La position où Marcelle se trouvait désormais vis-à-vis des Bricolin lui
ôtait tout scrupule, et nécessitait d'ailleurs l'acceptation de cette
offre. Elle promit donc d'en profiter; mais elle demanda, en attendant
l'heure du repas, à rester au vieux château pour écrire une lettre, et
M. Bricolin la quitta pour lui envoyer ses domestiques et ses paquets.
IX.
UN AMI IMPROVISÉ.
Pendant quelques instants qu'elle demeura seule, Marcelle fit rapidement
beaucoup de réflexions, et bientôt elle sentit que l'amour lui donnait
une énergie dont elle n'eût pas été capable peut-être sans cette
toute-puissante inspiration. Au premier aspect, elle avait été un peu
effrayée de ce triste manoir, l'unique demeure qui lui restât en propre.
Mais en apprenant que cette ruine même n'allait bientôt plus lui
appartenir, elle se prit à sourire en la regardant avec une curiosité
complètement désintéressée. L'écusson seigneurial de sa famille était
encore intact au manteau des vastes cheminées.
--Ainsi, se dit-elle, tout va être rompu entre moi et le passé. Richesse
et noblesse s'éteignent de compagnie, _au jour d'aujourd'hui_, comme dit
ce Bricolin. O mon Dieu! que vous êtes bon d'avoir fait l'amour de tous
les temps et immortel comme vous-même!
Suzette entra, apportant le nécessaire de voyage que sa maîtresse avait
demandé pour écrire. Mais, en l'ouvrant, Marcelle jeta par hasard les
yeux sur sa soubrette, et lui trouva une si étrange expression en
contemplant les murailles nues du vieux castel, qu'elle ne put
s'empêcher de rire. La figure de Suzette se rembrunit davantage, et sa
voix prit un diapason de révolte bien marqué.--Ainsi, dit-elle, Madame
est résolue à coucher ici?
--Vous le voyez bien, répondit Marcelle, et vous avez là un cabinet pour
vous, avec une vue magnifique et beaucoup d'air.
--Je suis fort obligée à madame, mais madame peut être assurée que je
n'y coucherai pas. J'y ai peur en plein jour; que serait-ce la nuit? on
dit qu'il y revient, et je n'ai pas de peine à le croire.
--Vous êtes folle, Suzette. Je vous défendrai contre les revenants.
--Madame aura la bonté de faire coucher ici quelque servante de la
ferme, car j'aimerais mieux m'en aller tout de suite à pied de cet
affreux pays....
--Vous le prenez tragiquement, Suzette. Je ne veux vous contraindre en
rien, vous coucherez où vous voudrez; cependant je vous ferai observer
que si vous preniez l'habitude de me refuser vos services, je me verrais
dans la nécessité de me séparer de vous.
--Si Madame compte rester longtemps dans ce pays-ci, et habiter cette
masure....
--Je suis forcée d'y rester un mois, et peut-être davantage; qu'en
voulez-vous conclure?
--Que je demanderai à madame de vouloir bien me renvoyer a Paris ou dans
quelque autre terre de madame, car je fais serment que je mourrais ici
au bout de trois jours.
--Ma chère Suzette, répondit Marcelle avec beaucoup de douceur, je n'ai
plus d'autre terre, et je ne retournerai probablement jamais demeurer à
Paris. Je n'ai plus de fortune, mon enfant, et il est probable que je ne
pourrai vous garder longtemps à mon service. Puisque ce séjour vous est
odieux, il est inutile que je vous l'impose durant quelques jours. Je
vais vous payer vos gages et votre voyage. La patache qui nous a amenées
n'est pas repartie. Je vous donnerai de bonnes recommandations, et mes
parents vous aideront à vous placer.
--Mais comment madame veut-elle que je m'en aille comme cela toute
seule? Vraiment, c'était bien la peine de m'amener si loin dans un pays
perdu!
--J'ignorais que j'étais ruinée, et je viens de l'apprendre à l'instant
même, répondit Marcelle avec calme; ne me faites donc pas de reproches,
c'est involontairement que je vous ai causé cette contrariété.
D'ailleurs, vous ne partirez pas seule; Lapierre retournera à Paris avec
vous.
--Madame renvoie aussi Lapierre? reprit Suzette consternée.
--Je ne renvoie pas Lapierre. Je le rends à ma belle-mère, qui me
l'avait donné, et qui reprendra avec plaisir ce vieux et bon serviteur.
Allez dîner, Suzette, et préparez-vous à partir.
Confondue du sang-froid et de la tranquille douceur de sa maîtresse,
Suzette fondit en larmes, et, par un retour d'affection, peut-être
irréfléchi, elle la supplia de lui pardonner et de la garder auprès
d'elle.
--Non, ma chère fille, répondit Marcelle, vos gages sont désormais
au-dessus de ma position. Je vous regrette malgré vos travers, et
peut-être me regretterez-vous aussi malgré mes défauts. Mais c'est un
sacrifice inévitable, et le moment où nous sommes n'est pas celui de la
faiblesse.
--Et que va devenir madame? sans fortune, sans domestiques, et avec
un petit enfant sur les bras, dans un pareil désert! Ce pauvre petit
Edouard!
--Ne vous affligez pas, Suzette; vous vous placerez certainement chez
quelqu'un de ma connaissance. Nous nous reverrons. Vous reverrez
Edouard. Ne pleurez pas devant lui, je vous en supplie!
Suzette sortit; mais Marcelle n'avait pas encore mis sa plume dans
l'encre pour écrire, que le grand farinier parut devant elle, portant
Edouard sur un bras, et un sac de nuit sur l'autre.
--Ah! lui dit Marcelle en recevant l'enfant qu'il déposa sur ses genoux,
vous êtes donc toujours occupé à m'obliger, monsieur Louis? Je suis bien
aise que vous ne soyez pas encore parti. Je ne vous avais presque pas
remercié, et j'aurais eu du regret de ne pas vous dire adieu.
--Non, je ne suis pas encore parti, dit le meunier, et à dire vrai, je
ne suis pas très-pressé de m'en aller. Mais tenez, Madame, si ça vous
est égal, vous ne m'appellerez plus _monsieur_. Je ne suis pas un
monsieur, et de votre part ça me contrarie à présent, cette cérémonie!
vous m'appellerez Louis tout court, ou Grand-Louis, comme tout le monde.
[Illustration: Le groupe qui se présentait se composait de trois
générations.]
--Mais je vous ferai observer que cela sera très contraire à l'égalité,
et que d'après vos réflexions de ce matin...
--Ce matin j'étais une bête, un cheval, et un cheval de moulin qui pis
est. J'avais des préventions... à cause de la noblesse et de votre
mari... que sais-je? Si vous m'aviez appelé Louis, je crois que je vous
aurais appelée... Comment vous appelez-vous?
---Marcelle.
