George Sand

Le meunier d'Angibault
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Ma grand'mère n'avait que trop bien jugé. Ma soeur était folle, et
depuis ce jour-là, elle n'a plus jamais mangé avec nous. Elle ne touche
à rien de ce qu'on lui présente, et elle vit toujours seule, nous fuyant
tous, et se nourrissant de vieux restes qu'elle va ramasser elle-même
dans le fond du bahut quand il n'y a personne dans la cuisine.
Quelquefois elle se jette sur une volaille, la tue, la déchire avec ses
doigts et la dévore toute sanglante. C'est ce qu'elle vient de faire,
j'en suis sûre, car elle a du sang aux mains et sur son mouchoir.
D'autres fois elle arrache, des légumes dans le jardin et les mange
crus. Enfin elle vit comme une sauvage, et fait peur à tout le monde.
Voilà les suites d'_une amour contrariée_, et mes pauvres parents ne
sont que trop punis d'avoir mal jugé le coeur de leur fille. Cependant
ils ne parlent jamais de ce qu'ils feraient pour elle si c'était à
recommencer.

Marcelle crut que Rosé faisait allusion à elle-même, et, désirant savoir
à quel point elle partageait l'amour du Grand-Louis, elle encouragea sa
confiance par un ton de douceur affectueuse. Elles étaient arrivées a la
lisière de la garenne opposée à celle où se promenait la folle. Marcelle
se sentait plus à l'aise, et le petit Edouard avait oublié déjà sa
frayeur. Il avait repris sa course folâtre à portée de l'oeil de sa
mère.

--Votre mère me paraît un peu rigide, en effet, dit madame de
Blanchemont à sa compagne; mais M. Bricolin a l'air d'avoir pour vous
plus d'indulgence.

--Papa fait, moins de bruit que maman, dit Rosé en secouant la tète.
Il est plus gai, plus caressant; il fait plus de cadeaux, il a plus
d'attentions aimables, et enfin il aime bien ses enfants, c'est un bon
père!... Mais, sous le rapport de la fortune et de ce qu'il appelle la
convenance, sa volonté est peut-être plus inébranlable encore que celle
de ma mère. Je lui ai entendu dire cent fois qu'il valait mieux être
mort que misérable et qu'il me tuerait plutôt que de consentir....

--A vous marier à votre gré? dit Marcelle voyant que Rose ne trouvait
pas d'expressions pour rendre sa pensée.

--Oh! il ne dit pas comme cela, reprit Rosé d'un air un peu prude. Je
n'ai jamais pensé au mariage, et je ne sais pas encore si mon gré ne
serait pas le sien. Mais enfin, il a beaucoup d'ambition pour moi, et se
tourmente déjà de la crainte de ne pas trouver un gendre digne de lui.
Ce qui fait que je ne serai pas mariée de si tôt, et j'en suis bien
aise, car je ne désire pas quitter ma famille, malgré les petites
contrariétés que j'y éprouve de la part de maman.

Marcelle crut voir chez Rose un peu de dissimulation, et, ne voulant pas
brusquer sa confiance, elle fit l'observation que Rose avait sans doute
beaucoup d'ambition pour elle-même.

--Oh! pas du tout! répondit Rose avec abandon. Je me trouve beaucoup
plus riche que je n'ai besoin et souci de l'être. Mon père a beau dire
que nous sommes cinq enfants (car j'ai deux soeurs et un frère établis),
et que, par conséquent la part de chacun ne sera déjà pas ai grosse,
cela m'est bieu égal. J'ai des goûts simples, et d'ailleurs je vois
bien, par ce qui se passe chez nous, que plus on est riche, plus on est
pauvre.

--Comment cela?

--Chez nous autres cultivateurs, du moins, c'est la vérité. Vous, les
nobles, vous vous faites en général honneur de votre fortune; on vous
accuse même chez nous de la prodiguer, et, en voyant la ruine de tant
d'anciennes familles, on se dit qu'on sera plus sage, et on vise avec
soin, comment dirai-je?... avec passion, à établir sa race dans la
richesse. On voudrait toujours doubler et tripler ce qu'on possède;
voilà du moins ce que mon père, ma mère, mes soeurs et leurs maris,
mes tantes et mes cousines, m'ont répété sur tous les tons depuis que
j'existe. Aussi, pour ne pas s'arrêter dans le travail de s'enrichir, on
s'impose toutes sortes de privations. On fait de la dépense devant
les autres de temps en temps, et puis, dans le secret du ménage, on
tondrait, comme on dit, sur un oeuf. On craint de gâter ses meubles, ses
robes, et de trop donner à ses aises. Du moins, c'est le système de ma
mère, et c'est un peu dur d'épargner toute sa vie et de s'interdire
toute jouissance quand on est à même de se les donner. Et quand il faut
économiser sur le bien-être, le salaire et l'appétit des autres, quand
il faut être dur aux gens qui travaillent pour nous, cela devient tout à
fait triste. Quant à moi, si j'étais maîtresse de me gouverner comme
je l'entends, je voudrais ne rien refuser aux autres ni à moi-même. Je
mangerais mon revenu, et peut-être que le fonds ne s'en porterait pas
plus mal. Car enfin on m'aimerait, on travaillerait pour moi avec zèle
et avec fidélité. N'est-ce pas ce que Grand-Louis disait à dîner? Il
avait raison.

--Ma chère Rose, il avait raison en théorie.

--En théorie?

--C'est-à-dire en appliquant ses idées généreuses à une société qui
n'existe pas encore, mais qui existera un jour, certainement. Quant à
la pratique actuelle, c'est-à-dire quant à ce qui peut se réaliser
aujourd'hui, vous vous feriez illusion, si vous pensiez qu'il suffirait
à quelques-uns d'être bons, au milieu de tous les autres qui ne le sont
pas, pour être compris, aimés et récompensés dès cette vie.

--Ce que vous dites là m'étonne. Je croyais que vous penseriez comme
moi. Vous croyez donc qu'on a raison d'écraser ceux qui travaillent à
notre profit?

--Je ne pense pas comme vous, Rose, et pourtant je suis bien loin de
penser comme vous le supposez. Je voudrais qu'on ne fit travailler
personne pour soi, mais qu'en travaillant chacun pour tous, on
travaillât pour Dieu et pour soi-même par contre-coup.

--Et comment cela pourrait-il se faire?

--Ce serait trop long à vous expliquer, mon enfant, et je craindrais de
le faire mal. En attendant que l'avenir que je conçois se réalise, je
regarde comme un très-grand malheur d'être riche, et, pour ma part, je
suis fort soulagée de ne l'être plus.

--C'est singulier, dit Rose; celui qui est riche peut cependant faire du
bien à ceux qui ne le sont pas, et c'est là le plus grand bonheur!

--Une seule personne bien intentionnée peut faire si peu de bien, même
en donnant tout ce qu'elle possède, et alors elle est si tôt réduite à
l'impuissance!

