George Sand

Le meunier d'Angibault
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--Ainsi, ainsi!... dit Grand-Louis en frappant avec son verre sur la
table dans un mouvement de colère bien marquée, toutes ces raisons-là
sont inutiles et finissent par m'ennuyer, monsieur Bricolin! Au diable
votre pratique, vos petits services, et mes intérêts, s'il faut que
j'entende seulement supposer que je suis capable de manquer de respect
à votre fille, et qu'elle aura un jour ou l'autre à me remettre à ma
place. Je ne suis qu'un paysan, mais je suis aussi fier que vous,
monsieur Bricolin, ne vous en déplaise; et si vous ne trouvez pas
pour moi des façons plus délicates de vous exprimer, laissez-moi vous
souhaiter le bonjour et m'en aller à mes affaires.

M. Bricolin eut beaucoup de peine à calmer le Grand-Louis qui se sentait
fort irrité, non des soupçons de la fermière qu'il savait bien mériter
dans un certain sens, ni du style grossier de Bricolin, auquel il était
fort habitué, mais de la cruauté avec laquelle ce dernier faisait, sans
le savoir, saigner la plaie vive de son coeur. Enfin, il s'apaisa après
s'être fait faire amende honorable par le fermier, qui avait ses raisons
pour se montrer fort pacifique et pour ne pas écouter les craintes de sa
femme, du moins pour le moment.

--Ah ça! lui dit celui-ci, en l'invitant à entamer, après le fromage, un
nouveau pichet de son _vin gris_; tu es donc en grande amitié avec notre
jeune dame?

--En grande amitié! répondit le meunier avec un reste d'humeur, et
s'abstenant de boire, malgré l'insistance de son hôte: c'est une parole
aussi raisonnable que l'amour dont vous me défendez de parler à votre
fille!

--Ma foi! si le mot est _inconvenable_, ce n'est pas moi qui l'ai
inventé; c'est elle-même qui nous a dit plusieurs fois hier (ce qui
faisait bien enrager la Thibaude!) qu'elle avait beaucoup d'amitié pour
toi. Dame! tu es un beau garçon, Grand-Louis, c'est connu, et on dit que
les grandes dames.... Allons! vas-tu encore te fâcher?

--M'est avis que vous avez un pichet de trop dans la tête ce matin,
monsieur Bricolin! dit le meunier pâle d'indignation.

Jamais le cynisme de Bricolin, dont il avait pris son parti jusqu'alors,
ne lui avait inspiré autant de dégoût.

--Et toi, tu as, je crois, ce matin, répondit le fermier, vidé la pelle
de ton moulin dans ton estomac, car tu es triste et quinteux comme un
buveur d'eau. On ne peut donc plus rire avec toi à présent? Voilà du
nouveau! Eh bien, parlons donc sérieusement puisque tu le veux. Il est
certain que d'une manière ou de l'autre, tu as conquis l'estime et la
confiance de la jeune dame, et qu'elle te charge de ses commissions sans
en rien dire à personne.

--Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

--Tiens! tu vas à *** pour elle, tu lui rapportes ses effets, son
argent!... car la Chounette t'a vu lui remettre un gros sac d'écus! Tu
fais ses affaires enfin.

--Comme vous voudrez; je sais que je fais les miennes, et que, par la
même occasion, je lui rapporte sa bourse et ses malles de l'auberge où
elle les avait laissées en dépôt; si c'est là faire ses affaires, à la
bonne heure, je le veux bien.

--Qu'est-ce que c'est donc que ce sac? Est-ce de l'or ou de l'argent?

--Est-ce que je le sais, moi? Je n'y ai pas regardé.

--Ça ne t'aurait rien coûté, et ça ne lui aurait pas fait de tort.

--Il fallait me dire que ça vous intéressait. Je ne l'ai pas deviné!

--Écoute, Grand-Louis, mon garçon, sois franc! cette dame a causé avec
toi de ses affaires?

--Où prenez-vous ça?

--Je le prends là! dit le fermier en portant l'index à son front
étroit et basané. Je sens dans l'air une odeur de confidences et de
cachotteries. La dame a l'air de se méfier de moi et de te consulter!

--Quand cela serait! répondit Grand-Louis en regardant fixement Bricolin
avec quelque intention de le braver.

--Si cela était, Grand-Louis, je ne pense pas que tu voudrais m'être
défavorable?

--Comment l'entendez-vous?

--Comme tu l'entends bien toi-même. J'ai toujours eu confiance en toi,
et tu ne voudrais pas en abuser. Tu sais bien que j'ai envie de la
terre, et que je ne voudrais pas la payer trop cher?

--Je sais bien que vous ne voudriez pas la payer son prix.

--Son prix! son prix! ça dépend de la position des personnes. Ce qui
serait mal vendu pour une autre, sera heureusement vendu pour _elle_,
qui a grand besoin de sortir du pétrin où son mari l'a laissée!

--Je sais cela, monsieur Bricolin, je sais vos idées là-dessus, et vos
ambitions sur le bout de mon doigt. Vous voulez enfoncer de cinquante
mille francs la dame venderesse, comme disent les gens de loi.

--Non! pas enfoncer du tout! J'ai joué cartes sur table avec elle. Je
lui ai dit ce que valait son bien. Seulement je lui ai dit que je ne
le paierais pas toute sa valeur, et dix mille millions de tonnerres
m'écrasent si je veux et si je peux monter d'un liard.

--Vous m'avez parlé autrement, il n'y a pas encore si longtemps! vous
m'avez dit que vous pouviez le payer son prix, et que s'il fallait
absolument en passer par là....

--Tu radotes! je n'ai jamais dit ça!

--Pardon, excuse! rappelez-vous donc! c'était à la foire de Cluis, à
preuve que M. Grouard, le maire, était là.

--Il n'en pourrait pas témoigner, il est mort!

--Mais moi, j'en pourrais lever la main!

--Tu ne le feras pas!

--Ça dépend.

--Ça dépend de quoi?

--Ça dépend de vous.

--Comment ça?

--La conduite qu'on aura avec moi dans votre maison réglera la mienne,
monsieur Bricolin. Je suis las des malhonnêtetés de votre dame et des
affronts qu'elle me fait; je sais qu'on m'en tient d'autres en réserve,
qu'il est défendu à votre fille de me parler, de danser avec moi, de
venir voir sa nourrice à mon moulin, et toutes sortes de vexations dont
je ne me plaindrais pas si je les avais méritées, mais que je trouve
insultantes, ne les méritant pas.

--Comment, c'est là tout, Grand-Louis? et un joli cadeau, un billet de
cinq cents francs, par exemple, ne te ferait pas plus de plaisir?

--Non, Monsieur! dit sèchement le meunier.

--Tu es un niais, mon garçon. Cinq cents francs dans la poche d'un
honnête homme valent mieux qu'une bourrée dans la poussière. Tu tiens
donc bien à danser avec ma fille?