--J'aime assez ce nom-là, madame Marcelle! Eh bien! je vous appellerai
comme cela: ça ne me rappellera plus monsieur le baron.
--Mais si je ne vous appelle plus monsieur, vous m'appellerez donc
Marcelle tout court? dit madame de Blanchemont en riant..
--Non, non, vous êtes une femme... et une femme comme il y en a peu, le
diable m'emporte!... Tenez, je ne m'en cache pas, je vous porte dans mon
coeur, surtout depuis un moment.
--Pourquoi depuis un moment, Grand-Louis? dit Marcelle qui commençait à
écrire et qui n'écoutait plus le meunier qu'à demi.
--C'est que pendant que vous causiez avec votre fille de chambre, tout
à l'heure, j'étais là dans l'escalier avec votre coquin d'enfant qui me
faisait mille niches pour m'empêcher d'avancer, et, malgré moi, j'ai
entendu tout ce que vous disiez. Je vous en demande pardon.
--Il n'y a pas de mal à cela, dit Marcelle; ma position n'est pas un
secret, puisque je la faisais connaître à Suzette, et, d'ailleurs, je
suis certaine qu'un secret serait bien placé entre vos mains.
--Un secret de vous serait placé dans mon coeur, reprit le meunier
attendri. Ah çà! vous ne saviez donc pas, avant de venir ici, que vous
étiez ruinée?
--Non, je ne le savais pas. C'est M. Bricolin qui vient de me
rapprendre. Je m'attendais à des pertes réparables, voila tout.
--Et vous n'en avez pas plus de chagrin que cela?
Marcelle, qui écrivait, ne songea pas à répondre mais au bout d'un
instant, elle leva les yeux sur le Grand-Louis, et le vit debout devant
elle, les bras croisés et la contemplant avec une sorte d'enthousiasme
naïf et d'étonnement Profond.
[Illustration: M Bricolin était un homme de cinquante ans.]
--C'est donc bien surprenant, lui dit-elle, de voir une personne qui
perd sa fortune sans perdre l'esprit. D'ailleurs, ne me reste-il pas de
quoi vivre?
--Ce qui vous reste, je le sais à peu près. Je connais vos affaires
peut-être mieux que vous; car le père Bricolin, quand il a bu un coup,
aime à causer, et il m'a assez cassé la tête de tout cela, alors que ça
ne m'intéressait guère. Mais c'est égal, voyez-vous; une personne qui
voit sans sourciller un million d'un côté et un demi-million de l'autre,
s'en aller de devant elle... crac! en un clin d'oeil... je n'ai jamais
vu cela, et je ne le comprends pas encore!
--Vous comprendriez encore moins si je vous disais que, quant à ce qui
me concerne, cela me fait un plaisir extrême.
--Ah! mais par rapport à votre fils! dit le meunier en baissant la voix
pour que l'enfant qui jouait dans la pièce voisine n'entendît pas ses
paroles.
--Au premier moment j'ai été un peu effrayée, répondit Marcelle, et
puis, je me suis bientôt consolée. Il y a longtemps que je me dis que
c'est un malheur que de naître riche, et d'être destiné à l'oisiveté, à
la haine des pauvres, à l'égoïsme et à l'impunité que donne la richesse.
J'ai regretté bien souvent de n'être pas fille et mère d'ouvrier. A
présent, Louis, je serai du peuple, et les hommes comme vous ne se
méfieront plus de moi.
--Vous ne serez pas du peuple, dit le meunier; il vous reste encore une
fortune qu'un homme du peuple regarderait comme immense, quoique ce ne
soit pas grand'chose pour vous. D'ailleurs ce petit enfant a des parents
riches qui ne le laisseront pas élever comme un pauvre. Tout cela,
madame Marcelle, c'est donc des romans que vous vous faites; mais où
diable avez-vous donc pris ces idées-là? Il faut que vous soyez une
sainte, le diable n`enlève! Ça me fait un singulier effet de vous
entendre dire des choses pareilles, quand toutes les autres personnes
riches ne songent qu'à le devenir davantage. Vous êtes la première de
votre espèce que je vois. Est-ce qu'il y a à Paris d'autres riches et
d'autres nobles qui pensent comme vous?
---Il n'y en a guère, je dois en convenir. Mais ne m'en faites pas tant
de mérite, Grand-Louis. Un jour viendra où je pourrai peut-être vous
faire comprendre pourquoi je suis ainsi.
--Faites excuse, mais je m'en doute.
--Non.
--Si fait, et la preuve, c'est que je ne peux pas vous le dire. Ce sont
des affaires délicates, et vous me diriez que je suis trop osé de
vous questionner là-dessus. Si vous saviez pourtant, comme sur ce
chapitre-là, je suis penaud et capable de comprendre les peines des
autres! Je vous dirai mes soucis, moi! Oui, le tonnerre m'écrase! je
vous les dirai. Il n'y aura que vous et ma mère qui saurez cela. Vous me
direz quelques bonnes paroles qui me remettront peut-être l'esprit.
--Et si je vous disais, à mon tour, que je m'en doute?
--Vous devez vous en douter! preuve qu'il y a de l'amour et de l'argent
mêlés dans toutes ces affaires-là.
--Je veux que vous me fassiez vos confidences, Grand-Louis; mais voici
le vieux Lapierre qui monte. Nous nous reverrons bientôt, n'est-ce pas?
--Il le faut, dit le meunier en baissant la voix, car j'ai sur vos
affaires avec le Bricolin bien des choses à vous demander. J'ai peur
que ce gaillard-là ne vous mène un peu trop durement, et qui sait!
tout paysan que je suis, je pourrais peut-être vous rendre service.
Voulez-vous me traiter en ami?
--Certainement.
--Et vous ne ferez rien sans m'avertir?
--Je vous le promets, ami. Voici Lapierre.
--Faut-il que je m'en aille?
--Allez ici à côté, avec Edouard. J'aurai peut-être besoin de vous
consulter, si vous avez le temps d'attendre quelques minutes de plus.
--C'est dimanche... D'ailleurs, ça serait tout autre jour...!
X.
CORRESPONDANCE.
Lapierre entra. Suzette lui avait déjà tout dit. Il était pâle et
tremblant. Vieux et incapable d'un service pénible, il n'était pour
Marcelle qu'un porte-respect en voyage. Mais, sans le lui avoir jamais
exprimé, il lui était sincèrement attaché, et, malgré l'aversion qu'il
éprouvait déjà, aussi bien que Suzette, pour la Vallée-Noire et le vieux
château, il refusa de quitter sa maîtresse et déclara qu'il la servirait
pour aussi peu de gages qu'elle jugerait à propos de lui en donner.
