George Sand

Le meunier d'Angibault
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--Cela c'est autre chose. Nous n'avons fait que notre devoir, en vous
donnant comme vous dites l'hospitalité; car enfin nous sommes élevés à
regarder cela comme un devoir; et, bien que la bonne coutume s'en aille
un peu, bien qu'aujourd'hui les pauvres gens, sans demander qu'on leur
paie ces petits services, acceptent presque tout ce qu'on leur donne en
partant, nous ne sommes pas d'avis, ma mère et moi, de changer les vieux
usages quand ils sont bons. S'il y avait eu aux environs une auberge
passable, je vous y aurais conduite hier soir, pensant que vous y seriez
mieux que chez nous, et voyant bien que vous aviez le moyen de payer
votre gîte. Mais il n'y en a point, ni bonne, ni mauvaise, et, à moins
d'être un homme sans coeur, je ne pouvais pas vous laisser passer la
nuit dehors. Croyez-vous que je vous aurais invitée à venir chez nous,
si j'avais eu l'intention de vous faire payer? Non, puisque, comme je
vous le dis, je ne suis pas aubergiste. Voyez, nous n'avons ni houx, ni
genêt à notre porte.

--J'aurais dû remarquer cela en entrant, dit Marcelle, et mettre plus de
discrétion dans ma conduite ici. Mais que répondez-vous à ma question?
Vous ne voulez donc pas que je revienne?

--Cela c'est autre chose. Je vous invite à revenir tant que vous
voudrez. Vous trouvez l'endroit joli, votre petit aime nos galettes. Ça
m'encourage à vous dire que toutes les fois que vous reviendrez, vous
nous ferez plaisir.

--Et vous me forcerez comme aujourd'hui à accepter tout _gratis_?

--Puisque je vous y invite? Je me suis donc mal expliqué?

--Et vous ne voyez pas que, selon moi, ce serait abuser de votre bon
coeur?

--Non, je ne vois pas cela. Quand on est invité, on use de son droit en
acceptant.

--Allons, dit madame de Blanchemont, vous avez la vraie politesse, je le
comprends, et dans notre monde on ne l'a pas. Vous m'enseignez que la
discrétion, celle qualité si vantée et malheureusement si nécessaire
parmi nous, est devenue telle depuis que la bienveillance s'est changée
en compliments, et depuis que le savoir-vivre n'est plus l'expression de
la sincère obligeance.

--Vous parlez bien, dit le meunier dont la figure s'éclaira d'un rayon
de vive intelligence, et je suis bien aise d'avoir eu l'occasion de vous
obliger, foi d'homme!

--En ce cas, vous me permettrez de vous recevoir à mon tour quand vous
viendrez à Blanchemont?

--Ah! cela, pardon! mais je n'irai pas chez vous. J'irai chez vos
fermiers, comme j'y vas souvent, porter du blé; et je vous saluerai avec
plaisir, voilà tout.

--Ah! ah! monsieur Louis, vous ne voulez pas déjeuner chez moi?

--Oui et non. Je mange souvent chez vos fermiers; mais si vous êtes là,
ça sera changé. Vous êtes une dame noble, suffit.

--Expliquez-vous, je ne comprends pas.

--Voyons, est-ce que vous n'avez pas conservé les usages des anciens
seigneurs? N'enverriez-vous pas votre meunier manger à la cuisine avec
vos valets, et sans vous bien sur? Moi, ça ne me fâcherait pas de manger
avec eux, puisque je l'ai bien fait aujourd'hui chez moi; mais ça me
paraîtrait drôle de vous avoir fait asseoir chez moi, et de ne pouvoir
pas m'asseoir chez vous, au coin du feu, et votre chaise a côté de la
mienne. Voilà, je suis un peu fier. Je ne vous blâmerais pas, chacun
suit ses idées et ses usages; c'est pourquoi je n'ai pas besoin d'aller
me soumettre à ceux des autres quand je n'y suis pas forcé.

[Illustration: Marcelle remarqua un nom creusé au canif sur un arbre.]

Marcelle fut très frappée du bons sens et de la sincère hardiesse du
meunier. Elle sentit qu'il lui donnait une excellente leçon, et elle se
réjouit d'avoir adopté des projets qui lui permettaient de la recevoir
sans rougir.

--Monsieur Louis, lui dit-elle, vous vous trompez sur mon compte. Ce
n'est pas ma faute, si j'appartiens à la noblesse; mais il se trouve que
par bonheur ou par hasard, je ne veux plus me conformer à ses usages.
Si vous venez chez moi, je n'oublierai pas que vous m'avez reçue comme
votre égale, que vous m'avez servie comme votre prochain, et, pour vous
prouver que je ne suis pas ingrate, je mettrai, s'il le faut, votre
couvert et celui de votre mère moi-même à ma table, comme vous avez mis
le mien à la vôtre.

--Vrai, vous feriez cela? dit le meunier en regardant Marcelle avec un
mélange de surprise, de doute respectueux et de sympathie familière. En
ce cas, j'irai.....ou plutôt non, je n'irai pas; car je vois bien que
vous êtes une honnête personne.

--Je ne comprends pas non plus à quel propos cette réflexion.

--Ah! dame! si vous ne comprenez pas... je suis un peu en peine de
m'expliquer mieux.

--Allons, Louis, je crois que tu es fou, dit la vieille Marie qui
tricotait d'un air grave en écoutant toute cette conversation. Je ne
sais pas où tu prends tout ce que tu dis à notre dame. Excusez, Madame,
ce garçon est un sans-souci qui a toujours dit à tout le monde, petits
et grands, tout ce qui lui passait par la tête. Il ne faut pas que cela
vous fâche. Au fond, il a bon coeur, croyez-moi, et je vois bien à sa
mine qu'il se jetterait dans le feu pour vous à cette heure.

[Illustration: Mais le seul aspect de Blanchemont...]

--Dans le feu, pas sûr, dit le meunier en riant; mais dans l'eau, c'est
mon élément. Vous voyez bien, mère, que madame est une femme d'esprit,
et qu'on peut lui dire tout ce qu'on pense. Je le dis bien à M.
Bricolin, son fermier, qui est certainement plus à craindre qu'elle,
ici!

--Dites donc, maître Louis, parlez! je suis très-disposée à m'instruire.
Pourquoi, parce que je suis une honnête personne, ne viendriez-vous pas
chez moi?

