partagerais volontiers l'avoine de Sophie si je ne
craignais de lui faire tort. Il me semble que je ne commence guère bien
mon rôle d'héritier de l'avare. Je meurs de faim à côté de mon trésor.

En babillant ainsi suivant son habitude, le meunier débrida les chevaux
et leur servit le déjeuner, à celui du notaire dans le sac à l'avoine,
à Sophie dans son long bonnet de coton bleu qu'il lui attacha autour du
nez trés-facétieusement.

--C'est singulier comme je me sens le coeur léger à présent, dit-il
en se tapissant sous les buissons et en découvrant le pot de fer.
Savez-vous, monsieur Lémor, que mon bonheur est là dedans, si les louis
ne sont pas seulement à la surface, et si le fond n'est pas rempli de
gros sous? J'ai peur; c'est trop lourd pour n'être que de l'or. Ah ça!
aidez-moi à compter tout ça.

Le compte fut bientôt fait. Les pièces d'or en vieille monnaie étaient
roulées par sommes de mille francs dans de sales chiffons de papier. En
les ouvrant, Lémor et le meunier virent les marques que le mendiant
leur avait indiquées. La fortune du père Bricolin portait une croix sur
chaque louis, le dépôt du seigneur de Blanchemont une simple barre. Au
fond, il y avait environ trois mille francs en argent, en pièces de
toute espèce, et même une poignée de gros sous, la dernière qu'eut
économisée le mendiant.

--Ce restant-là, dit le meunier en le rejetant au fond du pot de fer,
c'est la fortune de mon oncle, c'est l'héritage de votre serviteur,
c'est le denier de la veuve que ce vieux grimaud ne se faisait pas faute
de recueillir, et qui retournera à la veuve et à l'orphelin, je vous
en réponds. Qui sait si ce n'est pas aussi le produit du vol? A voir
comment mon oncle, que Dieu fasse paix à son âme! m'avait escamoté
Sophie, je n'ai pas trop de confiance dans la pureté de son legs. Tiens!
ça me fera plaisir de faire l'aumône! moi qui suis si souvent privé
de cette douceur-là! Je vais prendre un plaisir de prince. Savez-vous
qu'avec trois mille francs, dans ce pays-ci, on peut sauver et assurer
l'existence de trois familles?

--Mais vous ne pensez pas au reste du dépôt, Grand-Louis. Songez donc
qu'avec cette grosse somme, dont madame de Blanchemont n'a vraiment pas
besoin pour elle-même, vous allez la mettre à même aussi de faire bien
des heureux.

--Oh! je m'en rapporte à elle pour le faire rouler vite sur cette
table-là! Mais il y a, à côté, quelque chose qui me flatte! c'est ce
petit magot que M. Bricolin va recevoir de ma main avec tant de plaisir.
Ça n'aura pas un emploi très-chrétien chez lui, mais ça raccommodera
beaucoup mes affaires, qui étaient bien gâtées hier au soir.

--C'est-à-dire, mon cher Louis, que vous pouvez prétendre maintenant à
la main de Rose.

--Oh! ne croyez pas cela! si les cinquante mille francs m'appartenaient,
ça pourrait s'arranger à la rigueur. Mais le Bricolin sait mieux compter
que vous! Il dira: «Voilà cinq mille pistoles qui sont à moi et que
Grand-Louis me rapporte, il ne fait que son devoir. Ce qui est à moi
n'est pas à lui: donc, j'ai cinquante mille francs de plus dans ma
poche, et il reste avec son moulin Gros-Jean comme devant.

--Et il ne sera pas émerveillé et touché d'une probité dont il ne serait
sans doute pas capable?

--Émerveillé, oui; touché, non. Mais il se dira: «Ce garçon peut m'être
utile.» Les honnêtes gens sont très-nécessaires à ceux qui ne le sont
pas, et il me pardonnera mes péchés; il me rendra sa pratique, à
laquelle je tiens beaucoup, puisqu'elle me met à même de voir Rose et
de lui parler tous les jours. Vous voyez donc que, sans me faire
d'illusions, j'ai sujet d'être content. Hier soir, quand je dansais
avec Rose, quand elle avait l'air de m'aimer, je me sentais si fier, si
heureux! Eh bien, je retrouve mon bonheur d'hier soir sans m'inquiéter
de mon lendemain. C'est beaucoup; brave oncle Cadoche, va! tu ne te
doutais pas de ce qu'il y avait pour moi de consolations dans ton pot de
fer! Tu croyais me faire riche, et tu me rends heureux!

