George Sand

Le meunier d'Angibault
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[Illustration: L'échantillon du terroir qui se présentait...]

Mais notre voyageuse eut bientôt perdu de vue ce magnifique panorama.
Une fois engagée dans les versants de la Vallée-Noire, on change de
spectacle. Descendant et gravissant tour à tour des chemins encaissés de
buissons élevés, on ne côtoie point de précipices, mais ces chemins sont
des précipices eux-mêmes. Le soleil, en s'abaissant derrière les arbres,
leur donne une physionomie particulière étrangement gracieuse et
sauvage. Ce sont des fuyants mystérieux sous d'épais ombrages, des
_traînes_ d'un vert d'émeraude qui conduisent à des impasses ou à des
mares stagnantes, des tournants rapides qu'on ne peut plus remonter
quand on les a descendus en voiture, enfin, un enchantement continuel
pour l'imagination, avec des dangers très-réels cour ceux qui vont, à
l'aventure, essayer, autrement qu'à pied, et tout au plus à cheval, ces
détours séduisants, capricieux et perfides.

Tant que le soleil fut sur l'horizon, l'automédon aux crins roux se
tira assez bien d'affaire. Il suivit le chemin le plus battu, et par
conséquent le plus rude, mais aussi le plus sûr. Il traversa deux
ou trois ruisseaux en s'attachant aux traces de roues de charrettes
empreintes sur les rives. Mais quand le soleil fut couché, la nuit
se fit vite dans ces chemins creux, et le dernier paysan auquel on
s'adressa répondit d'un air d'insouciance:

--Marchez! marchez! vous n'avez plus qu'une petite lieue, et le chemin
est toujours bon.

Or, c'était le sixième paysan qui, depuis environ deux heures, annonçait
qu'on n'avait plus qu'une petite lieue à faire, et ce chemin, toujours
si bon, était tel que le cheval était exténué, et les voyageurs au bout
de leur patience. Marcelle elle-même commençait à craindre de verser;
car si le patachon et son bidet choisissaient en plein jour leur passage
avec beaucoup d'adresse, il était impossible, qu'en pleine nuit, ils
pussent éviter ces fausses voies que la coupure inégale des terrains
rend aussi dangereuses que pittoresques, et qui, en s'interrompant tout
à coup, vous exposent à un saut de dix ou douze pieds à pic. Le
gamin n'avait jamais pénétré aussi avant dans la Vallée-Noire; il
s'impatientait, jurait comme un possédé chaque fois qu'il était forcé
de retourner sur ses pas pour reprendre la voie; il se plaignait de la
soif, de la faim, se lamentait sur la fatigue de son cheval, tout en le
rouant de coups, et se donnait des airs de citadin pour vouer à tous les
diables ce pays sauvage et ses stupides habitants.

[Illustration: Nos voyageurs embarrassés s'adressèrent à un mendiant.]

Plus d'une fois, voyant le chemin rapide, mais sec, Marcelle et ses gens
avaient mis pied à terre; mais on ne pouvait marcher cinq minutes
sans arriver à un de ces fonds où le chemin se resserre et se trouve
entièrement occupé par une source à fleur de terre, sans écoulement, et
formant une mare liquide impossible à franchir à pied pour une femme
délicate. La Parisienne Suzette aimait mieux verser, disait-elle, que de
laisser sa chaussure dans ces bourbiers, et Lapierre, qui avait passé sa
vie en escarpins sur des parquets bien luisants, était tellement gauche
et démoralisé, que madame de Blanchemont n'osait plus lui laisser porter
son fils.

Le réponse ordinaire dû paysan, quand on lui demande n'importe quel
chemin, c'est de vous dire: _Marchez tout droit, toujours tout droit._
C'est tout simplement une facétie, une espèce de calembour qui signifie
qu'on doit marcher sur ses jambes, car il n'y a pas un seul chemin
tout droit dans la Vallée-Noire. Les nombreux ravins de l'Indre, de
la Vauvre, de la Couarde[2], du Gourdon et de cent autres moindres
ruisseaux qui changent de nom dans leur cours, et qui n'ont jamais été
avilis sous le joug d'aucun pont ni chaussée, vous forcent à mille
détours pour chercher un endroit guéable, de sorte que vous êtes souvent
obligé de tourner le dos au lieu vers lequel vous vous dirigez.

[Note 2: La _Couarde_ est ainsi nommée, parce que son cours est
partout caché sous les buissons, où elle semble avoir peur d'être
découverte. C'est un ruisseau noir, étroit et profond, qui coule en
silence, et qui est, disent les paysans, plus traître qu'il n'est gros.
La _Tarde_ est une autre rivière molle et paresseuse qui arrose aussi de
délicieuses prairies.]

Arrivés à un carrefour surmonté d'une croix, endroit sinistre que
l'imagination des paysans peuple toujours de démons, de sorciers et
d'animaux fantastiques, nos voyageurs embarrassés s'adressèrent à un
mendiant qui, assis sur la _pierre des morts_[3], leur criait d'une voix
monotone: «Ames charitables, ayez pitié d'un pauvre malheureux!»

[Note 3: C'est une pierre creuse; où chaque enterrement qui
passe dépose et laisse au pied de la croix une petite croix de bois
grossièrement taillée.]

La grande taille voûtée de cet homme très-vieux, mais encore robuste, et
armé d'un bâton énorme, avait un aspect peu rassurant, dans le cas d'une
attaque seul à seul. On ne distinguait pas bien ses traits sévères, mais
il y avait, dans l'inflexion de sa voix rauque, quelque chose de plus
impérieux que suppliant. Son attitude triste et ses haillons immondes
contrastaient avec l'intention évidemment facétieuse qui lui faisait
porter un vieux bouquet et un ruban fané à son chapeau.

--Mon ami, lui dit Marcelle en lui donnant une pièce d'argent,
indiquez-nous le chemin de Blanchemont, si vous le connaissez.

Au lieu de lui répondre, le mendiant continua gravement à prononcer à
haute voix un _Ave Maria_ en latin, qu'il avait entamé à son intention.

--Répondez donc, lui dit Lapierre, vous marmotterez vos patenôtres
après.

Le mendiant tourna la tête vers le laquais d'un air de mépris, et
continua son oraison.

--Ne parlez pas à cet homme-là, dit le patachon, c'est un vieux gueux
qui bat la campagne et qui ne sait jamais où il va; on le rencontre
partout, et nulle part on ne le trouve dans son bon sens.

--Le chemin de Blanchemont? dit enfin le mendiant lorsqu'il eut achevé
sa prière; vous n'y êtes pas, mes enfants; il faut retourner et prendre
le premier qui descend à droite.

--En êtes-vous sûr? dit Marcelle.

