George Sand

Le meunier d'Angibault
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--Et à quoi le reconnaît-on? reprit l'oncle Cadoche en ôtant son chapeau
qu'il tendit à Henri.

--Allons, dit le meunier à Lémor, vous ne comprenez pas? mon oncle vous
demande un sou.

Lémor jeta son obole dans le chapeau de l'oncle, qui la prit aussitôt et
la tourna dans ses longs doigts avec une sorte de volupté.

--C'est un gros sou! dit-il avec un ignoble sourire. Dix décimes
révolutionnaires peut-être! Non! Dieu soit béni! c'est un Louis XV,
c'est mon roi! un roi dont j'ai vu le règne! ça me portera bonheur, et à
toi aussi, mon neveu, ajouta-t-il en appuyant sa grande main crochue sur
l'épaule de Lémor. Tu peux dire à présent que tu es de ma famille, et
que je te reconnaîtrai quand même tu serais déguisé des pieds à la tête.

--Allons, allons, bonsoir, mon oncle, dit Grand-Louis en joignant son
aumône à celle de Lémor. Sommes-nous amis?

--Toujours! répondit le mendiant d'une voix solennelle. Toi, tu as
toujours été un bon parent, le meilleur de toute ma famille. Aussi,
c'est à toi, Grand-Louis, que je veux laisser tout mon bien. Il y a
longtemps que je te l'ai dit, et lu verras si je tiens parole!

--Tiens! parbleu, j'y compte bien! reprit le meunier avec gaieté. Le
bouquet en sera-t-il aussi?

--Le chapeau, oui! Mais le bouquet et le ruban seront pour ma dernière
maîtresse.

--Diable! je tenais pourtant au bouquet!

--Je le crois bien! dit le mendiant qui s'était mis à marcher derrière
les deux jeunes gens et qui les suivait d'un pas assez alerte encore
malgré son grand âge. Le bouquet est ce qu'il y a de plus précieux
dans la succession. C'est béni, vois-tu! c'est de la chapelle de
Sainte-Solange.

--Comment un homme aussi dévot que vous vous en donnez l'air peut-il
parler de ses maîtresses? dit Henri, à qui ce personnage ridicule
n'inspirait qu'un profond dégoût.

--Tais-toi, mon neveu, répondit l'oncle Cadoche en le regardant de
travers; tu parles comme un sot.

--Excusez-le, c'est un enfant, dit le meunier qui s'amusait du _grand
oncle_ par habitude. Ça n'a pas encore de barbe au menton et ça se
mêle de raisonner! Mais où donc où allez-vous si tard, mon oncle?
Comptez-vous coucher chez vous cette nuit? C'est bien loin d'ici!

--Oh non! je m'en vas de ce pas à Blanchemont pour la fête de demain.

--Ah! c'est vrai, c'est un bon jour pour vous! Vous _y cueillez_ au
moins quarante gros sous.

--Non; mais toujours de quoi faire dire une messe au bon saint de la
paroisse.

--Vous les aimez donc toujours, les messes?

--La messe et l'eau-de-vie, mon neveu, et un peu de tabac avec, c'est le
salut de l'âme et du corps.

--Je ne dis pas non, mais l'eau-de-vie ne réchauffe pas assez pour qu'on
dorme comme cela dans les fossés à votre âge, mon oncle.

--On dort où l'on se trouve, mon neveu. On est fatigué, on s'arrête; on
fait un somme sur une pierre ou sur sa besace, quand elle n'est pas trop
plate.

--M'est avis que la vôtre est assez ronde, ce soir.

--Oui; tu devrais, mon neveu, me la laisser mettre sur ton cheval, elle
me fatigue un peu.

--Non! Sophie est assez chargée. Mais donnez-la-moi, je vous la porterai
jusqu'à Blanchemont!

--C'est juste! Tu es jeune, tu dois servir ton oncle. Tiens, la voilà.
Ta blouse est-elle propre? ajouta-t-il d'un air dégoûté.

--Oh! c'est de la farine! dit le meunier en prenant le sac du mendiant;
ça ne fait pas la guerre au pain. Mille tonnerres! il y en a là dedans,
des vieilles croûtes!