--J'y tiens pour mon honneur, monsieur Bricolin. J'ai toujours dansé la
bourrée avec elle devant tout le monde. Personne ne l'a trouvé mauvais,
et si je recevais d'elle maintenant l'affront d'un refus, on croirait
aisément ce que trompette déjà votre femme, à savoir que je suis un
malhonnête et un malappris. Je ne veux pas être traité comme ça. C'est à
vous de savoir si vous voulez me fâcher, oui ou non.

--Danse avec Rose, mon garçon, danse! s'écria le fermier avec une joie
mêlée de malice profonde, danse tant que tu voudras! s'il ne faut que
cela pour te contenter!...

--Eh bien, nous verrons! pensa le meunier, satisfait de sa vengeance.
Voilà la dame de Blanchemont qui vient par ici, dit-il. Votre femme,
avec son esclandre, ne m'a pas donné le temps de lui rendre compte de
ses commissions. Si elle me parle de ses affaires, je vous dirai ses
intentions.

--Je te laisse avec elle, dit M. Bricolin en se levant. N'oublie pas que
tu peux les influencer, ses intentions! Les affaires l'ennuient, elle a
hâte d'en finir. Fais-lui bien comprendre que je serai inébranlable....
Moi, je vas trouver la Thibaude pour lui faire la leçon en ce qui te
concerne.

--Double coquin! se dit le Grand-Louis, en voyant s'enfuir lourdement
le fermier; compte sur moi pour te servir de compère! Oui-da! pour m'en
avoir cru seulement capable, je veux qu'il t'en coûte cinquante mille
francs, et vingt mille en plus.



XXI.

LE GARÇON DE MOULIN.

--Ma chère dame dit en toute hâte le meunier qui entendait Rose venir
derrière Marcelle, j'ai deux cents choses à vous dire, mais je ne peux
pas débiter tout cela en deux minutes! Ici d'ailleurs (je ne parle pas
de mademoiselle Rose), les murs ont des oreilles très-longues, et si je
vas me promener seul avec vous, ça donnera des soupçons sur certaines
affaires.... Enfin, il faut que je vous parle, comment ferons-nous?

--Il y a un moyen bien simple, répondit madame de Blanchemont. J'irai me
promener aujourd'hui, et je trouverai bien le chemin d'Angibault.

---D'ailleurs, si mademoiselle Rose voulait vous le montrer... dit
Grand-Louis au moment où Rose entrait, et entendait les dernières
paroles de Marcelle.... Si tant est, ajouta-t-il, qu'elle ne soit pas
trop en colère contre moi....

--Ah! grand étourdi! vous allez me faire gronder par ma mère d'une belle
façon! répondit Rose. Elle ne m'a encore rien dit, mais avec elle ce qui
est différé n'est pas perdu.

--Non, mademoiselle Rose, non, ne craignez rien. Votre maman, cette
fois, ne dira mot, Dieu merci! Je me suis justifié, votre papa m'a
pardonné, il s'est chargé d'apaiser madame Bricolin, et pourvu que vous
ne me gardiez pas rancune de ma sottise....

--Ne parlons plus de cela, dit Rose en rougissant. Je ne vous en veux
pas, Grand-Louis. Seulement vous auriez pu me crier votre justification
un peu moins haut en sortant; vous m'avez _réveillée en peur_.

--Vous dormiez donc? Je ne croyais pas.

--Allons, vous ne dormiez pas, petite rusée, dit Marcelle, puisque vous
avez fermé vos rideaux avec fureur.

--Je dormais à moitié, dit Rose en tâchant de cacher son embarras sous
un air de dépit.

--Ce qu'il y a de plus clair là dedans, dit le meunier avec une douleur
ingénue, c'est qu'elle m'en veut!

--Non, Louis, je te pardonne, puisque tu ne me savais pas là, dit Rose,
qui avait eu trop longtemps l'habitude de tutoyer le Grand-Louis, son
ami d'enfance, pour ne pas y retomber soit par distraction, soit à
dessein. Elle savait bien qu'un seul mot de sa bouche accompagné de ce
délicieux tu changeait en joie expansive toutes les tristesses de son
amoureux.

--Et pourtant, dit le meunier, dont les yeux brillèrent de plaisir, vous
ne voulez pas venir vous promener au moulin aujourd'hui avec madame
Marcelle?

--Comment donc faire, Grand-Louis, puisque maman me l'a défendu, je ne
sais pas pourquoi?

--Votre papa vous le permettra. Je me suis plaint à lui des duretés de
madame Bricolin; il les désapprouve et m'a promis d'ôter à _sa dame_ les
préventions qu'elle a contre moi... je ne sais pas pourquoi non plus.

--Ah! tant mieux! s'il en est ainsi, s'écria Rose avec abandon. Nous
irons à cheval, n'est-ce pas, madame Marcelle? vous monterez ma petite
jument, et moi, je prendrai le bidet à papa; il est très-doux et va
très-vite aussi.

--Et moi, dit Édouard, je veux monter à cheval aussi.

--Cela est plus difficile, répondit Marcelle. Je n'oserai pas te prendre
en croupe, mon ami.

--Ni moi non plus, dit Rose, nos chevaux sont un peu trop vifs.

--Oh! je veux aller à Angibault, moi! s'écria l'enfant. Maman,
emmène-moi au moulin!

--C'est trop loin pour vos petites jambes, dit le meunier; mais moi je
me charge de vous, si votre maman y consent. Nous partirons les premiers
dans ma charrette, et nous irons voir traire les vaches pour que ces
dames trouvent de la crème en arrivant.

--Vous pouvez bien le lui confier, dit Rose à Marcelle. Il est si bon
pour les enfants! j'en sais quelque chose, moi!

--Oh! vous, vous étiez si gentille! dit le meunier tout attendri, vous
auriez dû rester toujours comme cela!

--Merci du compliment, Grand-Louis!

--Je ne veux pas dire que vous ne soyez plus gentille, mais que vous
auriez dû rester petite. Vous m'aimiez tant dans ce temps-là! vous ne
pouviez pas me quitter; toujours pendue à mon cou!

--Il serait plaisant, dit Rose moitié troublée, moitié railleuse, que
j'eusse conservé cette habitude!

--Allons, reprit le meunier s'adressant à Marcelle, j'emmène le petit,
c'est convenu?

--Je vous le confie en toute sécurité, dit madame de Blanchemont en lui
mettant son fils dans les bras.

--Ah! quel bonheur! s'écria l'enfant. _Alochon_, tu me mettras encore
au bout de tes bras pour me faire attraper des prunes noires aux arbres
tout le long du chemin!

--Oui, Monseigneur, dit le meunier en riant; à condition que vous ne
m'en ferez plus tomber sur le nez.

Grand-Louis cheminant et jouant sur sa charrette avec le bel Édouard qui
faisait battre son coeur en lui rappelant les grâces, les caresses et
les malices de Rose enfant, approchait de son moulin, lorsqu'il aperçut
dans la prairie Henri Lémor qui venait à sa rencontre, mais qui retourna
aussitôt sur ses pas et rentra précipitamment dans la maison pour se
cacher, en reconnaissant Édouard à côté du meunier.