--J'y ai passé plus de six cents fois. Si vous ne me croyez pas, faites
comme vous voudrez; ça m'est égal, à moi.

--Il paraît sûr de son fait, dit Marcelle à son conducteur. Écoutons-le;
quel intérêt aurait-il à nous tromper?

--Bah! le plaisir de mal faire, répondit le patachon soucieux. Je me
méfie de cet homme-là.

Marcelle insista pour suivre l'avis du mendiant, et bientôt la patache
s'enfonça dans une traîne étroite, tortueuse et singulièrement rapide.

--Je dis, moi, reprit en jurant le patachon, dont le cheval trébuchait à
chaque pas, que ce vieux sournois nous égare.

--Avancez, dit Marcelle, puisqu'il n'y a pas moyen de reculer.

Plus on avançait, plus le chemin devenait quasi impossible; mais il
était trop étroit pour retourner la voiture: deux haies splendides
la serraient de près. Après avoir fait, des miracles de force et de
dévouement, le petit cheval arriva au bas, sous un massif de vieux
chênes qui paraissait être la lisière d'un bois. Le chemin s'élargit
tout à coup, et l'on se vit en face d'une grande flaque d'eau dormante
qui ne ressemblait guère au gué d'une rivière. Le patachon s'y engagea
pourtant; mais, au beau milieu, il enfonça tellement qu'il voulut tirer
de côté; ce fut le dernier exploit de son maigre Bucéphale. La patache
pencha jusqu'au moyeu, et l'animal s'abattit en brisant ses traits.
Il fallut le dételer. Lapierre se mit dans l'eau jusqu'aux genoux, en
gémissant comme un homme à l'agonie; et, quand il eut aidé le patachon à
se tirer d'affaire, tous leur efforts furent vains (ils n'étaient forts
ni un ni l'autre) pour relever la voiture. Alors le patachon sauta
lestement sur sa bête, et pestant contre le sorcier de mendiant, jurant
par tous les diables de l'enfer il partit au grand trot, promettant
d'aller chercher du secours, mais d'un ton qui faisait présager qu'il se
reprocherait fort peu de laisser ses voyageurs dans le bourbier jusqu'au
jour.

La patache n'avait pas été culbutée. Nonchalamment penchée dans le
marécage, elle était encore fort habitable, et Marcelle s'arrangea sur
la banquette du fond avec son fils étendu sur elle pour le faire dormir
plus commodément, car il y avait longtemps qu'Édouard demandait son
souper et son lit, et quelques friandises, mises en réserve dans la
poche de Suzette, ayant apaisé sa faim, il ne se fit pas prier pour
commencer son somme. Madame de Blanchemont jugeant que le petit
conducteur ne se presserait pas de revenir, dans le cas où il trouverait
un bon gîte, engagea Lapierre à aller voir aux environs s'il ne
découvrirait pas quelqu'une de ces chaumières si bien tapies sous la
feuillée, si bien fermées et silencieuses après le coucher du soleil,
qu'il faut les toucher pour les voir, et les prendre d'assaut pour y
trouver l'hospitalité à cette heure indue. Le vieux Lapierre n'avait
qu'un souci: c'était de trouver du feu pour se sécher les pieds, et se
garantir d'un rhumatisme. Il ne se fit donc pas prier pour sortir du
marais, après s'être toutefois assuré que la patache, appuyée sur le
tronc renversé d'un vieux saule, ne risquait pas d'enfoncer davantage.

La plus désolée était Suzette qui avait grand'peur des voleurs, des
loups et des serpents, trois fléaux inconnus dans la Vallée-Noire, mais
qui ne sauraient sortir de l'esprit d'une femme de chambre en voyage.
Cependant le sang-froid enjoué de sa maîtresse l'empêcha de se livrer
tout haut à ses terreurs, et, s'étant _calée_ de son mieux sur la
banquette de devant, elle prit le parti de pleurer en silence.

--Eh bien! qu'avez-vous donc, Suzette? lui dit Marcelle lorsqu'elle s'en
aperçut.

--Hélas! Madame, répondit-elle en sanglotant, n'entendez-vous pas
chanter les grenouilles? Elles vont venir sur nous et remplir la
voiture...

--Et nous dévorer, sans doute? reprit madame de Blanchemont en éclatant
de rire.

En effet, les vertes habitantes du marécage, un instant troublées par
la chute du cheval et les clameurs du phaéton, avaient repris leur
psalmodie monotone. On entendait aussi aboyer et hurler les chiens,
mais si loin, qu'il n'y avait guère lieu de compter sur une prompte
assistance. La lune ne se levait pas encore, mais les étoiles brillaient
dans l'eau stagnante du marécage qui avait repris sa limpidité. Une
brise tiède soufflait dans les grands roseaux qui s'élevaient en touffes
épaisses sur la rive.

--Allons, Suzette, dit Marcelle qui se livrait déjà à une rêverie
poétique, on n'est pas si mal que je l'aurais cru dans un bourbier, et
si vous le voulez bien, vous y dormirez comme dans votre lit.

--Il faut que Madame ait perdu l'esprit, pensa Suzette, pour se trouver
bien dans une pareille situation.

O ciel! Madame! s'écria-t-elle après un moment de silence, il me semble
que j'entends hurler un loup! Est-ce que nous ne sommes pas au milieu
d'une forêt?

--La forêt n'est, je crois, qu'une saulée, répondit Marcelle, et, quant
au loup qui hurle, c'est un homme qui chante. S'il se dirigeait de notre
côté, il pourrait nous aider à gagner la terre ferme.

--Et si c'était un voleur?

--En ce cas, c'est un voleur bienveillant qui chante pour nous avertir
de prendre garde à nous. Écoutez, Suzette, sans plaisanterie, il vient
par ici, la voix se rapproche.

En effet, une voix pleine, et d'une mâle harmonie, quoique rude et sans
art, planait sur les champs silencieux, accompagnée comme en mesure
par le pas lent et régulier d'un cheval; mais cette voix était encore
éloignée et rien n'assurait que le chanteur marchât dans la direction du
marécage, qui pouvait bien n'être qu'une impasse. Quand la chanson fut
finie, soit que le cheval marchât sur l'herbe, soit que le villageois se
fut détourné, on n'entendit plus rien.

En ce moment, Suzette, rendue à ses terreurs, vit une ombre silencieuse
qui se glissait le long du marécage, et qui, reflétée dans l'eau,
paraissait gigantesque. Elle laissa échapper un cri, et l'ombre,
s'enfonçant dans le bourbier, vint droit vers la patache, quoique avec
lenteur et précaution.

--N'ayez pas peur, Suzette, dit madame de Blanchemont qui, en ce moment,
n'était pas très-rassurée elle-même; c'est notre vieux mendiant de tout
à l'heure; il nous indiquera peut-être une maison d'où l'on pourra venir
nous porter du secours.