--Des croûtes? je n'en reçois pas. Je voudrais bien que quelqu'un
s'avisât de m'en offrir, je saurais bien les lui jeter au nez, comme
j'ai fait une fois à la Bricolin.

--C'est donc depuis ce jour-là qu'elle a peur de vous?

--Oui! elle dit que je pourrais bien mettre le feu à ses granges, dit
le mendiant d'un air sinistre. Puis il ajouta d'un ton patelin: Pauvre
chère femme du bon Dieu! comme si j'étais méchant! A qui ai-je fait du
mal, moi?

--A personne, que je sache, répondit le meunier. Si vous en aviez fait,
vous ne seriez pas où vous êtes.

--Jamais, jamais, je n'ai fait tort à personne, reprit l'oncle Cadoche,
en élevant la main vers le ciel, puisque jamais je n'ai été repris de
justice pour quoi que ce soit. Ai-je fait un seul jour de prison dans
ma vie? J'ai toujours servi le bon Dieu, et le bon Dieu m'a toujours
protégé depuis quarante ans que je cherche ma pauvre vie.

--Quel âge avez-vous donc au juste, mon oncle?

--Je ne sais pas, mon enfant, car mon acte de baptême a été égaré dans
les temps comme tant d'autres, mais je dois avoir quatre-vingts ans
passés. J'ai environ dix ans de plus que le père Bricolin, qui parait
cependant plus vieux que moi.

--C'est la vérité, vous êtes joliment conservé, et lui...mais il est
vrai qu'il a eu des accidents qui n'arrivent pas à tout le monde.

--Oui, dit le mendiant avec un profond soupir de componction. Il a eu du
malheur!...

--C'est une histoire de votre temps, cela? N'êtes-vous pas de ce
pays-là?

--Oui, je suis né natif de Ruffec, près Beaufort, où l'accident est
arrivé.

--Et vous étiez dans le pays alors?

--Oh! je le crois bien, bonne sainte Vierge! Je n'y peux pas penser sans
trembler! Avait-on peur dans ce temps-là!

--Est-ce que vous avez peur de quelque chose, vous, qui êtes toujours
tout seul à toute heure par les chemins?

--Oh! à présent, mon bon fils, que veux-tu que craigne un pauvre homme
comme moi qui ne possède que les trois guenilles qui le couvrent? Mais
dans ce temps-là j'avais un peu de bien, et les brigands me l'ont fait
perdre.

--Comment! est-ce que les chauffeurs ont été chez vous aussi?

--Oh! nenni! je n'avais pas assez pour les tenter; mais j'avais une
petite maison que je louais à des journaliers. Quand la peur des
brigands s'est répandue dans le pays, personne n'a plus voulu l'habiter.
Je n'ai pas pu la vendre; je n'avais plus de quoi la faire réparer. Elle
me tombait en ruines sur le corps. Il a fallu faire des dettes que je
n'ai pu payer. Alors, mon champ, la maison, et une jolie chenevière que
j'avais, ont été vendus par expropriation forcée. J'ai donc été forcé de
prendre la besace; j'ai quitté le pays, et depuis ce temps-là je voyage
toujours comme les enfants du bon Dieu.

--Mais vous ne quittez guère le département?

--Sans doute, j'y suis connu; j'y ai ma clientèle et toute ma famille.

--Je vous croyais tout seul?

--Et tous mes neveux, donc!

--C'est vrai, j'oubliais; moi, par exemple, mon camarade que voilà, et
tous ceux qui ne vous refusent jamais votre sou pour acheter du tabac.
Mais, dites donc, mon oncle, ces chauffeurs dont nous parlions, quels
gens étaient-ils?

--Demande-le au bon Dieu, mon pauvre enfant, lui seul peut le savoir.

--On dit qu'il y avait là dedans des gens riches et qui passaient pour
huppés?

--On dit qu'il y en a qui vivent encore, qui sont gros et gras, qui ont
de bonnes terres, de bonnes maisons, qui font figure dans le pays et qui
ne donneraient pas seulement deux liards à un pauvre. Ah! si c'étaient
des gens comme moi en les aurait tous pendus!

--C'est vrai, ça, père Cadoche!