--Mais, mon cher Louis, puisque vous rapportez à Marcelle une somme
égale à celle qu'elle voulait sacrifier pour vous, vous pouvez bien,
à présent, accepter les concessions qu'elle offrait de faire à M.
Bricolin?

--Moi? Jamais. Ne parlons pas de ça. Ça me blesse. Je ne serai plus
banni de la ferme; c'est tout ce qu'il me faut. Voyez comme ce trésor
est joli! comme il brille! comme il y aurait là dedans des peines
soulagées et des inquiétudes apaisées! C'est pourtant beau, l'argent,
monsieur Lémor! Convenez-en! là, dans le creux de ma main, il y a la vie
de cinq ou six pauvres enfants!...

--Ami, je n'y vois que ce qu'il y a en effet: les larmes, les cris, les
tortures du vieux Bricolin, l'avarice du mendiant, sa vie honteuse et
stupide, consumée tout entière dans la tremblante contemplation de son
vol.

--Hein! vous avez raison, dit le meunier en rejetant avec effroi la
poignée d'or dans le pot de fer. Que de crimes, de lâchetés, de soucis,
de mensonges, de peurs et de souffrances là dedans! Vous avez raison,
c'est vilain, l'argent! Nous-mêmes qui sommes là à le regarder et à le
compter en cachette, nous voilà comme deux brigands armés de pistolets,
et craignant d'être surpris par d'autres bandits, ou appréhendés au
collet par les gendarmes. Allons, cache-toi, maudit! s'écria-t-il en
replaçant le couvercle, et nous, partons, ami! Vive la joie, cela n'est
pas à nous!




CINQUIÈME JOURNÉE.



XXXV.

RUPTURE.

En approchant du vallon de la Vauvre, nos voyageurs remarquèrent, du
côté de Blanchemont, une nappe immense de lourde fumée que le soleil
levant commençait à blanchir.

[Illustration: Ah ça! aidez-moi à compter tout ça.]

--Regardez donc, dit le meunier, comme il y a du brouillard sur la
Vauvre, ce matin, surtout du côté où nous avons toujours envie de
regarder tous les deux! Ça me gêne, je ne vois pas les toits pointus de
mon bon vieux petit château qui, de tous les côtés, quand je fais mes
courses aux environs, sert de point de mire à mes pensées!

Au bout de dix minutes, la fumée, que les vapeurs humides du matin
affaissaient sous leur poids, rampa tout à fait au bas du vallon, et
Grand-Louis, arrêtant brusquement le cheval du notaire, dit à son
compagnon:

--C'est singulier, monsieur Lémor, je ne sais pas si j'ai la berlue ce
matin, mais j'ai beau regarder, je ne vois pas le toit rouge du château
neuf au bas des tours du vieux château! Je suis pourtant bien sûr qu'on
le voit d'ici; je m'y suis arrêté plus de cent fois, et je distingue les
arbres qui sont autour. Eh mais! regardez donc! le vieux château est
tout changé! les tourelles me paraissent aplaties. Où diable est le
toit? Le tonnerre m'écrase! il n'y a plus que les pignons! Attendez,
attendez! Qu'est-ce qu'il y a donc de rouge du côté de la ferme? C'est
du feu! oui, du feu! et toutes ces choses noires?... Monsieur Lémor, je
vous le disais bien, quand nous sommes arrivés à Jeu-les-Bois, que le
ciel était tout rouge, et qu'il y avait un incendie quelque part. Vous
me souteniez que c'étaient des brûlis de bruyères, je savais bien qu'il
n'y avait pas de brandes de ce côté-là. Regardez donc! je ne rêve pas!
le château, la ferme, tout est brûlé!... Mais Rose! Et Rose!... Ah! mon
Dieu! Et madame Marcelle! et mon petit Édouard! et la vieille Bricolin!
mon Dieu! mon Dieu!

Et le meunier, fouettant le cheval avec fureur, prit au galop la
direction de Blanchemont, sans s'inquiéter cette fois si la vieille
Sophie pouvait ou non le suivre.