--Mon ami, dit-elle avec beaucoup de présence d'esprit, mon domestique,
_qui est là_, va aller auprès de vous pour que vous lui montriez le
chemin d'une habitation quelconque.

--Ton domestique, ma petite? répondit familièrement le mendiant, il
n'est pas là; il est déjà loin... Et d'ailleurs, il est si vieux, si
bête, si faible, qu'il ne te servirait de rien ici.

Pour le coup, Marcelle eut peur.



IV.

LE MARÉCAGE.

Cette réponse ressemblait à la bravade farouche d'un homme qui a de
mauvaises intentions. Marcelle saisit Édouard dans ses bras, résolue à
le défendre au prix de sa vie, s'il le fallait: et elle allait sauter
dans l'eau du côté opposé à celui par lequel s'approchait le mendiant,
lorsque la chanson rustique qui s'était fait déjà entendre reprit un
second couplet, et cette fois à une distance très-rapprochée.

Le mendiant s'arrêta.

--Nous sommes perdues, murmura Suzette, voilà le reste de la bande qui
arrive.

--Nous sommes sauvées, au contraire, lui répondit Marcelle, c'est la
voix d'un brave paysan.

En effet, cette voix était pleine de sécurité, et ce chant calme et
pur annonçait la paix d'une bonne conscience. Le pas du cheval se
rapprochait aussi. Évidemment le villageois descendait le chemin qui
conduisait au marécage.

Le mendiant recula jusqu'au bord et resta immobile, paraissant montrer
plus de prudence que de frayeur.

Marcelle se pencha alors en dehors de la patache pour appeler le
passant; mais il chantait trop fort pour l'entendre, et si son cheval,
effrayé à l'aspect de la masse noire que la patache présentait devant
lui, ne se fût arrêté en soufflant avec force, le maître eut passé à
côté sans y faire attention.

--Que diable est-ce là? cria enfin une voix de stentor qui n'exprimait
aucune crainte, et que madame de Blanchemont reconnut aussitôt pour
celle du grand farinier. Holà hé! les amis! votre carrosse ne roule
guère. Êtes vous tous morts là dedans, que vous ne dites rien?

Quand Suzette eut reconnu le meunier, dont la belle prestance l'avait
déjà frappée agréablement le matin, malgré son peu de toilette, elle
redevint fort gracieuse. Elle exposa le cas piteux où sa maîtresse et
elle se trouvaient réduites, et le Grand-Louis, après avoir ri sans
façon de leur mésaventure, assura que rien n'était plus facile que de
les délivrer. Il alla d'abord se débarrasser d'un gros sac de blé
qu'il portait sur son cheval, en travers devant lui, et apercevant le
mendiant, qui ne paraissait pas songer à se cacher:

--Tiens, vous êtes donc là, père Cadoche? lui dit-il d'un ton
bienveillant. Rangez-vous que je jette mon sac!

--J'étais là pour essayer d'aider à ces pauvres enfants! répondit le
mendiant; mais il y a tant d'eau, que je n'ai pas pu avancer.

--Restez tranquille, mon vieux, et ne vous mouillez pas inutilement. À
votre âge, c'est dangereux. Je tirerai bien ces femmes de là sans vous.
Et il revint chercher madame de Blanchemont, en s'enfonçant dans la vase
jusqu'au poitrail de sa bête: «Allons, Madame, dit-il gaiement, avancez
un peu sur le brancard, et asseyez vous derrière moi; il n'y a rien de
plus facile. Vous ne vous mouillerez pas seulement le bout des pieds,
car vous n'avez pas les jambes si longues que votre serviteur. Faut-il
que votre patachon soit bête pour vous avoir fourrées là dedans, quand,
à deux pas sur la gauche, il n'y a pas six pouces de fange!»

--Je suis désolée de vous faire prendre un si vilain bain de jambes, dit
Marcelle, mais mon enfant...

--Ah! le petit monsieur? C'est, juste! lui d'abord. Passez-le-moi...
c'est cela... le voilà devant moi. Soyez tranquille, la selle ne le
blessera pas, mon cheval n'en use guère, ni moi non plus. Allons,
asseyez-vous derrière moi, ma petite dame, et n'ayez pas peur. La Sophie
a les reins forts et les jambes sûres.

Le meunier déposa doucement la mère et l'enfant sur le gazon.

--Et moi, criait Suzette, allez-vous me laisser là dedans?

--Non pas, Mademoiselle, dit le Grand-Louis en retournant la chercher.
Donnez-moi aussi vos paquets, nous sortirons tout, soyez tranquille.

--A présent, dit-il, quand il eut effectué le débarquement complet, ce
patachon de malheur viendra chercher sa carcasse de voiture quand il
voudra. Je n'ai ni traits ni cordes pour y atteler Sophie; mais je vas
vous conduire où vous voudrez, mes petites dames.

--Sommes-nous bien loin de Blanchemont? demanda Marcelle.

--Diable, oui! votre patachon a pris un drôle de chemin pour vous y
conduire! Il y a d'ici deux lieues de pays, et quand nous y arriverons
tout le monde sera couché; ce ne sera pas chose aisée que de nous faire
ouvrir. Mais si vous voulez, nous ne sommes qu'à une petite lieue de mon
moulin d'Angibault; ça n'est pas riche, mais c'est propre, et ma mère
est une bonne femme qui ne fera pas la grimace pour se relever, pour
mettre des draps blancs dans les lits, et pour tordre le cou à deux
poulets. Ça vous va-t-il? sans façon, allons, Mesdames! à la guerre
comme à la guerre, au moulin comme au moulin. Demain matin on aura
ramassé et décrotté la patache, qui ne s'enrhumera pas pour passer la
nuit au frais, et on vous conduira à Blanchemont à l'heure que vous
voudrez.

Il y avait de la cordialité et même une sorte de délicatesse dans la
brusque invitation du meunier. Marcelle, gagnée par son bon coeur et par
la mention qu'il avait faite de sa mère, accepta avec reconnaissance.

--C'est bien, vous me faites plaisir, dit le farinier; je ne vous
connais pas, vous êtes peut-être la dame de Blanchemont, mais ça m'est
égal; quand vous seriez le diable (et on dit que le diable se fait beau
et joli quand il veut), je serais content de vous empêcher de passer une
mauvaise nuit. Ah ça! je ne peux pas laisser mon sac de blé; je vas le
charger sur Sophie, le petit s'asseoira dessus, la maman derrière; ça
ne vous gênera pas, au contraire, ça vous servira à vous appuyer. La
demoiselle viendra à pied avec moi, en causant avec le père Cadoche, qui
n'est pas très-bien mis, mais qui a beaucoup d'esprit. Mais où a-t-il
passé, ce vieux lézard? dit-il en cherchant des yeux le mendiant qui
avait disparu. Holà hé! père Cadoche! Venez-vous coucher à la maison?...
Il ne répond pas; allons, ce n'est pas son idée pour ce soir. Marchons,
Mesdames.