--J'ai encore eu du bonheur de n'être pas accusé; car on soupçonnait
tout le monde dans ce temps-là, et la justice ne courait sus qu'aux
pauvres. On en a mis en prison qui étaient blancs comme neige, et quand
on a eu la main sur les vrais coupables, il est venu des ordres d'en
haut pour les relâcher.

--Et pourquoi ça?

--Parce qu'ils étaient riches, sans doute. Quand donc as-tu vu, mon
neveu, qu'on ne faisait pas grâce aux riches?

--C'est encore la vérité. Allons, mon oncle, nous voilà tout à l'heure à
Blanchemont. Où voulez-vous que je porte votre sac à pain?

--Rends-le-moi, mon neveu. Je vais aller coucher dans l'étable à M. le
curé: c'est un saint homme qui ne me renvoie jamais. C'est comme toi,
Grand-Louis, tu ne m'as jamais fait mauvaise mine. Aussi, tu en seras
récompensé; tu seras mon héritier, je te l'ai toujours promis. Excepté
le bouquet que je veux donner à la petite Borgnotte, tu auras tout, ma
maison, mes habits, ma besace et mon cochon.

--C'est bon, c'est bon, dit le meunier; je vois bien que je serai trop
riche à la fin, et que toutes les filles voudront m'épouser.

--J'admire votre coeur, Grand-Louis, dit Lémor lorsque le mendiant eut
disparu derrière les haies des enclos, qu'il coupait en droite ligne
sans s'inquiéter des clôtures et sans chercher les sentiers. Vous
traitez ce mendiant comme s'il était véritablement votre oncle.

--Pourquoi pas, puisque c'est son plaisir de faire le grand parent et de
promettre son héritage à tout le monde! Bel héritage, ma foi! Sa hutte
de terre où il couche avec son cochon, ni plus ni moins que saint
Antoine, et sa défroque qui fait mal au coeur! Si je n'ai que cela pour
être agréé de M. Bricolin, mes affaires sont en bon train!

--Malgré le dégoût que sa personne inspire, vous avez pourtant pris sa
besace sur vos épaules pour le soulager. Louis, vous avez l'âme vraiment
évangélique.

--Belle merveille! Faut-il refuser un si petit service à un pauvre
diable qui mendie encore son pain à quatre-vingts ans? C'est un brave
homme, après tout. Tout le monde s'intéresse à lui parce qu'il est
honnête, quoique un peu trop cagot et libertin.

--C'est ce qu'il me semble.

--Bah! quelles vertus voulez-vous que ces gens-là puissent avoir? C'est
beaucoup quand ils n'ont que des vices et qu'ils ne commettent pas de
crimes. Est-ce qu'il ne raisonne pas avec bon sens, malgré tout?

--A la fin, j'en ai été frappé. Mais pourquoi se croit-il l'oncle de
tout le monde? Est-ce un grain de folie?

--Oh! non, c'est un genre qu'il se donne. Beaucoup de gens de son métier
affectent quelque manie pour se rendre plaisants, attirer l'attention et
amuser les gens qui ne feraient l'aumône ni par charité ni par prudence.
C'est malheureusement l'usage chez nous que les pauvres fassent l'office
de bouffons aux portes des riches...Mais nous voici à la ferme de
Blanchemont, mon camarade. Tenez, n'entrez pas, croyez-moi. Vous pouvez
être maître de vous, je n'en doute pas. Mais _elle_, qui n'est pas
prévenue, pourrait faire un cri, dire un mot...Laissez-moi au moins la
prévenir.

--Mais tout le monde est encore debout dans le hameau; la présence d'un
inconnu ne sera-t-elle pas remarquée si je reste ici à vous attendre?

--Aussi, vous allez me faire l'amitié d'entrer dans la garenne; à cette
heure ci, personne ne s'y promène. Asseyez-vous bien raisonnablement
dans un coin. En repassant, je sifflerai comme si j'appelais un chien,
sauf votre respect, et vous viendrez me rejoindre.

Lémor se résigna, espérant que l'ingénieux meunier trouverait un moyen
d'amener Marcelle de ce côté. Il suivit donc lentement le sentier
couvert qui traversait la garenne, s'arrêtant à chaque instant pour
prêter l'oreille, retenant sa respiration et revenant sur ses pas, pour
être plus à portée d'une bienheureuse rencontre.