--Parce que nous aurions tort de nous familiariser avec vous, et que
vous auriez tort de nous traiter en égaux. Ça vous attirerait, des
désagréments. Vos pareils vous blâmeraient; ils diraient que vous
oubliez votre rang, et je sais que cela passe pour très-mal à leurs
yeux. Et puis, la bonté que vous auriez avec nous, il faudrait donc
l'avoir avec tous les autres, ou cela ferait des jaloux et nous
attirerait des ennemis. Il faut que chacun suive sa route. On dit que le
monde est grandement changé depuis cinquante ans; moi je dis qu'il n'y
a rien de changé que nos idées à nous autres. Nous ne voulons plus nous
soumettre, et ma mère que voilà, et que j'aime pourtant bien, la brave
femme, voit autrement que moi sur bien des choses. Mais les idées dès
riches et des nobles sont ce qu'elles ont toujours été. Si vous ne les
avez pas, ces idées-là, si vous ne méprisez pas un peu les pauvres gens,
si vous leur faites autant d'honneur qu'à vos pareils, ce sera
peut-être tant pis pour vous. J'ai vu souvent votre mari, défunt M.
de Blanchemont, que quelques-uns appelaient encore le seigneur de
Blanchemont. Il venait tous les ans au pays et restait deux ou trois
jours. Il nous tutoyait. Si c'avait été par amitié, passe; mais c'était
par mépris; il fallait lui parler debout et toujours chapeau bas. Moi,
cela ne m'allait guère. Un jour, il me rencontra dans le chemin et me
commanda de tenir son cheval. Je fis la sourde oreille, il m'appela
butor, je le regardai de travers; s'il n'avait pas été si faible, si
mince, je lui aurais dit deux mots. Mais c'aurait été lâche de ma part,
et je passai mon chemin en chantant. Si cet-homme-là était vivant et
qu'il vous entendît me parler comme vous faites, il ne pourrait pas être
content. Tenez! rien qu'à la figure de vos domestiques, j'ai bien vu
aujourd'hui qu'ils vous trouvaient trop sans façon avec nous autres et
même avec eux. Allons, Madame, c'est à vous de revenir vous promener
au moulin, et à nous qui vous aimons, de ne pas aller nous attabler au
château.

Pour le mot que vous venez de dire, je vous pardonne tout le reste, et
je me promets de vous convaincre, dit Marcelle en lui tendant la main
avec une expression de visage dont la noble chasteté commandait le
respect, en même temps que ses manières entraînaient l'affection. Le
meunier rougit en recevant cette main délicate dans sa main énorme, et,
pour la première fois, il devint timide devant Marcelle, comme un enfant
audacieux et bon dont l'orgueil est tout à coup vaincu par l'émotion.

--Je vas monter sur Sophie, et vous servir de guide jusqu'à Blanchemont,
dit-il après un instant de silence embarrassé; ce patachon de malheur
vous égarerait encore, quoiqu'il n y ait pas loin.

--Eh bien! j'accepte, dit Marcelle; direz-vous encore que je suis fière?

--Je dirai, je dirai, s'écria le Grand-Louis en sortant avec
précipitation, que si toutes les femmes riches étaient comme vous....

On n'entendit pas la fin de sa phrase, et sa mère se chargea de la
terminer.

--Il pense, dit-elle, que si la fille qu'il aime était aussi peu fière
que vous, il n'aurait pas tant de tourment.

--Et ne pourrais-je pas lui être utile? dit Marcelle en songeant avec
plaisir qu'elle était riche et saintement prodigue.

--Peut-être qu'en disant du bien de lui devant la demoiselle, car vous
la connaîtrez bien vite.... Mais bah! elle est trop riche!

--Nous reparlerons de cela, dit Marcelle en voyant rentrer ses
domestiques qui venaient chercher ses paquets. Je reviendrai tout
exprès, bientôt, demain, peut-être.

Le patachon roux et rageur avait passé la nuit sous un arbre, n'ayant pu
découvrir, à travers l'obscurité, une maison dans la Vallée-Noire. A la
pointe du jour, il avait aperçu le moulin, et il y avait été hébergé
et restauré lui et son cheval. Dans sa mauvaise humeur, il était fort
disposé à répondre avec insolence aux reproches qu'il s'attendait à
recevoir. Mais, d'une part, Marcelle ne lui en fît aucun, et de l'autre,
le farinier l'accabla de tant de moqueries, qu'il ne put avoir le
dernier avec lui, et remonta tout penaud sur son brancard. Le petit
Edouard supplia sa mère de le laisser aller à cheval devant le meunier
qui le prit dans ses bras avec amour, en disant tout bas à la vieille
Marie:

--Si nous en avions un comme ça pour nous réjouir à la maison? hein,
mère? Mais ça ne sera jamais!

Et la mère comprit qu'il ne voulait se marier qu'avec celle à laquelle
il ne pouvait raisonnablement prétendre.



VII.

BLANCHEMONT.

Marcelle ayant embrassé la meunière et largement récompensé en cachette
les serviteurs du moulin, remonta gaiement dans l'infernale patache.
Son premier essai d'égalité avait épanoui son âme, et la suite du
roman qu'elle voulait réaliser se présentait à ses yeux sous les plus
poétiques couleurs. Mais le seul aspect de Blanchemont rembrunit
singulièrement ses pensées, et son coeur se serra dès qu'elle eut
franchi la porte de son domaine.

En remontant le cours de la Vauvre, et après avoir gravi un mamelon
assez raide, on se trouve sur le _tré_ ou _terrier_, c'est-à-dire le
tertre de Blanchemont. C'est une belle pelouse ombragée de vieux
arbres, et dominant un site charmant, non pas des plus étendus de la
Vallée-Noire, mais frais, mélancolique et d'un aspect assez sauvage, à
cause de la rareté des habitations dont on aperçoit à peine les toits de
chaume ou de tuile brune au milieu des arbres.

Une pauvre église et les maisonnettes du hameau entourent ce tertre
incliné vers la rivière, qui fait en cet endroit de gracieux détours. De
là un large chemin raboteux conduit au château situé un peu en arrière
au-dessous du tertre, au milieu des champs de blé. On rentre en plaine,
on perd de vue les beaux horizons bleus du Berri et de la Marche. Il
faut monter aux seconds étages du château pour les retrouver.

Ce château n'a jamais été d'une grande défense: les murs n'ont pas
plus de cinq à six pieds d'épaisseur en bas, les tours élancées sont
encorbellées. Il date de la fin des guerres de la féodalité. Cependant
la petitesse des portes, la rareté des fenêtres, et les nombreux débris
de murailles et de tourelles qui lui servaient d'enceinte, signalent un
temps de méfiance où l'on se mettait encore à l'abri d'un coup de main.
C'est un caste! assez élégant, un carré long renfermant à tous les
étages une seule grande pièce, avec quatre tours contenant de plus
petites chambres aux angles, et une autre tour sur la face de derrière
servant de cage à l'unique escalier. La chapelle est isolée par la
destruction des anciens communs; les fossés sont comblés en partie, les
tourelles d'enceinte sont tronquées à la moitié, et l'étang qui baignait
jadis le château du côté du nord est devenu une jolie prairie oblongue,
avec une petite source au milieu.