Marcelle, touchée de son noble dévouement, lui serra affectueusement les
mains, et vainquit sa résistance en lui démontrant qu'il lui serait plus
utile en retournant à Paris qu'en restant à Blanchemont. Elle voulait
se défaire de son riche mobilier, et Lapierre était très-capable de
présider à cette vente, d'en recueillir le prix et de le consacrer au
paiement des petites dettes courantes que madame de Blanchemont avait pu
laisser à Paris. Probe et entendu, Lapierre fut flatté de jouer le rôle
d'une espèce d'homme d'affaires, d'un homme de confiance, à coup sûr, et
de rendre service à celle dont il se séparait à regret. Les arrangements
de départ furent donc faits. Ici, Marcelle, qui pensait à tous les
détails de sa position avec un sang-froid remarquable, rappela le
Grand-Louis et lui demanda s'il pensait qu'on put vendre dans le pays la
calèche qu'elle avait laissée à ***.
--Ainsi vous brûlez vos vaisseaux? répondit le meunier. Tant mieux pour
nous! Vous resterez peut-être ici, et je ne demande qu'à vous y garder.
Je vais souvent à *** pour des affaires que j'y ai, et pour voir une de
mes soeurs qui y est établie. Je sais à peu près tout ce qui se passe
dans ce pays-là, et je vois bien d'ailleurs que tous nos bourgeois,
depuis quelques années, ont la rage des belles voitures et de toutes les
choses de luxe. J'en sais un qui veut en faire venir une de Paris; la
vôtre est toute rendue, ça lui épargnera la dépense du transport, et
dans notre pays, tout en faisant de grosses folies, on regarde encore
aux petites économies. Elle m'a paru belle et bonne, cette voiture.
Combien cela vaut-il, une affaire comme ça?
--Deux mille francs.
--Voulez-vous que j'aille avec M. Lapierre jusqu'à ***? Je le mettrai en
rapport avec les acheteurs, et il touchera l'argent, car chez nous on ne
paie comptant qu'aux étrangers.
--Si ce n'était pas abuser de votre temps et de votre obligeance, vous
feriez seul cette affaire.
--J'irai avec plaisir; mais ne parlez pas de cela à M. Bricolin, il
serait capable de vouloir l'acheter, lui, la calèche!
--Eh bien! pourquoi non?
--Ah bon! il ne manquerait plus que ça pour faire tourner la tête à...
aux personnes de sa famille! D'ailleurs, le Bricolin trouverait moyen de
vous la payer moitié de ce qu'elle vaut. Je vous dis que je m'en charge.
--En ce cas, vous me rapporterez l'argent, s'il est possible? car je
croyais avoir à en toucher ici, au lieu qu'il me faudra sans doute en
restituer.
--Eh bien, nous partirons ce soir; à cause du dimanche, ça ne me
dérangera pas; et si je ne reviens pas demain soir ou après-demain matin
avec deux mille francs, prenez-moi pour un vantard.
--Que vous êtes bon, vous! dit Marcelle en songeant à la rapacité de son
riche fermier.
--Il faudra que je vous rapporte aussi vos malles, que vous avez
laissées là-bas? dit le Grand-Louis.
--Si vous voulez bien louer une charrette et me les faire envoyer...
--Non pas! à quoi bon louer un homme et un cheval? Je mettrai Sophie au
tombereau, et je parie que mademoiselle Suzette aimera mieux voyager en
plein air sur une boite de paille, avec un bon conducteur comme moi,
qu'avec cet enragé patachon dans son panier à salade. Ah ça! tout n'est
pas dit. Il vous faut une servante, celles de M. Bricolin ont trop
d'occupation pour amuser votre coquin d'enfant du matin au soir. Ah! si
j'avais le temps, moi! nous ferions une belle vie ensemble, avec ça que
j'adore les enfants et que celui-là a plus d'esprit que moi! je vas vous
prêter la petite Fanchon, la servante à ma mère. Nous nous en passerons
bien pendant quelque temps. C'est une petite fille qui aura soin du
petit comme de la prunelle de ses yeux, et qui fera tout ce que vous lui
commanderez. Elle n'a qu'un défaut, c'est de dire trois fois _plaît-il?_
à chaque parole qu'on lui adresse Mais que voulez-vous, elle s'imagine
que c'est une politesse, et qu'on la gronderait si elle ne faisait pas
semblant d'ètre sourde.
--Vous êtes ma Providence, dit Marcelle, et j'admire que, dans une
situation qui devait me susciter mille embarras, il se trouve sur mon
chemin un coeur excellent qui vienne à mon secours.
--Bah! bah! ce sont de petits services d'amitié, que vous me rendrez
d'une autre façon. Vous m'avez déjà grandement servi, sans vous en
douter, depuis que vous êtes ici!
--Et comment cela?...
--Ah! dame! nous causerons de cela plus tard, dit le meunier d'un air
mystérieux, et avec un sourire où le sérieux de sa passion faisait un
étrange contraste avec l'enjouement de son caractère.
Le départ du meunier et des domestiques ayant été résolu d'un commun
accord pour le soir même, _à la fraîche_, comme disait Grand-Louis,
Marcelle, n'ayant plus que quelques instants pour écrire avant le dîner
de la ferme, traça rapidement les deux billets suivants:
PREMIER BILLET.
_Marcelle, baronne de Blanchemont, à la comtesse
de Blanchemont, sa belle-mère._
«Chère maman,
«Je m'adresse à vous comme à la plus courageuse des femmes et à la
meilleure tête de la famille, pour vous annoncer et vous charger
d'annoncer au respectable comte et à nos autres chers parents, une
nouvelle qui vous affectera, j'en suis sûre, plus que moi. Vous m'avez
souvent fait part de vos appréhensions, et nous avons trop causé du
sujet qui m'occupe en ce moment pour que vous ne m'entendiez pas à
demi-mot. _Il n'y a plus rien_ (mais rien) _de la fortune d'Édouard_.
De la mienne, il reste deux cent cinquante mille ou trois cent mille
francs. Je ne connais encore ma situation que par un homme qui serait
intéressé à exagérer le désastre, si la chose était possible, mais qui
a trop de bon sens pour tenter de me tromper, puisque demain,
après-demain, je puis m'instruire par moi-même. Je vous renvoie le bon
Lapierre, et n'ai pas besoin de vous engager à le reprendre chez vous.
Vous me l'aviez donné pour qu'il mît un peu d'ordre et d'économie dans
les dépenses de la maison. Il a fait son possible; mais qu'était-ce que
ces épargnes domestiques, lorsqu'au dehors la prodigalité était sans
contrôle et sans limites? De petites raisons qu'il vous expliquera
lui-même me forcent à brusquer son départ; voilà pourquoi je vous écris
en courant, et sans entrer dans des détails que je ne possède pas
moi-même, et qui viendront plus tard. Je tiens à ce que Lapierre vous
voie seule et vous remette ceci, afin que vous ayez quelques heures ou
quelques jours au besoin pour préparer le comte à cette révélation. Vous
l'adoucirez en lui disant mille fois tout ce que vous savez de moi,
combien je suis indifférente aux jouissances de la richesse, et combien
je suis incapable de maudire qui que ce soit et quoi que ce soit dans le
passé. Comment ne pardonnerais-je pas à celui qui a eu le malheur de ne
pas vivre assez pour tout réparer! Chère maman, que sa mémoire reçoive
de votre coeur et du mien une entière et facile absolution!