--Mais si chacun faisait de même?

--Oui, si chacun! Voilà ce qu'il faudrait; mais il est impossible
maintenant d'amener tous les riches à un pareil sacrifice. Vous-même,
Rose, vous ne seriez pas disposée à le faire entièrement. Vous voudriez
bien, avec votre revenu, soulager le plus de souffrances possible,
c'est-à-dire sauver quelques familles de la misère; mais ce serait
toujours à la condition de conserver votre fonds, et moi qui vous
prêche, je m'attache aux derniers débris de ma fortune pour sauver ce
qu'on appelle l'_honneur_ de mon fils en lui conservant de quoi faire
face aux dettes de son père, sans tomber lui-même dans un dénuement
absolu, d'où résulterait le manque d'éducation, un travail excessif,
et probablement la mort d'un être délicat issu d'une race d'oisifs,
héritier d'une organisation chétive, et, sous ce rapport,
très-inférieure à celle du paysan. Vous voyez donc qu'avec nos bonnes
intentions, nous autres qui ne savons pas comment la société pourrait
apporter remède à de telles alternatives, nous ne pouvons rien, sinon
préférer pour nous-mêmes la médiocrité à la richesse et le travail à
l'oisiveté. C'est un pas vers la vertu, mais quel pauvre mérite nous
avons là, et combien peu il apporte remède aux misères sans nombre qui
frappent nos yeux et consistent notre coeur!

[Illustration: C'est la pauvre _Bricoline_, dit Rose.]

--Mais le remède? dit Rose stupéfaite. Il n'y a donc pas de remède? Il
faudrait qu'un roi trouvât cela dans sa tête, puisqu'un roi peut tout.

--Un roi ne peut rien, ou presque rien, répondit Marcelle en souriant
de la naïveté de Rose. Il faudrait qu'un peuple trouvât cela dans son
coeur.

--Tout cela me fait l'effet d'un rêve, dit la bonne Rose. C'est la
première fois que j'entends parler de ces choses-là. Je pense bien
quelquefois toute seule, mais chez nous personne ne dit que le monde ne
va pas bien. On dit qu'il faut s'occuper de soi, parce que notre bonheur
est la seule chose dont les autres ne s'occuperont pas, et que tout le
monde est le grand ennemi de chacun; cela fait peur, n'est-ce pas?

--Et il y a là une étrange contradiction. Le monde va bien mal puisqu'il
n'est rempli que d'êtres qui se détestent et se craignent entre eux!

--Mais votre idée pour sortir de la? car enfin on ne s'aperçoit pas du
mal sans avoir l'idée du mieux?

--On peut avoir cette idée claire quand tout le monde l'a conçue
avec vous et vous aide à la produire. Mais quand on est quelques-uns
seulement contre tous, qui vous raillent d'y songer et qui vous font un
crime d'en parler, on n'a qu'une vue trouble et incertaine. C'est ce qui
arrive, je ne dis pas aux plus grands esprits de ce temps-ci, je n'en
sais rien, je ne suis qu'une femme ignorante, mais aux coeurs les mieux
intentionnés, et voilà où nous en sommes aujourd'hui.

--Oui, _au jour d'aujourd'hui!_ comme dit mon papa, dit Rose en
souriant. Puis elle ajouta d'un air triste: Que ferai-je donc moi? que
ferai-je pour être bonne, étant riche?

--Vous conserverez dans votre coeur, comme un trésor, ma chère Rose,
la douleur de voir souffrir, l'amour du prochain que l'Évangile vous
enseigne, et le désir ardent de vous sacrifier au salut d'autrui, le
jour où ce sacrifice individuel deviendrait utile à tous.

--Ce jour-là viendra donc?

--N'en doutez pas.

--Vous en êtes sûre?

[Illustration: Une paysanne pour conduire son âne.]

--Comme de la justice et de la bonté de Dieu.

--C'est vrai, au fait Dieu ne peut pas laisser durer le mal
éternellement. C'est égal, madame la baronne; vous m'avez rempli le
cerveau d'éblouissements, et j'en ai mal à la tête: mais il me
semble pourtant que je comprends maintenant pourquoi vous perdez si
tranquillement votre fortune, et je me figure par instants, que,
moi-même, je deviendrais _médiocre_ avec plaisir.

--Et s'il fallait devenir pauvre, souffrir, travailler?

--Dame! si cela ne servait à rien, ce serait affreux.

--Et si l'on commençait à voir pourtant que cela sert à quelque chose?
S'il fallait passer par une crise de grande détresse, par une sorte de
martyre, pour arriver à sauver l'humanité?

--Eh bien! dit Rose, qui regardait Marcelle avec étonnement, on le
supporterait avec patience.

--On s'y jetterait avec enthousiasme, s'écria Marcelle avec un accent et
un regard qui firent tressaillir Rose, et qui l'entraînèrent comme un
choc électrique, quoiqu'à sa très-grande surprise.

Edouard commençait à ralentir ses jeux, et la lune montait à l'horizon.
Marcelle jugea qu'il était temps de mener coucher l'enfant, et Rose la
suivit en silence, encore tout étourdie de la conversation qu'elles
venaient d'avoir ensemble; mais, retombant dans la réalité de sa vie en
approchant de la ferme et en écoutant au loin la voix retentissante de
sa mère, elle se dit en regardant marcher la jeune dame devant elle:

--Est-ce qu'elle ne serait pas _dérangée_ aussi?



XIII.

ROSE.

Malgré cette appréhension, Rose sentait un attrait invincible pour
Marcelle. Elle l'aida à coucher son fils, l'entoura de mille prévenances
charmantes, et, en la quittant, elle prit sa main pour la baiser.
Marcelle, qui l'aimait déjà comme un enfant bien doué de la nature, l'en
empêcha en l'embrassant sur les deux joues. Rose, encouragée et ravie,
hésitait à partir.

--Je voudrais vous demander une chose, lui dit-elle enfin. Est-ce que le
Grand-Louis a vraiment assez d'esprit pour vous comprendre?

--Certainement, Rose! Mais qu'est-ce que cela vous fait? répondit
Marcelle avec un peu de malice.

--C'est que cela m'a paru bien singulier, de voir aujourd'hui que, de
nous tous, c'était notre meunier qui avait le plus d'idées. Il n'a
pourtant pas reçu une bien belle instruction, ce pauvre Louis!

--Mais il a tant de coeur et d'intelligence! dit Marcelle.

--Oh! du coeur, oui. Je le connais beaucoup, moi, ce garçon-là. J'ai été
élevée avec lui. C'est sa soeur aînée qui m'a nourrie et j'ai passé mes
premières années au moulin d'Angibault... Est-ce qu'il ne vous l'a pas
dit?

--Il ne m'a pas parlé de vous, mais j'ai cru voir qu'il vous était fort
dévoué.