--Mène Sophie au pré, dit Grand-Louis à son garçon de moulin en
s'arrêtant à quelque distance de la porte. Et vous, ma mère, amusez-moi
cet enfant-là. Ayez-en soin comme de la prunelle de vos yeux; moi, j'ai
un mot à dire au moulin.

Il courut alors retrouver Lémor, qui s'était enfermé dans sa chambre, et
qui lui dit, en ouvrant avec précaution:

--Cet enfant me connaît; j'ai dû éviter ses regards.

--Et qui diable pouvait se douter que vous seriez encore là! dit le
meunier qui avait peine à revenir de sa surprise. Moi qui vous avais
fait mes adieux ce matin et qui vous croyais déjà mettant à la voile
pour l'Afrique! Quel chevalier errant, ou quelle âme en peine êtes-vous
donc?

--Je suis une âme en peine, en effet, mon ami. Ayez compassion de moi.
J'ai fait une lieue; je me suis assis au bord d'une fontaine, j'ai rêvé,
j'ai pleuré, et je suis revenu: je ne peux pas m'en aller!

[Illustration: Lémor blotti dans son grenier.]

--Eh bien, c'est comme cela que je vous aime, s'écria le meunier en lui
secouant la main avec force. Voilà comme j'ai été plus de cent fois!
Oui, plus de cent fois, j'ai quitté Blanchemont en jurant de n'y jamais
remettre les pieds, et il y avait toujours au bord du chemin quelque
fontaine où je m'asseyais pour pleurer, et qui avait la vertu de me
faire retourner d'où je venais. Mais écoutez, mon garçon, il faut être
sur vos gardes: je veux bien que vous restiez chez nous tant que vous ne
pourrez pas vous décider à vous en aller. Ce sera long, je le prévois.
Tant mieux, je vous aime; je voulais vous retenir ce matin, vous
revenez, j'en suis heureux, et je vous en remercie. Mais pour quelques
heures il faut vous éloigner. _Elles_ vont venir ici.

--Toutes les deux! s'écria Lémor, qui comprenait Grand-Louis à demi-mot.

--Oui, toutes les deux. Je n'ai pas pu dire un mot de vous à madame de
Blanchemont. Elle vient pour que je lui parle de ses affaires d'argent,
sans savoir que j'ai à lui parler de ses affaires de coeur. Je ne veux
pas qu'elle vous sache ici avant d'être bien sûr qu'elle ne me grondera
pas de vous y avoir amené.... D'ailleurs, je ne veux pas la surprendre,
surtout devant Rose, qui ne sait sans doute rien de tout cela.
Cachez-vous donc. Elles ont demandé leurs chevaux comme je partais.
Elles auront déjeuné comme déjeunent les belles dames, c'est-à-dire
comme des fauvettes; leurs montures n'ont pas les épaules froides, elles
peuvent être ici d'un moment à l'autre.

--Je pars... je m'enfuis! dit Lémor tout pâle et tout tremblant: ah! mon
ami, elle va venir ici!

--J'entends bien! ça vous saigne le coeur de ne pas la voir! oui, c'est
dur, j'en conviens!... Si on pouvait compter sur vous... si vous pouviez
jurer de ne pas vous montrer, de ne bouger ni pied ni patte tout le
temps qu'elles seront par ici... je vous fourrerais bien dans un endroit
d'où vous la verriez sans être aperçu.

--Oh! mon cher Grand-Louis, mon excellent ami, je promets, je jure!
cachez-moi, fût-ce sous la meule de votre moulin....

--Diable! il n'y ferait pas bon, la _Grand'Louise_ a les os plus durs
que vous. Je vas vous serrer plus mollement. Vous monterez dans mon
grenier à foin, et par le trou de la lucarne vous pourrez voir passer et
repasser ces dames. Je ne serai pas fâché que vous voyiez Rose Bricolin;
vous me direz si vous avez connu à Paris beaucoup de duchesses plus
jolies que ça. Mais attendez que j'aille voir ce qui se passe!

[Illustration: Le mendiant toisait d'un air dédaigneux Lémor.]

Et le Grand-Louis gravit un peu la côte de Condé d'où l'on découvrait
les tours de Blanchemont et à peu près tout le chemin qui y mène. Quand
il se fut assuré que les deux amazones ne paraissaient pas encore, il
retourna auprès de son prisonnier.

--Ça, mon camarade, lui dit-il, voilà un miroir de deux sous et un vrai
rasoir de meunier, vous allez me jeter bas cette barbe de bouc. C'est
déplacé dans un moulin. C'est un nid à farine. Et puis, si par malheur
on apercevait le bout de votre museau, ce changement vous rendrait moins
facile à reconnaître.

--Vous avez raison, dit Lémor, et je vous obéis bien vite.

--Savez-vous, reprit le meunier, que j'ai mon idée en vous faisant
mettre bas cette toison noire?

--Laquelle?

--Je viens d'y penser, et j'ai arrêté ce qui suit: vous allez rester
chez moi jusqu'à ce que vous vous soyez décidé à ne plus faire de peine
à ma chère dame, et à changer vos folles idées sur la fortune. Quand
même vous n'y resteriez que peu de jours, il ne faut pas qu'on sache qui
vous êtes, et votre barbe vous donne un air citadin qui attire les yeux.
J'ai dit en l'air, hier soir, à ma bonne femme de mère, que vous étiez
un arpenteur. C'est le premier mensonge qui m'est venu, et il est
absurde. J'aurais mieux fait de dire tout de suite votre état. Au reste,
ma mère, qui ne s'étonne de rien, trouvera tout simple que du cadastre
vous ayez passé dans la mécanique. Vous allez donc être meunier, mon
cher, ça vous va mieux. Vous vous occuperez, ou vous aurez l'air de vous
occuper au moulin; vous avez certainement des connaissances dans la
partie, et vous serez censé me conseiller pour l'établissement d'une
nouvelle meule. Vous serez une rencontre utile que j'aurai faite à la
ville. Comme cela, votre présence chez moi n'étonnera personne. Je
suis adjoint, je réponds de vous, personne ne demandera à voir votre
passe-port. Le garde champêtre est un peu curieux et bavard. Mais avec
une ou deux pintes de vin on endort sa langue. Voilà mon plan. Il faut
vous y conformer ou je vous abandonne.

--Je me soumets, je serai votre garçon de moulin, je me cacherai,
pourvu que je ne parte pas sans revoir, ne fût-ce que d'ici et pour un
instant....

