--Et pourquoi à Grand-Louis, et non pas à moi ou à ma femme? Vous voulez
donc lui en faire une donation si je ne fais pas votre volonté?
--L'argent d'autrui est en sûreté dans ses mains, dit la vieille, car
il a eu celui-là à mon insu, et il me l'a rapporté quand je le croyais
perdu pour toujours. Il est à mon homme, s'entend; mais puisque vous
l'avez fait interdire, et que nous nous étions, sous l'ancienne loi,
donné notre bien à fonds perdu, au dernier vivant, j'en dispose!
--Mais c'est donc un recouvrement? C'est impossible! vous vous moquez de
moi, et je suis bien bon de vous écouter!
--Écoute, dit la mère Bricolin, c'est une drôle d'histoire.
Et elle raconta à son fils toute l'histoire de Cadoche et de sa
succession.
--Et le meunier t'a rapporté cet argent-là quand il pouvait n'en rien
dire? s'écria le fermier stupéfait. Mais c'est très-honnête, ça, c'est
très-_joli_ de sa part! Il faudra lui faire un cadeau.
--Il n'y a qu'un cadeau à lui faire: c'est la main de Rose, puisqu'elle
lui a déjà fait le cadeau de son coeur.
--Mais je ne donnerai pas de dot! s'écria Bricolin.
--Ça va sans dire, qui est-ce qui t'en parle?
--Faites-moi donc voir cet argent-là!
La mère Bricolin conduisit son fils auprès du meunier, qui lui montra le
pot de fer et _son contenu_.
--Et de cette manière-là, dit le fermier ébloui et comme ressuscité par
la vue de tant d'or monnayé, madame de Blanchemont n'est pas absolument
dans la misère?
--Grâce à Dieu!
--Et à toi, Grand-Louis?
--Grâce à la fantaisie du père Cadoche.
--Et toi, de quoi hérites-tu?
--De trois mille francs, dont un tiers est destiné à la Piaulette et le
reste à établir deux autres familles auprès de moi. Nous travaillerons
tous ensemble et nous nous associerons pour les profits.
--C'est bête, ça!
--Non, c'est utile et juste.
--Mais pourquoi ne pas garder ces mille écus pour les présents de noces
de... de ta femme?
--Ça sentirait l'argent volé; et quand même ça ne serait que le produit
de l'aumône, vous, qui êtes si fier, voudriez-vous que Rose eût sur
le corps des robes payées avec tous les gros sous du pays, donnés en
charité à un mendiant?
--On n'aurait pas été obligé de dire d'où ça provenait!... Ah ça, à
quand la noce, Grand-Louis?
--Demain, si vous voulez.
--Publions les bans demain, et remets-moi l'argent aujourd'hui, j'en ai
besoin.
--Non pas! non pas! s'écria la vieille fermière. Tu l'auras le jour de
la noce. Donnant, donnant, mon garçon!
La vue de l'or avait ranimé M. Bricolin. Il se mit à table, trinqua avec
le meunier, embrassa sa fille, et remonta sur son bidet, entre deux
vins, pour aller mettre ses maçons à l'ouvrage.
--Comme ça, se disait-il en souriant, j'ai toujours Blanchemont pour
deux cent cinquante mille francs, et même pour deux cent mille francs,
puisque je ne dote pas ma dernière fille!
--Et nous aussi, Lémor, nous allons faire bâtir, dit Marcelle à son
amant lorsque Bricolin fut parti. Nous sommes riches; nous avons de quoi
élever une jolie maisonnette rustique, où _notre_ enfant aura une bonne
éducation; car tu seras son précepteur, et le meunier lui apprendra son
état. Pourquoi ne serait-on pas à la fois un ouvrier laborieux et un
homme instruit?
--Et je compte bien commencer par moi-même, dit Lémor. Je ne suis qu'un
ignorant; je m'instruirai le soir à la veillée. Je suis garçon de
moulin; l'état me plaît et je le garde pour la journée. Quelle belle
santé cette vie va faire à notre Edouard!
--Eh bien, madame Marcelle, dit le Grand-Louis, en prenant la main de
Lémor, vous qui me disiez, la première fois que vous êtes venue ici... (
il y a huit jours, ni plus ni moins! ) que votre bonheur serait d'avoir
une petite maison bien propre, avec du chaume dessus et des pampres
verts tout autour, dans le genre de la mienne; une vie simple et pas
trop gênée comme la mienne, un fils occupé et pas trop bête, comme
moi... Et tout cela ici, sur notre rivière de Vauvre qui a l'honneur de
vous plaire, et à côté de nous qui sommes de bons voisins!
--Et tout cela en commun, dit Marcelle, car je ne l'entends pas
autrement!
--Oh! c'est impossible! Votre part, quant à présent, est plus grosse que
la mienne.
--Vous calculez mal, meunier, dit Lémor; le tien et le mien entre amis
sont des énormités comme deux et deux font cinq.
--Me voilà donc riche et savant! reprit le meunier, car j'ai le coeur de
Rose et vous allez me parler tous les jours! Quand je vous le disais,
monsieur Lémor, qu'il se ferait un miracle pour moi et que tout
s'arrangerait! Je ne comptais pourtant pas sur l'oncle Cadoche!
--Qu'est-ce que tu as donc à danser comme ça, _alochon_? dit Édouard.
--J'ai, mon enfant, répondit le meunier en l'élevant dans ses bras,
qu'en jetant mes filets, j'ai péché, dans le plus clair de l'eau, un
petit ange qui m'a porté bonheur, et, dans le plus trouble, un vieux
diable d'oncle que je réussirai peut-être à faire sortir du purgatoire!
FIN DU MEUNIER D'ANGIBAULT.