--Eh bien! dit Grand-Louis, touché de son émotion, vous avez enfin
reconnu que vous ne deviez pas, que vous ne pouviez pas vous méfier
de moi? Mais moi, voulez-vous que je vous dise la vérité? Je me méfie
encore un peu de vous. C'est malgré moi, mais cela me poursuit, cela me
quitte et me reprend. Voyons, où avez-vous donc passé la journée? Je
vous ai cru caché dans une cave.
--Je l'aurais fait, je pense, s'il s'en était trouvé une à ma portée,
dit Lémor en souriant, tant j'avais besoin de cacher mon trouble et
mon enivrement. Savez-vous, ami, que je m'en allais en Afrique avec
l'intention de ne jamais revoir...celle que vous venez de nommer. Oui,
malgré le billet que vous m'avez remis, qui me commandait de revenir
dans un an, je sentais que ma conscience m'ordonnait un affreux
sacrifice. Et encore aujourd'hui j'ai en bien de l'effroi et de
l'incertitude! car si je n'ai plus à lutter contre la honte, moi,
prolétaire, d'épouser une femme riche, il reste encore l'inimitié de
races, la lutte du plébéien contre les patriciens, qui vont persécuter
cette noble femme à cause d'un choix réputé indigne. Mais il y aurait
peut-être de la lâcheté à éviter cette crise. Ce n'est pas sa faute, à
elle, si elle est du sang des oppresseurs, et d'ailleurs, la puissance
des nobles a passé dans d'autres mains. Leurs idées n'ont plus de
force, et peut-être que...celle qui daigne me préférer...ne sera
pas universellement blâmée. Cependant, c'est affreux, n'est-ce pas,
d'entraîner la femme qu'on aime dans un combat contre sa famille, et
d'attirer sur elle le blâme de tous ceux parmi lesquels elle a toujours
vécu! Par quelles autres affections remplacerai-je autour d'elle ces
affections secondaires, il est vrai, mais nombreuses, agréables, et
qu'un généreux coeur ne peut pas rompre sans regret? Car je suis isolé
sur la terre, moi, le pauvre l'est toujours, et le peuple ne comprend
pas encore comment il devrait accueillir ceux qui viennent à lui de si
loin, et à travers tant d'obstacles. Hélas! j'ai passé une partie du
jour sous un buisson, je ne sais où, dans un lieu retiré où j'avais
été au hasard, et ce n'est qu'après plusieurs heures d'angoisses et de
méditation laborieuse que je me suis résolu à vous chercher pour vous
demander de me procurer une heure d'entretien avec elle...Je vous ai
cherché en vain, peut-être de votre côté aussi me cherchiez-vous,
car c'est vous qui m'avez mis en tête cette idée brûlante d'aller à
Blanchemont. Mais je crois que vous êtes imprudent et moi insensé, car
_elle_ m'a défendu de savoir même où elle s'est retirée, et elle a fixé,
pour les convenances de son deuil, le délai d'un an.
--Tant que cela? dit Grand-Louis un peu effrayé de l'idée ingénieuse
qu'il avait cru avoir, le matin, on provoquant, chez l'amant de
Marcelle, la tentation de venir la voir. Ces histoires de convenances
dont vous me parlez là sont-elles si sérieuses dans vos idées, et
faut-il, qu'après la mort d'un méchant mari, un an s'écoule, ni plus ni
moins, sans qu'une honnête femme voie le visage d'un honnête homme qui
songe à l'épouser? C'est donc l'usage à Paris?
--Pas plus à Paris qu'ailleurs. Le sentiment religieux qu'on porte au
mystère de la mort est sans doute partout l'arbitre intime du plus ou du
moins de temps qu'on accorde au souvenir des funérailles.
--Je sais que c'est un bon sentiment qui a établi la coutume de porter
le deuil sur ses habits, dans ses paroles, dans toute sa conduite; mais
cela n'a-t-il pas l'inconvénient de dégénérer en hypocrisie, quand le
défunt est vraiment peu regrettable, et que l'amour parle honnêtement en
faveur d'un autre? Résulte-t-il de l'état de décence où doit vivre une
veuve que son prétendant soit forcé de s'expatrier, ou bien de ne jamais
passer devant sa porte, et de ne pas la regarder du coin de l'oeil quand
elle a l'air de n'y pas faire attention?
--Vous ne connaissez pas, mon brave, la méchanceté de ceux qui
s'intitulent _gens du monde_, singulière dénomination, n'est-ce pas? et
juste pourtant à leurs yeux, puisque le peuple ne compte pas, puisqu'ils
s'arrogent l'empire du monde, puisqu'ils l'ont toujours eu, et qu'ils
l'ont encore pour un certain temps!
--Je n'ai pas de peine à croire, s'écria le meunier, qu'ils sont plus
méchants que nous!... Et pourtant, ajouta-t-il tristement, nous ne
sommes pas aussi bons que nous devrions l'être! Nous aussi, nous sommes
souvent bavards, moqueurs, et portés à condamner le faible. Oui, vous
avez raison, nous devons prendre garde de faire mal parler de cette
chère dame. Il lui faudra du temps pour se faire connaître, chérir et
respecter comme elle le mérite; il ne faudrait qu'un jour pour qu'on
l'accusât de se gouverner follement. Mon avis est donc que vous n'alliez
pus vous montrer à Blanchemont.
--Vous êtes un homme de bon conseil, Grand-Louis, et j'étais sur que
vous ne me laisseriez pas faire une mauvaise chose. J'aurai le
courage d'écouter les avis de votre raison, comme j'ai eu la folie de
m'enflammer au premier mouvement de votre bienveillance. Je vais causer
avec vous jusqu'à ce que vous soyez arrivé auprès de votre moulin, et
alors je m'en retournerai à*** pour partir demain et continuer mon
voyage.
--Allons! allons! vous allez d'une extrémité à l'autre, dit le meunier
qui, tout en causant avec Lémor, faisait toujours cheminer au pas la
patiente Sophie. Angibault est à une lieue de Blanchemont, et vous
pouvez bien y passer la nuit sans compromettre personne. Il ne s'y
trouve pas d'autre femme ce soir que ma vieille mère, et ça ne fera pas
jaser. Vous avez fait, de *** jusqu'ici, une jolie promenade, et je
n'aurais ni coeur ni âme si je ne vous forçais d'accepter une petite
_couchée_ avec un souper _frugal_, comme dit M. le curé, qui ne les aime
guère de cette façon-là. D'ailleurs, ne faut-il pas que vous écriviez?
Vous trouverez chez nous tout ce qu'il faut pour cela... peut-être pas
de joli papier à lettres, par exemple! Je suis l'adjoint de ma commune,
et je ne fais pas mes actes sur du vélin; mais quand même vous
coucheriez votre prose amoureuse sur du papier marqué au timbre de la
mairie, ça n'empêchera pas qu'on la lise, et plutôt deux fois qu'une.