Mais l'aspect encore pittoresque du vieux château ne frappa d'abord que
secondairement l'attention de l'héritière de Blanchemont. Le meunier, en
l'aidant à descendre de voiture, la dirigeait vers ce qu'il appelait le
château neuf et les vastes dépendances de la ferme, situées au pied du
manoir antique et bordant une très-grande cour fermée d'un côté par un
mur crénelé, de l'autre par une haie et un fossé plein d'eau bourbeuse.
Rien de plus triste et de plus déplaisant que cette demeure des riches
fermiers. Le château neuf n'est qu'une grande maison de paysan, bâtie,
il y a peut-être cinquante ans, avec les débris des fortifications.
Cependant les murs solides, fraîchement recrépis, et la toiture en
tuiles neuves d'un rouge criard, annonçaient de récentes réparations.
Ce rajeunissement extérieur jurait avec la vétusté des autres bâtiments
d'exploitation et la malpropreté insigne de la cour. Ces bâtiments
sombres, et offrant des traces d'ancienne architecture, mais solides et
bien entretenus, formaient un développement de granges et d'étables d'un
seul tenant qui faisait l'orgueil des fermiers et l'admiration de tous
les agriculteurs du pays. Mais cette enceinte, si utile à l'industrie
agricole, et si commode pour l'emménagement du bétail et de la récolte,
enfermait les regards et la pensée dans un espace triste, prosaïque et
d'une saleté repoussante. D'énormes monceaux de fumier enfoncés dans
leurs fosses carrées en pierres de taille, et s'élevant encore à dix ou
douze pieds de hauteur, laissaient échapper des ruisseaux immondes qu'on
faisait écouler à dessein en toute liberté vers les terrains inférieurs
pour réchauffer les légumes du potager. Ces provisions d'engrais,
richesse favorite du cultivateur, charment sa vue et font glorieusement
palpiter son coeur satisfait, lorsqu'un confrère vient les contempler
avec l'admiration de l'envie. Dans les petites exploitations rustiques,
ces détails n'offensent pourtant ni les yeux ni l'esprit de l'artiste.
Leur désordre, l'encombrement des instruments aratoires, la verdure qui
vient tout encadrer, les cachent ou les relèvent; mais sur une grande
échelle et sur un terrain vaste, rien de plus déplaisant que cet horizon
d'immondices. Des nuées de dindons, d'oies et de canards se chargent
d'empêcher qu'on puisse mettre le pied avec sécurité sur un endroit
épargné par l'écoulement des _fumerioux_ (les tas de fumier). Le
terrain, inégal et pelé, est traversé par une voie pavée, qui en cet
instant, n'était pas plus praticable que le reste. Les débris de la
vieille toiture du château neuf étant restés épars sur le sol, on
marchait littéralement sur un champ de tuiles brisées. Il y avait
pourtant près de six mois que le travail des couvreurs était terminé;
mais ces réparations étaient à la charge du propriétaire, tandis que le
soin d'enlever le déchet et de nettoyer la cour regardait le fermier. Il
se promettait donc de le faire quand les occupations de l'été auraient
cessé et que ses serviteurs pourraient s'en charger. D'une part, il y
avait le motif d'économiser quelques journées d'ouvrier; de l'autre,
cette profonde apathie du Berrichon, qui laisse toujours quelque chose
d'inachevé, comme si, après un effort l'activité épuisée demandait un
repos indispensable et les délices de la négligence avant la fin de la
tâche.

Marcelle compara cette grossière et repoussante opulence agricole,
au poétique bien-être du meunier; et elle lui aurait adressé quelque
réflexion à cet égard, si, au milieu des cris de détresse des dindons
effarouchés et pourtant immobiles de terreur, du sifflement des oies
mères de famille, et des aboiements de quatre ou cinq chiens maigres au
poil jaune, elle eût pu placer une parole. Comme c'était le dimanche,
les boeufs étaient à l'étable et les laboureurs sur le pas de la porte,
dans leurs habits de fête, c'est-à-dire en gros drap bleu de Prusse,
de la tête aux pieds. Ils regardèrent entrer la patache avec beaucoup
d'étonnement, mais aucun ne se dérangea pour la recevoir et pour avertir
le fermier de l'arrivée d'une visite. Il fallut que Grand-Louis servît
d'introducteur à madame de Blanchemont; il n'y fit pas beaucoup de
façons et entra sans frapper, en disant:

--Madame Bricolin, venez donc! voilà madame de Blanchemont qui vient
vous voir.

Cette nouvelle imprévue causa un si vif saisissement aux trois dames
Bricolin qui venaient de rentrer de la messe, et qui étaient en train de
manger debout une légère collation, qu'elles restèrent stupéfaites,
se regardant comme pour se demander ce qu'il fallait dire et faire en
pareille circonstance; et elles n'avaient pas encore bougé de leur place
lorsque Marcelle entra. Le groupe qui se présenta à ses regards était
composé de trois générations. La mère Bricolin, qui ne savait ni lire
ni écrire, et qui était vêtue en paysanne; madame Bricolin, épouse du
fermier, un peu plus élégante que sa belle-mère, ayant à peu près
la tenue d'une gouvernante de curé: celle-là savait signer son nom
lisiblement, et trouver les heures du lever du soleil et les phases de
la lune dans l'almanach de Liège; enfin, mademoiselle Rose Bricolin,
belle et fraîche en effet comme une rose du mois de mai, qui savait
très-bien lire des romans, écrire la dépense de la maison et danser la
contredanse. Elle était coiffée en cheveux, et portait une jolie robe
de mousseline couleur de rose, qui dessinait à merveille une taille
charmante, un peu trop modelée par l'exagération du corsage et des
manches collantes, à la mode du moment. Cette ravissante figure, dont
l'expression était fine et naïve à la fois, effaça chez Marcelle le
fâcheux effet de la mine aigre et dure de sa mère. La grand'mère, hâlée
et ridée comme une campagnarde éprouvée, avait une physionomie ouverte
et hardie. Ces trois femmes restaient la bouche béante; la mère Bricolin
se demandant de bonne foi si cette belle jeune dame était la même
qu'elle avait vue venir quelquefois au château trente ans auparavant,
c'est-à-dire la mère de Marcelle, qu'elle savait pourtant bien être
morte depuis longtemps: madame Bricolin, la fermière, s'apercevant
qu'elle avait remis trop vite, en rentrant de la messe, un tablier de
cuisine sur sa robe de mérinos marron; et mademoiselle Rose pensant
rapidement qu'elle était irréprochablement vêtue et chaussée, et qu'elle
pouvait, grâce au dimanche, être surprise par une élégante Parisienne,
sans avoir à rougir de quelque occupation domestique trop vulgaire.