Il ne fut pas longtemps sans entendre des pas légers qui semblaient
effleurer le gazon, et un frôlement dans le feuillage le convainquit
qu'une personne approchait. Il entra dans le fourré pour s'assurer qu'il
ne se trompait pas, et vit venir vers lui une forme vague qui était
celle d'une femme assez petite. On croit aisément à ce qu'on désire, et
Henri, ne doutant pas que ce ne fût Marcelle, envoyée par le meunier,
se montra et marcha à la rencontre du fantôme. Mais il s'arrêta en
entendant une voix inconnue qui appelait avec précaution: _Paul! Paul!
Es-tu là, Paul_?

Henri voyant qu'il s'était mépris et pensant qu'il tombait dans un
rendez-vous destiné à un autre, voulut s'éloigner. Mais il fit du bruit
en marchant sur des branches sèches, et la folle qui l'aperçut, au
milieu de son rêve d'amour, s'élança sur ses traces avec la rapidité
d'une flèche, en criant d'une voix lamentable: Paul! Paul! me voilà!
Paul! c'est moi!... ne t'en va pas! Paul! Paul! tu t'en vas toujours!


XXIV.

LA FOLLE.

Lémor ne s'inquiéta pas d'abord beaucoup de l'aventure. Il pensait qu'à
la faveur de la nuit il lui serait facile d'éviter cette femme qu'il
n'avait pas distinguée assez pour soupçonner son état de démence. Il se
flattait naturellement de courir beaucoup mieux qu'elle. Mais il vit
bientôt qu'il se trompait, et que ce n'était pas trop de toute l'agilité
dont il était capable pour se maintenir à quelque distance. Forcé de
traverser toute la garenne, il se trouva bientôt dans l'avenue du fond,
que la Bricoline avait l'habitude de parcourir pendant des heures
entières, et dont l'herbe avait été rasée par ses pieds en certains
endroits. Le fugitif, que les racines à fleur de terre et les aspérités
du sentier avaient un peu gêné jusque-là, déploya toutes ses forces dans
l'avenue pour gagner du terrain. Mais la folle, lorsqu'elle était sous
l'influence d'une pensée ardente, devenait légère comme une feuille
sèche emportée par l'orage. Elle le suivit donc si rapidement que Lémor,
confondu de surprise, et tenant beaucoup à n'être pas vu d'assez près
pour être reconnu plus tard, s'enfonça de nouveau dans le taillis et
s'efforça de se perdre dans l'ombre. Mais la folle connaissait tous les
arbres, tous les buissons, et, pour ainsi dire, toutes les branches de
la garenne. Depuis douze ans qu'elle y passait sa vie, il n'était pas
un recoin où son corps n'eût pris machinalement l'habitude de pénétrer,
bien que l'état de son esprit l'empêchât de se livrer à aucune
observation raisonnée. En outre, l'exaltation de son délire la rendait
complètement insensible à la douleur physique. Elle eût laissé aux
ronces du taillis les lambeaux de sa chair sans s'en apercevoir, et
cette disposition, pour ainsi dire cataleptique, lui donnait un avantage
non équivoque sur celui qu'elle voulait atteindre. Elle était d'ailleurs
si menue, son corps atténué occupait si peu de volume, qu'elle se
glissait comme un lézard entre des tiges serrées, où Lémor était obligé
de se frayer un passage avec effort, et que plus souvent encore il lui
fallait tourner.

Se voyant plus embarrassé qu'auparavant, il regagna l'avenue, toujours
serré de près, et se décida à franchir le fossé sans en apprécier la
largeur, à cause des buissons touffus qui le couvraient. Il prit son
élan et alla tomber sur ses genoux dans les épines. Mais il avait à
peine eu le temps de se relever, que le fantôme, traversant cet obstacle
sans sauter par-dessus, et sans s'occuper des pierres ni des orties, se
trouva à ses côtés cramponné à ses vêtements. En se voyant saisi par cet
être vraiment effroyable, Lémor, dont l'imagination était vive comme
celle d'un artiste et d'un poète, se crut sous la puissance d'un rêve,
et, se débattant comme s'il eût été aux prises avec le cauchemar, il
parvint à se dégager de la folle qui poussait des cris inarticulés, et à
reprendre sa course à travers champs.