--Chut! j'entends des fers sur les cailloux... _tric tric_... c'est la
jument noire à mademoiselle Rose; _trac trac_... c'est le bidet gris à
M. Bricolin. Vous voilà assez rasé, assez lavé, et je vous assure que
vous êtes cent fois mieux comme ça. Courez au foin et poussez sur vous
le volet de la lucarne. Vous regarderez par la fente. Si mon garçon
y monte, faites semblant de dormir. Une sieste dans le foin est une
douceur que les gens du pays se donnent souvent, et une occupation qui
leur paraît plus chrétienne que celle de réfléchir tout seul les bras
croisés et les yeux ouverts.... Adieu! voilà mademoiselle Rose. Tenez,
la première en avant! voyez comme ça trottine légèrement et d'un air
décidé!

--Belle comme un ange! dit Lémor qui n'avait regardé que Marcelle.



XXII.

AU BORD DE L'EAU.

Grand-Louis, qui avait toutes les délicatesses d'un coeur candidement
épris, avait donné, en passant, des ordres pour que le lait et les
fruits de la collation fussent servis sous une treille qui ornait le
devant de sa porte, juste en face et à très-peu de distance du moulin,
d'où Lémor, blotti dans son grenier, pouvait voir et même entendre
Marcelle.

La collation rustique fut fort enjouée, grâce à l'espiègle intimité
d'Edouard avec le meunier et aux charmantes coquetteries de Rose envers
celui-ci.

--Prenez garde, Rose! dit madame de Blanchemont à l'oreille de la jeune
fille, vous vous faites adorable aujourd'hui, et vous voyez bien que
vous lui tournez la tête. Il me semble que vous vous moquez beaucoup de
mes sermons, ou que vous vous engagez trop.

Rose se troubla, resta un moment rêveuse, et recommença bientôt ses
vives agaceries, comme si elle eût pris intérieurement son parti
d'accepter l'amour qu'elle provoquait. Il y avait toujours eu au fond
de son coeur une vive amitié pour le Grand-Louis; il n'était donc guère
probable qu'elle se fit un jeu de le railler, si elle n'eût senti la
possibilité de faire faire, en elle-même, un grand progrès à cette
amitié fraternelle. Le meunier, sans vouloir se flatter, éprouvait
cependant une confiance instinctive, et son âme loyale lui disait que
Rose était trop bonne et trop pure pour le torturer froidement.

Il se trouvait donc heureux de la voir si enjouée et si animée près
de lui, et il eut grand'peine à la laisser avec sa mère la dernière à
table. Mais il avait vu Marcelle s'éloigner un peu et lui faire signe à
la dérobée qu'il eût à la suivre de l'autre côté de la rivière.

--Eh bien! mon cher Grand-Louis, lui dit madame de Blanchemont, il me
semble que vous n'êtes plus si triste que l'autre jour, et que j'en ai
deviné la cause!

--Ah! madame Marcelle, vous savez tout, je le vois bien, et je n'ai rien
à vous apprendre. C'est vous qui pourriez m'en dire plus long que je
n'en sais; car il me semble qu'on doit avoir et qu'on a grande confiance
en vous.

--Je ne veux pas compromettre Rose, dit Marcelle en souriant. Les femmes
ne doivent pas se trahir entre elles. Cependant je crois pouvoir espérer
avec vous qu'il ne vous sera pas impossible de vous faire aimer.

--Ah! si on m'aimait!... je serais content, et je crois que je n'en
demanderais pas davantage; car le jour où elle me le dirait, je serais
capable d'en mourir de joie.

--Mon ami, vous aimez sincèrement et noblement, et c'est pour cela qu'il
ne faudrait pas trop désirer d'être payé de retour avant de songer à
détruire les obstacles qui viennent de la famille. Je présume que c'est
là ce dont vous avez à m'entretenir, et c'est pourquoi je me suis rendue
avec empressement à votre invitation. Voyons, le temps est précieux, car
on va sans doute venir nous rejoindre.... En quoi puis-je influencer les
idées du père, ainsi que Rose me la fait entendre?

--Rose vous a fait entendre cela! s'écria le meunier transporté. Elle y
songe donc? Elle m'aime donc? Ah! madame Marcelle! et vous ne me disiez
pas cela tout de suite!... Eh! que m'importe le reste si elle m'aime, si
elle désire m'épouser?...

--Doucement, mon ami. Rose ne s'est pas engagée si avant. Elle a pour
vous l'affection d'une soeur, elle désirait voir révoquer la sentence
qui lui interdisait de vous parler, de venir chez vous, de vous traiter
enfin en ami, comme elle l'avait fait jusqu'à ce jour. Voilà pourquoi
elle m'a priée de vous protéger auprès de ses parents et de prendre
votre parti, tout en montrant quelque fermeté dans mes affaires avec
eux. Et voici ce que j'ai compris, en outre, Grand-Louis: M. Bricolin
veut ma terre à bon marché, et peut-être que si Rose vous aimait, je
pourrais assurer son bonheur et le vôtre en imposant votre mariage comme
une condition de mon consentement. Si vous le croyez, ne doutez pas que
je sois très-heureuse de faire ce léger sacrifice.

--Ce léger sacrifice! vous n'y songez pas, madame Marcelle! vous vous
croyez encore riche; vous parlez de cinquante mille francs comme
d'un rien. Vous oubliez que c'est désormais une bonne part de votre
existence. Et vous croyez que j'accepterais ce sacrifice-là? Oh!
j'aimerais mieux renoncer à Rose tout de suite.

--C'est que vous ne comprenez pas la véritable valeur de l'argent, mon
ami; ce n'est qu'un moyen de bonheur, et le bonheur qu'on peut procurer
aux autres est le plus certain et le plus pur qu'on puisse se procurer à
soi-même.

--Vous êtes bonne comme Dieu, pauvre dame! mais il y a là un bonheur
plus certain et plus pur encore pour vous-même. C'est celui que vous
devez ménager à votre fils. Et que diriez-vous un jour, grand Dieu! si,
faute des cinquante mille francs que vous auriez sacrifiés pour vos
amis, votre cher Édouard était forcé, à son tour, de renoncer à une
femme qu'il aimerait, et que vous ne pourriez plus lui faire obtenir?

--Mon coeur est pénétré de votre bon raisonnement; mais en fait
d'intérêts matériels, il n'y a point, pour l'avenir, de calculs absolus.
Ma position n'est pas rigidement dessinée comme vous la faites; en
m'abstenant de vendre cher je perdrai du temps, et, vous le savez,
chaque jour d'hésitation m'entraîne à ma ruine. En terminant vite, je me
libère des dettes qui me rongent, et, certes, il peut y avoir un jour
tout profit pour moi à avoir su prendre mon parti sans regret puéril
et sans parcimonie déplacée. Vous voyez donc que je ne suis pas si
généreuse, et que j'agis dans mes intérêts en servant ceux de votre
amour.

--En voilà une pauvre tête en affaires! s'écria le meunier avec un
sourire triste et tendre. Une sainte du paradis ne dirait pas mieux.
Mais ça n'a pas le sens commun, permettez-moi de vous le dire, ma chère
dame. Vous trouverez, d'ici à quinze jours, des acquéreurs pour votre
terre, et qui seront bien contents de ne la payer que son prix.