Venez, vous dis-je, je vois déjà la fumée de mon souper qui monte dans
les arbres, nous allons trotter un peu, car je parie que ma vieille
mère a faim et qu'elle ne veut pas manger sans moi. Je lui ai promis de
revenir de bonne heure.
Henri mourait d'envie d'accepter l'offre du bon meunier. Il se fit un
peu prier pour la ferme; les amants sont dissimulés comme les enfants.
Il avait renoncé pourtant à la folie d'aller à Blanchemont, mais il
était poussé dans cette direction comme par un charme magique, et chaque
pas de _Sophie_, qui le rapprochait de ce foyer d'attraction, remuait
son coeur, naguère brisé par une lutte au-dessus de ses forces.
Lémor céda pourtant, bénissant dans son coeur l'insistance hospitalière
du meunier.
--Mère! dit celui-ci à la Grand-Marie en sautant à bas de sa charrette,
vous ai-je manqué de parole? Si l'horloge du bon Dieu n'est pas
dérangée, les étoiles de la croix marquent, dix heures sur le chemin de
Saint-Jacques.[7]
[Note 7. La croix est la constellation du cygne, et le chemin de
Saint-Jacques la voie Lactée.]
--Il n'est guère plus, dit la bonne femme; c'est seulement une heure
plus tard que tu ne t'étais annoncé. Mais je ne te gronde pas; je vois
que tu as fait les commissions de notre chère dame. Est-ce que tu
comptes aller porter tout cela à Blanchemont ce soir?
--Ma foi non! il est trop tard. Madame Marcelle m'a dit qu'un jour de
plus ou de moins lui importait peu. Et d'ailleurs, peut-on entrer au
château neuf après dix heures? N'ont-ils pas fait réparer le mur crénelé
de la cour et mettre des barres de fer à la grand'porte? Ils sont
capables de faire faire un pont-levis sur leur fossé sans eau. Le diable
me confonde! M. Bricolin se croit déjà seigneur de Blanchemont, et
il aura bientôt des armes sur sa cheminée. Il se fera appeler de
Bricolin... Mais dites donc, mère, je vous amène de la compagnie.
Reconnaissez-vous ce garçon-là?
--Eh! c'est le monsieur du mois dernier! dit la Grand'-Marie; celui que
nous prenions pour un homme d'affaires de la dame de Blanchemont? Mais
il parait qu'elle ne le connaît pas.
--Non, non, elle ne le connaît pas du tout, dit Grand-Louis, et il n'est
pas homme d'affaires; c'est un employé au cadastre pour la nouvelle
répartition de l'impôt. Allons, géomètre, asseyez-vous et mangez chaud.
--Dites donc, Monsieur, fit la meunière quand le premier service,
c'est-à-dire la soupe aux raves fut dépêchée, est-ce vous qui avez écrit
votre nom sur un de nos arbres au bord de la rivière?
--C'est moi, dit Henri. Je vous en demande pardon; peut-être cette sotte
fantaisie d'écolier a-t-elle fait mourir ce jeune saule?
--Sauf votre respect, c'est un peuplier blanc, dit le meunier. Vous êtes
bien un vrai Parisien, et sans doute vous ne connaissez pas le chanvre
d'avec la pomme de terre. Mais n'importe. Nos arbres se moquent de vos
coups le canif, et ma mère vous demande cela pour causer.
--Oh! je ne vous ferais pas de reproche pour un petit arbre. Nous en
avons de reste ici, dit la meunière; mais c'est que notre jeune dame
s'est tant tourmentée pour savoir qui avait pu mettre ce nom-là! Et son
petit qui l'a lu tout seul! oui, Monsieur, un enfant de quatre ans, qui
voit ce que je n'ai jamais pu voir dans des lettres!
--Elle est donc venue ici? dit étourdiment Lémor, qui n'avait pas bien
sa raison dans ce moment.
--Qu'est-ce que ça vous fait, puisque vous ne la connaissez pas?
répondit Grand-Louis en lui donnant un grand coup de genou pour
l'engager à feindre, surtout devant son garçon de moulin.
Lémor le remercia du regard, bien que son avertissement eût été un peu
rude, et, craignant de divaguer, il ne desserra plus les dents que pour
manger.
Lorsque l'on se fut séparé pour la _nuitée_, comme disait la
meunière, Lémor qui devait partager la petite chambre du meunier au
rez-de-chaussée, tout en face de la porte du moulin, pria Grand-Louis de
ne pas s'enfermer encore et de le laisser promener un quart d'heure au
bord de la Vauvre.
--Pardieu, je vas vous y conduire, dit Grand-Louis que le roman de son
nouvel ami intéressait beaucoup par la ressemblance qu'il avait avec le
sien propre. Je sais où vous allez rêvasser, et je ne sais pas si pressé
de dormir que je ne puisse faire un tour avec vous au clair de la lune:
car la voici qui se lève et qui va se mirer dans l'eau. Venez voir, mon
Parisien, comme elle est blanche et fière dans le bassin de la Vauvre,
et vous me direz si c'est à Paris que vous avez une aussi belle lune et
une aussi belle rivière! Tenez! ajouta-t-il lorsqu'ils furent au pied de
l'arbre, voilà où _elle_ était appuyée en lisant votre nom; elle était
comme cela contre la barrière, et elle regardait avec des yeux.... que
je ne peux pas faire, quand je passerais deux heures à ouvrir les miens.
Ah ça, vous saviez donc qu'elle viendrait ici, que vous lui aviez laissé
là votre signature?
--Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que je l'ignorais, et que le
hasard seul... un caprice d'enfant, m'a suggéré de marquer ainsi mon
passage dans ce bel endroit ou je ne croyais pas devoir jamais revenir.
J'avais ouï dire à Paris qu'_elle_ était ruinée. Je l'espérais! j'étais
venu savoir à quoi m'en tenir, et quand j'ai appris qu'elle était encore
trop riche pour moi, je n'ai plus songé qu'à lui dire adieu.
--Voyez! il y a un Dieu pour les amants; car sans cela vous n'y sériez,
pas revenu, en effet. C'est cela, c'est l'air de madame Marcelle en
m'interrogeant sur le jeune voyageur qui avait écrit ce nom, qui m'a
fait deviner tout d'un coup qu'elle aimait et que son amant s'appelait
Henri. C'est ce qui m'a éclairci l'esprit pour deviner le reste, car on
ne m'a rien dit, j'ai tout deviné; il faut bien que je m'en accuse et
que je m'en vante.
--Quoi! on ne vous avait rien confié, et moi j'ai tout avoué? La volonté
de Dieu soit faite! Je reconnais sa main dans tout cela, et je ne me
défends plus de la confiance absolue que vous m'inspirez.
--Je voudrais pouvoir vous en dire autant, répondit Grand-Louis en lui
prenant la main, car le diable me broie si je ne vous aime pas! Et
pourtant il y a quoique chose qui me chiffonne toujours.
[Illustration: Tenez, ajouta t-il lorsqu'ils furent au pied de l'arbre.]