--Il a toujours été très-bon pour moi, dit Rose en rougissant. La preuve
qu'il est excellent, c'est qu'il a toujours aimé les enfants. Il n'avait
que sept ou huit ans quand j'étais en nourrice chez sa soeur, et ma
grand'mère dit qu'il me soignait et m'amusait comme s'il eût été d'âge à
être mon père. Il paraît aussi que j'avais pris tant d'amitié pour lui
que je ne voulais pas le quitter, et que ma mère, qui ne le haïssait pas
dans ce temps-là comme aujourd'hui, le fit venir à la maison quand je
fus sevrée, pour me tenir compagnie. Il y resta deux ou trois ans, au
lieu de deux ou trois mois dont on était convenu d'abord. Il était si
actif et si serviable, qu'on le trouvait fort utile chez nous. Sa mère
avait alors des embarras, et ma grand'mère, qui est son amie, trouvait
fort bien qu'on la débarrassât d'un de ses enfants. Je me rappelle donc
bien le temps où Louis, ma pauvre soeur et moi étions toujours à courir
et à jouer ensemble, dans le pré, dans la garenne, dans les greniers du
château. Mais quand il fut en âge d'être utile à sa mère en travaillant
à la farine, elle le rappela au moulin. Nous eûmes tant de regret de
nous séparer, et je m'ennuyais tellement sans lui, sa mère et sa soeur
(ma nourrice) m'étaient si attachées, qu'on me conduisait à Angibault
tous les samedis soir pour me ramener ici tous les lundis matin. Cela
dura jusqu'à l'âge où on me mit en pension à la ville, et quand j'en
sortis, il n'était plus question de camaraderie entre un garçon comme le
meunier et une jeune fille qu'on traitait de demoiselle. Cependant nous
nous sommes toujours vus souvent, surtout depuis que mon père, malgré la
distance, l'a pris pour son meunier et qu'il vient ici trois ou quatre
fois par semaine. De mon côté, j'ai toujours eu un grand plaisir à
revoir Angibault et la meunière, qui est si bonne et que j'aime tant!...
Eh bien, Madame, concevez-vous que, depuis quelque temps, ma mère
s'avise de trouver cela mauvais et qu'elle m'empêche d'aller m'y
promener? Elle a pris le pauvre Grand-Louis en horreur, elle fait son
possible pour le mortifier, et elle m'a défendu de danser avec lui
dans les _assemblées_, sous prétexte qu'il est trop au-dessous de moi.
Cependant, nous autres demoiselles de campagne, comme on nous appelle,
nous dansons toujours avec les paysans qui nous invitent; et d'ailleurs
on ne peut pas dire que le meunier d'Angibault soit un paysan. Il a pour
une vingtaine de mille francs de bien et il a été mieux élevé que bien
d'autres. A vous dire le vrai, mon cousin Honoré Bricolin n'écrit pas
l'orthographe aussi bien que lui, quoiqu'on ait dépensé plus d'argent
pour l'instruire, et je ne vois pas pourquoi on veut que je sois si
fière de ma famille.

--Je n'y comprends rien non plus, dit Marcelle, qui voyait bien qu'un
peu de finesse était nécessaire avec mademoiselle Rose, et qu'elle ne
se confesserait pas avec l'ardente expansion du Grand-Louis. Est-ce que
vous ne voyez rien dans les manières du bon meunier qui ait pu motiver
le mécontentement de votre mère?

--Oh! rien du tout. Il est cent fois plus honnête et plus convenable
que tous nos bourgeois de campagne, qui s'enivrent presque tous et sont
parfois très-grossiers. Jamais il n'a dit à mes oreilles un mot qui
m'ait portée à baisser les yeux.

--Mais votre mère ne se serait-elle pas forgé la singulière idée qu'il
peut être amoureux de vous?

Rosé se troubla, hésita, et finit par avouer que sa mère pouvait bien
s'être persuadé cela.

--Et si votre mère avait deviné juste, n'aurait-elle pas raison de vous
mettre en garde contre lui?

--Mais, c'est selon! Si cela était et s'il m'en parlait!... Mais il ne
m'a jamais dit un mot qui ne fût de pure amitié.

--Et s'il était très-épris de vous sans jamais oser vous le dire?

--Alors, où serait le mal? dit Rosé avec un peu de coquetterie.

--Vous seriez très-coupable d'entretenir sa passion sans vouloir
l'encourager sérieusement, répondit Marcelle d'un ton assez sévère. Ce
serait vous faire un jeu de la souffrance d'un ami, et ce n'est pas
dans votre famille, Rose, qu'on doit traiter légèrement les _amours
contrariées_!

--Oh! dit Rose d'un air mutin, les hommes ne deviennent pas fous pour
ces choses-là! Cependant, ajoutat-elle naïvement et en penchant la tète,
il faut avouer qu'il est quelquefois bien triste, ce pauvre Louis, et
qu'il parle comme un homme qui est au désespoir... sans que je puisse
deviner pourquoi! Cela me fait beaucoup de peine.

--Pas assez pourtant pour que vous daigniez le comprendre?

--Mais quand il m'aimerait, que pourrais-je faire pour le consoler?

--Sans doute. Il faudrait l'aimer ou l'éviter.

--Je ne peux ni l'un ni l'autre. L'aimer, c'est quasi impossible, et
l'éviter, j'ai trop d'amitié pour lui pour me résoudre à lui faire cette
peine-là. Si vous saviez quels yeux il fait quand j'ai l'air de ne pas
prendre garde à lui! Il en devient tout pâle, et cela me fait mal.

--Pourquoi dites-vous donc qu'il vous serait impossible de l'aimer?

--Dame! peut-on aimer quelqu'un qu'on ne peut pas épouser?

--Mais on peut toujours épouser quelqu'un qu'on aime.

--Oh! pas toujours! Voyez ma pauvre soeur! Son exemple me fait trop de
peur pour que je veuille risquer de le suivre.

--Vous ne risquez rien, ma chère Rose, dit Marcelle avec un peu
d'amertume; quand on dispose de son amour et de sa volonté avec tant
d'aisance, on n'aime pas, et on ne court aucun danger.

--Ne dites pas cela, répondit Rose avec vivacité. Je suis aussi
capable qu'une autre d'aimer et de risquer d'être malheureuse. Mais me
conseillerez-vous d'avoir ce courage-là?

--Dieu m'en préserve! Je voudrais vous aider seulement à constater
l'état de votre coeur, afin que vous ne fassiez pas le malheur de Louis
par votre imprudence.

--Ce pauvre Grand-Louis!... Mais voyons, Madame, que puis-je donc faire?
Je suppose que mon père, après bien des colères et des menaces, consente
à me donner à lui; que ma mère, effrayée de l'exemple de ma soeur, aime
mieux sacrifier ses répugnances que de me voir tomber malade, tout cela
n'est guère probable.... Mais enfin, pour en arriver là, voyez donc que
de disputes, que de scènes, que d'embarras!