--Mais qui ne seront pas solvables comme M. Bricolin?

--Ah! oui, voilà son orgueil! c'est d'être solvable. _Solvable!_ le
grand mot! Il croit être le seul au monde qui puisse dire: Je suis
_solvable_, moi! C'est-à-dire, il sait bien qu'il y en a d'autres, mais
il vous éblouit avec cela. Ne l'écoutez pas. C'est un fin matois. Faites
seulement mine de conclure avec un autre, fallût-il faire des démarches
et des contrats simulés. Je ne me gênerais pas à votre place. A
la guerre comme à la guerre, avec les juifs comme avec les juifs!
Voulez-vous me laisser agir? Dans quinze jours, je vous jure, comme
voilà de l'eau, que M. Bricolin vous donnera vos trois cent mille francs
bien comptés et un beau pot-de-vin par-dessus le marché.

--Je n'aurais jamais l'habileté de suivre vos conseils, et je trouve
beaucoup plus vite fait de rendre chacun de nous heureux à sa manière,
vous, Rose, moi, M. Bricolin, et mon fils qui me dira un jour que j'ai
bien fait.

--Romans! romans! dit le meunier. Vous ne savez pas ce que pensera votre
fils dans quinze ans d'ici sur l'argent et sur l'amour. N'allez pas
faire cette folie; je ne m'y prêterais pas, madame Marcelle... non, non,
n'y comptez pas, je suis aussi fier que qui que ce soit, et têtu comme
un mouton... du Berri qui plus est! D'ailleurs, écoutez, ce serait en
pure perte. M. Bricolin promettrait tout et ne tiendrait rien. Il faut,
vu votre position, que votre contrat de vente soit signé avant la fin
du mois, et certes ce n'est pas d'ici à un mois que je pourrais espérer
d'épouser Rose. Il faudrait pour cela qu'elle fût folle de moi, et cela
n'est pas. Il faudrait l'exposer à un bruit, à des scandales! Je ne m'y
résoudrais jamais. Quelle rage aurait sa mère! quels étonnements et
quels dénigrements de la part de ses voisins et de ses connaissances! Et
que ne dirait-on pas? Qui est-ce qui comprendrait que vous avez imposé
cela à M. Bricolin par pure grandeur d'âme et par sainte amitié pour
nous! Vous ne connaissez pas la malice des hommes; et celle des femmes,
si vous saviez ce que c'est! votre bonté pour moi... non, vous ne pouvez
pas vous imaginer, et je n'oserais jamais vous dire comment M. Bricolin
tout le premier serait capable de l'interpréter.... Ou bien encore on
dirait que Rose, pauvre sainte fille! a fait un faux pas, qu'elle vous
l'a confié, et que vous vous êtes dévouée, pour sauver son honneur,
à doter le coupable.... Enfin, cela ne se peut pas, et voilà plus de
raisons qu'il n'en faut, j'espère, pour vous en convaincre. Oh! ce
n'est pas comme cela que je veux obtenir Rose! Il faut, que cela arrive
naturellement, et sans faire crier personne contre elle. Je sais bien
qu'il faut un miracle pour que je devienne riche, ou un malheur pour
qu'elle devienne pauvre. Dieu me viendra en aide si elle m'aime... et
elle m'aimera peut-être, n'est-ce pas?

--Mais, mon ami, je ne puis travailler à enflammer son coeur pour vous
si vous m'ôtez les moyens de dominer la cupidité de son père. Je ne
l'aurais pas entrepris si je n'avais eu cette pensée; car précipiter
cette jeune et charmante fille dans une passion malheureuse serait un
crime de ma part.

--Ah! c'est la vérité! dit le Grand-Louis soudainement accablé, et je
vois bien que je suis un fou.... Aussi n'était-ce ni de moi, ni de Rose
que je voulais vous parler en vous priant de venir ici, madame Marcelle;
vous vous êtes trompée là-dessus dans votre excellente bonté. Je voulais
vous parler de vous seule, quand vous m'avez prévenu en me parlant de
moi-même. Je me suis laissé aller comme un grand enfant à vous écouter,
et puis force m'a été de vous répondre; mais je reviens à mon but, qui
est de vous forcer à vous occuper de vos affaires. Je sais celles de M.
Bricolin; je sais ses intentions et son ardeur d'acheter vos terres, il
n'en démordra pas, et pour en avoir trois cent mille francs, il faut lui
en demander trois cent cinquante mille. Vous les auriez si vous vous
obstiniez; mais, de toutes façons, il ne faut pas qu'il paie le bien
au-dessous de sa valeur. Il en a trop d'envie, ne craignez rien.

--Je vous répète, mon ami, que je ne saurai pas soutenir cette lutte,
et que, depuis deux jours qu'elle dure, elle est déjà au-dessus de mes
forces.

--Aussi, ne faut-il pas vous en mêler. Vous allez remettre vos affaires
à un notaire honnête et habile. J'en connais un; j'irai lui parler ce
soir, et vous le verrez demain, sans vous déranger. C'est demain la fête
patronale de Blanchemont. Il y a grande assemblée sur le terrier devant
l'église. Le notaire viendra s'y promener et causer, suivant l'habitude,
avec ses clients de la campagne; vous entrerez comme par hasard dans
une maison où il vous attendra. Vous signerez une procuration, vous
lui direz deux mots, je lui en dirai quatre, et vous n'aurez plus qu'à
renvoyer M. Bricolin batailler avec lui. S'il ne se rend pas, pendant ce
temps-là votre notaire vous aura trouvé un autre acquéreur. Il n'y aura
qu'un peu de prudence à garder pour que le Bricolin ne se doute pas que
je vous ai indiqué cet homme d'affaires au lieu du sien, qu'il vous a
sans doute proposé, et que vous avez peut-être fait la folie d'accepter!

--Non! je vous avais promis de ne rien faire sans vos conseils.

--C'est bien heureux! Allez donc demain, à deux heures sonnant, vous
promener au bord de La Vauvre, comme pour voir du bas du terrier le joli
coup d'oeil de la fête. Je serai là et je vous ferai entrer chez une
personne sûre et discrète.

--Mais, mon ami, si M. Bricolin découvre que vous me dirigez dans cette
affaire contre ses intérêts, il vous chassera de sa maison, et vous ne
pourrez jamais revoir Rose.

--Il sera bien fin s'il le découvre! Mais si ce malheur arrivait...
je vous l'ai dit, madame Marcelle, Dieu me viendrait en aide par un
miracle, d'autant plus que j'aurais fait mon devoir.

--Ami loyal et courageux, je ne puis me résoudre à vous exposer ainsi.

--Et je ne vous dois pas cela quand vous vouliez vous ruiner pour moi?
Allons, pas d'enfantillage, ma chère dame, nous sommes quittes....

--Voici Rose qui vient vers nous, dit Marcelle. Il me reste à peine le
temps de vous remercier....