A mesure qu'ils approchaient, les indices du sinistre ne devenaient que
trop certains. Bientôt ils l'apprirent de la bouche des passants, et,
bien qu'on leur assurât que personne n'avait péri, tous deux, pâles et
oppressés, hâtaient la course trop lente, à leur gré, du cheval qui les
emportait.

[Illustration: Un gendarme l'arrêta en la prenant parle bras.]

Arrivés au bas du terrier, comme ce pauvre animal, haletant et couvert
d'écume, ne pouvait plus gravir le chemin qu'au pas, ils l'arrêtèrent
devant chez la Piaulette, et sautèrent du cabriolet pour courir plus
vite. En ce moment, Marcelle, sortant de la chaumière, parut à leurs
yeux. Elle était pâle, mais calme, et ses vêtements ne portaient la
trace d'aucune brûlure. Occupée toute la nuit à soigner les personnes,
elle ne s'était pas consacrée inutilement à vouloir éteindre le feu. En
la voyant, Lémor faillit s'évanouir de joie; il lui prit la main sans
pouvoir lui parler.

--Mon fils est ici et Rose est chez le curé, dit Marcelle. Elle n'a
éprouvé aucun accident, elle n'est presque pas malade, elle est heureuse
malgré la consternation de ses parents. Il n'y a dans tout cela que de
l'argent perdu. C'est peu de chose au prix du bonheur qui l'attend....

--Quoi donc? dit le meunier, je ne comprends pas.

--Allez la voir, ami, rien ne s'y oppose, et apprenez d'elle-même ce que
je ne veux pas vous dire la première.

Grand-Louis stupéfait se mit bientôt à courir. Lémor entra dans la
chaumière avec Marcelle, et tandis que la Piaulette et son mari
s'occupaient des chevaux, il courut vers le lit où dormait Édouard. Le
dernier des Blanchemont reposait tranquillement sur le grabat du plus
pauvre paysan de ses domaines. Il ne possédait plus même un gîte, et
l'hospitalité de l'indigence était la seule chose qu'il pût réclamer en
cet instant.

--Il n'a donc pas couru de danger? s'écria Lémor en baisant ses petites
mains, humides d'une douce chaleur.

--Ce petit être est d'une bonne trempe, dit Marcelle, avec un certain
orgueil. Il n'a pas été malade, il s'est éveillé dans une fumée
étouffante, et il n'a pas eu peur. Il a passé la nuit avec moi à
préserver et à consoler les autres, trouvant, malgré sa faiblesse et son
ignorance du malheur, des soins, des caresses, et des paroles naïvement
angéliques pour moi et pour tous ces êtres sans courage qui tremblaient
et criaient autour de nous. Et moi qui craignais pour sa santé la
frayeur et l'émotion! Cette frêle nature renferme une âme héroïque.
Lémor! c'est un enfant béni, que Dieu avait marqué en naissant pour en
faire un noble pauvre!

L'enfant s'éveilla aux caresses de Lémor, et, le reconnaissant cette
fois à son affection plus qu'à ses traits:

--Ah! Henri! lui dit-il, pourquoi donc ne voulais-tu pas me parler quand
tu _faisais Antoine?_

Marcelle commençait à expliquer avec stoïcisme à son amant dans quel
nouveau désastre cet incendie précipitait le reste de sa fortune,
lorsque M. Bricolin, la figure bouleversée, les vêtements en lambeaux et
les mains toutes brûlées, entra dans la chaumière.

Au sortir de sa première terreur, le fermier avait travaillé avec une
énergie et une audace désespérées à vouloir sauver ses boeufs et ses
récoltes. Il avait failli être cent fois victime de son acharnement; il
n'avait renoncé à de vaines espérances qu'en se voyant au milieu d'un
monceau de cendres. Alors, le découragement, le désespoir et une sorte
de fureur s'étaient emparés de sa pauvre tête. Il était devenu comme
fou, et il accourait vers Marcelle d'un air égaré, les idées confuses et
la parole embarrassée.

--Ah! vous voilà enfin, Madame! dit-il d'une voix entrecoupée, je
vous cherche dans tout le village, et je ne sais ce que vous devenez.
Écoutez, écoutez, madame Marcelle!... Ce que j'ai à vous dire est
très-important... Vous avez beau être tranquille, tout ce malheur-là
retombe sur vous, tout ce dommage-là vous concerne!

--Je le sais, monsieur Bricolin! répondit Marcelle avec un peu
d'impatience. La vue de cet homme cupide n'était pas consolante pour
elle en cet instant.