--Vous avez peur, vous n'aimez pas, vous dis-je; vous pouvez avoir
raison, c'est pourquoi il faut éloigner le Grand-Louis.

Ce conseil, sur lequel Marcelle revenait toujours, ne paraissait
nullement du goût de Rose. L'amour du meunier flattait extrêmement son
amour-propre, surtout depuis que madame de Blanchemont l'avait tant
relevé à ses yeux, et peut-être aussi, à cause de la rareté du fait. Les
paysans sont peu susceptibles de passion, et dans le monde bourgeois où
Rose vivait, la passion devenait de plus en plus inouïe et inconnue, au
milieu des préoccupations de l'intérêt. Rosé avait lu quelques romans;
elle était fière d'inspirer un amour disproportionné, impossible,
et dont, un jour ou l'autre, tout le pays parlerait peut-être avec
étonnement. Enfin, le Grand-Louis était la coqueluche de toutes les
paysannes, et il n'y avait pas assez de distance entre leur race et la
bourgeoisie de fraîche date des Bricolin, pour qu'il n'y eût pas quelque
enivrement à l'emporter sur les plus belles filles de l'endroit.

--Ne croyez pas que je sois lâche, dit Rose après un instant de
réflexion. Je sais fort bien répondre à maman quand elle accuse
injustement ce pauvre garçon, et si, une fois, je m'étais mis en tête
quelque chose, aidée de vous qui avez tant d'esprit, et que mon père
désire tant se rendre favorable dans ce moment-ci... je pourrais bien
triompher de tout. D'abord je vous déclare que je ne perdrais pas la
tête, comme ma pauvre soeur! Je suis obstinée et on m'a toujours trop
gâtée pour ne pas me craindre un peu. Mais je vais vous dire ce qui me
coûterait le plus.

--Voyons, Rose, j'écoute.

--Que penserait-on de moi dans le pays, si je faisais ces esclandres-là
dans ma famille? Toutes mes amies, jalouses peut-être de l'amour que
j'inspirerais, et qu'elles ne trouveront jamais dans leurs mariages
d'argent, me jetteraient la pierre. Tous mes cousins et prétendants,
furieux de la préférence donnée à un paysan sur eux, qui se croient d'un
si grand prix, toutes les mères de famille, effrayées de l'exemple que
je donnerais à leurs filles, enfin les paysans eux-mêmes, jaloux de
voir un d'entre eux faire ce qu'ils appellent un gros mariage, me
poursuivraient de leur blâme et de leurs moqueries. «Voilà une folle,
dirait l'un; c'est dans le sang, et bientôt elle mangera de la viande
crue comme sa soeur. Voilà une sotte, dirait l'autre, qui prend un
paysan, pouvant épouser un homme de sa sorte! Voilà une méchante fille,
dirait tout le monde, qui fait de la peine à des parents qui ne lui ont
pourtant jamais rien refusé. Oh! l'effrontée, la dévergondée, qui fait
tout ce scandale pour un manant parce qu'il a cinq pieds huit pouces!
Pourquoi pas pour son valet de charrue? pourquoi pas pour l'oncle
Cadoche, qui va mendiant de porte en porte?» Enfin, cela ne finirait
pas, et je crois que ce n'est pas joli pour une jeune fille de s'exposer
à tout cela pour l'amour d'un homme.

--Ma chère Rose, dit Marcelle, vos dernières objections ne me paraissent
pas si sérieuses que les premières, et pourtant je vois que vous
auriez beaucoup plus de répugnance à braver l'opinion publique que
la résistance de vos parents. Il faudra que nous examinions mûrement
ensemble, le pour et le contre, et comme vous m'avez raconté votre
histoire, je vous dois la mienne. Je veux vous la raconter, bien que
ce soit un secret, tout le secret de ma vie mais il est si pur qu'une
demoiselle peut l'entendre. Dans quelque temps, ce n'en sera plus un
pour personne, et, en attendant, je suis certaine que vous le garderez
fidèlement.

--Oh! Madame, s'écria Rose en se jetant au cou de Marcelle, que vous
êtes bonne! on ne m'a jamais dit de secrets, et j'ai toujours eu envie
d'en savoir un afin de le bien garder. Jugez si le vôtre me sera sacré!
Il m'instruira de bien des choses que j'ignore; car il me semble qu'il
doit y avoir une morale en amour comme en toutes choses, et personne ne
m'en a jamais voulu parler, sous prétexte qu'il n'y a pas ou qu'il ne
doit pas y avoir d'amour. Il me semble pourtant bien... mais parlez,
parlez, ma chère madame Marcelle! Je me figure qu'en ayant votre
confiance, je vais avoir votre amitié.

--Pourquoi non, si je puis espérer d'être payée de retour? dit Marcelle
en lui rendant ses caresses.

--Oh! mon Dieu! dit Rose dont les yeux se remplirent de larmes; ne le
voyez-vous pas que je vous aime? que dès la première vue mon coeur a été
vers vous, et qu'il est à vous tout entier, depuis seulement un jour que
je vous connais? Comment cela se fait-il? je n'en sais rien. Mais je
n'ai jamais vu personne qui me plût autant que vous. Je n'en ai vu que
dans les livres, et vous me faites l'effet d'être, à vous seule, toutes
les belles héroïnes des romans que j'ai lus.

--Et puis, ma chère enfant, votre noble coeur a besoin d'aimer! Je
tâcherai de n'être pas indigne de l'occasion qui me favorise.

La petite Fanchon était déjà installée dans le cabinet voisin, et
déjà elle ronflait de façon à couvrir la voix des chouettes et des
engoulevents qui commençaient à s'agiter dans les combles des vieilles
tours. Marcelle s'assit auprès de la fenêtre ouverte, d'où l'on voyait
briller les étoiles sereines dans un ciel magnifiquement pur, et prenant
la main de Rose, dans les siennes, elle parla ainsi qu'il suit:



XIV.

MARCELLE.

«Mon histoire, chère Rose, ressemble, en effet, à un roman; mais c'est
un roman si simple et si peu nouveau qu'il ressemble à tous les romans
du monde. Le voici en aussi peu de mots que possible.