--Cet homme nous a beaucoup effrayées, dit Marcelle. Vous le connaissez
donc?

--Depuis que je suis au monde. Ce n'est pas un méchant homme, et vous
avez eu tort de le craindre.

--Il me semble pourtant qu'il nous a fait des menaces, et sa manière de
tutoyer m'a paru peu amicale.

--Il vous a tutoyées? Vieux farceur! Il n'est pas honteux, celui-là!
Mais c'est sa manière d'être; n'y faites pas attention. C'est un homme
sans malice, un original! c'est le père Cadoche enfin, l'_oncle à tout
le monde_, comme on l'appelle, et qui promet sa succession à tous les
passants, quoiqu'il soit aussi gueux que son bâton.

Marcelle chemina fort commodément sur la robuste et pacifique Sophie.
Le petit Édouard, qu'elle tenait bien serré devant elle, «goûtait fort
cette façon d'aller,» comme dit le bon La Fontaine. Il talonnait de ses
deux petits pieds l'encolure de la bête, qui ne le sentait pas et n'en
allait pas plus vite. Elle marchait comme un vrai cheval de meunier,
sans avoir besoin d'être guidée, connaissant son chemin par coeur, et se
dirigeant dans l'obscurité, à travers l'eau et les pierres, sans
jamais se tromper ni faire un faux pas. A la requête de Marcelle, qui
craignait, pour son vieux serviteur, une nuit passée à la belle étoile,
le meunier fit retentir sa voix tonnante à plusieurs reprises, et
Lapierre, qui s'était égaré dans un taillis voisin, et tournait, depuis
une demi-heure, dans l'espace d'un arpent, vint bientôt rejoindre la
petite caravane.

Au bout d'une heure de marche le bruit d'une écluse se fit entendre,
et les premières blancheurs de la lune éclairèrent le toit couvert de
pampre du moulin, et les bords argentés de la rivière, jonchés de menthe
et de saponaire.

Marcelle sauta légèrement sur ce tapis parfumé, après avoir remis dans
les bras du meunier l'enfant, qui, tout joyeux et tout fier de son
voyage équestre, lui jeta ses petits bras autour du cou, en lui disant:

--Bonjour, _alochon_.

Ainsi que le Grand-Louis l'avait annoncé, sa vieille mère se releva sans
humeur, et avec l'aide d'une petite servante de quatorze à quinze ans,
les lits furent bientôt prêts. Madame de Blanchemont avait plus besoin
de repos que de souper: elle empêcha la vieille meunière de lui servir
autre chose qu'une tasse de lait, et, brisée de fatigue, elle s'endormit
avec son enfant attaché à son flanc maternel, dans un lit de plume,
appelé _couette_, d'une hauteur démesurée et d'un moelleux recherché.
Ces lits, dont tout le défaut est d'être trop chauds et trop doux,
composent, avec une paillasse rebondie, tout le coucher des habitants
aisés ou misérables d'un pays où les oies abondent, et où les hivers
sont très-froids.

Fatigué d'un long voyage de quatre-vingts lieues fait très rapidement,
et surtout de la course en patache qui en avait été pour ainsi dire le
bouquet, la belle Parisienne eût volontiers dormi la grasse matinée;
mais à peine l'aube eut-elle paru, que le chant des coqs, le _tic-tac_
du moulin, la grosse voix du meunier et tous les bruits du travail
rustique la forcèrent de renoncer à un plus long repos. D'ailleurs,
Edouard qui n'était pas fatigué le moins du monde et que l'air de la
campagne stimulait déjà, commençait à gambader sur son lit. Malgré tout
le tapage du dehors, Suzette, couchée dans la même chambre, dormait si
profondément, que Marcelle se fit conscience de la réveiller. Commençant
donc le genre de vie nouveau qu'elle avait résolu d'embrasser, elle se
leva et s'habilla sans l'aide de sa femme de chambre, fit elle-même
avec un plaisir extrême la toilette de son fils, et sortit pour aller
souhaiter le bonjour à ses hôtes. Elle ne trouva que le garçon de moulin
et la petite servante, qui lui dirent que le maître et la maîtresse
venaient d'aller au bout du pré pour s'occuper du déjeuner. Curieuse de
savoir en quoi consistaient ces préparatifs, Marcelle franchit le pont
rustique qui servait en même temps de pelle au réservoir du moulin, et
laissant sur sa droite une belle plantation de jeunes peupliers, elle
traversa la prairie en longeant le cours de la rivière, ou plutôt du
ruisseau, qui, toujours plein jusqu'aux bords et rasant l'herbe fleurie,
n'a guère en cet endroit plus de dix pieds de large. Ce mince cours
d'eau est pourtant d'une grande force, et aux abords du moulin il forme
un bassin assez considérable, immobile, profond et uni comme une glace,
où se reflètent les vieux saules et les toits moussus de l'habitation.
Marcelle contempla ce site paisible et charmant, qui parlait à son coeur
sans qu'elle sût pourquoi. Elle en avait vu de plus beaux; mais il
est des lieux qui nous disposent à je ne sais quel attendrissement
invincible, et où il semble que la destinée nous attire pour nous y
faire accepter des joies, des tristesses ou des devoirs.



V.

LE MOULIN.

Quand Marcelle pénétra dans les vastes bosquets où elle comptait trouver
ses hôtes, elle crut entrer dans une forêt vierge. C'était une suite de
terrains minés et bouleversés par les eaux, couverts de la plus épaisse
végétation. On voyait que la petite rivière faisait là de grands
ravages à la saison des pluies. Des aunes, des hêtres et des trembles
magnifiques à demi renversés, et laissant à découvert leurs énormes
racines sur le sable humide, semblables à des serpents et à des hydres
entrelacés, se penchaient les uns sur les autres dans un orgueilleux
désordre. La rivière, divisée en nombreux filets, découpait, suivant son
caprice, plusieurs enceintes de verdure, où, sur un gazon couvert de
rosée, s'entre-croisaient des festons de ronces vigoureuses, et cent
variétés d'herbes sauvages hautes comme des buissons et abandonnées à la
grâce incomparable de leur libre croissance. Jamais jardin anglais
ne pourrait imiter ce luxe de la nature, ces masses si heureusement
groupées, ces bassins nombreux que la rivière s'est creusés elle-même
dans le sable et dans les fleurs, ces berceaux qui se rejoignent sur
les courants, ces accidents heureux du terrain, ces digues rompues, ces
pieux épars que la mousse dévore et qui semblent avoir été jetés là pour
compléter la beauté du décor. Marcelle resta plongée dans une sorte
de ravissement, et, sans le petit Edouard qui courait comme un faon
échappé, avide d'imprimer le premier la trace de ses pieds mignons sur
les sables fraîchement déposés au rivage, elle se fût oubliée longtemps.
Mais la crainte de le voir tomber dans l'eau réveilla sa sollicitude;
et, s'attachant à ses pas, courant après lui, et s'enfonçant de plus en
plus dans ce désert enchanté, elle croyait faire un de ces rêves où la
nature nous apparaît si complète dans sa beauté, qu'on peut dire avoir
vu parfois, en songe, le paradis terrestre.