--Comment pouvez-vous me soupçonner encore quand je reviens dans votre
Vallée-Noire, seulement pour respirer l'air qu'elle a respiré, lorsque
je sais enfin qu'elle est pauvre?
--Mais ne pourriez-vous pas avoir été courir chez les avoués et les
notaires pendant que je vous cherchais ce matin par la ville? Et si vous
aviez appris qu'elle est encore assez riche?
--Que dites-vous, serait-il vrai? s'écria Lémor avec un accent
douloureux. Ne jouez pas ainsi avec moi, ami! vous m'accusez de choses
si ridicules, que je ne pense pas même à m'en justifier. Mais il y en
a une que je veux vous dire en deux mots. Si madame de Blanchemont est
encore riche, voulût-elle agréer l'amour d'un prolétaire comme moi, il
faut que je la quitté pour toujours! Oh! si cela est, s'il faut que je
l'apprenne... pas encore, au nom du ciel? Laissez-moi rêver le bonheur
jusqu'à demain, jusqu'à ce que je quitte ce pays pour un an ou pour
jamais!
--Alors vous êtes un peu fou, l'ami, s'écria le meunier. Et même vous me
paraissez si exagéré dans ce moment-ci, que je crains que ce ne soit une
affectation pour me tromper.
--Vous n'êtes donc pas comme moi, vous! vous ne haïssez donc pas la
richesse?
--Non, par Dieu! je ne la hais ni ne l'aime pour elle-même, mais bien à
cause du mal ou du bien qu'elle peut me faire. Par exemple, je déteste
les écus du père Bricolin, parce qu'ils m'empêchent d'épouser sa
fille.... Ah! diable! je lâche des noms que j'aurais aussi bien fait de
vous laisser ignorer.... Mais je sais vos affaires, après tout, et vous
pouvez bien savoir les miennes.... Je dis donc, que je déteste ces
écus-là; mais j'aimerais beaucoup trente ou quarante mille francs qui me
tomberaient du ciel et qui me permettraient de prétendre à Rose.
--Je ne pense pas comme vous. Si je possédais un million, je ne voudrais
pas le garder.
--Vous le jetteriez dans la rivière plutôt que de vous faire un titre
pour rétablir l'égalité entre elle et vous? Vous êtes encore un drôle de
corps.
[Illustration: Marcelle de Blanchemont était plus petite de taille.]
--Je crois que je le distribuerais aux pauvres, comme les communistes
chrétiens des premiers temps, afin de m'en débarrasser, quoique je sache
fort bien que je ne ferais pas là une bonne oeuvre véritable; car en
abandonnant leurs biens, ces premiers disciples de l'égalité fondaient
une société. Ils apportaient aux malheureux une législation qui était en
même temps une religion. Cet argent était le pain de l'âme en même
temps que celui du corps. Ce partage était une doctrine et faisait des
adeptes. Aujourd'hui, il n'y a rien de semblable. On a l'idée d'une
communauté sainte et providentielle, on n'en sait pas encore les lois.
On ne peut pas recommencer le petit monde des premiers chrétiens, on
sent qu'il faudrait la doctrine; on ne l'a pas, et d'ailleurs, les
hommes ne sont pas disposés à la recevoir. L'argent qu'on distribuerait
à une poignée de misérables n'enfanterait chez eux que l'égoïsme et
la paresse, si on ne cherchait à leur faire comprendre les devoirs de
l'association. Et, d'une part, je vous le répète, ami, il n'y a pas
encore assez de lumières dans l'initiation, de l'autre, il n'y a pas
encore assez de confiance, de sympathie et d'élan chez les initiés.
Voilà pourquoi lorsque Marcelle....(et moi aussi j'ose la nommer puisque
vous avez nomme _Rose_) m'a proposé de faire comme les apôtres et de
donner aux pauvres ces richesses qui me faisaient horreur, j'ai reculé
devant un sacrifice que je ne me sens pas la science et le génie
de faire fructifier réellement entre ses mains pour le progrès de
l'humanité. Pour posséder la richesse et la rendre utile comme je
l'entends, il faut être plus qu'un homme de coeur, il faut être un homme
de génie. Je ne le suis pas, et, en songeant aux vices profonds, à
l'épouvantable égoïsme qu'impose la fortune à ceux qui la possèdent, je
me sens pénétré d'effroi. Je remercie Dieu de m'avoir rendu pauvre, moi
aussi, qui ai failli hériter de beaucoup d'argent, et je fais le serment
de ne jamais posséder que le salaire de ma semaine!
--Ainsi, vous remerciez Dieu de vous avoir rendu sage par un pur effet
de sa bonté, et vous profitez du hasard qui vous a préservé du mal?
C'est de la vertu très-facile, et je n'en suis pas si émerveillé que
vous croyez. Je comprends maintenant pourquoi madame Marcelle était si
contente hier d'être ruinée. Vous lui avez mis en tête toutes ces belles
choses-là! C'est joli, mais ça ne signifie rien. Qu'est-ce que c'est que
des gens qui disent: Si j'étais riche, je serais méchant, et je suis
enchanté de ne l'être pas? C'est l'histoire de ma grand'mère qui disait:
Je n'aime pas l'anguille, et j'en suis bien contente, parce que si je
l'aimais, j'en mangerais. Voyons, pourquoi ne seriez-vous pas riche
et généreux? Eh, quand vous ne pourriez pas faire d'autre bien que de
donner du pain à ceux qui en manquent autour de vous, ce serait déjà
quelque chose, et la richesse serait mieux placée dans vos mains que
dans celles des avares.... Oh! je sais bien votre affaire! J'ai compris;
je ne suis pas si bête que vous croyez, et j'ai lu de temps en temps des
journaux et des brochures qui m'ont appris un peu ce qui se passe hors
de nos campagnes, où il est vrai de dire qu'il ne se passe rien de
nouveau. Je vois que vous êtes un faiseur de nouveaux systèmes, un
économiste, un savant!
--Non. C'est peut-être un malheur; mais je connais la science des
chiffres moins que toute autre, et je ne comprends rien à l'économie
politique telle qu'on l'entend aujourd'hui. C'est un cercle vicieux où
je ne conçois pas qu'on s'amuse à tourner.
--Vous n'avez pas étudié une science sans laquelle vous ne pouvez rien
essayer de neuf? En ce cas, vous êtes un paresseux.
--Non, mais un rêveur.
--J'entends, vous êtes ce qu'on appelle un poëte.
--Je n'ai jamais fait de vers, et maintenant je suis un ouvrier. Ne me
prenez pas tant au sérieux. Je suis un enfant, et un enfant amoureux.
Tout mon mérite, c'est d'avoir su apprendre un métier, et je vais
l'exercer.
--C'est bien! gagnez votre vie comme je fais, moi, et ne vous tourmentez
plus de la manière dont va le monde, puisque vous n'y pouvez rien.