--Non! mademoiselle Rose tourne du côté de l'avenue avec ma mère, qui a
le mot pour la retenir un peu, car je n'ai pas fini, madame Marcelle,
j'ai bien autre chose à vous dire! Mais vous devez être lasse de marcher
si longtemps. Puisque la cour est libre et le moulin silencieux, venez
vous asseoir sur ce banc auprès de la porte. Mademoiselle Rose nous
croit de l'autre côté et ne reviendra par ici qu'après avoir fait le
tour du pré. Ce que j'ai à vous dire est un peu plus intéressant pour
vous que vos affaires, et demande plus de secret encore.

Marcelle, étonnée de ce préambule, suivit le meunier et s'assit avec
lui sur le banc, juste au-dessous de la lucarne du grenier à foin, d'où
Lémor pouvait la voir et l'entendre.

--Dites donc, madame Marcelle, balbutia le meunier un peu embarrassé
pour entrer en matière, vous savez bien cette lettre que vous m'aviez
confiée?

--Eh bien, mon cher Grand-Louis! répondit madame de Blanchemont, dont le
visage calme et un peu éteint s'enflamma tout à coup, ne m'avez-vous pas
dit ce matin que vous l'aviez fait partir?

--Pardon, excuse... c'est que je ne l'ai pas mise à la poste.

--Vous l'avez oubliée?

--Oh! non, certes!

--Perdue peut-être?

--Encore moins. J'ai fait mieux que de la jeter dans la boîte, je l'ai
remise à son adresse.

--Que voulez-vous dire? Elle était adressée à Paris!

--Oui, mais la personne à qui elle était destinée s'étant trouvée sur
mon chemin, j'ai cru mieux faire de la lui remettre.

--Mon Dieu! vous me faites trembler, Louis! dit Marcelle redevenue pâle.
Vous aurez fait quelque méprise.

--Pas si sot! Je connais bien M. Henri Lémor, peut-être!...

--Vous le connaissez! et il est dans ce pays-ci? dit Marcelle avec une
émotion qu'elle ne cherchait pas à dissimuler.

En quatre mots Grand-Louis expliqua la manière dont il avait reconnu
Lémor pour le voyageur qui était déjà venu à son moulin, et pour le
destinataire de la lettre à lui confiée.

--Et où donc allait-il? et que fait-il à ***? demanda Marcelle
oppressée.

--Il allait en Afrique. Il passait! répondit le meunier qui voulait
voir venir. C'est bien le chemin par Toulouse. Il avait pris l'heure du
déjeuner de la diligence pour aller à la poste.

--Et où est-il maintenant?

--Je ne vous dirai pas bien où il peut être; mais il n'est plus à ***.

--Il va en Afrique, dites-vous? Et pourquoi si loin?

--Pour aller bien loin précisément. Voilà ce qu'il a répondu à ma
question.

--La réponse est plus claire que vous ne pensez! dit Marcelle, dont
l'agitation augmentait, et qui ne songeait pas même à la rendre moins
évidente. Mon ami, vous n'êtes pas si malheureux que vous croyez! Il est
des coeurs plus brisés que le vôtre.

--Le vôtre, par exemple, ma pauvre chère dame?

--Oui, mon ami, le mien.

--Mais n'est-ce pas un peu de votre faute? Pourquoi ordonniez-vous à ce
pauvre jeune homme de rester un an sans entendre parler de vous?

--Comment! il vous a donc fait lire ma lettre?

--Oh! non! il est assez méfiant et cachottier, allez! Mais je l'ai tant
questionné, tant obsédé, tant deviné, qu'il a été forcé de m'avouer que
je ne me trompais guère. Ah dame! voyez-vous, madame Marcelle, je suis
très-curieux des secrets de ceux que j'aime, moi, parce que, tant qu'on
ne sait pas ce qu'ils pensent, on ne sait pas comment les servir. Ai-je
tort?

--Non, ami, je suis bien aise que vous ayez mes secrets comme j'ai les
vôtres. Mais, hélas! quelle que soit ici votre bonne volonté et votre
bon coeur, vous ne pouvez rien pour moi. Répondez-moi, pourtant. Ce
jeune homme ne vous a-t-il transmis aucune réponse ni par écrit, ni
verbalement?

--Il vous a écrit ce matin un tas de billevesées dont je n'ai pas voulu
me charger.

--Vous m'avez rendu un mauvais service! Ainsi, je ne puis savoir ses
intentions?

--Il n'a su me dire que ceci: «Je l'aime, _mais_ j'ai du courage!»

--Il a dit: _Mais?_

--Il a peut-être dit: _Et!_

--Ce serait si différent! Rappelez-vous, Grand-Louis!

--Il a dit tantôt l'un, tantôt l'autre, car il l'a répété souvent.

--Ce matin, dites-vous? Vous n'avez donc quitté la ville que ce matin?

--J'ai voulu dire hier soir. Il était tard, et nous prenons, nous
autres, le matin dès minuit.

--Mon Dieu! qu'est-ce à dire? Pourquoi pas de lettre? Vous avez donc vu
celle qu'il m'écrivait?

--Un peu! il en a déchiré quatre.

--Mais que disaient ces lettres? Il était donc bien irrésolu?

--Tantôt il vous disait qu'il ne pouvait jamais vous revoir, tantôt
qu'il allait venir vous voir tout de suite.

--Et il a résisté à cette dernière tentation? Il a bien du courage, en
effet!

--Ah! écoutez donc! il a été tenté plus que saint Antoine; mais, d'une
part, je l'en détournais; de l'autre, il craignait de vous désobéir?

--Et que pensez-vous d'un amant qui ne sait pas désobéir?

--Je pense qu'il aime trop, et qu'on ne lui en saura aucun gré.

--Je suis injuste, n'est-ce pas, mon cher Grand-Louis? je suis trop
émue, je ne sais ce que je dis. Mais pourquoi, vous, ami, l'avez-vous
détourné de vous suivre? Car il en a eu la pensée?

--Oh! je crois bien! Il a même fait un bout de chemin sur ma charrette.
Mais moi, excusez! j'avais trop peur de vous mécontenter.

--Vous aimez, et vous croyez les autres si sévères?

--Dame! qu'auriez-vous dit si je l'avais amené dans la Vallée-Noire? Par
exemple, dans ce moment-ci... si je vous disais que je l'ai engagé à se
cacher dans mon moulin! Ah! pour le coup, vous me traiteriez comme je le
mériterais!

--Louis! dit Marcelle en se levant d'un air de résolution exaltée, il
est ici. Vous en convenez!

--Non pas, Madame; c'est vous qui me faites dire cela.

--Mon ami, reprit-elle en lui prenant la main avec effusion, dites-moi
où il est, et je vous pardonne.

--Et si cela était, dit le meunier un peu effrayé de la spontanéité de
Marcelle, mais enthousiasmé de sa franchise, vous ne craindriez donc pas
de faire jaser sur votre compte?