Madame de Blanchemont avait toujours été, aux yeux de là famille
Bricolin, un être problématique qui existait peut-être, qu'on n'avait
jamais vu et qu'on ne verrait certainement jamais. On avait connu
monsieur son mari, qu'un n'aimait point parce qu'il était hautain, qu'on
n'estimait pas parce qu'il était dépensier, et qu'on ne craignait guère
parce qu'il avait toujours besoin d'argent et qu'il s'en faisait avancer
à tout prix. Depuis sa mort, on pensait n'avoir jamais à traiter qu'avec
des hommes d'affaires, vu que le défunt avait dit maintes fois, en
produisant la complaisante signature de sa femme: Madame de Blanchemont
est un enfant qui ne s'occupera jamais de tout cela, et qui s'inquiète
fort peu d'où lui vient l'argent, pourvu que je lui en apporte. Bien
entendu que le mari avait coutume de mettre sur le compte les goûts
dispendieux de sa femme les prodigalités qu'il faisait à ses maîtresses.
On ne soupçonnait donc nullement le caractère véritable de la jeune
veuve, et madame Bricolin crut faire un rêve en la voyant tomber en
personne au beau milieu de la ferme de Blanchemont. Devait-elle s'en
réjouir ou s'en affliger? Cette apparition bizarre était-elle d'un
bon ou d'un mauvais augure pour la prospérité des Bricolin? Venait-on
réclamer ou demander?

Tandis que, livrée à ces soudaines perplexités, la fermière examinait
Marcelle à peu près comme une chèvre qui se met sur la défensive à la
vue d'un chien étranger au troupeau, Rose Bricolin, subitement gagnée
par l'air affable et la mise simple de l'étrangère, avait eu le courage
de faire deux pas vers elle. La grand'mère fut la moins embarrassée des
trois. Le premier moment de surprise dissipé, et sa tête affaiblie ayant
fait un effort pour comprendre à qui elle avait affaire, elle s'approcha
de Marcelle avec une brusque franchise, et lui fit accueil à peu près
dans les mêmes termes, quoique avec moins de distinction et de grâce que
la meunière d'Angibault. Les deux autres, un peu rassurées par l'air
doux et bienveillant avec lequel Marcelle leur demanda l'hospitalité
pour deux ou trois jours, ayant, disait-elle, à s'entretenir de ses
affaires avec M. Bricolin, s'empressèrent bientôt de lui offrir à
déjeuner.

Le refus de Marcelle fut motivé sur l'excellent repas qu'elle avait pris
une heure auparavant au moulin d'Angibault, et c'est alors seulement que
les regards des trois dames Bricolin se portèrent sur le Grand-Louis qui
se tenait près de la porte, causant farine avec la servante comme
pour avoir prétexte à rester un peu. Ces trois regards furent très
différents. Celui de la grand'mère fut amical, celui de sa belle-fille
plein de dédain, celui de Rose incertain et indéfinissable comme s'il
eût été mêlé de l'un et de l'autre sentiment intérieur.

--Comment s'écria madame Bricolin d'un ton dolent et railleur, lorsque
Marcelle eut raconté en peu de mots ses aventures de la nuit, vous avez
été forcée de coucher dans ce moulin? Et nous ne le savions pas! Eh!
pourquoi cet imbécile de meunier ne vous a-t-il pas amenée ici tout de
suite? Ah! mon Dieu! quelle mauvaise nuit vous avez dû passer, Madame!

--Excellente, au contraire, j'ai été traitée comme une reine, et j'ai
mille obligations à M. Louis et à sa mère.

--Mais ça ne m'étonne pas, dit la mère Bricolin; la Grand'Marie est une
si brave femme, et elle tient sa maison si proprement! C'est mon amie
de jeunesse, à moi; nous avons gardé les moutons ensemble, sauf votre
respect; nous étions deux jolies filles dans ce temps-là, à ce qu'on
disait, quoiqu'il n'y paraisse plus, n'est-ce pas, Madame? Nous n'en
savions pas plus long l'une que l'autre: filer, tricoter, faire les
fromages, et voilà tout. Nous nous sommes mariées bien différemment;
elle a pris plus pauvre qu'elle, et moi j'ai épousé plus riche que moi.
C'est l'amour qui a fait ces deux mariages-là! ça se voyait dans notre
temps; à présent on ne se marie que par intérêt, et les écus comptent
plus que les sentiments. Ce n'en est pas mieux, n'est-ce pas, madame de
Blanchemont?

--Je suis tout à fait de votre avis, dit Marcelle.

--Eh! mon Dieu! ma mère, quels contes faites-vous là à Madame? reprit
aigrement madame Bricolin. Croyez-vous que vous l'amusez avec vos
vieilles histoires? Eh! meunier, ajouta-t-elle d'un ton impératif, allez
donc voir si M. Bricolin est dans la garenne ou à son champ d'avoine
derrière la maison. Vous lui direz de venir saluer madame.

--M. Bricolin, répondit le meunier avec un regard clair et un air de
bravade enjouée, n'est ni à son champ d'avoine, ni à la garenne; je
l'ai aperçu en passant qui buvait chopine et pinte avec M. le curé au
presbytère.

--Ah! oui! dit la mère Bricolin, il doit être au _précipitère_. M. le
curé a grand soif et grand faim après la grand'messe, et il aime qu'on
lui tienne compagnie. Dismoi, Louis, mon enfant, veux-tu aller le
chercher, toi qui es si complaisant?

--J'y vas tout de suite, dit le meunier qui n'avait pas bougé à
l'injonction de la fermière.

Et il sortit en courant.

Si vous le trouvez complaisant, celui-là, grommela madame Bricolin en
regardant sa belle-mère avec humeur, vous n'êtes pas difficile.

--Oh! maman, il ne faut pas dire cela, dit d'une voix douce la belle
Rose Bricolin. Grand-Louis a bien bon coeur.

--Et qu'est-ce que vous voulez en faire de son bon coeur? riposta la
Bricolin avec une irritation croissante. Qu'est-ce que vous avez donc
pour lui toutes les deux, depuis quelque temps?

--Mais, maman, c'est toi qui es injuste avec lui depuis quelque temps,
répondit Rosé, qui ne paraissait pas craindre beaucoup sa mère, habituée
qu'elle était à la protection de son aïeule. Tu le rudoies toujours, et
pourtant tu sais que papa l'estime beaucoup.