[Illustration 1: En se voyant saisi par cet être...]

Mais elle s'élança sur ses traces, aussi agile dans les sillons hérissés
d'une paille fraîchement moissonnée, raide et blessante, qu'elle l'avait
été dans le fourré du parc. Au bout du champ, Lémor franchit une
nouvelle clôture et se trouva dans un chemin couvert qui descendait
rapidement. Il n'y avait pas fait dix pas qu'il entendit derrière lui le
spectre criant toujours d'une voix étouffée: _Paul! Paul! pourquoi t'en
vas-tu_?

Cette course avait quelque chose de fantastique qui s'emparait de plus
en plus de l'imagination de Lémor. Il avait pu, en se dégageant de
l'étreinte de la folle, distinguer vaguement par la nuit claire et
constellée, cette apparition bizarre, cette face cadavéreuse, ces bras
étiques couverts de blessures, ces longs cheveux noirs flottants sur des
haillons ensanglantés. Il ne lui était pas venu à l'esprit que cette
malheureuse créature fût aliénée. Il se croyait poursuivi par une amante
jalouse, folle pour le moment puisqu'elle s'obstinait à le prendre pour
un autre. Il hésita s'il ne s'arrêterait pas pour lui parler et la
détromper; mais comment alors expliquer sa présence dans la
garenne? Lui, inconnu, et se glissant dans l'ombre comme un voleur,
n'éveillerait-il pas, dès le début, d'étranges soupçons à la ferme, et
ne devait-il pas éviter, par-dessus tout, de marquer son apparition dans
le pays par une aventure scandaleuse ou ridicule?

Il se décida donc à courir encore, et cet exercice étrange dura près
d'une demi-heure sans interruption. Le cerveau de Lémor s'échauffait
malgré lui, et, par instants, il se sentait devenir fou lui-même, en
voyant l'obstination inconcevable et la rapidité surnaturelle du fantôme
acharné à sa poursuite. Cela pouvait se comparer à ce qu'on raconte des
willies et des fées malfaisantes de la nuit.

Enfin Lémor trouva la Vauvre au fond du vallon, et, quoique baigné de
sueur, il allait s'y jeter à la nage, comptant que cet obstacle mis
entre lui et le spectre le délivrerait enfin, lorsqu'il entendit
derrière lui un cri horrible, déchirant, et qui fit passer un froid
subit dans tout son être. Il se retourna et ne vit plus rien. La folle
avait disparu.

[Illustration: Les _cornemuseux_ arrivent en jouant.]

La premier mouvement de Henri fut de profiter de ce qui pouvait n'être
qu'un moment de répit pour s'éloigner davantage et faire perdre
entièrement ses traces. Mais ce cri affreux lui laissait une impression
trop pénible. Était-ce bien cette femme qui l'avait fait entendre? Le
son n'avait presque rien d'humain, et cependant quelle douleur, quel
désespoir atroce il semblait exprimer! Se serait-elle grièvement blessée
en tombant? pensa Lémor; ou bien, en me perdant de vue derrière ces
saules, a-t-elle cru que je m'étais noyé? Est-ce un cri d'agonie ou de
terreur? Ou bien est-ce la rage de n'avoir pu me suivre jusque dans
l'eau, où elle peut présumer que je me suis jeté?

Mais si elle-même était tombée dans quelque fossé, dans un précipice que
je n'aurai pas vu en courant? Si cette malencontreuse rencontre coûtait
la vie à une infortunée? Non, quoi qu'il puisse en résulter, il est
impossible que je l'abandonne aux horreurs de l'agonie.