--Vous le savez? reprit Bricolin avec une sorte de colère, et moi aussi,
je le sais! C'est à vous de rebâtir le domaine et de recomposer le
cheptel de Blanchemont.

--Et avec quoi, s'il vous plaît, monsieur Bricolin?

--Avec votre argent! N'avez-vous pas de l'argent? Ne vous en ai-je pas
donné assez?

--Je ne l'ai plus, monsieur Bricolin! le portefeuille a brûlé.

--Vous avez laissé brûler _mon_ portefeuille? le portefeuille que je
vous avais _confié_? s'écria Bricolin exaspéré et en se frappant le
front avec ses poings. Comment avez-vous été assez folle, _assez bête_,
pour ne pas sauver le portefeuille, puisque vous avez bien eu le temps
de sauver votre fils?

--J'ai sauvé Rose aussi, monsieur Bricolin. C'est moi qui l'ai portée
dans mes bras hors de la maison. Pendant ce temps, le portefeuille a
brûlé; je ne le regrette pas.

--Ce n'est pas vrai, vous l'avez!

--Je vous jure devant Dieu que non. Le meuble où il était, tous les
meubles de cette chambre ont brûlé pendant qu'on sauvait les personnes.
Vous le savez bien, je vous l'ai dit, car vous m'avez interrogée
là-dessus; mais vous ne m'avez pas entendue, ou vous ne vous souvenez
pas.

--Ah! si, je m'en souviens, dit le fermier consterné, mais j'ai cru que
vous me trompiez.

--Et pourquoi vous tromperais-je? Cet argent n'était-il pas à moi?

--A vous? Vous ne niez donc pas que je vous ai acheté hier soir votre
terre, que je vous l'ai payée et qu'elle m'appartient?

--Comment la pensée vous vient-elle que je sois capable de le nier?

--Ah! pardon, pardon, Madame! je n'ai pas ma tête! dit le fermier abattu
et calmé.

--Je le vois bien, dit Marcelle d'un ton de mépris auquel il ne prit pas
sarde.

--C'est égal, la réparation des bâtiments et le cheptel sont à votre
charge, reprit-il après un silence pendant lequel ses idées se
confondirent de nouveau.

--De deux choses l'une, monsieur Bricolin, dit Marcelle en levant les
épaules: ou vous n'avez pas acheté le domaine, et il m'appartient de
réparer le mal, ou je vous l'ai vendu et je n'ai pas à m'en occuper;
choisissez!

--C'est vrai! dit encore Bricolin tombant dans une nouvelle stupeur.
Puis il reprit bien vite: Oh! je vous l'ai bel et bien acheté, payé,
vous ne pouvez pas nier ça! J'ai votre acte qui porte quittance, je ne
l'ai pas laissé brûler, moi! Ma femme l'a dans sa poche.

--En ce cas, vous êtes tranquille, et moi aussi, car j'ai aussi le
double de notre acte dans ma poche.

--Mais vous devez supporter le dommage! s'écria Bricolin avec une
sombre fureur. Je ne vous ai pas acheté une terre sans bâtiment et sans
cheptel. Il y a là une perte de cinquante mille francs, au moins!

--Je n'en sais rien, mais le désastre a eu lieu après la vente.

--C'est vous qui avez mis le feu!

--C'est très-probable! dit Marcelle avec un froid mépris, et j'y ai jeté
le prix de ma terre pour m'amuser!

--Pardon, pardon, je suis malade! dit le fermier; perdre tant d'argent
dans une nuit!... Mais c'est égal, madame Marcelle, vous me devez une
indemnité pour mon malheur. J'ai toujours eu du malheur avec votre
famille. Mon père, pour un dépôt que lui avait fait votre grand-père,
a été mis à la torture par les chauffeurs, et a perdu cinquante mille
francs qui étaient à lui.

--Les suites de ce malheur sont irréparables, puisque votre père y a
perdu la santé de l'âme et du corps. Mais ma famille est fort innocente
du crime des brigands; et quant à la perte de votre argent, elle a été
largement compensée par mon grand-père.

--C'est vrai, c'était un digne maître! Aussi, vous devez faire comme
lui, vous devez m'indemniser!