«Mon fils, à l'âge de deux ans, était d'une santé si mauvaise, que je
désespérais de le sauver. Mes inquiétudes, ma tristesse, les soins
continuels dont je ne voulais me remettre à personne, me fournirent une
occasion toute naturelle de me retirer du monde, où je n'avais fait
qu'une courte apparition, et pour lequel je n'avais aucun goût. Les
médecins me conseillèrent de faire vivre mon enfant à la campagne. Mon
mari avait une belle terre à vingt lieues de celle-ci, comme vous savez;
mais la vie bruyante et licencieuse qu'il y menait avec ses amis, ses
chevaux, ses chiens et ses maîtresses, ne m'engageait pas à m'y retirer,
même aux époques où il vivait à Paris. Le désordre de cette maison,
l'insolence des valets dont on souffrait le pillage, ne pouvant leur
payer régulièrement leur salaire, un entourage de voisins de mauvais
ton, me furent si bien dépeints par mon vieux Lapierre, qui y avait
passé quelque temps, que je renonçai à y tenter un établissement. M. de
Blanchemont, ne se souciant pas que je vinsse vivre ici, à portée de
connaître ses dérèglements, me fit croire que ce lieu-ci était affreux,
que le vieux château était inhabitable, et, sous ce dernier rapport,
il ne faisait qu'exagérer un peu, vous en conviendrez. Il parla de
m'acheter une maison de campagne aux environs de Paris; mais où eût-il
pris de l'argent pour cette acquisition, lorsqu'à mon insu il était déjà
à peu près ruiné?

«Voyant que ses promesses n'aboutissaient à rien et que mon fils
dépérissait, je me hâtai de louer à Montmorency (un village près de
Paris dans une situation admirable, au voisinage des bois et des
collines les plus sainement exposés), une moitié de maison, la première
que je pus trouver, la seule dans, ce moment-là. Ces habitations sont
fort recherchées par les gens de Paris qui s'y établissent, même des
personnes riches, plus que modestement, pour quelque temps de la belle
saison. Mes parents et mes amis vinrent m'y voir assez souvent d'abord,
puis de moins en moins, comme il arrive toujours quand la personne
qu'on visite aime sa retraite et n'y attire, ni par le luxe, ni par la
coquetterie. Vers la fin de la première saison, il se passait souvent
quinze jours sans que je visse venir personne de Paris. Je ne m'étais
liée avec aucune des notabilités de l'endroit. Edouard se portait mieux,
j'étais calme et satisfaite; je lisais beaucoup, je me promenais dans
les bois, seule avec lui, une paysanne pour conduire son âne, un livre,
et un gros chien, gardien très-jaloux de nos personnes. Cette vie me
plaisait extrêmement. M. de Blanchemont était enchanté de n'avoir pas à
s'occuper de moi. Il ne venait jamais me voir. Il envoyait de temps en
temps un domestique pour savoir des nouvelles de son fils et s'enquérir
de mes besoins d'argent qui étaient fort modestes, heureusement pour
moi: il n'eût pu les satisfaire.

--Voyez! s'écria Rose, il nous disait ici que c'était pour vous qu'il
mangeait ses revenus et les vôtres; qu'il vous fallait des chevaux, des
voitures, tandis que vous alliez peut-être à pied dans les bois pour
économiser le loyer d'un âne!

Vous l'avez deviné, chère Rose. Lorsque je demandais quelque argent à
mon mari, il me faisait de si longues et de si étranges histoires sur la
pénurie de ses fermiers, sur la gelée de l'hiver, sur la grêle de l'été,
qui les avait ruinés, que, pour ne plus entendre tous ces détails, et,
la plupart du temps, dupe de sa généreuse commisération pour vous, je
l'approuvais et m'abstenais de réclamer la jouissance de mes revenus.

«La vieille maison que j'habitais était propre, mais presque pauvre,
et je n'y attirais l'attention de personne. Elle se composait de deux
étages. J'occupais le premier. Au rez-de-chaussée habitaient deux jeunes
gens, dont l'un était malade. Un petit jardin très-ombragé et entouré
de grands murs, où Edouard jouait sous mes yeux avec sa bonne, lorsque
j'étais assise à ma fenêtre, était commun aux deux locataires, M. Henri
Lémor et moi.

Henri avait vingt-deux ans. Son frère n'en avait que quinze. Le pauvre
enfant était phtisique, et son aîné le soignait avec une sollicitude
admirable. Ils étaient orphelins. Henri était une véritable mère pour le
pauvre agonisant. Il ne le quittait pas d'une heure, il lui faisait la
lecture, le promenait en le soutenant dans ses bras, le couchait et le
rhabillait comme un enfant, et, comme ce malheureux Ernest ne dormait
presque plus, Henri, pâle, exténué, creusé par les veilles, semblait
presque aussi malade que lui.

«Une vieille femme excellente, propriétaire de notre maison et occupant
une partie du rez-de-chaussée, montrait beaucoup d'obligeance et de
dévouement à ces malheureux jeunes gens; mais elle ne pouvait suffire
à tout, je dus m'empresser de la seconder. Je le fis avec zèle et sans
m'épargner, comme vous l'eussiez fait à ma place, Rose; et même dans les
derniers jours de l'existence d'Ernest, je ne quittai guère son chevet.
Il me témoignait une affection et une reconnaissance bien touchantes. Ne
connaissant pas et ne sentant plus la gravité de son mal, il mourut sans
s'en apercevoir, et presque en parlant. Il venait de me dire que je
l'avais guéri, lorsque sa respiration s'arrêta et que sa main se glaça
dans les miennes.

La douleur d'Henri fut profonde, il en tomba malade, et, à son tour, il
fallut le soigner et le veiller. La vieille propriétaire, madame Joly,
était au bout de ses forces. Edouard heureusement était bien portant, et
je pouvais partager mes soins entre lui et Henri. Le devoir d'assister
et de consoler ce pauvre Henri retomba sur moi seule, et à la fin de
l'automne, j'eus la joie de l'avoir rendu à la vie.

«Vous concevez bien, Rosé, qu'une amitié profonde, inaltérable, s'était
cimentée entre nous deux au milieu de toutes ces douleurs et de tous ces
dangers. Quand l'hiver et l'insistance de mes parents me forcèrent de
retourner à Paris, nous nous étions fait une si douce habitude de lire,
de causer, et de nous promener ensemble dans le petit jardin, que notre
séparation fut un véritable déchirement de coeur. Nous n'osâmes pourtant
nous promettre de nous retrouver à Montmorency l'année suivante. Nous
étions encore timides l'un avec l'autre, et nous aurions tremblé de
donner le nom d'amour à cette affection.

«Henri n'avait guère songé à s'enquérir de ma condition, ni moi de la
sienne. Nous faisions à peu près la même dépense dans la maison. Il
m'avait demandé la permission de me voir à Paris; mais quand je lui
donnai mon adresse chez ma belle-mère, à l'hôtel de Blanchemont, il
parut surpris et effrayé. Quand je quittai Montmorency dans le carrosse
armorié que mes parents avaient envoyé pour me prendre, il eut l'air
consterné, et quand il sut que j'étais riche (je croyais l'être et je
passais pour telle), il se regarda comme à jamais séparé de moi. L'hiver
se passa sans que je le revisse, sans que j'entendisse parler de lui.