--Quel raisonnement, ami! Vous verriez une barque chavirer sur cette
rivière, et il y aurait là une famille à laquelle, vous, attaché à cet
arbre, je suppose, vous ne pourriez porter secours, et vous la verriez
périr avec indifférence?
--Non, Monsieur, je casserais l'arbre, fût-il dix fois plus gros.
J'aurais si bonne volonté que Dieu ferait ce petit miracle pour moi.
---Et pourtant la famille humaine périt, s'écria Lémor douloureusement,
et Dieu ne fait plus de miracles!
--Je le crois bien! personne ne croit plus en lui. Mais moi, j'y crois,
et je vous déclare, puisque nous en sommes à ne nous rien cacher, que,
dans le fond de ma pensée, je n'ai jamais désespéré d'épouser Rose
Bricolin. Amener son père à accepter un gendre pauvre, c'est pourtant
un miracle plus conséquent que de casser avec mes bras, sans cognée, le
gros arbre que vous voyez là. Eh bien, ce miracle se fera, je ne sais
comment: j'aurai cinquante mille francs. Je les trouverai dans la terre
en plantant mes choux, ou dans la rivière en jetant mes filets; ou bien
il me viendra une idée... n'importe sur quoi. Je découvrirai quelque
chose, puisqu'il suffit, dit-on, d'une idée pour remuer le monde.
--Vous découvrirez le moyen d'appliquer l'égalité à une société qui
n'existe que par l'inégalité, n'est-ce pas? dit Henri avec un triste
sourire.
--Pourquoi pas, Monsieur? répondit le meunier avec une vivacité enjouée.
Quand j'aurai fait fortune, comme je ne veux pas être avare et méchant,
et, comme je suis bien sûr, moi, de ne jamais le devenir, pas plus que
ma grand'mère n'est venue à bout d'aimer l'anguille qu'elle ne pouvait
pas souffrir, alors il faudra que je devienne tout à coup plus savant
que vous, et que je trouve dans ma cervelle ce que vous n'avez pas
trouvé dans vos livres, à savoir le secret de faire de la justice
avec ma puissance et des heureux avec ma richesse. Ça vous étonne? Et
pourtant, mon Parisien, je vous déclare que j'en sais bien moins que
vous sur l'économie politique, et je n'y entends ni _a_ ni _b_. Mais
qu'est-ce que cela fait, puisque j'ai la volonté et la croyance? Lisez
l'Évangile, Monsieur. M'est avis que vous, qui en parlez si bien, vous
avez un peu oublié que les premiers apôtres étaient des gens de rien, ne
sachant rien comme moi. Le bon Dieu souffla sur eux, et ils en surent
plus long que tous les maîtres d'école et tous les curés de leur temps.
--O peuple! tu prophétises! s'écria Lémor en serrant le meunier contre
son coeur. C'est pour toi, en effet, que Dieu fera des miracles,
c'est sur toi que soufflera l'Esprit Saint! Tu ne connais pas le
découragement, toi; tu ne doutes de rien. Tu sens que le coeur est plus
puissant que la science, tu sens ta force, ton amour, et tu comptes sur
l'inspiration! Et voilà pourquoi j'ai brûlé mes livres, voilà pourquoi
j'ai voulu retourner au peuple, d'où mes parents m'avaient fait sortir.
Voilà pourquoi je vais chercher, parmi les pauvres et les simples de
coeur, la foi et le zèle que j'ai perdus en grandissant parmi les
riches!
--J'entends! dit le meunier; vous êtes un malade qui cherche la santé.
--Ah! je la trouverais si je vivais près de vous.
--Je vous la donnerais de bon coeur si vous me promettiez de ne pas
me donner votre maladie. Et pour commencer, parlez-moi donc
raisonnablement; dites-moi que, quelle que soit la position de madame
Marcelle, vous l'épouserez si elle y consent.
--Vous réveillez mon angoisse. Vous m'avez dit qu'elle n'avait plus
rien; puis vous avez semblé vous raviser et me faire entendre qu'elle
était encore riche.
--Allons, sachez la vérité, c'était une épreuve. Les trois cent mille
francs subsistent encore, et le père Bricolin aura beau faire, je la
conseillerai si bien qu'elle les conservera. Avec trois cent mille
francs, mon camarade, vous pourrez faire du bien, j'espère, puisque avec
cinquante mille que je n'ai pas, moi, je prétends sauver le monde!
--J'admire et j'envie votre gaieté, dit Lémor accablé; mais vous m'avez
remis la mort dans l'âme. J'adore cette femme, cet ange, et je ne
peux pas être l'époux d'une femme riche! Le monde a sur l'honneur des
préjugés que j'ai subis malgré moi, et que je ne saurais secouer. Je ne
pourrais pas regarder comme mienne cette fortune qu'elle doit et qu'elle
veut sans doute conserver à son fils. Je ne pourrais donc songer à me
rendre utile, par ma richesse, sans manquer à ce qu'on regarde comme la
probité. Et puis j'aurais certains scrupules de condamner à l'indigence
une femme pour laquelle je sens une tendresse infinie, et un enfant dont
je respecte l'indépendance future. Je souffrirais de leurs privations,
je frémirais à toute heure de les voir succomber à une vie trop rude.
Hélas! cet enfant, cette femme n'appartiennent pas à la même race
que nous, Grand-Louis. Ce sont les maîtres détrônés de la terre qui
demanderaient à leurs anciens esclaves les soins et les recherches
auxquels ils sont habitués. Nous les verrions languir et dépérir sous
notre chaume. Leurs mains trop faibles seraient brisées par le travail,
et notre amour ne les soutiendrait peut-être pas jusqu'au bout de cette
lutte qui nous brise déjà nous-mêmes....
--Voilà encore votre maladie qui vous reprend et la foi qui vous
abandonne, dit le Grand-Louis en l'interrompant. Vous ne croyez même
plus à l'amour; vous ne voyez pas qu'_elle_ supporterait tout pour vous,
et qu'elle se trouverait heureuse comme cela? Vous n'êtes pas digne
d'être si grandement aimé, vrai!
--Ah! mon ami, qu'elle devienne pauvre, tout à fait pauvre, sans que
j'aie à me reprocher d'y avoir contribué, et vous verrez si je manque de
courage pour la soutenir!
--Eh bien! vous travaillerez pour gagner un peu d'argent, comme nous
travaillons tous? Pourquoi mépriser tant l'argent qu'elle a, et qui est
tout gagné?
--Il n'a pas été gagné par le travail du pauvre; c'est de l'argent volé.
--Comment ça?
--C'est l'héritage des rapines féodales de ses pères. C'est le sang et
la sueur du peuple qui ont cimenté leurs châteaux et engraissé leurs
terres.
--C'est vrai cela! mais l'argent ne conserve pas cette espèce de
rouille. Il a le don de s'épurer ou de se salir, suivant la main qui le
touche.
--Non! dit Lémor avec feu. Il y a de l'argent souillé et qui souille la
main qui le reçoit!