«Maintenant, deux mots sur Édouard et sur moi, qui ne faisons qu'un
dans cette épreuve de la destinée. Il me restera, je l'espère, de quoi
pourvoir à tous ses besoins et à son éducation. Il n'est pas d'âge à
s'affliger de pertes qu'il ignore et qu'il sera bon de lui laisser
ignorer autant que possible lorsqu'il sera capable de les comprendre.
N'est-il pas heureux pour lui que ce changement dans sa situation
s'opère avant qu'il ait pu se faire un besoin de vivre dans l'opulence?
Si c'est un malheur d'être réduit au nécessaire (ce n'en est pas un
à mes yeux), il ne le sentira pas, et, habitué désormais à vivre
modestement, il se croira assez riche. Puisqu'il était destiné à tomber
dans une condition médiocre, c'est donc un bienfait de la Providence de
l'y avoir fait descendre dans un âge où la leçon, loin d'être amère, ne
peut que lui être utile. Vous me direz que d'autres héritages lui sont
réservés. Je suis étrangère à cet avenir, et ne veux, en aucune façon,
en profiter d'avance. Je refuserais presque comme un affront les
sacrifices que sa famille voudrait s'imposer pour me procurer ce qu'on
appelle un genre de vie honorable. Dans l'appréhension de ce que je
viens d'apprendre, j'avais déjà fait mon plan de conduite. Je viens de
m'y conformer, et rien au monde ne m'en fera départir. Je suis résolue
à m'établir en province, au fond d'une campagne, où j'habituerai les
premières années de mon fils à une vie laborieuse et simple, et où il
n'aura pas le spectacle et le contact de la richesse d'autrui pour
détruire le bon effet de mes exemples et de mes leçons. Je ne perds pas
l'espérance d'aller vous le présenter quelquefois, et vous verrez avec
plaisir un enfant robuste et enjoué, au lieu de cette frêle et rêveuse
créature pour l'existence de laquelle nous n'avions cessé de trembler.
Je sais les droits que vous avez sur lui et le respect que je dois à vos
volontés et à vos conseils; mais j'espère que vous ne blâmerez pas mon
projet, et que vous me laisserez gouverner cette enfance durant laquelle
les soins assidus d'une mère et les salutaires influences de la campagne
seront plus utiles que les leçons superficielles d'un professeur
grassement payé, des exercices de manège et des promenades en voiture
au bois de Boulogne. Quant à moi, ne vous inquiétez nullement; je n'ai
aucun regret à ma vie nonchalante et à mon entourage d'oisiveté. J'aime
la campagne de passion, et j'occuperai les longues heures que le monde
ne me volera plus à m'instruire pour instruire mon fils. Vous avez eu
jusqu'ici quelque confiance en moi, voici le moment d'en avoir une
entière. J'ose y compter, sachant que vous n'avez qu'à interroger votre
âme énergique et votre coeur profondément maternel pour comprendre mes
desseins et mes résolutions.
«Tout cela rencontrera bien quelque opposition dans les idées de la
famille; mais quand vous aurez prononcé que j'ai raison, tous seront
de votre avis. Je remets donc notre présent et notre avenir entre vos
mains, et je suis avec dévouement, tendresse et respect, à vous pour la
vie.
Marcelle.»
Suivait un post-scriptum relatif à Suzette, et la demande d'envoyer
l'homme d affaires de la famille au Blanc, afin qu'il pût constater
la ruine de cette fortune territoriale et s'occuper activement de la
liquidation. Quant à ses affaires personnelles, Marcelle voulait et
pouvait les liquider elle-même avec l'aide des hommes compétents de la
localité.
La seconde lettre était adressée à Henri Lémor:
«Henri, quel bonheur! quelle joie! je suis ruinée. Vous ne me
reprocherez plus ma richesse, vous ne haïrez plus mes chaînes dorées. Je
redeviens une femme que vous pouvez aimer sans remords, et qui n'a plus
de sacrifices à s'imposer pour vous. Mon fils n'a plus de riche héritage
à recueillir, du moins immédiatement. J'ai le droit désormais de
l'élever comme vous l'entendez, d'en faire un homme, de vous confier
son éducation, de vous livrer son âme tout entière. Je ne veux pas vous
tromper, nous aurons peut-être une petite lutte à soutenir contre
la famille de son père, dont l'aveugle tendresse et l'orgueil
aristocratique voudront le rendre au monde en l'enrichissant malgré moi.
Mais nous triompherons avec de la douceur, un peu d'adresse et beaucoup
de fermeté. Je me tiendrai assez loin de leur influence pour la
paralyser, et nous entourerons d'un doux mystère le développement de
cette jeune âme. Ce sera l'enfance de Jupiter au fond des grottes
sacrées. Et quand il sortira de cette divine retraite pour essayer sa
puissance, quand la richesse viendra le tenter, nous lui aurons fait
une âme forte contre les séductions du monde et la corruption de l'or.
Henri, je me berce des plus douces espérances, ne venez pas les détruire
avec des doutes cruels et des scrupules que j'appellerais alors
pusillanimes. Vous me devez votre appui et votre protection, maintenant
que je vais m'isoler d'une famille pleine de sollicitude et de bonté,
mais que je quitte et vais combattre par la seule raison qu'elle ne
partage pas vos principes. Ce que je vous ai écrit, il y a deux jours,
en quittant Paris, est donc pleinement et facilement confirmé par ce
billet. Je ne vous appelle pas auprès de moi maintenant, je ne le dois
pas, et la prudence, d'ailleurs, exige que je reste assez longtemps sans
vous voir, pour qu'on n'attribue pas à mes sentiments pour vous l'exil
que je m'impose. Je ne vous dis pas le lieu que j'aurai choisi pour ma
retraite, je l'ignore. Mais dans un an, Henri, cher Henri, à partir du
15 août, vous viendrez me rejoindre où je serai fixée alors et où je
vous appellerai. Jusque là, si vous ne partagez pas ma confiance en
moi-même, j'aime mieux que vous ne m'écriviez pas.... Mais aurai-je la
force de vivre un an sans rien savoir de vous! Non, ni vous non plus!
Écrivez donc deux mots, seulement pour dire: _J'existe et j'aime!_
Et vous adresserez pour moi à mon fidèle vieux Lapierre à l'hôtel de
Blanchemont. Adieu, Henri. Oh! si vous pouviez lire dans mon coeur et
voir que je vaux mieux que vous ne pensez!--Édouard se porte bien, il ne
vous oublie pas. Lui seul désormais me parlera de vous.