--Toi, tu ferais mieux, dit la fermière, d'aller, au lieu de raisonner,
préparer ta chambre, qui est la mieux arrangée de la maison, pour
madame, qui aura peut-être envie de se reposer avant l'heure du dîner.
Madame nous excusera si elle n'est pas très-bien logée ici. Ce n'est
que l'année dernière que défunt M. de Blanchemont a consenti à faire
arranger un peu le château neuf, qui était quasi aussi délabré que
l'ancien, et c'est alors seulement que nous avons pu commencer à nous
meubler un peu convenablement au renouvellement de notre bail. Rien
n'est terminé, les papiers ne sont pas encore collés dans toutes les
chambres, et nous attendons des commodes et des lits qui ne sont pas
encore arrivés de Bourges. Nous en avons aussi qui ne sont pas encore
déballés. Nous sommes vraiment sens dessus dessous depuis que les
ouvriers ont tout bouleversé ici.

Les embarras domestiques que madame Bricolin signalait ainsi par un
discours de rigueur, étaient absolument motivés comme ceux que Marcelle
avait pu remarquer à l'extérieur de la maison. L'économie, jointe
à l'apathie, faisait traîner les dépenses en longueur, et reculait
indéfiniment le moment de jouir du luxe qu'on voulait, qu'on pouvait, et
qu'on n'osait encore se permettre. La pièce triste et enfumée où l'on
avait été surpris par la châtelaine était la plus laide et la plus
malpropre du château neuf. C'était a la fois une cuisine, une salle à
manger et un parloir. Les poules y avaient accès, à cause de la porte au
rez-de-chaussée constamment ouverte, le soin de les chasser étant une
des occupations incessantes de la fermière, comme si l'état de colère et
les actes de rigueur perpétuelle où l'entretenaient les récidives de
la volaille eussent été nécessaires à son besoin d'agir et de châtier.
C'est là qu'on recevait les paysans avec lesquels on avait des relations
de tous les instants; et, comme leurs pieds crottés et le sans-gêne de
leurs habitudes eussent inévitablement gâté les parquets et les meubles,
on n'y faisait usage que de grossières chaises de paille et de bancs
de bois posés sur les dalles nues et inutilement balayées dix fois par
jour. Les mouches, qui y tenaient cour plénière, et le feu qui brûlait
à toute heure et en toute saison dans la vaste cheminée ornée de
crémaillères de toutes dimensions, rendaient cette pièce fort
désagréable en été. Et pourtant c'est là que se tenait continuellement
la famille, et lorsqu'on fit passer Marcelle dans la pièce voisine, il
lui fut aisé de voir que cette espèce de salon était encore vierge,
quoiqu'il fût arrangé depuis un an. Il était décoré avec le luxe
grossier des chambres d'auberge. Le parquet tout neuf n'avait pas encore
reçu l'encaustique et le cirage. Les rideaux d'indienne voyante étaient
suspendus par leurs ornements de cuivre estampés d'un goût détestable.
La garniture de la cheminée répondait à l'éclat et à la laideur de ces
ornements prétendus renaissance. Un guéridon fort riche, sur lequel on
devait un jour prendre le café, avait tous ses bronzes dorés encore
enveloppés de papier et de ficelle. Le meuble était couvert de housses
à carreaux rouges et blancs, sous lesquelles le damas de laine était
destiné à s'user sans voir le jour; et, comme on ne connaît point encore
dans ces fermes la distinction du salon avec la chambre à coucher, deux
lits d'acajou, non encore garnis de rideaux, étaient disposés en long,
les pieds en avant vers la fenêtre, à droite et à gauche de la porte
d'entrée. On se disait à l'oreille dans la famille que ce serait la
chambre de noces de Rose.

Marcelle trouva cette maison si déplaisante, qu'elle résolut de n'y
pas demeurer. Elle déclara qu'elle ne voulait pas causer le moindre
dérangement à ses hôtes, et qu'elle chercherait dans le hameau quelque
maison de paysan où elle pût prendre gite, à moins qu'il n'y eût dans
le vieux château quelque chambre habitable. Cette dernière idée parut
causer quelque souci à madame Bricolin, et elle n'épargna rien pour en
détourner son hôtesse.

--Il est bien vrai, dit-elle, qu'il y a toujours au vieux château ce
qu'on appelle la chambre du maître. Lorsque M. le baron, votre défunt
mari, nous faisait l'honneur de passer par ici, comme il nous écrivait
toujours d'avance pour nous prévenir de son arrivée, nous avions soin
de tout nettoyer, afin qu'il ne s'y trouvât pas trop mal. Mais ce
malheureux château est si triste, si délabré...! Les rats et les oiseaux
de nuit font là dedans un vacarme si épouvantable, et, d'ailleurs, les
toitures sont en si mauvais état, et les murs si branlants, qu'il n'y a
vraiment pas de sûreté à y dormir. Je ne conçois pas le goût que M. le
baron avait pour cette chambre. Il n'en voulait pas accepter chez nous,
et on aurait dit qu'il se serait cru dégradé s'il eût passé une nuit ici
ailleurs que sous le toit de son vieux château.

--J'irai voir cette chambre, dit Marcelle, et pour peu qu'on y puisse
dormir à couvert, c'est tout ce qu'il me faut. En attendant, je vous
supplie de ne rien déranger chez vous. Je ne veux en aucune façon vous
être à charge.

Rose exprima le désir qu'elle aurait au contraire à céder son
appartement à madame de Blanchemont, dans des termes si aimables et avec
une physionomie si prévenante, que Marcelle lui prit doucement la main
pour la remercier, mais sans changer de résolution. L'aspect du château
neuf, joint à une répugnance instinctive pour madame Bricolin, lui
firent refuser obstinément l'hospitalité qu'elle avait fini par accepter
de grand coeur au moulin.

Elle se débattait encore contre les cérémonieuses importunités de la
fermière, lorsque M. Bricolin arriva.



VIII.

LE PAYSAN PARVENU.

M. Bricolin était un homme de cinquante ans, robuste et d'une figure
régulière. Mais l'embonpoint avait envahi ses membres ramassés, ainsi
qu'il arrive à tous les campagnards à leur aise, qui, passant leurs
journées au grand air, à cheval la plupart du temps, et menant une vie
active mais non pénible, ont juste assez de fatigue pour entretenir
l'exubérance de leur santé et la complaisance de leur appétit. Grâce
à ce stimulant d'un air vif et d'un exercice continuel, ces hommes
supportent quelque temps sans malaise des excès de table journaliers,
et, quoique dans leurs occupations champêtres ils soient vêtus d'une
manière peu différente des paysans, il est impossible de les confondre
avec eux, même au premier coup d'oeil. Tandis que le paysan est toujours
maigre, bien proportionné et d'un teint basané qui a sa beauté, le
bourgeois de campagne est toujours, dès l'âge de quarante ans, affligé
d'un gros ventre, d'une démarche pesante et d'un coloris vineux qui
vulgarisent et enlaidissent les plus belles organisations.