Enfin le meunier et sa mère se montrèrent sur l'autre rive; l'un jetant
l'épervier et pêchant des truites, l'autre trayant sa vache.

--Ah! ah! ma petite dame, déjà levée! dit le farinier. Vous voyez, nous
nous occupons de vous. Voilà la vieille mère qui se tourmente de n'avoir
rien de bon à vous servir; mais moi je dis que vous vous contenterez de
notre bon coeur. Nous ne sommes ni cuisiniers ni aubergistes, mais quand
on a bon appétit d'un côté et bonne volonté de l'autre...

--Vous me traitez cent fois trop bien, mes braves gens, répondit
Marcelle en se hasardant sur la planche qui servait de pont, avec
Edouard dans ses bras, pour aller les rejoindre; jamais je n'ai passé
une si bonne nuit, jamais je n'ai vu une aussi belle matinée que chez
vous. Les belles truites que vous prenez là, monsieur le meunier! Et
vous, la mère, le beau lait blanc et crémeux! Vous me gâtez, et je ne
sais comment vous remercier.

--Nous sommes assez remerciés si vous êtes contente, dit la vieille en
souriant. Nous ne voyons jamais du si beau monde que vous, et nous ne
connaissons pas beaucoup les compliments; mais nous voyons bien que vous
êtes une personne honnête et sans exigence. Allons, venez à la maison,
la galette sera bientôt cuite, et le _petit_ doit aimer les fraises.
Nous avons un bout de jardin où il s'amusera à les cueillir lui-même.

--Vous êtes si bons, et votre pays est si beau, que je voudrais passer
ma vie ici, dit Marcelle avec abandon.

--Vrai? dit le meunier en souriant avec bonhomie; eh! si le coeur vous
en dit... Vous voyez bien, mère, que notre pays n'est pas si laid que
vous croyez. Quand je vous dis, moi, qu'une personne riche pourrait s'y
trouver bien!

--Oui! dit la meunière, à condition d'y bâtir un château, et encore ce
serait un château bien mal placé.

--Est-il possible que vous vous déplaisiez ici? reprit Marcelle étonnée.

--Oh! moi, je ne m'y déplais pas, répondit la vieille. J'y ai passé ma
vie et j'y mourrai, s'il plaît à Dieu. J'ai eu le temps de m'y habituer,
depuis soixante et quinze ans que j'y règne; et, d'ailleurs, on est bien
forcé de se contenter du pays qu'on a. Mais vous, Madame, s'il vous
fallait passer l'hiver ici, vous ne diriez pas que le pays est beau.
Quand les grandes eaux couvrent tous nos prés, et que nous ne pouvons
plus même sortir dans notre cour, non, non, ça n'est pas joli!

--Bah! bah! les femmes s'effraient toujours, dit le Grand-Louis. Vous
savez bien que les eaux n'emporteront pas la maison, et que le moulin
est bien garanti. Et puis quand le mauvais temps vient, il faut bien le
prendre comme il est. Tout l'hiver, vous demandez l'été, mère, et tant
que dure l'été, vous ne songez qu'à vous inquiéter de l'hiver qui
viendra. Moi, je vous dis qu'on pourrait vivre ici heureux et sans
souci.

--Et pourquoi donc ne fais-tu pas comme tu dis? reprit la mère. Es-tu
sans souci, toi? Te trouves-tu heureux d'être meunier et d'avoir ta
maison dans l'eau si souvent? Ah! si je répétais tout ce que tu dis
quelquefois sur le malheur de ne pas être bien logé, et de ne pouvoir
pas faire fortune!

--C'est très-inutile de répéter toutes les bêtises que je dis
quelquefois, mère, vous pouvez bien vous en épargner la peine. En
parlant ainsi d'un ton de reproche, le grand meunier regardait sa mère
avec une douceur affectueuse et presque suppliante. Leur entretien ne
paraissait pas aussi banal à madame de Blanchemont qu'il peut jusqu'ici
le paraître au lecteur. Dans la situation de son esprit, elle désirait
savoir comment cette vie rustique, la moins dure encore pour les gens
pauvres, était sentie et appréciée par ceux-là même qui étaient forcés
de la mener. Elle ne venait pas l'examiner et l'essayer avec des idées
trop romanesques. Henri, en doutant de son aptitude à l'embrasser, lui
en avait bien fait sentir les privations et les souffrances réelles.
Mais elle pensait que ces souffrances n'étaient pas au-dessus de son
courage, et ce qui l'intéressait dans l'opinion de ses hôtes du moulin,
c'était le degré de philosophie ou d'insensibilité dont les avait
pourvus la nature, comparé avec celui que le sentiment poétique et
l'amour, sentiment plus religieux et plus puissant encore, pouvaient lui
donner à elle même. Elle laissa donc paraître un peu de curiosité dès
que le Grand-Louis se fut éloigné pour porter ses truites, comme il
disait, dans la poêle à frire.

--Ainsi, dit-elle à la vieille meunière, vous ne vous trouvez pas
heureuse, et votre fils lui-même, malgré son air de gaieté, se tourmente
quelquefois?

--Eh! Madame, quant à moi, répondit la bonne femme, je me trouverais
assez riche et assez contente de mon sort si je voyais mon fils heureux.
Défunt mon pauvre homme était à son aise; son commerce allait bien; mais
il est mort avant d'avoir pu élever sa famille, et il m'a fallu mener
à bien et établir de mon mieux tous mes enfants. A présent la part de
chacun n'est pas grosse; le moulin est resté à mon Louis, qu'on appelle
le Grand-Louis, comme on appelait son père le Grand-Jean, et comme on
m'appelle la Grand'Marie. Car, Dieu aidant, on pousse assez bien dans
notre famille, et tous mes enfants étaient de belle taille. Mais c'est
là le plus clair de notre bien; le reste est si peu de chose, qu'il n'y
a pas de quoi se faire de fausses espérances.

--Mais enfin, pourquoi voudriez-vous être plus riches? Souffrez-vous de
la pauvreté? Il me semble que vous êtes bien logés, que votre pain est
beau, votre santé excellente.