M. B.»
Ayant cacheté ces deux lettres, Marcelle qui n'avait plus d'autre vanité
au monde que la beauté angélique de son fils, rafraîchit un peu la
toilette d'Édouard, et traversa la cour de la ferme. On l'attendait
pour dîner, et, pour lui faire honneur, on avait mis le couvert dans le
salon, vu qu'on n'avait pas d'autre salle à manger que la cuisine, où
l'on ne craignait pas de salir les meubles, et où madame Bricolin
se trouvait beaucoup plus à portée des mets qu'elle confectionnait
elle-même avec l'aide de sa belle-mère et de sa servante; Marcelle
s'aperçut bientôt de celle dérogation aux habitudes de la famille.
Madame Bricolin, dont l'empressement était instinctivement empreint
de la mauvaise humeur qui constitue la seule mauvaise éducation en ce
genre, eut soin de l'en instruire en lui demandant à tout propos pardon
de ce que le service se faisait si mal et déroutait complètement ses
servantes. Marcelle demanda et exigea dès lors qu'on reprit le lendemain
les habitudes de la maison, assurant avec un sourire enjoué, qu'elle
irait dîner au moulin d'Angibault, si on la traitait avec cérémonie.
--Et à propos de moulin, dit madame Bricolin après quelques phrases
de politesse mal tournées, il faut que je fasse une scène à M.
Bricolin.--Ah! le voilà justement! Dis donc, monsieur Bricolin, est-ce
que tu as perdu l'esprit, d'inviter ce meunier à dîner avec nous, un
jour où madame la baronne nous fait l'honneur d'accepter notre repas?
--Ah! diable! je n'y avais pas songé, répondit naïvement le fermier, ou
plutôt... je pensais, quand j'ai invité Grand-Louis, que madame ne
nous ferait pas cet honneur-là. M. le baron refusait toujours, tu sais
bien... on le servait dans sa chambre, ce qui n'était guère commode, par
parenthèse.... Enfin, Thibaude, si ça déplaît à madame de manger avec ce
garçon-là, tu le lui diras, toi qui n'as pas la langue dans ta poche;
moi, je ne m'en charge pas: j'ai fait la bêtise, ça me coûte de la
réparer.
--Et ça me regarde comme de coutume! dit l'aigre madame Bricolin,
qui, étant l'aînée des filles Thibault, conservait son nom de famille
féminisé, suivant l'ancien usage du pays. Allons, je vais renvoyer ton
beau Louis à sa farine.
--Ce serait me faire beaucoup de peine, et je crois que je m'en irais
moi-même, dit madame de Blanchemont d'un ton ferme et même un peu sec,
qui imposa à la fermière; j'ai déjeuné ce malin avec ce garçon, chez
lui, et je l'ai trouvé si obligeant, si poli et si aimable, que ce
serait un vrai chagrin pour moi de dîner sans lui ce soir.
--Vraiment? dit la belle Rose, qui avait écouté Marcelle avec beaucoup
d'attention et dont les yeux animés exprimaient une surprise mêlée de
plaisir; mais elle les baissa et devint toute rouge en rencontrant le
regard scrutateur el menaçant de sa mère.
--Il en sera comme madame voudra, dit madame Bricolin; et elle ajouta
tout bas on s'adressant à sa servante qui avait le privilège de ses
observations confidentielles quand elle était en colère:
--Ce que c'est que d'être un bel homme!
La Chounette (diminutif de Fanchon) sourit d'un air malicieux qui la
rendit plus laide que de coutume. Elle trouvait le meunier un fort bel
homme, en effet, et lui en voulait de ce qu'il ne lui faisait pas la
cour.
--Allons! dit M. Bricolin, le meunier dînera donc avec nous. Madame a
raison de ne pas être fière. C'est le moyen de trouver toujours de la
bonne volonté chez les autres. Rose, va donc appeler lo Grand-Louis
qui est par là dans la cour. Dis-lui que la soupe est sur la table. Ça
m'aurait coûté de faire un affront à ce garçon. Savez-vous, madame la
baronne, que j'ai raison de tenir à ce meunier-là? C'est le seul qui ne
retienne pas double mesure et qui ne change pas le grain. Oui, c'est le
seul du pays, le diable me confonde! Ils sont tous plus voleurs les uns
que les autres. D'ailleurs, le proverbe du pays le dit; «Tout meunier,
tout voleur.» Je les ai tous essayés, et je n'ai encore trouvé que
celui-là qui ne fit pas de mauvais comptes et de vilains mélanges. Outre
qu'il a toute sorte d'attentions pour nous. Il ne moudrait jamais mon
froment à la meule qui vient de broyer de l'orge et du seigle. Il
sait que cela gâte la farine el lui ôte sa blancheur. Il met de
l'amour-propre à me contenter, parce qu'il sait que je tiens à avoir du
beau pain sur ma table. C'est ma seule fantaisie, à moi! Je suis humilié
quand quelqu'un, venant chez moi, ne me dit pas: Ah! le beau pain! Il
n'y a que vous, maître Bricolin, pour faire du pareil blé!--Tout blé
d'Espagne, mon cher, on s'en flatte!
--Il est certain qu'il est magnifique, votre pain! dit Marcelle, pour
faire valoir le meunier autant que pour satisfaire la vanité de M.
Bricolin.
--Ah! mon Dieu! que de soucis pour un oeil de plus ou de moins dans le
pain, et pour un boisseau de plus ou de moins par semaine! dit madame
Bricolin. Quand nous avons des meuniers beaucoup plus près, et un moulin
au bas du terrier, avoir affaire à un homme qui demeure à une lieue
d'ici!
--Qu'est-ce que ça te fait? dit M. Bricolin, puisqu'il vient chercher
les sacs et qu'il les rapporte sans prendre un grain de blé de plus que
la mouture[4]? D'ailleurs, il a un beau et bon moulin, deux grandes
roues neuves, un fameux réservoir, et l'eau ne manque jamais chez lui.
C'est agréable de ne jamais attendre.
[Note 4: Ou ne paie jamais les meuniers dans la Vallée-Noire: ils
prélèvent leur part de grain avec plus ou moins de fidélité sur la
mouture, et ils sont généralement plus honnêtes que ne le prétend M.
Bricolin. Quand ils ont beaucoup de pratiques, ils retirent de cette
industrie beaucoup plus que leur consommation, et peuvent se livrer à un
petit commerce de grains.]
--Et puis, comme il vient de loin, dit la fermière, vous vous croyez
toujours obligé de l'inviter à dîner ou à goûter; voila une économie!
Le meunier en arrivant mit fin à celle discussion conjugale. M. Bricolin
se contentait, quand sa femme le grondait, de hausser un peu les
épaules, et de parler un peu plus vite que de coutume. Il lui pardonnait
son humeur acariâtre, parce que l'activité el la parcimonie de sa
ménagère lui étaient fort utiles.