--C'est une métaphore! dit tranquillement le meunier. C'est toujours
l'argent du pauvre, puisqu'il lui a été extorqué par le pillage, la
violence et la tyrannie. Faudra-t-il que le pauvre s'abstienne de le
reprendre, parce que la main des brigands l'a longtemps manié! Allons!
nous coucher, mon cher, vous déraisonnez; vous n'irez pas à Blanchemont.
Moins que jamais j'en suis d'avis, puisque vous n'avez que des sottises
à dire à ma chère dame; mais, par la cordieu! vous ne me quitterez pas
que vous n'ayez renoncé à vos... attendez que je trouve le mot... à vos
utopies! Est-ce cela?
--Peut-être! dit Lémor tout pensif, et entraîné par son amour à subir
l'ascendant de son nouvel ami.
TROISIÈME JOURNÉE.
XIX.
PORTRAIT.
Nous ne savons pas s'il est bien conforme aux règles de l'art de décrire
minutieusement les traits et le costume des gens qu'on met en scène
dans un roman. Peut-être les conteurs de notre temps (et nous tous les
premiers) ont-ils un peu abusé de la mode des portraits dans leurs
narrations. Cependant, c'est un vieil usage, et tout en espérant que les
maîtres futurs, condamnant nos minuties, esquisseront leurs figures en
traits plus larges et plus nets, nous ne nous sentons pas la main assez
ferme pour ne pas suivre la route battue, et nous allons réparer l'oubli
où nous sommes tombé jusqu'ici, en omettant le portrait d'une de nos
héroïnes.
Ne semble-t-il pas, en effet, que quelque chose de capital manque à
l'intérêt d'une histoire d'amour, tant véridique soit-elle, lorsqu'on
ignore si le personnage féminin est doué d'une beauté plus ou moins
remarquable? Il ne suffit même pas qu'on nous dise: _elle est belle_; si
ses aventures ou l'excentricité de sa situation nous ont tant soit peu
frappés, nous voulons savoir si elle est blonde ou brune, grande ou
petite, rêveuse ou animée, élégante ou simple dans ses ajustements; si
on nous dit qu'elle passe dans la rue, nous courons aux fenêtres pour la
voir, et, selon l'impression que sa physionomie produit en nous, nous
sommes disposés à l'aimer ou à l'absoudre d'avoir attiré sur elle
l'attention publique.
Tel était sans doute l'avis de Rose Bricolin; car le lendemain de
la première nuit où elle avait partagé sa chambre avec madame de
Blanchemont, couchée encore languissamment sur son oreiller, tandis que
la jeune veuve, plus active et plus matinale, achevait déjà sa toilette,
Rose l'examinait attentivement, se demandant si cette beauté parisienne
éclipserait la sienne à la fête du village, qui devait avoir lieu le
jour suivant.
Marcelle de Blanchemont était plus petite de taille qu'elle ne le
paraissait, grâce à l'élégance de ses proportions et à la distinction de
toutes ses attitudes. Elle était très-franchement blonde, mais non d'un
blond fade, ni même d'un blond cendré, couleur trop vantée et qui éteint
presque toujours la physionomie, parce qu'elle est souvent l'indice
d'une organisation sans puissance. Elle était d'un blond vif, chaud
et doré, et ses cheveux étaient une des plus grandes beautés de sa
personne. Dans son enfance elle avait eu un éclat extraordinaire, et
au couvent on l'appelait le chérubin; à dix-huit ans elle n'était plus
qu'une fort agréable personne, mais à vingt-deux, elle était telle
qu'elle avait inspiré plus d'une passion sans s'en apercevoir. Cependant
ses traits n'étaient pas d'une grande perfection, et sa fraîcheur était
souvent fatiguée par une animation un peu fébrile. On voyait autour
de ses yeux d'un bleu éclatant des teintes sombres qui annonçaient le
travail d'une âme ardente, et que l'observateur inintelligent eût
pu attribuer aux agitations d'une nature voluptueuse; mais il était
impossible d'être chaste soi-même sans comprendre que cette femme vivait
par le coeur plus que par l'esprit, et par l'esprit plus que par le
sens. Son teint variable, son regard droit et franc, un léger duvet
blond aux coins de sa lèvre, étaient chez elle les indices certains
d'une volonté énergique, d'un caractère dévoué, désintéressé, courageux.
Elle plaisait au premier coup d'oeil sans éblouir, elle éblouissait
ensuite de plus en plus sans cesser de plaire, et tel qui ne l'avait pas
crue jolie au premier abord, n'en pouvait bientôt détacher ses yeux ni
sa pensée.
La seconde transformation qui s'était opérée en elle était l'ouvrage
de l'amour. Laborieuse et enjouée au couvent, elle n'avait jamais été
rêveuse ni mélancolique avant de rencontrer Lémor; et même depuis
qu'elle l'aimait, elle était restée active et décidée jusque dans les
plus petites choses. Mais une affection profonde, en dirigeant vers un
but unique toutes les forces de sa volonté, avait accentué ses traits et
donné un charme étrange et mystérieux à toutes ses manières. Personne
ne savait qu'elle aimait; tout le monde sentait qu'elle était capable
d'aimer passionnément, et tous les hommes qui s'étaient approchés d'elle
avaient désiré de lui inspirer de l'amour ou de l'amitié. A cause de ce
puissant attrait, il y avait eu un moment dans le monde où les femmes,
jalouses d'elle, mais ne pouvant attaquer ses moeurs, l'avaient accusée
de coquetterie. Jamais reproche ne fut moins mérité. Marcelle n'avait
pas de temps à perdre au puéril et impudique amusement d'inspirer
des désirs. Elle ne pensait pas même qu'elle pût en inspirer, et,
en s'éloignant brusquement du monde, elle n'avait pas à se faire le
reproche d'y avoir marqué volontairement son passage.
Rose Bricolin, incontestablement plus belle, mais moins mystérieuse à
suivre et à deviner dans ses émotions enfantines, avait entendu parler
de la jeune baronne de Blanchemont comme d'une beauté des salons de
Paris, et elle ne comprenait pas bien comment, avec une mise si simple
et des manières si naturelles, cette blonde fatiguée pouvait s'être fait
une telle réputation. Rose ne savait pas que, dans les sociétés très
civilisées, et par conséquent très-blasées, l'animation intérieure
répand un prestige sur l'extérieur de la femme, qui efface toujours la
majesté classique de la froide beauté. Cependant Rose sentait qu'elle
aimait déjà Marcelle à la folie; elle ne se rendait pas encore bien
compte de l'attraction exercée par son regard ferme et vif, par le son
affectueux de sa voix, par son sourire fin et bienveillant, par les
allures décidées et généreuses de tout son être. Elle n'est pourtant pas
si belle que je croyais! pensait-elle; d'où vient donc que je voudrais
lui ressembler? Rose se surprit, en effet, occupée à attacher ses
cheveux comme elle, et à imiter involontairement sa démarche, sa manière
brusque et gracieuse de tourner la tête, et jusqu'aux inflexions de sa
voix. Elle y réussit assez bien pour perdre en peu de jours un reste de
gaucherie rustique qui avait pourtant son charme; mais il est vrai de
dire que cette vivacité fut plus d'inspiration que d'emprunt, et qu'elle
sut bientôt se l'approprier assez pour rehausser beaucoup en elle les
dons de la nature. Rose n'était pas non plus dépourvue de courage et
de franchise; Marcelle était plutôt destinée à développer son naturel
étouffé par les circonstances extérieures qu'à lui en suggérer un
factice et de pure imitation.