--Oui, oui, grâce au bon Dieu, nous avons le nécessaire, et bien des
gens qui valent peut-être mieux que nous, n'ont pas tout ce qu'il leur
faudrait; mais voyez-vous, Madame, on est heureux ou malheureux, suivant
les idées qu'on se fait...

--Vous touchez la vraie question, dit Marcelle, qui remarquait dans la
physionomie et dans le langage de la meunière de la finesse naïve et un
sens juste. Puisque vous appréciez si bien les choses, d'où vient donc
que vous vous plaignez?

--Ce n'est pas moi qui me plains, c'est mon Grand-Louis! ou, pour mieux
parler, c'est moi qui me plains parce que je le vois mécontent, et c'est
lui qui ne se plaint pas parce qu'il a du courage et craint de me faire
de la peine. Mais quand il en a trop lui-même, ça lui échappe, le pauvre
enfant! Il ne dit qu'un mot, mais ça me fend le coeur. Il dit comme ça:
«_Jamais_, _jamais_, ma mère!» et ce mot veut dire qu'il n'espère plus
rien. Mais ensuite, comme il est naturellement porté à la gaieté (comme
défunt son pauvre cher père), il a l'air de se faire une raison, et il
me dit toutes sortes de contes, soit qu'il veuille me consoler, soit
qu'il s'imagine que ce qu'il s'est mis dans la tête finira par arriver.

--Mais qu'a-t-il dans la tête? c'est donc de l'ambition?

--Oh! oui, c'est une grande ambition, c'est une vraie folie! ce n'est
pourtant pas l'amour de l'argent, car il n'est pas avare, tant s'en
faut! Dans son partage de famille, il a cédé à ses frères et soeurs tout
ce qu'ils ont voulu, et quand il a gagné quelque peu, il est prêt à le
donner au premier qui a besoin de lui. Ce n'est pas la vanité non plus,
car il porte toujours ses habits de paysan, quoiqu'il ait reçu de
l'éducation et qu'il ait le moyen d'aller aussi bien vêtu qu'un
bourgeois. Enfin, ça n'est ni la mauvaise conduite, ni le goût de la
dépense, car il se contente de tout et ne va jamais courir où il n'a pas
affaire.

--Eh bien, qu'est-ce donc? dit Marcelle, dont la douce figure et le ton
cordial attiraient insensiblement la confiance de la vieille femme.

--Eh! qu'est-ce que vous voulez que ce soit, si ce n'est pas l'amour?
dit la meunière avec un sourire mystérieux et ce je ne sais quoi de fin
et de délicat qui, sur le chapitre du sentiment, établit en un clin
d'oeil l'abandon et l'intérêt entre les femmes, malgré les différences
d'âge et de rang.

--Vous avez raison, dit Marcelle en se rapprochant de la Grand'Marie,
c'est l'amour qui est le grand trouble-fête de la jeunesse! Et cette
femme qu'il aime, elle est donc plus riche que lui?

--Oh! ce n'est pas une femme! mon pauvre Louis a trop d'honneur pour en
conter a une femme mariée! C'est une fille, une jeune fille, une jolie
fille, ma foi, et une bonne fille, il faut en convenir. Mais elle
est riche, riche, et nous avons beau y penser, jamais ses parents ne
voudront la donner à un meunier.

Marcelle, frappée du rapport qui existait entre le roman du meunier et
celui de sa propre vie, éprouva une curiosité mêlée d'émotion.

--Si elle aime votre fils, dit-elle, cette belle et bonne fille, elle
finira par l'épouser.

--C'est ce que je me dis quelquefois; car elle l'aime, cela j'en suis
sûre, Madame, quoique mon Grand-Louis ne le soit pas. C'est une fille
sage, et qui n'irait pas dire à un homme qu'elle veut l'épouser malgré
la volonté de ses parents. Et puis, elle est bien un peu rieuse, un peu
coquette; c'est de son âge, cela n'a que dix-huit ans! Son petit air
malin désespère mon pauvre garçon; aussi, pour le consoler, quand je
vois qu'il ne mange pas et qu'il fait sa grosse voix avec la Sophie
(notre jument, _en parlant par respect_), je ne peux pas m'empêcher de
lui dire ce que j'en pense. Et il me croit un peu, car il voit bien que
j'en sais plus long que lui sur le coeur des femmes. Moi, je vois bien
que la belle rougit quand elle le rencontre, et qu'elle le cherche des
yeux quand elle vient se promener par ici; mais j'ai tort de dire cela à
ce garçon, car je l'entretiens dans sa folie, et je ferais mieux de lui
dire qu'il n'y faut pas songer.

--Pourquoi? dit Marcelle; l'amour rend tout possible. Soyez sûre, ma
bonne mère, qu'une femme qui aime est plus forte que tous les obstacles.

--Oui, je pensais cela étant jeune. Je me disais que l'amour d'une femme
est comme la rivière, qui casse tout quand elle veut passer, et qui
se moque des barrages et des empellements. J'étais plus riche que mon
pauvre Grand-Jean, moi, et pourtant je l'ai épousé. Mais il n'y avait
pas la même différence qu'entre nous maintenant et mademoiselle...

Ici, le petit Edouard interrompit la meunière en disant à sa mère:

--Tiens! Henri est donc ici?



VI.

UN NOM SUR UN ARBRE.

Madame de Blanchemont tressaillit et faillit laisser échapper un cri
du fond de son coeur, en cherchant des yeux ce qui avait pu motiver
l'exclamation de l'enfant.

En suivant la direction des regards et des gestes d'Edouard, Marcelle
remarqua un nom creusé au canif sur l'écorce d'un arbre. L'enfant
commençait à savoir lire, surtout certains mots qui lui étaient
familiers, certains noms qu'on lui avait peut-être fait épeler de
préférence. Il avait parfaitement reconnu celui d'Henri inscrit sur le
tronc lisse d'un peuplier blanc, et il s'imaginait que son ami venait de
le tracer. Entraînée par l'imagination de son fils, Marcelle se persuada
avec lui, pendant quelques instants, qu'elle allait voir Henri Lémor
sortir des bosquets d'aunes et de trembles. Mais il ne lui fallut pas
beaucoup réfléchir pour sourire tristement de sa facilité à se faire
illusion. Cependant, comme on ne renonce pas volontiers à une espérance,
si folle qu'elle soit, elle ne put se défendre de demander à la meunière
quelle personne de sa famille ou de son entourage portait le nom
d'Henri.

--Aucune que je sache, répondit la mère Marie. Je ne connais point cela.
Il y a bien au bourg de Nohant une famille Henri, mais ce sont des gens
comme moi, qui ne savent écrire ni sur le papier ni sur les arbres...
A moins que le fils qui revient de l'armée... mais bon! il y a plus de
deux ans qu'il n'est venu par ici.