Parmi ceux qui ont fait leur fortune eux-mêmes et qui ont commencé leur
vie par la sobriété forcée du paysan, on ne trouverait guère d'exception
à cet épaississement de la forme et à cette altération de la peau. Car
c'est une observation proverbiale que lorsque le paysan commence à se
nourrir de viande et à boire du vin à discrétion, il devient incapable
de travailler, et que le retour à ses premières habitudes lui serait
infailliblement et promptement mortel. On peut donc dire que l'argent
passe dans leur sang, qu'ils s'y attachent de corps et d'âme, et que la
vie ou la raison doit fatalement succomber chez eux à la perte de leur
fortune. Toute idée de dévouement à l'humanité, toute notion religieuse,
sont presque incompatibles avec cette transformation que le bien-être
opère dans leur être physique et moral. Il serait fort inutile
de s'indigner contre eux. Ils ne peuvent pas être autrement. Ils
s'engraissent pour arriver à l'apoplexie ou à l'imbécillité. Leurs
facultés pour l'acquisition et la conservation de la richesse,
très-développées d'abord, s'éteignent vers le milieu de leur carrière,
et, après avoir fait fortune avec une rapidité et une habileté
remarquables, ils tombent de bonne heure dans l'apathie, le désordre et
l'incapacité. Aucune idée sociale, aucun sentiment de progrès ne les
soutient. La digestion devient l'affaire de leur vie, et leur richesse
si vigoureusement acquise est, avant qu'ils l'aient consolidée, engagée
dans mille embarras et compromise par mille maladresses... sans parler
de la vanité qui les précipite dans des spéculations au-dessus de leur
crédit; si bien que tous ces riches sont presque toujours ruinés au
moment où ils font le plus d'envieux.

M. Bricolin n'en était pas encore là. Il était à cet âge où l'activité
et la volonté dans toute leur force, peuvent encore lutter contre la
double ivresse de l'orgueil et de l'intempérance. Mais il suffisait de
voir ses yeux un peu bridés, son vaste abdomen, son nez luisant, et le
tremblement nerveux que l'habitude du coup du matin (c'est-à-dire les
deux bouteilles de vin blanc à jeun en guise de café), donnait à sa main
robuste, pour présager l'époque prochaine où cet homme si dispos, si
matinal, si prévoyant et si impitoyable en affaires, perdrait la santé,
la mémoire, le jugement et jusqu'à la dureté de son âme, pour devenir un
ivrogne épuisé, un bavard très-lourd, et un maître facile à tromper.

Sa figure avait été belle, quoique dépourvue absolument de distinction.
Ses traits courts et fortement accentués annonçaient une énergie et
une âpreté peu communes. Il avait l'oeil vif, noir et dur, la bouche
sensuelle, le front étroit et bas, les cheveux crépus, la parole
brève et rapide. Il n'y avait point de fausseté dans son regard, ni
d'hypocrisie dans ses manières. Ce n'était point un homme fourbe, et
le grand respect qu'il avait pour le tien et le mien, aux termes de la
société actuelle, le rendait incapable de friponnerie. D'ailleurs, le
cynisme de sa cupidité l'empêchait de farder ses intentions, et quand
il avait dit à son semblable: «Mon intérêt est contraire au tien,» il
pensait lui avoir démontré qu'il agissait en vertu du droit le plus
sacré, et qu'il avait fait acte de haute loyauté en le lui annonçant.

_Demi-bourgeois, demi-manant,_ il portait le dimanche un costume mixte
entre le paysan et le _monsieur_. Son chapeau avait la forme plus basse
que celui des uns, et les bords moins larges que celui des autres. Il
avait une blouse grise à ceinture et à plis fixés sur sa taille courte,
qui lui donnait l'aspect d'une barrique cerclée. Ses guêtres exhalaient
une odeur d'étable indélébile, et sa cravate de soie noire était d'un
luisant graisseux. Ce personnage, court et brusque, fit une impression
désagréable sur Marcelle, et sa conversation prolixe, roulant toujours
sur l'argent, lui fut encore moins sympathique que les prévenances
désobligeantes de sa moitié.

Voici quel fut à peu près le résumé du bavardage de deux heures qu'elle
eut à subir de la part de maître Bricolin. La propriété de Blanchemont
était chargée d'hypothèques pour un grand tiers de sa valeur. Feu M. le
baron avait en outre demandé des avances considérables sur les fermages,
et avec des intérêts énormes que M. Bricolin _avait été forcé d'exiger_,
vu la difficulté de se procurer de l'argent et le taux usuraire établi
dans le pays. Madame de Blanchemont devait se soumettre à des conditions
encore plus dures, si elle voulait continuer le système auquel son mari
avait été autorisé par elle; ou bien, avant de demander les revenus,
elle devait payer l'arriéré, capital et intérêts, et intérêt des
intérêts, somme qui s'élevait à plus de cent mille francs. Quant aux
autres créanciers, ils voulaient rentrer dans leurs fonds entièrement,
ou garder leur créance entière à titre de placement. Il fallait donc
vendre la terre ou trouver promptement des capitaux; en un mot, la terre
valait huit cent mille francs, elle était grevée de quatre cent mille
francs de dettes, sans compter celle envers M. Bricolin. Il restait
trois cent mille francs, unique fortune désormais de madame de
Blanchemont, indépendante de celle que son mari avait ou n'avait pas
laissée à son fils et dont elle ne connaissait pas encore la situation.

Marcelle était loin de s'attendre à de si grands désastres, elle n'en
avait pas prévu la moitié. Les créanciers n'avaient pas encore réclamé,
et, bien nantis de leurs titres, ils attendaient, M. Bricolin tout le
premier, que la veuve s'informât de sa position pour lui demander le
paiement intégral ou la continuation du revenu que l'emprunt leur
assurait. Lorsqu'elle demanda à Bricolin pourquoi, depuis un mois
qu'elle était veuve, il ne lui avait pas fait connaître l'état de ses
affaires, il lui répondit avec une brutale franchise qu'il n'avait pas
de raison pour se presser, que sa créance était bonne, et que chaque
jour d'indifférence de la part du propriétaire était un jour de profit
pour le fermier, pendant lequel il cumulait les intérêts de son argent
sans rien aventurer. Ce raisonnement péremptoire éclaira promptement
Marcelle sur le genre de moralité de M. Bricolin.