XX.
L'AMOUR ET L'ARGENT.
Tout en allant et venant par la chambre, Marcelle entendit une voix
étrange qui partait de la pièce voisine et qui était à la fois forte
comme celle d'un boeuf et enrouée comme celle d'une vieille femme. Cette
voix, qui semblait ne sortir qu'avec effort d'une poitrine caverneuse et
ne pouvoir ni s'exhaler ni se contenir, répéta à plusieurs reprises:
--Puisqu'ils m'ont tout pris!... tout pris, jusqu'à mes vêtements!
Et une voix plus ferme, que l'on reconnaissait pour celle de la
grand'mère Bricolin, répondait:
--Taisez-vous donc, _notre maître_![8] je ne vous parle pas de ça.
[Note 8: Dans nos campagnes, les femmes âgées suivent encore
l'ancienne coutume de dire eu parlant de leur mari, _notre maître_.
Celles de notre génération disent _notre homme_.]
Voyant l'étonnement de sa compagne, Rose se chargea de lui expliquer
ce dialogue.--Il y a toujours eu du malheur dans notre maison, lui
dit-elle, et même avant ma naissance et celle de ma pauvre soeur, le
mauvais sort était dans la famille. Vous avez bien vu mon grand-papa,
qui parait si vieux, si vieux? C'est lui que vous venez d'entendre. Il
ne parle pas souvent; mais comme il est sourd, il crie si haut que toute
la maison en résonne. Il répète presque toujours à peu près la même
chose: _Ils m'ont tout pris, tout pillé, tout volé._ Il ne sort guère de
là, et si ma grand'mère, qui a beaucoup d'empire sur lui, ne l'avait pas
fait taire, il vous l'aurait dit hier à vous-même en guise de bonjour.
--Et qu'est-ce que cela signifie? demanda Marcelle.
--Est-ce que vous n'avez pas entendu parler de cette histoire-là? dit
Rose. Elle a fait pourtant assez de bruit; mais il est vrai que vous
n'êtes jamais venue dans ce pays, et que vous ne vous êtes jamais
occupée de ce qui avait pu s'y passer. Je parie que vous ne savez pas
que, depuis plus de cinquante ans, les Bricolin sont fermiers des
Blanchemont?
--Je savais cela, et même je sais que votre grand-père, avant de venir
se fixer ici, a tenu à ferme une terre considérable du côté du Blanc,
appartenant à mon grand-père.
--Eh bien, en ce cas, vous avez entendu parler de l'histoire des
chauffeurs?
--Oui, mais c'est du plus loin que je me souvienne, car c'était déjà une
vieille histoire quand je n'étais encore qu'un enfant.
--Cela s'est passé, il y a plus de quarante ans, autant que je puis
savoir moi-même, car on ne parle pas volontiers de cela chez nous. Cela
fait trop de mal et trop de peur. Monsieur votre grand-père avait, à
l'époque des assignats, confié à mon grand-papa Bricolin une somme de
cinquante mille francs en or, en le priant de la cacher dans quelque
vieille muraille du château, pendant qu'il se tiendrait caché lui-même
à Paris, où il réussit à n'être pas dénoncé. Vous connaissez cela mieux
que moi. Voilà donc que mon grand-papa avait cet or-là caché avec le
sien dans ce vieux château de Beaufort, dont il était fermier, et qui
est à plus de vingt lieues d'ici. Je n'y ai jamais été. Votre grand-père
ne se pressant pas de lui redemander son dépôt, il eut le malheur, en
voulant lui faire écrire une lettre à cet effet, de mettre un scélérat
d'avoué dans sa confidence. La nuit suivante les chauffeurs vinrent et
soumirent mon pauvre grand-père à mille tortures jusqu'à ce qu'il eût
dit où était caché l'argent. Ils emportèrent tout, le sien et le vôtre,
et jusqu'au linge de la maison et aux bijoux de noces de ma grand'mère.
Mon père, qui était un enfant, avait été garrotté et jeté sur un lit. Il
vit tout et faillit en mourir de peur. Ma grand'mère était enfermée dans
la cave. Les garçons de ferme furent battus et attachés aussi. On leur
tenait des pistolets sur la gorge pour les empêcher de crier. Enfin,
quand les brigands eurent fait main-basse sur tout ce qu'ils purent
enlever, ils se retirèrent sans grand mystère et demeurèrent impunis, on
n'a jamais su pourquoi. Et de cette affaire-là, mon pauvre grand-papa
qui était jeune est devenu vieux tout à coup. Il n'a jamais pu retrouver
sa tête, ses idées se sont affaiblies; il a perdu la mémoire de presque
tout, excepté de cette abominable aventure, et il ne peut guère ouvrir
la bouche sans y faire allusion. Le tremblement que vous lui voyez,
il l'a toujours eu depuis cette nuit-là, et ses jambes qui ont été
desséchées par le feu, sont restées si minces et si faibles qu'il
n'a jamais pu travailler depuis. Votre grand-père qui était un digne
seigneur, à ce qu'on dit, ne lui a jamais réclamé son argent, et même il
a abandonné à ma grand'mère, qui était devenue tout à coup l'homme de
la famille; par sa bonne tête et son courage, tous les fermages échus
depuis cinq ans, et qu'il ne s'était pas fait payer. Cela a nos
affaires, et quand mon père a été en âge de prendre la ferme de
Blanchemont il avait déjà un certain crédit. Voilà notre histoire;
jointe à celle de ma pauvre soeur, vous voyez qu'elle n'est pas
très-gaie.
Ce récit fit beaucoup d'impression sur Marcelle, et l'intérieur des
Bricolin lui parut encore plus sinistre que la veille. Au milieu de leur
prospérité, ces gens-là semblaient voués à quelque chose de sombre et
de tragique. Entre la folle et l'idiot, madame de Blanchemont se sentit
saisie d'une terreur instinctive et d'une tristesse profonde. Elle
s'étonna que l'insouciante et luxuriante beauté de Rose eût pu se
développer dans cette atmosphère de catastrophes et de luttes violentes,
où l'argent avait joué un rôle si fatal.
Sept heures sonnaient au coucou que la mère Bricolin conservait avec
amour dans sa chambre, encombrée de tous les vieux meubles rustiques mis
à la réforme dans le château neuf, et contiguë à celle qu'occupaient
Rose et Marcelle, lorsque la petite Fanchon vint toute joyeuse annoncer
que _son maître_ venait d'arriver.