--Vous ne savez donc pas qui peut avoir écrit ce nom?

--Je ne savais pas seulement qu'il y eût là quelque chose d'écrit. Je
n'y ai jamais fait attention. Et quand je l'aurais vu, je ne sais pas
lire. J'avais pourtant le moyen d'être bien éduquée, mais dans mon temps
ce n'était guère la mode. On faisait une croix sur les actes en guise de
signature, et c'était aussi bon devant la loi.

Le meunier était revenu avertir que le déjeuner était prêt. En voyant
l'attention de Marcelle fixée sur ce nom, lui qui savait très-bien lire
et écrire, mais qui n'avait rien remarqué jusqu'alors, il chercha à
expliquer le fait.

--Je ne vois que l'homme de l'autre jour qui ait pu s'amuser à cela,
dit-il, car il ne vient guère de gens de la ville par ici.

--Et qu'est-ce que c'est que l'homme de l'autre jour? demanda Marcelle
en s'efforçant de prendre un air d'indifférence.

--C'était un monsieur qui ne nous a pas dit son nom, répondit la
vieille. Nous ne savons pas grand'chose, et pourtant nous savons que
la curiosité est malhonnête. Louis est comme moi là-dessus, et, au
contraire des gens de notre pays qui interrogent à tort et à travers
tous les étrangers qu'ils rencontrent, nous ne désirons jamais savoir
que ce qu'on désire que nous sachions. Ce monsieur là avait l'air de
vouloir garder son nom et ses intentions pour lui seul.

--Et cependant il faisait beaucoup de questions, ce garçon-là, observa
le Grand-Louis, et nous aurions été en droit de lui en faire à notre
tour. Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas osé. Il n'avait pourtant pas
la mine bien méchante, et je ne suis pas très honteux de mon naturel;
mais il avait un air tout drôle et qui me faisait de la peine.

--Quel air avait-il donc? demanda Marcelle, dont la curiosité et
l'intérêt s'éveillaient à chaque mot du meunier.

--Je ne saurais vous dire, répondit celui-ci; je n'y faisais pas grande
attention pendant qu'il était là, et quand il a été parti, je me suis
mis à y penser. Vous souvenez-vous, ma mère?

--Oui, tu me disais: «Tenez, mère, en voilà un qui est comme moi, il n'a
pas tout ce qu'il désire.»

--Bah! bah! je ne disais pas cela, reprit le Grand-Louis, qui craignait
que sa mère ne laissât échapper son secret, et ne se doutait pas qu'il
fût déjà révélé. Je disais simplement: Voilà un particulier qui n'a pas
l'air bien content d'être au monde.

--Il était donc fort triste? dit Marcelle émue.

--Il avait l'air de penser beaucoup. Il est resté au moins trois heures
tout seul, assis par terre, là où vous êtes maintenant, et il regardait
couler la rivière, comme s'il eût voulu compter toutes les gouttes
d'eau. J'ai cru qu'il était malade, et j'ai été, par deux fois, lui
offrir d'entrer à la maison pour se rafraîchir. Quand j'approchais de
lui, il sautait comme un homme qu'on réveille, et il prenait un air
fâché. Puis, tout de suite, il avait un visage très-doux et très-bon, et
il me remerciait. Il a fini par accepter un morceau de pain et un verrre
d'eau, pas davantage.

--C'est Henri! s'écria le petit Edouard qui, pendu à la robe de sa mère,
écoutait avec attention. Tu sais bien, maman, qu'Henri ne boit jamais de
vin.

Madame de Blanchemont rougit, pâlit, rougit encore, et d'une voix
qu'elle s'efforçait en vain d'assurer, elle demanda ce que cet étranger
était venu faire dans le pays.

--Je n'en sais rien, répondit le farinier qui, fixant son regard
pénétrant sur le beau visage ému de la jeune dame, se dit en lui-même:

--En voilà encore une qui a, comme moi, son idée dans la tête!

Et, voulant satisfaire autant que possible la curiosité de Marcelle sur
l'étranger, et la sienne propre sur les sentiments de son hôtesse,
il entra complaisamment dans tous les détails qu'elle attendait avec
anxiété.

L'étranger était arrivé à pied, il y avait environ quinze jours. Il
avait erré deux jours dans la Vallée-Noire, et on ne l'avait plus revu.
On ne savait pas où il avait passé la nuit; le meunier présumait que
c'était à la belle étoile. Il ne paraissait pas très nanti d'argent. Il
avait pourtant offert de payer son maigre repas au moulin; mais sur le
refus du meunier, il avait remercié avec la simplicité d'un homme qui
ne rougit pas d'accepter l'hospitalité d'un homme de même condition que
lui. Il était vêtu comme un ouvrier propre ou comme un bourgeois de
campagne, avec une blouse et un chapeau de paille. Il avait un bien
petit havre-sac sur le dos, et, de temps en temps, il le mettait sur ses
genoux, en tirait du papier et avait l'air d'écrire comme s'il eût pris
des notes. Il avait été à Blanchemont, à ce qu'il disait, mais personne
ne l'y avait vu. Cependant, il parlait de la ferme et du vieux château
comme un homme qui a tout examiné. En mangeant son pain et buvant son
eau, il avait fait beaucoup de questions au meunier sur l'étendue
des terres, sur leur rapport, sur les hypothèques dont elles étaient
grevées, sur la réputation et le caractère du fermier, sur les dépenses
de feu M. de Blanchemont, sur ses autres terres, etc.; enfin, on avait
fini par le prendre, au moulin, pour un homme d'affaires envoyé par
quelque acheteur, pour avoir des informations et reconnaître la qualité
du terrain.

--Car il paraît que la terre de Blanchemont va être mise en vente, si
elle ne l'est pas déjà, ajouta le meunier, qui n'était pas tout à fait
aussi dégagé de la fièvre de curiosité particulière aux paysans de
l'endroit, que le prétendait sa mère.

Marcelle, qu'une bien autre sollicitude agitait, entendit à peine la
réflexion qui terminait ce récit.

--Quel âge pouvait avoir cet étranger? Demanda-t-elle.

--Si sa figure ne ment pas, dit la meunière, il peut avoir l'âge de
Louis, de vingt-quatre à vingt-cinq ans environ.

--Et... comment est-il de figure? Est-il brun, de moyenne taille?

--Il n'est pas grand et il n'est pas blond, dit le meunier. Il n'a pas
une vilaine figure, mais il est pâle comme un homme qui ne jouit pas
d'une grosse santé.

--Ce pourrait être Henri, pensa Marcelle, bien que ce portrait un peu
rudement esquissé, ne répondit pas assez à l'idéal qu'elle portait dans
son coeur.