--Quand il me quittait volontairement et que j'avais l'esprit abattu,
je pouvais songer au monde, prévoir des dangers, me créer des devoirs
rigides, exagérés peut-être; mais quand il revient vers moi, quand il
est si près d'ici, à quoi voulez-vous que je songe, et que voulez-vous
que je craigne?

--Il faut pourtant craindre que quelque imprudence ne rende vos projets
plus malaisés à exécuter, dit Grand-Louis en faisant un geste pour
indiquer à Marcelle la fenêtre au-dessus de sa tête.

Marcelle leva les yeux et rencontra ceux de Lémor, qui, palpitant et
penché vers elle, était prêt à sauter du haut du toit pour abréger la
distance.

Mais le meunier toussa de toute sa force, et d'un autre geste, indiquant
aux deux amants Rose qui s'approchait avec la meunière et le petit
Édouard:

--Oui, Madame, dit-il en élevant la voix, un moulin comme ça rapporte
peu; mais si je pouvais tant seulement y établir une grande meule que
j'ai dans la tête, il me rapporterait bien... huit cents bons francs par
an!...



XXIII.

CADOCHE.

Le regard des deux amants avait été brûlant et rapide. Un calme
souverain succéda à cette commotion. Ils s'aimaient, ils étaient sûrs
l'un de l'autre. Ils s'étaient tout dit, tout expliqué, tout persuadé
mutuellement dans le choc électrique de ce regard. Lémor se jeta au fond
du grenier, et Marcelle, maîtresse d'elle-même parce qu'elle se sentait
heureuse, accueillit Rose sans trouble et sans regret. Elle se laissa
emmener dans le délicieux taillis voisin, et après une heure de
promenade elle remonta à cheval avec sa compagne, et reprit le chemin de
Blanchemont, après avoir dit tout bas au meunier:

--Cachez-le bien, je reviendrai.

--Non, non, pas trop tôt, avait répondu Grand-Louis. J'arrangerai une
entrevue sans dangers; mais laissez-moi prendre mes mesures. Je vous
reconduirai votre fils ce soir, et je vous parlerai encore si je peux.

Quand Marcelle fut partie, Lémor sortit de sa cachette, où la joie et
l'émotion, plus que l'odeur enivrante du foin, commençaient à lui donner
des vertiges.

--Ami, dit-il gaiement au meunier, je suis votre garçon de moulin, et
je ne prétends pas être à votre charge sans travailler pour vous.
Donnez-moi de l'ouvrage, et vous verrez que le Parisien a d'assez bons
bras, malgré son peu d'apparence.

--Oui, répondit Grand-Louis, quand le coeur est content, les bras sont
assez souples. Vos affaires vont mieux que les miennes, mon garçon,
et quand nous causerons ce soir, ce sera à votre tour de me donner du
courage. Mais, à cette heure, vous l'avez dit, il faut s'occuper. Je ne
puis pas passer mon temps à parler d'amour, et vous pourriez devenir fou
de contentement si vous restiez oisif. Le travail est salutaire à tous,
il entretient la joie et distrait de la peine; ce qui veut peut-être
dire qu'il est fait pour tous dans les idées du bon Dieu. Allons, vous
allez m'aider à lever ma pelle et à mettre la _Grand'Louise_ en danse.
Sa chanson a la vertu de me remettre l'esprit quand je me détraque.

--Ah! mon Dieu! cet enfant va me reconnaître! dit Lémor en apercevant
Édouard qui s'était échappé des bras de la meunière, et qui montait avec
les pieds et les mains l'escalier rapide du moulin.

--Il vous a déjà vu, répondit le meunier; ne vous cachez pas et ne
faites semblant de rien. Il n'est pas sûr qu'il vous reconnaisse,
affublé comme vous voilà.

En effet, Édouard s'arrêta incertain et interdit. Depuis un mois que
Marcelle avait brusquement quitté Montmorency pour se rendre auprès de
son mari expirant, son fils n'avait pas revu Lémor, et un mois est un
siècle dans la mémoire d'un si jeune enfant. Celui-là était pourtant
exceptionnel par le développement précoce de ses facultés; mais Lémor
sans barbe, le visage barbouillé de farine, et affublé d'une blouse de
paysan, était assez peu reconnaissable. Édouard resta comme pétrifié
devant lui pendant une minute; mais ayant rencontré le regard sévère et
indifférent de l'ami qui d'ordinaire courait à lui les bras ouverts, il
baissa les yeux avec une sorte d'embarras et même de peur, sentiment
qui, chez les enfants, est presque toujours mêlé à l'étonnement; puis
il s'approcha du meunier et lui dit de l'air sérieux et méditatif qu'il
avait souvent:

--Qu'est-ce que c'est donc que cet homme-là?

--Ça? c'est mon garçon de moulin, c'est Antoine.

--Tu en as donc deux?

--Bon! j'en ai par douzaines, des garçons! Celui-là, c'est _Alochon_ n°
2.

--Et Jeannie est Alochon 3?

--Comme vous dites, mon général!

--Est-il méchant, ton Antoine?

--Non, non! Mais il est un peu bête, un peu sourd, et ne joue pas avec
les enfants.

--En ce cas, je m'en vais jouer avec Jeannie, dit Édouard en s'éloignant
avec insouciance. A quatre ans, on ne sait ce que c'est que d'être
trompé, et la parole de ceux qu'on aime est plus puissante sur l'esprit
que le témoignage des sens.

On apporta à la meule le blé que le meunier devait rendre le soir même
en farine. C'était celui de M. Bricolin, contenu dans deux sacs marqués
chacun de deux énormes initiales.

--Voyez, dit le Grand-Louis en riant cette fois avec un peu d'amertume,
Bricolin de Blanchemont, comme qui dirait Bricolin, demeurant à
Blanchemont. Mais quand il aura acheté la terre il faudra qu'il mette un
autre petit _b_ entre les deux grands. Ça voudra dire: Bricolin, baron
de Blanchemont.

--Comment, dit Lémor occupé d'une autre pensée, c'est là le blé de
Blanchemont?

--Oui, répondit le meunier qui le devinait avant qu'il eût parlé, c'est
le blé qui fera la farine... dont on fera le pain... que mangeront
madame Marcelle et mademoiselle Rose. On dit que Rose est trop riche
pour épouser un homme comme moi: c'est pourtant moi qui lui fournis le
pain qu'elle mange!

--Ainsi, nous travaillons pour _elles!_ reprit Lémor.

--Oui, oui, garçon. Attention au commandement! Il ne s'agit pas de mal
fonctionner. Diable! je travaillerais pour le roi que je n'y mettrais
pas tant de coeur.