«Lémor était pourtant lui-même réellement plus riche que moi à cette
époque. Son père, mort une année auparavant, était un homme du peuple,
un ouvrier qu'un petit commerce et beaucoup d'habileté avaient mis
fort à l'aise. Les enfants de cet homme avaient reçu une très-bonne
éducation, et la mort d'Ernest laissait à Henri un revenu de huit ou dix
mille francs. Mais les idées de lucre, l'indélicatesse, l'effroyable
dureté et l'égoïsme profond de ce père commerçant avaient révolté de
bonne heure l'âme enthousiaste et généreuse d'Henri. Dans l'hiver qui
suivit la mort d'Ernest, il se hâta de céder, presque pour rien, son
fonds de commerce à un homme que Lémor le père avait ruiné par les
manoeuvres les plus rapaces et les plus déloyales d'une impitoyable
concurrence. Henri distribua à tous les ouvriers que son père avait
longtemps pressurés le produit de cette vente, et, se dérobant, avec une
sorte d'aversion, à leur reconnaissance (car il m'a dit souvent que
ces hommes malheureux avaient été corrompus et avilis eux-mêmes par
l'exemple et les procédés de leur maître), il changea de quartier et se
mit en apprentissage pour devenir ouvrier lui-même. L'année précédente,
et avant que la maladie de son frère le forçât d'habiter la campagne, il
avait déjà commencé à étudier la mécanique.

«J'appris tous ces détails par la vieille femme de Montmorency, à qui
j'allai faire une ou deux visites à la fin de l'hiver, autant, je
l'avoue, pour savoir des nouvelles d'Henri que pour lui témoigner
l'amitié dont elle était digne à tous égards. Cette femme avait de la
vénération pour Lémor. Elle avait soigné le pauvre Ernest comme son
propre fils; elle ne parlait d'Henri que les mains jointes et les yeux
pleins de larmes. Quand je lui demandai pourquoi il ne venait pas me
voir, elle me répondit que ma richesse et ma position dans le monde ne
pouvaient permettre que des rapports naturels s'établissent entre une
personne comme moi et un homme qui s'était jeté volontairement dans la
pauvreté. C'est à cette occasion qu'elle me raconta tout ce qu'elle
savait de lui et tout ce que je viens de vous rapporter.

«Vous devez comprendre, chère Rose, combien je fus frappée de la
conduite de ce jeune homme, qui s'était montré à moi si simple, si
modeste et si parfaitement ignorant de sa grandeur morale. Je ne pus
penser à autre chose; dans le monde, comme dans ma chambre solitaire,
au théâtre comme à l'église, son souvenir et son image étaient toujours
dans mon coeur et dans ma pensée. Je le comparais à tous les hommes que
je voyais, et alors il me paraissait si grand!

«Dès la fin de mars je retournai à Montmorency, n'espérant point y
retrouver mon intéressant voisin. J'eus un instant de véritable douleur,
lorsque, descendant au jardin avec une parente qui m'avait accompagnée
pour m'aider malgré moi à me réinstaller à la campagne, j'appris que le
rez-de-chaussée était loué à une vieille dame. Mais ma compagne ayant
fait quelques pas loin de moi, la bonne madame Joly me dit à l'oreille
qu'elle avait fait ce petit mensonge parce que ma parente lui paraissait
curieuse et babillarde, mais que Lémor était là, et qu'il se tenait
caché pour ne me voir que lorsque je serais seule.

«Je pensai m'évanouir de joie, et je supportai l'obligeance et les
attentions de ma pauvre cousine avec une patience dont je faillis
mourir. Enfin elle partit, et je revis Lémor, non pas seulement ce
jour-là, mais tous les jours et presque à toutes les heures de la
journée, depuis la fin de l'hiver jusqu'à l'extrême fin de l'automne
suivant. Les visites, toujours rares et assez courtes que l'on me
rendait, mes courses indispensables à Paris, nous volèrent tout au plus,
en rassemblant toutes les heures, deux semaines de notre délicieuse
intimité.

«Je vous laisse à penser si cette vie fut heureuse et si l'amour
s'empara en maître absolu de notre amitié. Mais ce dernier sentiment fut
aussi chaste sous les yeux de Dieu et de mon fils que l'avait été une
amitié formée au lit de mort du frère d'Henri. On en jasa pourtant
peut-être un peu chez les indigènes de Montmorency; mais la bonne
réputation de notre hôtesse, sa discrétion sur nos sentiments qu'elle
devinait bien, son ardeur à défendre notre conduite, la vie cachée
que nous menions, et le soin que nous eûmes de ne jamais nous montrer
ensemble hors de la maison; enfin, l'absence de tout scandale,
empêchèrent la malveillance de s'en mêler: aucun propos ne parvint
jamais aux oreilles de mon mari ni d'aucun de mes parents.

«Jamais amours ne furent plus religieusement sentis et plus salutaires
pour les deux âmes qu'elles remplirent. Les idées d'Henri, fort
singulières aux yeux du monde, mais les seules vraies, les seules
chrétiennes aux miens, transportèrent mon esprit dans une nouvelle
sphère. Je connus l'enthousiasme de la foi et de la vertu en même temps
que celui de l'affection. Ces deux sentiments se liaient dans mon coeur
et ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre. Henri adorait mon fils,
mon fils que son père oubliait, délaissait et connaissait à peine! Aussi
Édouard avait pour Lémor la tendresse, la confiance et le respect que
son père eût dû lui inspirer.

«L'hiver nous arracha encore à notre paradis terrestre, mais cette fois
il ne nous sépara point. Lémor vint me voir en secret de temps en temps,
et nous nous écrivions presque tous les jours. Il avait une clef du
jardin de l'hôtel, et quand nous ne pouvions nous y rencontrer la
nuit, une fente dans le piédestal d'une vieille statue recevait notre
correspondance.

C'est tout récemment, vous le savez, que M. de Blanchemont a perdu la
vie d'une manière tragique et inattendue, dans un duel à mort avec un
de ses amis, pour une folle maîtresse qui l'avait trahi. Un mois après,
j'ai vu Henri, et c'est de ce moment que datent mes chagrins. Je croyais
si naturel de m'engager à lui pour la vie! Je voulais le revoir un
instant et fixer avec lui l'époque où les devoirs de ma position me
permettraient de lui donner ma main et ma personne comme il avait mon
coeur et mon esprit. Mais le croiriez-vous, Rose? son premier mouvement
a été un refus plein d'effroi et de désespoir. La crainte d'être riche,
oui, l'horreur de la richesse, l'ont emporté sur l'amour, et il s'est
comme enfui de moi avec épouvante!