--Allons, donc, Rose, s'écria madame Bricolin à sa fille, qui rentrait
avec le Grand-Louis, nous t'attendons pour nous mettre à table. Tu
aurais bien pu faire avertir le meunier par la Chounette, au lieu d'y
courir toi-même.
--Mon père me l'avait commandé, dit Rose.
--Et vous n'y seriez pas venue sans cela, j'en suis bien sûr, dit le
meunier tout bas à lu jeune fille.
--C'est pour me remercier d'être grondée à cause de vous que vous me
dites cela? répondit Rose sur le même ton.
Marcelle n'entendit pas ce qu'ils se disaient, mais ces paroles furtives
échangées entre eux, la rougeur de Rose, et l'émotion du Grand-Louis
la confirmèrent dans les soupçons que lui avait déjà fait concevoir
l'aversion de madame Bricolin pour le pauvre farinier: la belle Rose
était l'objet dos pensées du meunier d'Angibault.
XI.
LE DÎNER A LA FERME.
Désireuse de servir les intérêts de coeur de son nouvel ami, et n'y
voyant pas de danger pour mademoiselle Bricolin, puisque son père et sa
grand'mère paraissaient favoriser le Grand-Louis, madame de Blanchemont
affecta de lui parler beaucoup durant le repas, et d'amener la
conversation sur les sujets où véritablement son instruction et son
intelligence le rendaient très-supérieur à toute la famille Bricolin,
peut-être à la charmante Rose elle-même. En agriculture, considérée
comme science naturelle plus que comme expérimentation commerciale,
en politique, considérée comme recherche du bonheur et de la justice
humaine; en religion et en morale, le Grand-Louis avait des notions
élémentaires, mais justes, élevées, marquées au coin du bon sens, de la
perspicacité et de la noblesse de l'âme, qui n'avaient jamais été mises
en lumière à la ferme. Les Bricolin n'y avaient jamais que des sujets de
conversation grossièrement vulgaires, et tout l'esprit qu'on y dépensait
était tourné en propos dénigrants et peu charitables contre le prochain.
Grand-Louis, n'aimant ni les lieux communs ni les méchancetés, y parlait
peu et n'avait jamais fait remarquer sa capacité. M. Bricolin avait
décrété qu'il était fort sot comme tous les beaux hommes, et Rose, qui
l'avait toujours trouvé amoureux craintif ou mécontent, c'est-à-dire
taquin ou timide, ne pouvait l'excuser de son manque d'esprit qu'en
vantant son excellent coeur. On fut donc étonné d'abord de voir madame
de Blanchemont causer avec lui avec une sorte de préférence, et quand
elle l'eut amené à oublier le trouble que lui causait la présence de
Rose et le mauvais vouloir de sa mère, on fut bien plus étonné encore
de l'entendre si bien parler. Cinq ou six fois M. Bricolin, qui, ne
se doutant nullement de son amour pour sa fille, l'écoutait avec
bienveillance, fut émerveillé, et s'écria en frappant sur la table:
--Tu sais donc cela, toi? Où diable as-tu pêché tout cela?
--Bah! dans la rivière! répondait Grand-Louis avec gaieté.
Madame Bricolin tomba peu à peu dans un silence sombre en voyant le
succès de son ennemi; elle formait la résolution d'avertir le soir
même M. Bricolin de la découverte qu'elle avait faite ou cru faire des
sentiments de ce paysan pour _sa demoiselle_.
Quant à la vieille mère Bricolin, elle ne comprenait rien du tout à la
conversation; mais elle trouvait que le meunier parlait comme un livre,
parce qu'il assemblait plusieurs phrases de suite, sans hésiter et sans
se reprendre. Rose n'avait pas l'air d'écouter, mais elle ne perdait
rien; et involontairement ses yeux s'arrêtaient sur le Grand-Louis. Il
y avait là un cinquième Bricolin auquel Marcelle fit peu d'attention.
C'était le vieux père Bricolin, vêtu en paysan comme sa femme, mangeant
bien, ne disant mot, et n'ayant pas l'air d'en penser davantage. Il
était presque sourd, presque aveugle, et paraissait complètement idiot.
Sa vieille moitié l'avait amené à table en le conduisant comme un
enfant. Elle s'occupait beaucoup de lui, remplissait son assiette et son
verre, lui ôtait la mie de son pain, parce que, n'ayant plus de dents,
ses gencives, durcies et insensibles, ne pouvaient broyer que les
croûtes les plus dures, et ne lui adressait pas une parole, comme
si c'eût été peine perdue. Lorsqu'il s'assit, elle lui fit entendre
cependant qu'il fallait ôter son chapeau à cause de madame de
Blanchemont. Il obéit, mais ne parut pas comprendre pourquoi, et il le
remit aussitôt, liberté que, d'après l'usage du pays, M. Bricolin, son
fils, se permit également. Le meunier, qui n'y avait pas dérogé le matin
au moulin, fourra cependant son bonnet dans sa poche sans qu'on s'en
aperçût, partagé entre un nouvel instinct de déférence que Marcelle lui
inspirait pour les femmes, et la crainte de paraître jouer au freluquet
pour la première fois de sa vie.
Cependant, tout en admirant ce qu'il appelait le beau _bagout_ du grand
farinier, M. Bricolin se trouva bientôt d'un autre avis que lui sur
toutes choses. En agriculture, il prétendait qu'il n'y avait rien de
neuf à tenter, que les savants n'avaient jamais rien découvert, qu'en
voulant innover on se ruinait toujours; que, depuis que le _monde est
monde jusqu'au jour d'aujourd'hui_, on avait toujours fait de même, et
qu'on ne ferait jamais mieux.
--Bon! dit le meunier. Et les premiers qui ont fait ce que nous faisons
aujourd'hui, ceux qui ont attelé des boeufs pour ouvrir la terre et
pour ensemencer, ils ont fait du neuf cependant, et on aurait pu les en
empêcher en se persuadant qu'une terre qu'on n'avait jamais cultivée
ne deviendrait jamais fertile? C'est comme en politique; dites donc,
monsieur Bricolin, s'il y a cent ans, on vous avait dit que vous
ne paieriez plus ni dîmes ni redevances; que les couvents seraient
détruits...
--Bah! bah! je ne l'aurais peut-être pas cru, c'est vrai; mais c'est
arrivé parce que ça devait arriver. Tout est pour le mieux _au jour
d'aujourd'hui_; tout le monde est libre de faire fortune, et on
n'inventera jamais mieux que ça.
--Et les pauvres, les paresseux, les faibles, les _bêtes_, qu'est-ce que
vous en faites?
--Je n'en fais rien, puisqu'ils ne sont bons à rien. Tant pis pour eux!
--Et si vous en étiez, monsieur Bricolin, ce qu'à Dieu ne plaise! (vous
en êtes bien loin) diriez-vous: «Tant pis pour moi?» Non, non, vous
n'avez pas dit ce que vous pensiez, en répondant tant pis pour eux! vous
avez trop de coeur et de religion pour ça.