Cette circonstance toute vulgaire dans les habitudes du moulin prit une
couleur romanesque et quasi poétique dans le cerveau du jeune Parisien,
et il se mit à aider le meunier avec tant de zèle et d'attention, qu'au
bout de deux heures il était parfaitement au courant du métier. Il ne
lui fut pas difficile de s'habituer au mécanisme élémentaire et presque
barbare de l'établissement. Il comprenait les améliorations qu'avec un
peu d'argent comptant (le fruit défendu au paysan) on eût pu apporter à
la machine rustique. Il eut bientôt appris en patois les noms techniques
de chaque pièce et de chaque fonction. Jeannie le voyant si actif et si
bien traité par son maître, eut un peu d'inquiétude et de jalousie. Mais
quand Grand-Louis eut pris soin de lui expliquer que le Parisien n'était
la qu'en passant, et que sa place à lui, Jeannie, ne menaçait pas d'être
envahie, il se rassura et se décida même, en bon Berrichon qu'il était,
à céder une partie de son travail pendant quelques jours à un compagnon
officieux. Il en profita pour reporter à Blanchemont Édouard qui
commençait à s'ennuyer et à s'effrayer d'être si longtemps séparé de sa
mère. La meunière ne réussissait plus à l'amuser, et la petite Fanchon
étant venue le retrouver, Jeannie ne fut pas fâché d'accompagner sa
jeune camarade jusqu'au château.

La tâche terminée, Lémor, le front baigné de sueur et le visage animé,
se sentit plus souple de corps et plus fort de volonté qu'il ne l'avait
été depuis longtemps. Les longues rêveries qui dévoraient sa jeunesse
firent place à cette sorte de bien-être physique et moral que la
Providence a attaché à l'accomplissement du travail de l'homme quand
le but en est bien senti et la fatigue mesurée à ses forces. Ami,
s'écria-t-il, le travail est beau et saint par lui-même; vous aviez
raison de le dire en commençant! Dieu l'impose et le bénit. Il m'a
semblé doux de travailler pour nourrir ma maîtresse; oh! qu'il serait
plus doux encore de travailler en même temps pour alimenter la vie d'une
famille d'égaux et de frères! Quand chacun travaillera pour tous et tous
pour chacun, que la fatigue sera légère, que la vie sera belle!

--Oui, ma profession serait, dans ce cas-là, une des plus gentilles!
dit le meunier avec un sourire de vive intelligence. Le blé est la plus
noble des plantes, le pain le plus pur des aliments. Mes fonctions
mériteraient bien quelque estime, et, les jours de fête, ou pourrait
mettre une couronne d'épis et des bleuets à la pauvre _Grand'Louise_, à
laquelle personne ne fait attention maintenant; mais que voulez-vous?
_au jour d'aujourd'hui_, comme dit M. Bricolin, je ne suis qu'un
mercenaire employé par lui, et il se dit en pensant à moi: «Un homme
_comme ça_ songerait à ma fille! Un malheureux qui broie le grain, quand
c'est moi qui sème le blé et possède la terre!» Voyez pourtant la belle
différence! Mes mains sont plus propres que les siennes qui remuent le
fumier; voilà tout. Ah ça! mon garçon, l'ouvrage est fait; dépêchons la
soupe. Je parie que vous la trouverez meilleure que ce matin, quand même
elle serait dix fois plus salée, et puis je m'en irai à Blanchemont
porter ces deux sacs?

--Sans moi?

--Tiens! sans doute. Vous avez donc envie de vous faire voir à la ferme?

--Personne ne m'y connaît.

--C'est vrai. Mais qu'y ferez-vous?

--Rien; je vous aiderai à décharger les sacs.

--Et à quoi ça vous avancera-t-il?

--A voir peut-être passer _quelqu'un_ dans la cour.

--Et si _quelqu'un_ n'y passe pas?

--Je verrai la maison qu'elle habite. J'entendrai peut-être prononcer
son nom.

--M'est avis que c'est un plaisir que nous nous donnons bien sans aller
si loin.

--C'est à deux pas d'ici!

--Vous avez réponse à tout. Vous ne ferez pas d'imprudence?

--Vous croyez donc que je ne l'aime pas? Est-ce que vous en feriez à ma
place, vous?

--Peut-être! si l'on m'aimait! Voyons! vous ne la regarderez pas comme
vous faisiez du haut de la lucarne? Savez-vous que j'ai cru que vous
mettriez le feu à mon foin avec vos yeux enflammés?

--Je ne la regarderai pas du tout.

--Et vous ne lui parlerez mie?

--Quel prétexte aurais-je pour lui parler?

--Vous n'en chercherez pas?

--Je n'entrerai pas même dans la cour si vous me le défendez. Je
regarderai les murailles de loin.

--Ce serait le plus sage. Je vous permets de flairer, de la porte, le
vent qui passe sur le château; voilà tout.

Les deux amis se mirent en route à la tombée du jour; Sophie, chargée
des deux sacs, marchait magistralement devant eux. Grand-Louis, qui
avait le coeur triste, parlait peu et n'exprimait ses idées noires que
par de grands coups de fouet allongés à droite et à gauche sur les
buissons chargés de mûres sauvages et de pâles chèvrefeuilles plus
parfumés que ceux qu'on cultive dans nos jardins.

Ils avaient dépassé un groupe de chaumières qu'on appelle le _Cortioux_,
lorsque Lémor, qui côtoyait le fossé du chemin, s'arrêta, surpris de
voir un homme étendu tout de son long sous la haie, la tête appuyée sur
une besace très-rebondie.

--Oh! oh! dit le meunier sans s'étonner, vous avez failli marcher sur
_mon oncle_!

La voix sonore de Grand-Louis réveilla en sursaut le dormeur. Il se
souleva brusquement, saisit à deux mains son grand bâton étendu à son
flanc, et articula un jurement énergique.

--Ne vous fâchez pas, mon oncle! dit le meunier en riant. Ce sont des
amis qui passent, avec votre permission; car quoique les chemins soient
à vous, comme vous le dites, vous ne défendez à personne de s'en servir,
n'est-ce pas?

--Oui-da! répondit, en se levant tout à fait, cet homme d'une taille
gigantesque et d'un aspect repoussant; je suis le meilleur des
propriétaires, tu le sais, _mon petit_? Mais c'est abuser un peu de
ma bonté que de me marcher sur la figure. Quel est-il donc ce mauvais
chrétien, qui ne voit pas un honnête homme étendu sur son lit? Je ne le
connais pas, moi qui connais tout le monde ici, et ailleurs!

Et en parlant ainsi, le mendiant toisait d'un air dédaigneux Lémor, qui
le considérait de son côté avec répugnance. C'était un vieillard osseux,
couvert de haillons immondes, et dont la barbe dure, mêlée de noir et de
blanc, ressemblait à l'armure d'un hérisson. Son chapeau, à forme haute,
tombant en lambeaux, était surmonté, comme d'un trophée dérisoire,
d'un noeud de rubans blancs et d'un bouquet de fleurs artificielles
hideusement fané.

--Rassurez-vous, mon oncle, dit le meunier, celui-là est un bon
chrétien, allez!
                
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