«J'ai été offensée, consternée, je n'ai pas su le convaincre, je n'ai
pas voulu le retenir. Et puis, j'ai réfléchi, j'ai trouvé qu'il avait
raison, qu'il était conséquent avec lui-même, fidèle à ses principes. Je
l'en ai estimé, je l'en ai aimé davantage, et j'ai résolu d'arranger ma
vie de manière à ne plus le blesser, de quitter le monde entièrement,
de venir me cacher bien loin de Paris au fond d'une campagne, afin de
rompre toutes mes relations avec les puissants et les riches que Lémor
considère comme des ennemis tantôt féroces, tantôt involontaires et
aveugles de l'humanité.

«Mais à ce projet, qui n'était que secondaire dans ma pensée, j'en
associais un autre qui coupait le mal dans sa racine et détruisait à
jamais tous les scrupules de mon amant, de mon époux futur. Je voulais
imiter son exemple, et dissiper ma fortune personnelle en l'appliquant
à ce qu'au couvent nous appelions les bonnes oeuvres, à ce que Lémor
appelle l'oeuvre de rémunération, à ce qui est juste envers les hommes
et agréable à Dieu dans toutes les religions et dans tous les temps.
J'étais libre de faire ce sacrifice sans nuire à ce que les riches
auraient appelé le bonheur futur de mon fils, puisque je le croyais
encore destiné à un héritage considérable; et, d'ailleurs, dans mes
idées à moi, en m'abstenant de jouir de ses revenus durant les longues
années de sa minorité, en accumulant et en plaçant les rentes, j'aurais
travaillé aussi à son bonheur. C'est-à-dire que l'élevant dans
des habitudes de sobriété et de simplicité, et lui communiquant
l'enthousiasme de ma charité, je l'aurais mis à même un jour de
consacrer à ces mêmes bonnes oeuvres une fortune considérable, augmentée
par mon économie et par le devoir que je m'imposais de n'en jouir en
aucune façon pour mon propre compte, malgré les droits que la loi me
donnait à cet égard. Il me semblait que cette âme si naïve et si tendre
de mon enfant répondrait à mon enthousiasme, et que j'entasserais ces
richesses terrestres pour son salut futur. Riez-en un peu, si vous
voulez, chère Rose; mais il me semble encore que je réussirai, dans des
conditions plus restreintes, à faire envisager les choses à mon Edouard
sous ce point de vue. Il n'a plus à hériter de son père, et ce qui me
reste lui sera désormais consacré dans le même but. Je ne me crois plus
le droit de me dépouiller de ce peu d'aisance qui nous est laissée
à tous d'eux. Je me figure que rien ne m'appartient plus en propre,
puisque mon fils n'a plus rien de certain à attendre que de moi. Cette
pauvreté, dont j'aurais pu faire voeu pour moi seule, c'est un baptême
nouveau que Dieu ne me permet peut-être pas d'imposer à mon enfant
avant qu'il soit en âge de l'accepter ou de le rejeter librement.
pouvons-nous, étant nés dans le siècle, et ayant donné la vie à des
êtres destinés aux jouissances et au pouvoir dans la société, les priver
violemment et sans les consulter, de ce que la société considère comme
de si grands avantages et des droits si sacrés? Dans ce _sauve qui peut_
général où la corruption de l'argent a lancé tous les humains, si je
venais à mourir en laissant mon fils dans la misère avant le temps
nécessaire pour lui enseigner l'amour du travail, à quels vices, à
quelle abjection ne risquerais-je pas d'abandonner ses bons mais faibles
instincts? On parle d'une religion de fraternité et de communauté, où
tous les hommes seraient heureux en s'aimant, et deviendraient riches en
se dépouillant. On dit que c'est un problème que les plus grands saints
du christianisme comme les plus grands sages de l'antiquité ont été
sur le point de résoudre. On dit encore que cette religion est prête
à descendre dans le coeur des hommes, quoique tout semble, dans la
réalité, conspirer contre elle; parce que du choc immense, épouvantable,
de tous les intérêts égoïstes, doivent naître la nécessité de tout
changer, la lassitude du mal, le besoin du vrai et l'amour du bien. Tout
cela, je le crois fermement, Rose. Mais, comme je vous le disais tout à
l'heure, j'ignore quels jours Dieu a fixés pour l'accomplissement de ses
desseins. Je ne comprends rien à la politique, je n'y vois pas d'assez
vives lueurs de mon idéal; et, réfugiée dans l'arche comme l'oiseau
durant le déluge, j'attends, je prie, je souffre et j'espère, sans
m'occuper des railleries que le monde prodigue à ceux qui ne veulent pas
approuver ses injustices, et se réjouir des malheurs de leur temps.

«Mais dans cette ignorance du lendemain, dans cette tempête déchaînée de
toutes les forces humaines les unes contre les autres, il faut bien que
je serre mon fils dans mes bras, et que je l'aide à surmonter le flot
qui nous porte peut-être aux rives d'un monde meilleur dès ici-bas.
Hélas! chère Rose, dans un temps où l'argent est tout, tout se vend et
s'achète. L'art, la science, toutes les lumières, et par conséquent
toutes les vertus, la religion elle-même, sont interdites à celui qui ne
peut payer l'avantage de boire à ces sources divines. De même qu'on paie
les sacrements à l'église, il faut, à prix d'argent, acquérir le droit
d'être homme, de savoir lire, d'apprendre à penser, à connaître le
bien du mal. Le pauvre est condamné, à moins d'être doué d'un génie
exceptionnel, à végéter, privé de sagesse et d'instruction. Et le
mendiant, le pauvre enfant qui apprend pour tout métier l'art de tendre
la main et d'élever une voix plaintive, dans quelles obscures et
fausses notions est forcée de se débattre son intelligence infirme et
impuissante! Il y a quelque chose d'affreux à penser que la superstition
est la seule religion accessible au paysan, que tout son culte se réduit
à des pratiques qu'il ne comprend pas, dont il ne saura jamais ni le
sens ni l'origine, et que Dieu n'est pour lui qu'une idole favorable aux
moissons et aux troupeaux de celui qui lui vote un cierge ou une image.
En venant ce matin ici, j'ai rencontré une procession arrêtée autour
d'une fontaine pour conjurer la sécheresse. J'ai demandé pourquoi on
priait là plutôt qu'ailleurs. Une femme m'a répondu, en me montrant une
petite statue de plâtre cachée dans une niche et ornée de guirlandes
comme les dieux du paganisme[5], «c'est que cette _bonne dame_ est la
meilleure de toutes pour la pluie.»

[Note 5: Les Pères de l'Église primitive condamnaient amèrement cet
usage païen d'orner les statues des dieux. Minutius Félix s'en explique
clairement et admirablement. L'Église du moyen âge a rétabli les
pratiques de l'idolâtrie, et l'Église d'aujourd'hui continue cette
spéculation lucrative.]