--Vous tenez tant à l'argent, et j'y tiens si peu, monsieur Bricolin,
que je vous satisferais si j'étais en mesure de le faire. Mais vous
oubliez que j'ai tout perdu, jusqu'à une misérable somme de deux mille
francs que j'avais retirée de la vente de ma voiture, jusqu'à mes
vêtements et à mon linge. Mon fils ne peut pas même dire qu'il ne
possède au monde en ce moment-ci que les habits qui le couvrent, car je
l'ai emporté nu de votre maison, et si cette femme que voici ne l'avait
pris chez elle avec une sublime charité pour le couvrir des pauvres
habits d'un de ses enfants, je serais forcée de vous demander l'aumône
d'une blouse et d'une paire de sabots pour lui. Laissez-moi donc
tranquille, je vous en supplie, j'ai la force de supporter mon malheur;
mais votre rapacité m'indigne et me fatigue.

--C'est assez, Monsieur, dit Lémor, qui ne pouvait plus se contenir.
Sortez, laissez madame en paix.

Bricolin n'entendit pas cette apostrophe. Il s'était laissé tomber sur
une chaise, sensible au dénûment absolu de Marcelle, en ce qu'il lui
ôtait toute espérance de la rançonner.--Ainsi, s'écria-t-il avec
désespoir, en frappant des poings sur la table, j'ai cru faire un bon
marché cette nuit, j'ai acheté Blanchemont deux cent cinquante mille
francs, et voilà que ce matin j'ai cinquante mille francs de perte en
bâtiments et en bestiaux! Ça fait, dit-il en sanglotant, que le domaine
me revient à trois cent mille francs comme vous le vouliez!

--Il ne me semble pas que ce soit ma faute, ni que j'en profite, dit
froidement Marcelle dont l'indignation tomba en voyant celle de Lémor,
et qui le retenait pour le forcer à se modérer.

--C'est donc là tout votre malheur, monsieur Bricolin? dit naïvement la
Piaulette émerveillée de tout ce qu'elle entendait. Vraiment, je m'en
arrangerais bien! Cette pauvre dame a tout perdu, vous êtes encore
riche, aussi riche qu'hier soir, et vous lui demandez quelque chose?
C'est drôle tout de même! Si Blanchemont ne vous revient, avec votre
malheur, qu'à trois cent mille francs, c'est encore joliment bon marché.
J'en sais bien qui en auraient donné davantage.

--Qu'est-ce que vous dites, vous? répondit Bricolin. Taisez-vous, vous
n'êtes qu'une sotte et une commère.

--Merci, Monsieur, dit la Piaulette; et, se retournant avec fierté vers
Marcelle: C'est égal, Madame, dit-elle; puisque vous avez tout perdu,
vous pouvez bien rester chez moi tant que vous voudrez, et partager mon
pain noir. Je ne vous le reprocherai pas et je ne vous renverrai jamais.

--Écoutez, Monsieur! dit Lémor, et rougissez!

--Vous, je ne sais pas qui vous êtes, répondit Bricolin furieux.
Personne ne vous connaît ici; vous avez l'air d'un meunier comme j'ai
l'air d'un évêque. Mais vous n'irez pas loin, mon garçon! Je vous
désignerai aux gendarmes pour qu'on vous demande vos papiers, et si vous
n'en avez pas, nous verrons! Le feu a été mis chez moi par malveillance,
c'est assez clair, tout le monde l'a constaté, et le procureur du roi
est là qui verbalise. Vous êtes bien avec un homme qui m'en veut,
suffit!

--Ah! c'en est trop, dit Lémor indigné, vous êtes le dernier des
misérables, et si vous ne sortez d'ici, je saurai bien vous y forcer.

--Arrêtez! dit Marcelle en saisissant le bras de Lémor. Ayez pitié
de cet homme, il a perdu la raison! Soyez indulgent pour le malheur,
quelque lâche qu'il se montre; suivez mon exemple, Lémor; ma patience
est à la hauteur de ma situation.

Bricolin n'écoutait pas. Il tenait sa tête dans ses mains et gémissait
comme une mère qui a perdu son enfant.

--Et moi qui n'ai jamais voulu me faire assurer parce que c'était trop
cher, criait-il d'un ton lamentable; et mes boeufs, mes pauvres boeufs,
qui étaient si beaux et si gras! Un lot de moutons qui valait deux mille
francs et que je n'ai pas voulu vendre à la foire de Saint-Christophe!