--De la religion, moi? Je m'en moque, de la religion, et toi aussi. Je
vois bien que ça essaie de revenir, mais je ne m'en inquiète guère.
Notre curé est un bon vivant, et je ne le contrarie pas. Si c'était un
cagot, je l'enverrais joliment promener. Qu'est-ce qui croit à toutes
ces bêtises-là _au jour d'aujourd'hui_?
--Et votre femme, et votre mère, et votre fille, disent-elles que ce
sont des bêtises?
--Oh! ça leur plaît, ça les amuse. Les femmes ont besoin de ça à ce
qu'il paraît.
--Et nous autres paysans, nous sommes comme les femmes, nous avons
besoin de religion.
--Eh bien! vous en avez une sous la main; allez à la messe, je ne vous
en empêche pas, pourvu que vous ne me forciez pas d'y aller.
--Cela peut arriver cependant, si la religion que nous avons redevient
fanatique et persécutante comme elle l'a été si fort et si souvent.
--Elle ne vaut donc rien? laissez-la tomber. Je m'en passe bien, moi?
--Mais puisqu'il nous en faut une absolument, à nous autres, c'est donc
une autre qu'il faudrait avoir?
--Une autre! une autre! diable! comme tu y vas! Fais-en donc une, toi!
J'en voudrais avoir une qui empêchât les hommes de se haïr, de se
craindre et de se nuire.
--Ça serait neuf, en effet! J'en voudrais bien une comme ça qui
empêcherait mes métayers de me voler mon blé la nuit, et mes journaliers
de mettre trois heures par jour à manger leur soupe.
--Cela serait, si vous aviez une religion qui vous commandât de les
rendre aussi heureux que vous-même.
--Grand-Louis, vous avez la vraie religion dans le coeur, dit Marcelle.
--C'est vrai, cela! dit Rose avec effusion.
M. Bricolin n'osa répliquer. Il tenait beaucoup à gagner la confiance de
madame de Blanchemont et à ne pas lui donner mauvaise opinion de lui.
Grand-Louis, qui vit le mouvement de Rose, regarda Marcelle avec un oeil
plein de feu qui semblait lui dire: Je vous remercie.
Le soleil baissait, et le dîner, qui avait été copieux, touchait à sa
fin. M. Bricolin, qui s'appesantissait sur sa chaise, grâce à une large
réfection et à des rasades abondantes, eût voulu se livrer à son plaisir
favori qui était de prendre du café arrosé d'eau-de-vie et entremêlé
de liqueurs, pendant deux ou trois heures de la soirée. Mais le
Grand-Louis, sur lequel il avait compté pour lui tenir tête, quitta la
table et alla se préparer au départ. Madame de Blanchemont alla recevoir
les adieux de ses domestiques et régler leurs comptes. Elle leur remit
sa lettre pour sa belle-mère, et prenant le meunier à l'écart, elle
lui confia celle qui était adressée à Henri, en le priant de la mettre
lui-même à la poste.
--Soyez tranquille, dit-il, comprenant qu'il y avait là un peu de
mystère; cela ne sortira de ma main que pour tomber dans la boîte, sans
que personne y ait jeté les yeux, pas même vos domestiques, n'est-ce
pas?
--Merci, mon brave Louis.
--Merci! vous me dites merci, quand c'est moi qui devrais vous dire cela
à deux genoux. Allons, vous ne savez pas ce que je vous dois! Je vas
passer par chez nous, et dans deux heures la petite Fanchon sera auprès
de vous. Elle est plus propre et plus douce que la grosse Chounette
d'ici.
Quand Louis et Lapierre furent partis, Marcelle eut un instant de
détresse morale en se trouvant seule à la merci de la famille Bricolin.
Elle se sentit fort attristée, et prenant Edouard par la main, elle
s'éloigna et gagna un petit bois qu'elle voyait de l'autre côté de la
prairie.
Il faisait encore grand jour, et le soleil, en s'abaissant derrière
le vieux château, projetait au loin l'ombre gigantesque de ses hautes
tours. Mais elle n'alla pas loin sans être rejointe par Rose, qui se
sentait une grande attraction pour elle, et dont l'aimable figure était
le seul objet agréable qui pût frapper ses regards en cet instant.
--Je veux vous faire les honneurs de la garenne, dit la jeune fille;
c'est mon endroit favori, et vous l'aimerez, j'en suis sûre.
--Quel qu'il soit, votre compagnie me le fera trouver agréable, répondit
Marcelle en passant familièrement son bras sous celui de Rose.
L'ancien parc seigneurial de Blanchemont, abattu à l'époque de la
révolution, était clos désormais par un fossé profond, rempli d'eau
courante, et par de grandes haies vives, où Rose laissa un bout
de garniture de sa robe de mousseline, avec la précipitation et
l'insouciance d'une fille dont le trousseau est au grand complet. Les
anciennes souches des vieux chênes s'étaient couvertes de rejets, et la
garenne n'était plus qu'un épais taillis sur lequel dominaient quelques
_sujets_ épargnés par la cognée, semblables à de respectables ancêtres
étendant leurs bras noueux et robustes sur une nombreuse et fraîche
postérité. De jolis sentiers montaient et descendaient par des gradins
naturels établis sur le roc, et serpentaient sous un ombrage épais
quoique peu élevé. Ce bois était mystérieux. On y pouvait errer
librement, appuyée au bras d'un amant. Marcelle chassa cette pensée qui
faisait battre son coeur, et tomba dans la rêverie en écoutant le chant
des rossignols, des linottes et des merles qui peuplaient le bocage
désert et tranquille.
La seule avenue que le taillis n'eût pas envahie était située à la
lisière extrême du bois, et servait de chemin d'exploitation. Marcelle
en approchait avec Rose, et son enfant courait en avant. Tout d'un coup
il s'arrêta et revint lentement sur ses pas, indécis, sérieux et pâle.
--Qu'est-ce qu'il y a? lui demanda sa mère, habituée à deviner toutes
ses impressions, en voyant qu'il était combattu entre la crainte et la
curiosité.
--Il y a une vilaine femme là-bas, répondit Édouard.
--On peut être vilain et bon, répondit Marcelle. Lapierre est bien bon
et il n'est pas beau.
--Oh! Lapierre n'est pas laid! dit Édouard, qui, comme tous les enfants,
admirait les objets de son affection.
--Donne-moi la main, reprit Marcelle, et allons voir cette vilaine
femme.
--Non, non, n'y allez pas, c'est inutile, dit Rose d'un air triste et
embarrassé, sans pourtant manifester aucune crainte. Je ne pensais pas
qu'_elle_ était là.
--Je veux habituer Édouard à vaincre la peur, lui répondit Marcelle à
demi-voix.