--C'est juste, lui répondit-elle en souriant avec une ironie que le
fermier ne daigna pas comprendre. Je vois que c'est ma faute si chaque
jour que je laisse écouler dévore plus que le revenu auquel je croyais
pouvoir prétendre. Mais, dans l'intérêt de mon fils, je dois mettre
un terme à cette espèce de débâcle, et j'attends de vous, monsieur
Bricolin, un bon conseil à cet égard.

M. Bricolin, très surpris du calme avec lequel la dame de Blanchemont
venait d'apprendre qu'elle était à peu près ruinée, et encore plus de la
confiance avec laquelle elle le consultait, la regarda entre les deux
yeux. Il vit dans sa physionomie une sorte de défi malicieux porté par
la plus parfaite candeur à sa cupidité.

--Je vois bien, dit-il, que vous voulez me tenter, mais je ne veux pas
m'exposer à des reproches de la part de votre famille. Cela fait tort à
un homme d'être accusé de complaisance intéressée à des prêts usuraires.
Il faut, madame de Blanchemont, que je vous parle sérieusement; mais ici
les murs sont trop minces, et ce que j'ai à vous dire n'a pas besoin
d'être ébruité. Si vous voulez faire semblant de venir avec moi examiner
le vieux château, je vous dirai, 1° ce que je vous conseillerais de
faire si j'étais votre parent; 2° ce que, étant votre créancier, je
désire que vous fassiez; vous verrez s'il y a un troisième avis à
examiner. Je ne le pense pas.

Si le vieux château n'eût pas été entouré d'orties, de mares stagnantes
et fétides, et de mille décombres mutilés qui n'avaient plus aucune
autre physionomie que celle d'un désordre barbare, c'eût été un débris
du passé assez pittoresque. Il y avait un reste de fossé avec de grands
roseaux, de superbes lierres sur toute une face du bâtiment, et un
éboulement où des cerisiers sauvages avaient acquis un développement
magnifique. Ce côté ne manquait pas de poésie. M. Bricolin montra à
Marcelle la chambre que son mari avait coutume d'habiter en passant. Il
y avait un reste d'ameublement du temps de Louis XVI, très-malpropre
et très-fané. Cependant cette pièce était habitable, et madame de
Blanchemont résolut d'y passer la nuit.

--Cela contrariera un peu ma femme, qui tenait à honneur de vous
recevoir dans ses meubles, dit M. Bricolin; mais je ne connais rien de
plus mal à propos que de tourmenter les personnes. Si le vieux château
vous plaît, il ne faut pas disputer des goûts, comme on dit, et j y
ferai transporter vos effets. On mettra un lit de sangle dans ce cabinet
pour votre _fille de chambre_. En attendant, je vais vous parler
sérieusement de vos affaires, madame de Blanchemont: c'est le plus
pressé.

Et, tirant un fauteuil, Bricolin s'y installa et commença ainsi:

--D'abord, permettez-moi de vous demander si vous avez par devers vous
une autre fortune que la terre de Blanchemont? je ne crois pas, si je
suis bien informé.

--Je n'ai à moi rien autre chose, répondit Marcelle avec tranquillité.

--Et pensez-vous que votre fils ait à hériter d'une grosse fortune du
chef de son père?

--Je n'en sais rien. Si les propriétés de M. de Blanchemont sont aussi
grevées que la mienne....

--Ah! vous n'en savez rien? Vous ne vous occupez donc pas de vos
affaires? c'est drôle! Mais tous les nobles sont comme cela. Moi,
je suis obligé de connaître votre position. C'est mon métier et mon
intérêt. Or donc, voyant que feu M. le baron allait grand train, et ne
prévoyant pas qu'il mourrait si jeune, j'ai dû m'assurer des brèches
qu'il pouvait avoir faites à sa fortune, afin d'être en garde contre des
emprunts qui auraient pu excéder un jour la valeur des terres d'ici, et
me laisser sans garantie. J'ai donc fait courir et fureter les gens
du métier, et je sais, à un sou près, ce qui reste, _au jour
d'aujourd'hui_, à votre petit bonhomme.

--Faites-moi donc le plaisir de me l'apprendre, monsieur Bricolin.

--C'est facile, et vous pourrez le vérifier. Si je me trompe de dix
mille francs, c'est tout le bout du monde. Votre mari avait environ un
million de fortune, il reste cela au soleil, sauf qu'il y a neuf cent
quatre-vingt ou quatre-vingt-dix mille francs de dettes à payer.

--Ainsi, mon fils n'a plus rien? dit Marcelle troublée de cette
révélation nouvelle.

--Comme vous dites. Avec ce que vous avez il aura encore trois cent
mille francs un jour. C'est encore joli si vous voulez rassembler et
liquider cela. En terres, ça représente six ou sept mille livres de
rente. Si vous voulez le manger, c'est encore plus joli.

--Je n'ai pas l'intention de détruire l'unique avenir de mon fils. Mon
devoir est de me dégager autant que possible des embarras où je me
trouve.

--En ce cas, écoutez: Vos terres et les siennes rapportent deux pour
cent. Vous payez les intérêts de vos dettes quinze et vingt pour cent;
avec les intérêts cumulés, vous arriverez promptement à augmenter sans
fin le capital de la dette. Comment allez-vous faire?

--Il faut vendre, n'est-ce pas?

--Comme vous voudrez. Je crois que c'est dans votre intérêt bien
entendu, à moins que, pourtant, comme vous avez pour longtemps la
jouissance du bien de votre fils, vous ne préfériez profiter du
désordre, et faire votre part.

--Non, monsieur Bricolin, telle n'est pas mon intention.

--Mais vous pourriez encore tirer de l'argent de cette fortune-là, et
comme le petit a encore des grands parents dont il héritera, il pourrait
n'être pas banqueroutier à l'époque de sa majorité.

--C'est très-bien raisonné, dit froidement Marcelle; mais je veux agir
tout autrement. Je veux tout vendre afin que les dettes de la succession
n'excèdent pas le capital; et quant à ma fortune, je veux la liquider,
afin d'avoir le moyen d'élever convenablement mon fils.

--En ce cas, vous voulez vendre Blanchemont?

--Oui, monsieur Bricolin, tout de suite.