Marcelle ne put s'empêcher de sourire, et sa haute raison contint
l'indignation de Lémor.

--C'est égal! dit le fermier en se levant tout à coup, votre meunier
n'aura pas ma fille!

--En ce cas vous n'aurez pas ma terre, l'acte est clair et la condition
formelle.

--Nous plaiderons!

--A la bonne heure.

--Oh! vous ne pouvez pas plaider, vous! Il faut de l'argent pour ça, et
vous n'en avez pas. Et puis il faudrait me restituer le paiement, et
comment feriez-vous? D'ailleurs, votre jolie condition est nulle; et,
quant au meunier, je vais commencer par le faire arrêter et conduire
en prison; car c'est lui, j'en suis sûr, qui a mis le feu chez moi par
vengeance de ce que je l'en ai chassé hier. Tout le village me servira
de témoin comme quoi il m'a fait des menaces... et le monsieur que
voilà... suffit: à moi, à moi, les gendarmes! Et il s'élança dehors en
proie à un véritable délire.



XXXVI.

LA CHAPELLE.

Inquiète pour le meunier et pour Lémor, que l'aveugle vengeance de
Bricolin pouvait entraîner dans une affaire sinon grave, du moins
désagréable, Marcelle engageait son amant à se cacher, et la Piaulette
sortait déjà pour avertir Grand-Louis d'en faire autant, lorsque l'on
vit tout le monde, dispersé sur le terrier et occupé à commenter le
désastre, se rassembler et se mettre à courir vers la ferme.

--Je suis sûre que c'est déjà fait! s'écria la Piaulette en pleurant.
Ils auront déjà mis la main sur ce pauvre Grand-Louis!

Lémor, n'écoutant que son courage et son amitié, sortit de la chaumière
et s'élança vers le terrier. Marcelle, effrayée, l'y suivit, laissant
Edouard à la garde de la fille aînée de son hôtesse.

En entrant dans la cour de la ferme, Marcelle et Lémor virent avec
effroi ces masses éparses de noirs décombres, le sol ruisselant d'une
eau qui ressemblait à un lac d'encre, et la foule des travailleurs
épuisés, mouillés, brûlés, semblables à des spectres, et qui se
préparaient a une nouvelle fatigue. Le feu venait de se rallumer à une
petite chapelle isolée, située entre la ferme et le vieux château.

Ce nouvel accident semblait incompréhensible, car cette construction
était restée intacte jusque-là, et si une flammèche fût tombée dessus
pendant l'incendie, le feu n'eût pas pu couver aussi longtemps dans une
provision de pois secs qui y était renfermée. Le feu partait cependant
de l'intérieur, comme si une main implacable eût poussé l'audace jusqu'à
vouloir, sous les yeux de tous, et en plein jour, détruire jusqu'au
dernier bâtiment du domaine.

--Laissez brûler la chapelle, criait M. Bricolin écumant de rage, courez
après l'incendiaire! Il doit être par là, il ne peut être loin. C'est
Grand-Louis, j'en suis certain! j'ai des preuves! Cherchez dans la
garenne! Cernez la garenne!

M. Bricolin ignorait que, pendant qu'il signalait ainsi le meunier à la
vindicte publique, celui-ci, oubliant tout et ne sachant plus rien de
ce qui se passait au dehors, était au presbytère, à genoux auprès du
fauteuil où l'on avait déposé Rosé, et qu'il recevait de sa bouche
l'aveu de son amour et la révélation des engagements pris par son père.
Dans le désordre général, le curé et même sa servante, s'étant mêlés aux
travailleurs officieux, la grand'mère Bricolin était seule restée auprès
de Rose, et les jeunes amants, plongés dans la plus pure ivresse, ne se
souvenaient plus des événements qui s'agitaient autour d'eux.

Un cercle s'était formé autour de la chapelle, et on dirigeait les
pompes, lorsque M. Bricolin, qui s'était avancé jusqu'à la porte
cintrée, recula d'horreur et alla tomber sur un de ses garçons de ferme,
qui le soutint à grand'peine. Cette chapelle, qui avait été jadis
attenante au vieux château, montrait encore aux yeux des antiquaires
d'assez jolis détails de sculpture gothique. Mais la vétusté d'une telle
construction devait céder bientôt à l'intensité de la chaleur. La flamme
sortait par les fenêtres, et les rosaces délicates commençaient à se
détacher avec fracas, lorsque la porte à demi ouverte fut poussée
brusquement de l'intérieur. On vit alors sortir la folle, une petite
lanterne dans une main et un brandon de paille enflammé dans l'autre.
Elle se retirait lentement après avoir mis la dernière main à son oeuvre
de destruction; elle marchait d'un air grave, les yeux fixés à terre, ne
voyant personne, et tout occupée du plaisir de sa vengeance longtemps
méditée et froidement exécutée.