Et Rose n'osant la retenir, elle doubla le pas. Mais lorsqu'elle fut
au milieu de l'avenue, elle s'arrêta, frappée d'une sorte de terreur à
l'aspect de l'être bizarre qui venait lentement à sa rencontre.
XII.
LES CHÂTEAUX EN ESPAGNE.
Sous le majestueux berceau que formaient les grands chênes le long de
l'avenue, et que le soleil sur son déclin coupait de fortes ombres et de
brillants reflets, marchait à pas comptés une femme ou plutôt un être
sans nom qui paraissait plongé dans une méditation farouche. C'était une
de ces figures égarées et abruties par le malheur, qui n'ont pas plus
d'âge que de sexe. Cependant, ses traits réguliers avaient eu une
certaine noblesse qui n'était pas complètement effacée, malgré les
affreux ravages du chagrin et de la maladie, et ses longs cheveux noirs
en désordre s'échappant de dessous son bonnet blanc surmonté d'un
chapeau d'homme d'un tissu de paille brisé et déchiré eu mille endroits,
donnaient quelque chose de sinistre à la physionomie étroite et basanée
qu'ils ombrageaient en grande partie. On ne voyait, de cette face jaune
comme du safran et dévastée par la fièvre, que deux grands yeux noirs
d'une fixité effrayante, dont on rencontrait rarement le regard
préoccupé, un nez très-droit et d'une forme assez belle quoique
très-prononcée, et une bouche livide à demi entr'ouverte. Son
habillement, d'une malpropreté repoussante, appartenait à la classe
bourgeoise; une mauvaise robe d'étoffe jaune dessinait un corps informe
où les épaules hautes et constamment voûtées avaient acquis en largeur
un développement disproportionné avec le reste du corps qui semblait
étrique, et sur lequel flottait la robe détachée et traînante d'un côté.
Ses jambes maigres et noires étaient nues, et des savates immondes
défendaient mal ses pieds contre les cailloux et les épines auxquels du
reste ils semblaient insensibles. Elle marchait gravement, la la tête
penchée en avant, le regard attaché sur la terre et les mains occupées à
rouler et à presser un mouchoir taché de sang.
Elle venait droit sur madame de Blanchemont, qui, dissimulant son effroi
pour ne pas le communiquer à Édouard, attendait avec angoisse qu'elle
prît à gauche ou à droite, pour passer auprès d'elle. Mais le spectre,
car cette créature ressemblait à une apparition sinistre, marchait
toujours, sans paraître prendre garde à personne, et sa physionomie, qui
n'exprimait pas l'idiotisme, mais un désespoir sombre passé à l'état
de contemplation abstraite, ne semblait recevoir aucune impression des
objets extérieurs. Cependant, lorsqu'elle arriva jusqu'à l'ombre
que Marcelle projetait à ses pieds, elle s'arrêta comme si elle eût
rencontré un obstacle infranchissable, et tourna brusquement le dos pour
reprendre sa marche incessante et monotone.
--C'est, la pauvre _Bricoline_, dit Rose sans baisser la voix,
quoiqu'elle fût à portée d'être entendue. C'est ma soeur aînée, qui est
_dérangée_ (c'est-à-dire folle, en termes du pays). Elle n'a que trente
ans, quoiqu'elle ait l'air d'une vieille femme, et il y en a douze
qu'elle ne nous a pas dit un mot, ni paru entendre notre voix. Nous ne
savons pas si elle est sourde. Elle n'est pas muette, car lorsqu'elle se
croit seule, elle parle quelquefois, mais cela n'a aucun sens. Elle veut
toujours être seule, et elle n'est pas méchante quand on ne la contrarie
pas. N'en ayez pas peur; si vous avez l'air de ne pas la voir, elle
ne vous regardera seulement pas. Il n'y a que quand nous voulons la
_rapproprier_ un peu, qu'elle se met en colère et se débat en criant
comme si nous lui faisions du mal.
--Maman, dit Edouard qui essayait de cacher son épouvante, ramène-moi à
la maison, j'ai faim.
--Comment aurais-tu faim? Tu sors de table, dit Marcelle qui n'avait
pas plus envie que son fils de contempler plus longtemps ce triste
spectacle. Tu te trompes assurément; viens dans une autre allée:
peut-être qu'il fait encore trop de soleil dans celle-ci, et que la
chaleur te fatigue.
--Oui, oui, rentrons dans le taillis, dit Rose; ceci n'est pas gai à
voir. Il n'y a pas de risque qu'elle nous suive, et d'ailleurs, quand
elle est dans une allée, elle ne la quitte pas souvent; vous pouvez voir
que dans celle-ci, l'herbe est brûlée au milieu, tant elle y a passé
et repassé, toujours au même endroit. Pauvre soeur, quel dommage! elle
était si belle et si bonne! Je me souviens du temps où elle me portait
dans ses bras et s'occupait de moi comme vous vous occupez de ce bel
enfant-là. Mais depuis son malheur elle ne me connaît plus et ne se
souvient pas seulement que j'existe.
--Ah! ma chère mademoiselle Rose, quel affreux malheur en effet! Et
quelle en est la cause? Est-ce un chagrin ou une maladie? Le sait-on?
--Hélas! oui, on le sait bien. Mais on n'en parle pas.
--Je vous demande pardon si l'intérêt que je vous porte m'a entraînée à
vous faire une question indiscrète.
--Oh! pour vous, Madame, c'est bien différent. Il me semble que vous
êtes si bonne qu'on n'est jamais humilié devant vous. Je vous dirai
donc, entre nous, que ma pauvre soeur est devenue folle par suite d'_une
amour contrariée_. Elle aimait un jeune homme très-bien et très-honnête,
mais qui n'avait rien, et nos parents n'ont pas voulu consentir au
mariage. Le jeune homme s'est engagé et a été se faire tuer à Alger. La
pauvre Bricoline, qui avait toujours été triste et silencieuse depuis
son départ, et à qui on supposait seulement de l'humeur et un chagrin
qui passerait avec le temps, apprit sa mort d'une manière un peu
trop cruelle. Ma mère, croyant qu'en perdant toute espérance elle en
prendrait enfin son parti, lui jeta cette mauvaise nouvelle à la tête,
avec des termes assez durs et dans un moment où une émotion pareille
pouvait être mortelle. Ma soeur ne parut pas entendre et ne répondit
rien. On était en train de souper, je m'en souviens comme d'hier,
quoique je fusse bien jeune. Elle laissa tomber sa fourchette et regarda
ma mère pendant plus d'un quart d'heure sans dire un mot, sans baisser
les yeux, et d'un air si singulier que ma mère eut peur et s'écria:
Ne dirait-on pas qu'elle veut me dévorer?--Vous en ferez tant, dit ma
grand'mère, qui est une femme excellente et qui aurait voulu marier
Bricoline avec son amoureux, vous lui donnerez tant de soucis que vous
la rendrez folle.