--C'est un homme qui ne sera peut-être pas très _coulant_ en affaires,
reprit le Grand-Louis: car pour obliger M. Bricolin, le fermier de
Blanchemont, qui veut se porter acquéreur, et pour dégoûter un peu
celui-là, je m'amusait à déprécier la propriété; mais ce garçon ne se
laissait pas endormir. La terre vaut ceci et cela, disait-il, et il
comptait le revenu, les charges, les frais sur le bout de ses doigts,
comme un quelqu'un qui s'y connaît, et qui n'a pas besoin de longues
paroles, le verre en main, à la mode du pays, pour voir le fort et le
faible d'une affaire.

--Allons, je suis folle, pensa madame de Blanchemont; cet étranger est
le premier venu, quelque régisseur chargé de placer des fonds dans
le pays, et son air triste, sa rêverie au bord de l'eau, c'est tout
simplement le résultat de la chaleur et de la fatigue. Quant à ce nom
d'Henri, c'est un hasard qu'il le porte, si tant est que ce soit lui qui
l'ait écrit là. Jamais Henri ne s'est occupé d'affaires; jamais il n'a
su la valeur d'aucune propriété, la source et le cours d'aucune richesse
de ce monde. Non, non, ce n'est pas lui. D'ailleurs, n'était-il pas à
Paris, il y a quinze jours? Il y en a trois que je l'ai vu, et il ne m'a
pas dit qu'il se fût absenté récemment. Que serait-il venu faire dans la
Vallée-Noire? Savait-il seulement que la terre de Blanchemont, dont je
ne me souviens pas de lui avoir jamais parlé, fût située dans cette
province?

Ayant détaché, non sans quelque effort, ses regards de l'inscription
mystérieuse qui avait tant fait travailler sa pensée, elle suivit ses
hôtes à la maison, et trouva un excellent déjeuner servi sur une table
massive recouverte d'une nappe bien blanche. La fromentée (le mets
favori du pays), pâte compacte de blé crevé dans l'eau et habillé dans
le lait, le gâteau de poires à la crème poivrée, les truites de la
Vauvre, les poulets maigres et tendres, mis tout palpitants sur le gril,
la salade à l'huile de noix bouillante, le fromage de chèvre et les
fruits un peu verts; tout cela parut exquis au petit Edouard. On avait
mis le couvert des deux domestiques et des deux hôtes à la même table
que madame de Blanchemont, et la meunière s'étonnait beaucoup du refus
de Lapierre et de Suzette, de s'asseoir à côté de leur maîtresse. Mais
Marcelle exigea qu'ils se conformassent à l'usage de la campagne, e elle
commença gaiement cette vie d'égalité dont l'idée lui souriait.

Les manières du meunier, étaient brusques, ouvertes, et jamais
grossières. Celles de sa mère étaient un peu plus obséquieuses, et,
malgré les remontrances de Grand-Louis, à qui le bon sens tenait lieu de
savoir vivre, elle persécutait bien un peu ses convives pour les forcer
à manger plus que leur appétit ne le comportait; mais il y avait tant
de sincérité dans son empressement, que Marcelle ne songea point à la
trouver importune. Cette vieille avait du coeur et de l'intelligence, et
son fils tenait d'elle à tous égards. Il avait de plus qu'elle un bon
fonds d'éducation élémentaire. Il avait suivi l'école primaire; il
savait lire et comprendre beaucoup plus de choses qu'il n'était pressé
de le faire voir. En causant avec lui, Marcelle trouva plus d'idées
justes, de notions saines et de goût naturel, qu'elle n'en eût attendu
la veille de la part du grand farinier à sa rencontre dans l'auberge.
Tout cela avait d'autant plus de prix que, loin d'en faire montre et
d'en tirer vanité, il affectait des manières de paysan plus rudes que
celles dont il n'ignorait pas l'usage. On eût dit qu'il craignait
par-dessus tout de passer pour un bel esprit de village, et qu'il avait
un profond mépris pour ceux qui renient leur bonne race et leur honnête
condition, en prenant des airs ridicules. Il parlait avec assez de
pureté, à l'ordinaire, sans toutefois dédaigner les locutions naïves et
pittoresques du terroir. Quand il s'oubliait, c'est alors qu'il parlait
tout à fait bien et qu'on ne sentait plus du tout le meunier. Mais
bientôt, comme s'il eût été honteux de s'écarter de sa sphère, il
revenait à ses plaisanteries sans fiel et à sa familiarité sans
insolence.

Cependant Marcelle fut un peu embarrassée, lorsque le patachon étant
revenu se mettre à sa disposition vers sept heures du matin, elle
voulut, tout en prenant congé de ses hôtes, payer la dépense qu'elle
avait faite chez eux. Ils refusèrent à rien recevoir.

--Non, ma chère dame, non, lui dit le meunier sans emphase, mais d'un
ton ferme; nous ne sommes pas aubergistes. Nous pourrions l'être, ce ne
serait pas au-dessous de nous. Mais, enfin, nous ne le sommes pas, et
nous ne prendrons rien.

--Comment! dit Marcelle, je vous aurai causé tout ce dérangement et
toute cette dépense sans que vous me permettiez de vous indemniser? car
je sais que votre mère m'a donné sa chambre, qu'elle a pris votre lit
et que vous avez couché dans le foin de votre grenier. Vous vous êtes
dérangé de vos occupations ce matin pour pêcher. Votre mère a chauffé
le four, elle a prise de la peine, et nous avons fait une certaine
consommation chez vous.

--Oh! ma mère a très bien dormi et moi encore mieux, répondit le
Grand-Louis. Les truites de la Vauvre ne me coûtent rien, c'est
aujourd'hui dimanche, et ces jours-là je pêche toute la matinée. Pour un
peu de lait, de pain et de farine qui ont servi à votre déjeuner, avec
quelque mauvaise volaille, nous ne serons pas ruinés. Ainsi, le service
n'est pas grand, et vous pouvez l'accepter de nous sans regret. Nous
ne vous le reprocherons pas, d'autant plus que nous ne vous reverrons
peut-être jamais.

--J'espère que si, répondit Marcelle, car je compte rester quelques
jours au moins à Blanchemont; je veux revenir remercier votre mère
et vous d'une hospitalité si cordiale et que je suis pourtant un peu
honteuse d'accepter ainsi.

--Et pourquoi avoir honte de recevoir un petit service des honnêtes
gens? Quand on est content de leur bon coeur, on est quitte envers eux.
Je sais bien que dans les grandes villes tout se paie, jusqu'à un verre
d'eau. C'est une vilaine coutume, et dans nos campagnes, on serait bien
malheureux si on ne s'obligeait pas les uns les autres. Allons, allons,
n'en parlons plus.

--Mais vous ne voulez donc pas que je revienne vous demander à déjeuner?
vous me forcez à m'abstenir de ce plaisir ou à devenir indiscrète.
                
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