Un gendarme trop consciencieux marcha droit à elle et l'arrêta en la
prenant par le bras. La folle s'aperçut alors que la foule l'entourait;
elle porta vivement son brandon enflammé à la figure du gendarme, qui,
surpris de cette défense imprévue, fut forcé de lâcher prise. Alors la
Bricoline, retrouvant son agilité impétueuse, et prenant une expression
de haine et de fureur, s'élança dans la chapelle, comme pour se cacher,
en proférant des imprécations confuses. On tenta de l'y suivre, personne
n'osa. Elle traversa la flamme avec la prestesse d'une salamandre, et
gravit le petit escalier en spirale qui conduisait aux combles. Là, elle
se montra à une lucarne et on la vit activer le feu qui montait trop
lentement à son gré, et qui bientôt l'environna de toutes parts. On fit
vainement jouer les pommes pour arroser le toit. Il avait été récemment
réparé et garni en zinc. L'eau coulait dessus et pénétrait fort peu.
Le feu couvait donc à l'intérieur, et l'infortunée Bricoline, brûlant
lentement, devait subir des tortures atroces. Mais elle ne parut pas les
sentir, et on l'entendit chanter un air de danse qu'elle avait aimé dans
sa jeunesse, qu'elle avait sans doute dansé souvent avec son amant,
et qui lui revint à la mémoire au moment d'expirer. Elle ne fit pas
entendre une seule plainte; sourde aux cris et aux supplications de sa
mère oui se tordait les bras et qu'on retenait de force pour l'empêcher
de courir auprès d'elle, elle chanta longtemps, puis elle parut à la
fenêtre une dernière fois, et, reconnaissant son père:

--Ah! monsieur Bricolin, lui cria-t-elle, c'est un bien beau jour pour
vous que le _jour d'aujourd'hui!_

Ce fut sa dernière parole. Quand on fut maître de l'incendie, on
retrouva ses os calcinés sur le pavé de la chapelle.

Cette affreuse mort acheva d'égarer l'esprit de M. Bricolin et de briser
le courage de sa femme. Ils ne songèrent plus à arrêter personne, et,
pendant toute la journée, Rose, la mère Bricolin et son vieux mari
furent complètement oubliés d'eux. Enfermés à la cure, M, et Mme
Bricolin ne voulurent voir personne, et n'en sortirent que lorsqu'ils
eurent épuisé ensemble toute, l'amertume de leur peine.



XXXVII.

CONCLUSION.

Marcelle avait eu la présence d'esprit de prévoir que Rose, malade et
brisée par tant d'émotions, n'apprendrait pas sans danger la déplorable
fin de sa soeur. Elle avait suggéré au meunier de la mettre bien vite
dans le cabriolet du notaire et de l'emmener à son moulin avec la
grand'mère et le vieux infirme, dont la bonne femme ne voulait pas se
séparer. Marcelle, appuyée sur le bras de Lémor qui portait Edouard dans
ses bras, les suivit de près.

Pendant quelques jours Rose eut tous les soirs d'assez vifs accès de
fièvre. Ses amis ne la quittaient pas d'un instant, et, après avoir
réussi à lui cacher le spectacle des funérailles du mendiant Cadoche,
qui fut porté en terre avec toutes les cérémonies qu'il avait exigées,
ils lui laissèrent ignorer la mort de la folle jusqu'à ce qu'elle fût
en état de supporter cette nouvelle; mais pendant bien longtemps encore
elle n'en connut pas les affreuses circonstances.

Marcelle consulta M. Tailland sur la valeur de l'acte passé avec
Bricolin.

L'avis du notaire ne fut pas favorable. Le mariage étant _d'ordre
public_, on n'en pouvait faire une clause de vente. Dans le cas de
clauses illicites, la vente subsiste et lesdites clauses sont _réputées
non écrites_. Tels sont les termes de la loi. M. Bricolin les
connaissait avant la signature de l'acte.