--Tout de suite? Oh! je le crois bien; quand on est dans votre position,
et qu'on veut en sortir franchement, il n'y a pas un jour à perdre,
puisque chaque jour fait un trou à la bourse. Mais croyez-vous que ce
soit bien facile de vendre une terre de cette importance tout de suite,
soit en bloc, soit en détail? Autant vaudrait dire que du jour au
lendemain on va vous bâtir un château comme celui-ci, assez solide pour
durer cinq ou six cents ans. Sachez donc _qu'au jour d'aujourd'hui_ on
ne remue de fonds que dans l'industrie, les chemins de fer et autres
grosses affaires où il y a cent pour cent à perdre ou à gagner. Quant
aux propriétés territoriales, c'est le diable à déloger. Dans notre
pays, tout le monde voudrait vendre, et personne ne veut acheter, tant
on est las d'enterrer dans les sillons de gros capitaux pour un mince
revenu. La terre est bonne pour quiconque y réside, en vit et y fait des
économies; c'est la vie des campagnards comme moi. Mais pour vous autres
gens des villes, c'est un revenu misérable. Ainsi donc, un bien de
cinquante, cent mille francs au plus, trouvera parmi mes pareils
des acquéreurs empressés. Un bien de huit cent mille francs dépasse
généralement nos moyens, et il vous faudra chercher, dans l'étude de
votre notaire à Paris un capitaliste qui ne sache que faire de ses
fonds. Pensez-vous qu'il y en ait beaucoup _au jour d'aujourd'hui_?
Quand on peut jouer à la bourse, à la roulette, aux _z'houliêres_, aux
chemins de fer, aux places et à mille autres gros jeux? Il vous faudra
donc rencontrer quelque vieux noble peureux qui aime mieux placer son
argent à deux pour cent, dans la crainte d'une révolution, que de se
lancer dans les belles spéculations qui tentent tout le monde _au
jour d'aujourd'hui_. Encore faudrait-il qu'il y eût une belle maison
d'habitation où un vieux rentier pût venir finir ses jours. Mais vous
voyez votre château? je n'en voudrais pas pour les matériaux. La
peine de le jeter par terre ne vaudrait pas ce qu'on en retirerait de
charpente pourrie et de moellons fendus. Ainsi donc, vous pouvez bien,
en faisant afficher votre terre, la vendre en bloc un de ces matins;
mais vous pouvez bien aussi attendre dix ans; car votre notaire aura
beau dire et imprimer sur ses pancartes, comme c'est l'usage, qu'elle
rapporte trois et trois et demi; on verra mon bail, et on saura que, les
impôts défalqués, elle n'en rapporte pas deux.

--Voire bail a peut-être été conclu en raison des avances que vous aviez
faites à M. de Blanchemont? dit Marcelle en souriant.

--Comme de juste! répondit Bricolin avec aplomb, et mon bail est de
vingt ans; il y en a un d'écoulé, reste dix-neuf. Vous le savez bien,
vous l'avez signé. Après cela, vous ne l'avez peut-être pas lu... Dame!
c'est votre faute.

--Aussi, je ne m'en prends à personne. Donc, je ne puis pas vendre en
bloc, mais en détail?

--En détail, vous vendrez bien, vous vendrez cher, mais on ne vous
paiera pas.

--Pourquoi cela?

--Parce que vous serez forcée de vendre à beaucoup de gens dont la
plupart ne seront pas solvables, à des paysans qui, les meilleurs,
s'acquitteront sou par sou à la longue, et, les plus gueux, qui se
laisseront tenter par l'amour de posséder un peu de terre, comme ils
font tous _au jour d'aujourd'hui_, et qu'il vous faudra exproprier au
bout de dix ans, sans avoir touché de revenu. Cela vous ennuiera de les
tourmenter?

--Et je ne m'y résoudrai jamais. Ainsi, monsieur Bricolin, selon vous,
je ne puis ni vendre ni conserver?

--Si vous voulez être raisonnable, ne pas vendre cher et palper du
comptant, vous pouvez vendre à quelqu'un que je connais.

--A qui donc?

--A moi.

--A vous, monsieur Bricolin?

--A moi, Nicolas-Étienne Bricolin.

--En effet, dit Marcelle, qui se rappela en cet instant quelques paroles
échappées au meunier d'Angibault; j'ai entendu parler de cela. Et
quelles sont vos propositions?

--Je m'arrange avec vos créanciers hypothécaires, je démembre la terre,
je vends à ceux-ci, j'achète à ceux-là, je garde ce qui est à ma
convenance et je vous paie le reste.

--Et les créanciers, vous les payez comptant aussi? Vous êtes énormément
riche, monsieur Bricolin?

--Non, je les fais attendre, et, d'une manière ou de l'autre, je vous en
débarrasse.

--Je croyais qu'ils voulaient tous être remboursés immédiatement; vous
me l'aviez dit?

--Ils seraient exigeants avec vous; ils me feront crédit, à moi.

--C'est juste. Je passe pour insolvable peut-être?

--Possible! _au jour d'aujourd'hui_, on est très-méfiant. Voyons, madame
de Blanchemont! vous me devez cent mille francs, je vous en donne deux
cent cinquante mille, et nous sommes quittes.

--C'est-à-dire que vous voulez payer deux cent cinquante mille francs ce
qui en vaut trois cent mille?

--C'est un petit _boni_ qu'il est juste que vous m'accordiez; je paie
comptant. Vous direz que c'est mon avantage de ne pas servir d'intérêts
ayant l'argent. C'est votre avantage aussi de palper votre fortune, dont
vous n'aurez plus ni sou ni maille si vous tardez.

--Ainsi, vous voulez profiter des embarras de ma position pour réduire
d'un sixième le peu qui me reste?

--C'est mon droit, et tout autre que moi exigerait davantage. Soyez sûre
que je prends vos intérêts autant que possible. Allons, mon premier mot
sera le dernier. Vous y penserez.

--Oui, monsieur Bricolin, il me semble qu'il faut y penser.

--Diable! je le crois bien! Il faut d'abord vous assurer que je ne vous
trompe pas, et que je ne me trompe pas moi-même sur votre situation et
sur la valeur de vos biens. Vous voilà ici; vous vous renseignerez, vous
verrez tout par vous-même, vous pourrez même aller visiter les terres
de votre mari du côté du Blanc, et quand vous serez au courant, dans un
mois environ, vous me direz votre réponse. Seulement, vous pouvez bien
résumer mes offres en établissant ainsi votre calcul sur une base dont
je ne crains pas la vérification: vous pouvez, 1° vendre ce qui vous
reste de net le double de ce que je vous en offre, mais vous n'en
toucherez pas la moitié, ou bien vous attendrez dix ans, durant lesquels
vous aurez à servir tant d'intérêts qu'il ne vous restera rien; 2° vous
pouvez me vendre à un sixième de perte et toucher, d'ici à trois mois,
deux cent cinquante mille francs en bon or ou en bon argent, ou en jolis
billets de banque, à votre choix. Allons, j'ai dit! maintenant revenez à
la maison dans une petite heure, vous dînerez avec nous. Il faudra faire
chez nous comme chez vous, entendez-vous, madame la baronne? Nous sommes
en affaires, et si vous ne me demandez pas d'autre _pot de vin_, ce ne
sera pas grand'-chose.
                
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