«Si mon fils est indigent, il faudra donc qu'il soit idolâtre, au
rebours des premiers chrétiens qui embrassaient la vraie religion
avec la sainte pauvreté? Je sais bien que le pauvre a le droit de me
demander: Pourquoi ton fils plutôt que le mien connaîtrait-il Dieu et la
vérité? Hélas! je n'ai rien à lui répondre, sinon que je ne puis sauver
son fils qu'en sacrifiant le mien. Et quelle réponse inhumaine pour lui!
Oh! les temps de naufrage sont affreux! Chacun court à ce qui lui est
le plus cher et abandonne les autres. Mais encore une fois, Rose, que
pouvons-nous donc, nous autres pauvres femmes, qui ne savons que pleurer
sur tout cela?

«Ainsi, les devoirs que nous impose la famille sont en contradiction
avec ceux que nous impose l'humanité. Mais nous pouvons encore quelque
chose pour la famille, tandis que pour l'humanité, à moins d'être
très-riches, nous ne pouvons rien encore. Car dans ce temps-ci, où les
grandes fortunes dévorent les petites si rapidement, la médiocrité,
c'est la gêne et l'impuissance.

«Voilà pourquoi, continua Marcelle en essuyant une larme, je vais être
forcée de modifier les beaux rêves que j'avais faits en quittant Paris
il y a deux jours. Mais je veux faire encore de mon mieux, Rose, pour ne
pas m'entourer de petites jouissances inutiles aux dépens des autres. Je
veux me réduire au nécessaire, acheter une maison de paysan, vivre aussi
sobrement qu'il me sera possible sans altérer ma santé (puisque je dois
ma vie à Edouard), mettre de l'ordre dans ce petit capital pour le lui
donner un jour, après lui en avoir indiqué l'usage que Dieu nous aura
révélé utile et pieux dans ce temps-là; et, en attendant, consacrer la
moindre partie possible de mon humble revenu à mes besoins et à la
bonne éducation de mon fils, afin d'avoir toujours de quoi assister les
pauvres qui viendront frapper à ma porte. C'est là, je crois, tout ce
que je peux faire, s'il ne se forme pas bientôt une association vraiment
sainte, une sorte d'église nouvelle, où quelques croyants inspirés
appelleront à eux leurs frères pour les faire vivre en commun sous les
lois d'une religion et d'une morale qui répondent aux nobles besoins de
l'âme et aux lois de la véritable égalité. Ne me demandez pas quelles
seraient précisément ces lois. Je n'ai pas mission de les formuler,
puisque Dieu ne m'a pas donné le génie de les découvrir, toute mon
intelligence se borne à pouvoir les comprendre quand elles seront
révélées, et mes bons instincts me forcent à rejeter les systèmes qui se
posent aujourd'hui un peu trop fièrement sous des noms divers. Je
n'en vois encore aucun où la liberté morale se trouve respectée, où
l'athéisme et l'ambition de dominer ne se montrent par quelque
endroit. Vous avez entendu parler peut-être des saint-simoniens et des
fouriéristes. Ce sont là des systèmes encore sans religion et sans
amour, des philosophies avortées, à peine ébauchées, où l'esprit du mal
semble se cacher sous les dehors de la philanthropie. Je ne les juge pas
absolument, mais j'en suis repoussée comme par le pressentiment d'un
nouveau piège tendu à la simplicité des hommes.

«Mais il se fait tard, ma bonne Rose, et vos beaux yeux qui brillent
encore luttent pourtant contre la fatigue de m'écouter. Je n'ai rien à
conclure pour vous de tout ceci; sinon que nous sommes toutes les
deux aimées par des hommes pauvres, et que l'une de nous aspire à
s'affranchir de l'alliance des riches, tandis que l'autre hésite et
s'effraie de leur opinion.

--Ah! Madame, dit Rose, qui avait écouté Marcelle avec une religieuse
attention, que vous êtes grande et bonne! comme vous savez aimer, et
comme je comprends bien maintenant pourquoi je vous aime! Il me semble
que votre histoire et l'explication de votre conduite m'ont fait grossir
la tête de moitié! Quelle triste et mesquine vie nous menons, au prix
de celle que vous rêvez! Mon Dieu, mon Dieu! je crois que je mourrai le
jour où vous partirez d'ici!

--Sans vous, chère Rose, je serais fort pressée, je vous le confesse,
d'aller bâtir ma chaumière auprès de celle de plus pauvres gens; mais
vous me ferez aimer votre ferme, et même ce vieux château.... Ah!
j'entends votre mère qui vous appelle. Embrassez-moi encore et
pardonnez-moi de vous avoir dit quelques paroles dures. Je me les
reproche en voyant combien vous êtes sensible et affectueuse.»

Rose embrassa la jeune baronne avec effusion, et la quitta. Cédant à une
habitude d'enfant mutin, elle se donna le petit plaisir de laisser crier
sa mère tout en se rendant avec lenteur à son appel. Puis elle se le
reprocha et se mit à courir; mais elle ne put se résoudre à lui parler
avant d'être tout à fait auprès d'elle: cette voix glapissante lui
faisait l'effet d'un ton faux après la douce harmonie des paroles de
Marcelle.

Encore fatiguée de son voyage, madame de Blanchemont se glissa dans le
lit où reposait son enfant, et, tirant ses rideaux de toile d'orange à
grands ramages, elle commençait à s'endormir sans songer aux revenants
indispensables du vieux château, lorsqu'un bruit incompréhensible la
força de prêter l'oreille et de se relever un peu émue.




DEUXIÈME JOURNÉE



XV.

LA RENCONTRE.

Le bruit qui troublait le sommeil de notre héroïne était celui d'un
corps quelconque passant et repassant à l'extérieur sur la porte de sa
chambre avec une obstination et une maladresse singulières. Ce toucher
était trop sec et trop inintelligent pour être celui d'une main humaine
cherchant à trouver la serrure dans l'obscurité, et pourtant comme le
bruit ne ressemblait pas à celui qu'eût pu faire un rat, Marcelle ne put
s'arrêter à aucune autre hypothèse. Elle pensa que quelqu'un de la ferme
couchait dans le vieux château, peut-être un serviteur ivre qui se
trompait d'étage, et cherchait son gîte à tâtons. Se rappelant alors
qu'elle n'avait pas ôté la clef de sa chambre, elle se leva afin de
réparer cet oubli, aussitôt que la personne se serait éloignée. Mais
le bruit continuait, et Marcelle n'osait entr'ouvrir la porte pour
effectuer son dessein, dans la crainte, en se montrant, d'être insultée
par quelque lourdaud. Cette petite anxiété commençait à devenir fort
désagréable, lorsque la main incertaine s'impatienta, et gratta la
porte, de telle façon que Marcelle crut reconnaître les griffes d'un
chat, et, souriant de son émotion, elle se décida à ouvrir pour
accueillir ou chasser cet habitué de son appartement. Mais à peine
eut-elle entr'ouvert, avec un reste de précaution, que la porte fut
repoussée sur elle avec violence, et que la folle s'offrit à ses regards
sur le seuil de sa chambre.
                
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