Au bout de trois jours, on vit arriver au moulin le fermier pâle,
abattu, maigri de moitié, ayant perdu jusqu'à l'envie de boire pour
se donner du coeur. Il paraissait incapable de se mettre en colère;
cependant, on ignorait dans quelles intentions il venait à Angibault, et
Marcelle, qui voyait Rose encore bien faible, tremblait qu'il ne vînt la
réclamer avec des paroles et des manières outrageantes. Tout le monde
était inquiet, et on sortit en masse au-devant de lui pour l'empêcher
d'entrer s'il n'annonçait pas des intentions pacifiques.

Il débuta par intimer froidement à la mère Bricolin l'ordre de lui
ramener sa fille au plus vite. Il avait loué une maison dans le bourg de
Blanchemont, et il allait commencer les travaux de reconstruction.--Mais
de ce que je suis mal logé, dit-il, ce n'est pas une raison pour que je
sois privé de la société de ma fille et pour qu'elle refuse ses soins à
sa mère. Ce serait le fait d'un enfant dénaturé.

En parlant ainsi, Bricolin lançait au meunier des regards farouches. On
voyait bien qu'il voulait tirer sa fille de chez lui, sans esclandre,
sauf à exhaler ensuite sa rancune et à accuser au besoin Grand-Louis de
l'avoir enlevée.

--C'est juste, c'est juste, dit la mère Bricolin, qui s'était chargée de
répondre. Il y a longtemps que Rose demande à retourner auprès de son
père et de sa mère; mais comme elle est encore malade, nous l'en avons
empêchée. Je pense qu'aujourd'hui elle sera en état de te suivre, et je
suis prête à l'accompagner avec mon vieux, si tu as de quoi nous loger.
Laisse seulement à madame Marcelle le temps de préparer la petite
au plaisir et à la secousse de te revoir. Moi, j'ai à te parler en
particulier, Bricolin; viens dans ma chambre.

La vieille femme le conduisit dans la chambre qu'elle partageait avec la
meunière. Marcelle et Rose avaient été installées dans celle du meunier.
Lémor et Grand-Louis couchaient au foin avec délices.

--Bricolin, dit la bonne femme, tu vas faire bien de la dépense pour ces
bâtiments! Où donc prendras-tu l'argent?

--Qu'est-ce que ça vous fait, la mère? vous n'en avez pas à me donner,
répondit Bricolin d'un ton brusque. Je suis à court, il est vrai, dans
ce moment; mais j'emprunterai. Je ne serai pas embarrassé pour trouver
du crédit.

--Oui, mais avec de gros intérêts, comme c'est l'usage, et puis quand
il faut rendre ça, on est déjà lancé dans de nouvelles dépenses
nécessaires, inévitables. Ça gène, ça encombre, et on ne sait plus
comment en sortir.

--Eh bien! qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse? puis-je serrer,
l'année prochaine, mes récoltes dans mon sabot, et mettre mon bétail à
l'abri sous un balai?

--Qu'est-ce que ça coûtera donc, tout ça?

--Dieu sait!

--A peu près?

--De quarante-cinq à cinquante mille francs, tout au moins; quinze à
dix-huit mille pour les bâtiments, autant pour le cheptel, et autant que
j'ai perdu de ma récolte et de mes profits de l'année!

--Oui, ça fait cinquante mille francs environ. C'est bien mon calcul. Eh
bien! dis donc, Bricolin, si je te donnais ça, que ferais-tu pour moi?

--Vous? s'écria Bricolin dont les yeux reprirent leur feu accoutumé;
avez-vous donc des économies que vous m'aviez cachées, ou est-ce que
vous radotez?

--Je ne radote pas. J'ai là cinquante mille francs en or que je te
donnerai, si tu veux me laisser marier Rose à mon gré.

--Ah! voilà! toujours le meunier! Toutes les femmes en sont folles de
cet ours-là, même les vieilles de quatre-vingts ans.

--C'est bon, c'est bon, plaisante, mais accepte.

--Et où est-il, cet argent?

--Je l'ai donné à garder à Grand-Louis, dit la vieille qui savait son
fils capable de le lui arracher, de force, des mains dans un moment
d'ivresse, s'il venait à le voir.
                
Go to page: 1234567891011121314
 
 
Хостинг от uCoz