--Elle parle du Grand-Louis, dit Rose. Qu'a-t-elle donc à nous proclamer
cela comme une grande nouvelle?
Et, malgré son petit ton dédaigneux, Rose devint vermeille comme la
mieux épanouie des fleurs dont elle portait fièrement le nom.
--Mais c'est qu'il apporte tout plein d'affaires et qu'il demande à vous
parler, dit Fanchon un peu déconcertée.
--A moi? dit Rose, rougissant de plus en plus, tout en haussant les
épaules.
--Non, à madame Marcelle, dit la petite.
Marcelle se dirigeait vers la porte que la petite Fanchon tenait toute
grande ouverte, lorsqu'elle fut forcée de reculer pour laisser entrer
un garçon de la ferme chargé d'une malle, puis le Grand-Louis qui en
portait lui-même une encore plus lourde et qui la déposa sur le plancher
avec beaucoup d'aisance.
--Et toutes vos commissions sont faites! dit-il en posant aussi un sac
d'écus sur la commode.
Puis, sans attendre les remerciements de Marcelle, il jeta les yeux sur
le lit qu'elle venait de quitter, et où dormait Édouard, beau comme un
ange. Entraîné par son amour pour les enfants, et surtout pour celui-là,
qui avait des grâces irrésistibles, Grand-Louis s'approcha du lit pour
le regarder de plus près, et Édouard, en ouvrant les yeux, lui tendit
les bras, en lui donnant le nom d'_Alochon_, dont il l'avait obstinément
gratifié.
--Voyez comme il a déjà bonne mine depuis qu'il est dans notre pays! dit
le meunier en prenant une du ses petites mains pour la baiser....
Mais il se fit un brusque mouvement de rideaux derrière lui, et en se
retournant, Grand-Louis vit le joli bras de Rose qui, toute honteuse et
toute irritée de cette invasion de son appartement, s'enfermait à grand
bruit dans ses courtines brodées. Grand-Louis, qui ne savait pas que
Rose eût partagé sa chambre avec Marcelle, et qui ne s'attendait pas
à l'y trouver, resta stupéfait, repentant, honteux, et ne pouvant
cependant détacher ses yeux de cette main blanche qui tenait assez
maladroitement les franges du rideau.
Marcelle s'aperçut alors de l'inconvenance qu'elle avait laissée
commettre, et se reprocha ses habitudes aristocratiques qui l'avaient
dominée à son insu en cet instant. Accoutumée à ne pas traiter à tous
égards un porte-faix comme un homme, elle n'avait pas songé à défendre
l'appartement de Rose contre le valet de ferme et le meunier qui
apportaient ses effets. Honteuse et repentante à son tour, elle allait
avertir Grand-Louis qui semblait pétrifié à sa place, de se retirer au
plus vite, lorsque madame Bricolin parut tout hérissée au seuil de la
chambre et resta muette d'horreur en voyant le meunier, son mortel
ennemi, debout et troublé entre les deux lits jumeaux des jeunes dames.
Elle ne dit pas un mot et sortit brusquement, comme une personne qui
trouve un voleur dans sa maison et qui court chercher la garde. Elle
courut en effet chercher M. Bricolin qui prenait son _coup du matin_
pour la troisième fois, c'est-à-dire son troisième pot de vin blanc,
dans la cuisine.
--Monsieur Bricolin! fit-elle d'une voix étouffée; viens vite, vite!
m'entends-tu?
--Qu'est-ce qu'il y a? dit le fermier, qui n'aimait pas à être dérangé
dans ce qu'il appelait son _rafraîchissement_. Est-ce que le feu est à
la maison?
--Viens, te dis-je, viens voir ce qui se passe chez toi! répondit la
fermière à qui la colère ôtait presque la parole.
--Ah! ma foi! s'il y a à se fâcher pour quelque chose, dit Bricolin,
habitué aux bourrasques de sa moitié, tu t'en chargeras bien sans moi.
Je suis tranquille là-dessus.
Voyant qu'il ne se dérangeait pas, madame Bricolin s'approcha, et,
faisant avec effort le mouvement d'avaler car elle éprouvait une
véritable strangulation de fureur:
--Te dérangeras-tu? dit-elle enfin, en s'observant assez pourtant pour
n'être pas entendue des valets qui allaient et venaient; je te dis que
ton manant de meunier est dans la chambre de Rose, pendant que Rose est
encore au lit.
--Ah! cela, c'est _inconvenable_, très-_inconvenable_, dit M. Bricolin
en se levant, et je m'en vas lui dire deux mots.... Mais, pas de bruit,
ma femme, entends-tu? à cause de la petite!
--Va donc, et ne fais pas de bruit toi-même! Ah! j'espère que tu me
croiras, maintenant, et que tu vas le traiter comme un malappris et un
impudent qu'il est!
Au moment où M. Bricolin allait sortir de la cuisine, il se trouva face
à face, avec le Grand-Louis.
--Ma foi, monsieur Bricolin, dit celui-ci avec un air de candeur
irrésistible, vous voyez quelqu'un de bien étonné de la sottise qu'il
vient de faire.
Et il raconta le fait naïvement.
--Tu vois bien qu'il ne l'a pas fait exprès? dit Bricolin en se tournant
vers sa femme.
--Et c'est comme cela que tu prends la chose? s'écria la fermière
donnant un libre cours à sa fureur. Puis elle courut pousser les deux
portes, et revenant se placer entre le meunier et M. Bricolin, qui
déjà offrait au coupable de se _rafraîchir_ avec lui:--Non, monsieur
Bricolin, s'écria-t-elle, je ne comprends pas ton imbécillité! Tu ne
vois pas que ce vaurien-là a avec notre fille des manières qui ne
conviennent qu'à des gens de son espèce, et que nous ne pouvons pas
supporter plus longtemps? Il faut donc que je me charge de le lui dire,
moi, et de lui signifier....
--Ne signifie rien encore, madame Bricolin, dit le fermier en élevant
la voix à son tour, et laisse-moi un peu faire mon métier de père de
famille. Ah! si l'on t'en croyait, je sais bien qu'on attacherait son
haut de chausses avec des épingles, et que tu mettrais une paire de
bretelles à ton cotillon? Voyons, ne me casse pas la tête dès le matin.
Je sais ce que j'ai à dire à ce garçon-là, et je ne veux pas qu'un autre
s'en charge. Allons, ma femme, dis à la Chounette de nous monter un
pichet de vin frais, et va-t'en voir tes poules.
Madame Bricolin voulut répliquer. Son époux prit un gros bâton de houx
qui était toujours appuyé contre sa chaise pendant qu'il buvait, et
se mit à en frapper la table en cadence à tour de bras. Ce bruit
retentissant couvrit si bien la voix de madame Bricolin qu'elle fut
forcée de sortir en jetant les portes avec fracas derrière elle.
--Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, notre maître? dit la Chounette
accourant au bruit.
M. Bricolin prit majestueusement le pichet vide et le lui tendit en
roulant les yeux d'une façon terrible. La grosse Chounette devint plus
légère qu'un oiseau pour exécuter les ordres du potentat de Blanchemont.
--Mon pauvre Grand-Louis, dit le gros homme lorsqu'ils furent seuls,
avec un pot de vin entre leurs verres, il faut que tu saches que ma
femme est enragée contre toi; elle t'en veut à _mort_, et, sans moi,
elle t'aurait mis à la porte. Mais nous sommes de vieux amis, nous avons
besoin l'un de l'autre, et nous ne nous brouillerons pas comme ça. Tu
vas me dire la vérité; je suis sûr que ma femme se trompe. Toutes les
femmes sont sottes ou folles, que veux-tu? Voyons, peux-tu me répondre
la main sur ta conscience?
--Parlez! parlez! dit Grand-Louis d'un ton qui semblait promettre sans
examen, et en faisant un grand effort pour donner à sa figure un air
d'insouciance et de tranquillité, sentiments bien contraires à ce qu'il
éprouvait en cet instant.
--Eh bien donc! je n'y vas pas par quatre chemins, moi! dit le fermier.
Es-tu ou n'es-tu pas amoureux de ma fille?
--Voilà une drôle de question! répondit le meunier, payant d'audace. Que
voulez-vous qu'on y réponde? Si on dit oui, on a l'air de vous braver;
si on dit non, on a l'air de faire injure à mademoiselle Rose; car enfin
elle mérite qu'on en soit amoureux, comme vous méritez qu'on vous porte
respect.
--Tu plaisantes! c'est bon signe; je vois bien que tu n'es pas amoureux.
--Attendez, attendez! reprit Grand-Louis, je n'ai pas dit cela. Je dis
au contraire, que tout le monde est forcé d'en être amoureux, parce
qu'elle est belle comme le jour, parce qu'elle est tout votre portrait,
parce qu'enfin tous ceux qui la regardent, vieux ou jeunes, riches ou
pauvres, sentent quelque chose pour elle, sans trop savoir si c'est le
plaisir de l'aimer ou le chagrin de ne pas pouvoir se le permettre.
--Il a de l'esprit comme trente mille hommes! dit le fermier en se
renversant sur sa chaise avec un rire qui faisait bondir son gilet
proéminent. Le tonnerre m'écrase si je ne voudrais pas que tu fusses
riche de cent mille écus! Je te donnerais ma fille de préférence à tout
autre!
--Je le crois bien! mais comme je ne les ai pas, vous ne me la donnerez
guère, n'est-il pas vrai?
--Non, le tonnerre de Dieu m'aplatisse! mais enfin, j'en ai du regret,
et ça te prouve mon amitié.
--Grand merci, vous êtes trop bon!
--Ah! c'est que, vois-tu, ma carogne de femme s'est mis dans la tête que
tu en contais à Rose!
--Moi? dit le meunier, parlant cette fois avec l'accent de la vérité,
jamais je ne lui ai dit un mot que vous n'auriez pas pu entendre.
--J'en suis bien sûr. Tu as trop de raison pour ne pas voir que tu ne
peux pas penser à ma fille, et que je ne peux pas la donner à un homme
comme toi. Ce n'est pas que je te méprise, da! Je ne suis pas fier, et
je sais que tous les hommes sont égaux devant la loi. Je n'ai pas oublié
que je sors d'une famille de paysans, et que quand mon père a commencé
sa fortune, qu'il a si malheureusement perdue comme tu sais, il n'était
pas plus gros monsieur que toi, puisqu'il était meunier aussi! mais _au
jour d'aujourd'hui_, mon vieux, monnaie fait tout, comme dit l'autre,
et puisque j'en ai, et que tu n'en as pas, nous ne pouvons pas faire
affaire ensemble.
--C'est concluant et péremptoire, dit le meunier avec une amère gaieté.
C'est juste, raisonnable, véritable, équitable et salutaire, comme dit
la préface à M. le curé.
--Dame! écoute donc, Grand-Louis, chacun agit de même. Tu n'épouserais
pas, toi qui es riche pour un paysan, la petite Fanchon, la servante, si
elle se prenait d'amour pour toi?
--Non; mais si je me prenais d'amour pour elle, ce serait différent.
--Veux-tu dire par là, grand farceur, que ma fille en pourrait bien
tenir pour toi?
--Moi, j'ai dit cela? quand donc?
--Je ne t'accuse pas de l'avoir dit, quoique ma femme soutienne que
tu es capable de parler légèrement si on te laisse prendre tant de
familiarité chez nous.
--Ah ça! monsieur Bricolin, dit le Grand-Louis, qui commençait à perdre
patience et qui trouvait la formule de son arrêt assez brutale sans
qu'on y joignît l'insulte, est-ce pour _rire ou pour plaisanter_, comme
dit l'autre, que depuis cinq minutes vous me dites toutes ces choses-là?
Parlez-vous sérieusement? Je ne vous ai pas demandé votre fille, je ne
vois donc pas pourquoi vous vous donnez la peine de me la refuser. Je
ne suis pas homme à parler d'elle sans respect; je ne vois donc pas non
plus pourquoi vous me rapportez les mauvais propos de madame Bricolin
sur mon compte. Si c'est pour me dire de m'en aller, me voilà tout prêt.
Si c'est pour me retirer votre pratique, je ne m'y oppose pas; j'en ai
d'autres. Mais parlez franchement et quittons-nous en honnêtes gens,
car je vous avoue que tout ceci me fait l'effet d'une mauvaise querelle
qu'on veut me chercher, comme si quelqu'un ici voulait me mettre dans
mon tort pour cacher le sien.
En parlant ainsi, le Grand-Louis s'était levé et faisait mine de vouloir
sortir. Se brouiller avec lui n'était ni du goût ni de l'intérêt de M.
Bricolin.
--Qu'est-ce que tu dis-la, grand benêt? lui répondit-il d'un ton amical,
en le forçant à se rasseoir. Es-tu fou? quelle mouche te pique? Est-ce
que je t'ai parlé sérieusement? Est-ce que je fais attention aux
sottises de ma femme? Règle générale, une guêpe qui vous bourdonne à
l'oreille, une femme qui vous taquine et vous contredit, c'est à peu
près la même chanson. Achevons notre pichet, et restons amis, crois-moi,
Grand-Louis. Ma pratique est bonne, et j'ai à me louer de te l'avoir
donnée. Nous pouvons nous rendre mutuellement bien des petits services,
ce serait donc fort niais de nous quereller pour rien. Je sais que tu es
un garçon d'esprit et de bon sens, et que tu ne peux pas en conter à
ma fille. D'ailleurs j'ai trop bonne opinion d'elle pour ne pas penser
qu'elle saurait bien te rembarrer si tu t'écartais du respect...
ainsi...