Lémor retourna sur ses pas et chercha l'inconnue sans la trouver. Le
chemin rapide qu'il avait parcouru côtoyait l'extrémité de la garenne;
il y avait là de hauts buissons de clôture et point de fossé; aucune
mare, aucun puisard où elle eut pu se noyer. Le chemin sablonneux ne
portait point, autant que Lémor put le distinguer, les traces de la
chute d'un corps. Il cherchait toujours, se perdant en conjectures,
lorsqu'il entendit siffler à plusieurs reprises, comme pour appeler un
chien. D'abord il y fit peu d'attention, tant il était ému et préoccupé
de son aventure. Mais, enfin il se souvint que c'était le signal convenu
avec le meunier, et, désespérant de retrouver sa _poursuiveuse_, il
répondit par un autre sifflement à l'appel du Grand-Louis.

--Vous avez le diable au corps, lui dit ce dernier à voix basse quand
ils se furent rejoints dans la garenne, d'aller vous promener si loin,
quand je vous avais recommandé de ne pas bouger! Voilà un quart d'heure
que je vous cherche dans ce bois, n'osant vous appeler trop fort et
perdant patience.... Mais comme vous voilà fait! tout haletant et tout
déchiré! Le diable m'emporte, ma blouse a passé un mauvais quart d'heure
sur vos épaules, à ce que je vois. Mais parlez donc, vous avez l'air
d'un lapin _battu de l'oiseau_, ou plutôt d'un homme poursuivi par le
follet.

--Vous l'avez dit, mon ami. Ou ce que Jeannie raconte des lutins
nocturnes de la Vallée-Noire a un fond de réalité inexplicable, ou j'ai
eu une hallucination. Mais il y a une heure, je crois (peut-être un
siècle, je n'en sais rien!), que je me débats contre le diable.

--Si vous ne buviez pas obstinément de l'eau claire à tous vos repas,
répondit le meunier, je penserais que vous vous êtes mis justement
dans la disposition où il faut être pour rencontrer la _Grand'Bête, la
levrette blanche_, ou _Georgeon, le meneur des loups_. Mais vous êtes un
homme trop savant et trop raisonnable pour croire à ces histoires-là.
Il faut donc qu'il vous soit arrivé quelque chose. Un chien enragé,
peut-être?

--Pire que cela, dit Lémor en reprenant ses esprits peu à peu; une femme
enragée, mon ami! une sorcière qui courait plus vite que moi et qui a
disparu, je ne sais comment, au moment où j'allais me jeter à l'eau pour
m'en débarrasser.

--Une femme? oh! oh! et que disait-elle?

--Elle me prenait pour un certain Paul qui lui tient fort au coeur, à ce
qu'il paraît.

--Je m'en doutais, c'est cela! c'est la folle du château. Faut-il que je
sois étourdi de ne pas avoir prévu que vous pouviez la rencontrer ici?
Vrai, cela m'était sorti de la tête! Nous sommes si accoutumés à la voir
trotter le soir comme une vieille belette, que nous n'y faisons plus
d'attention. Et pourtant, c'est un malheur à fendre le coeur quand on y
songe! Mais comment diable s'est-elle mise après vous? Elle a coutume
de s'enfuir quand elle voit venir de son côté. Il faut que son mal ait
empiré depuis peu; la dose était, pourtant assez bonne comme cela,
pauvre fille!

--Quelle est donc cette infortunée créature?

--On vous contera cela plus tard. Doublons le pas, s'il vous plaît! vous
avez l'air _vanné_ de fatigue.

--Je crois que je me suis brisé les genoux en tombant.

--Pourtant, il y a là au bout du sentier _quelqu'un_ qui s'impatiente à
vous attendre, dit le meunier en baissant la voix encore plus.

--Oh! s'écria Lémor, je me sens plus léger que le vent de la nuit!

Et il se mit à courir.

--Doucement! dit le meunier en le retenant. Ne courez que sur l'herbe.
Pas de bruit! Elle est là sous ce grand arbre. Ne quittez pas l'endroit.
Je vas faire la ronde tout autour en cas de surprise.

--Y a-t-il donc quelque danger pour elle à venir ici? dit Lémor effrayé.

--Si je le pensais, je l'aurais bien empêchée d'y venir! Ils sont
tous occupés, au château neuf de la fête de demain. Mais quand je ne
servirais qu'à écarter la folle, s'il lui prend fantaisie de revenir
vous tourmenter!

Henri, tout à son bonheur, oublia tout le reste, et alla se précipiter
aux pieds de Marcelle, qui l'attendait sous un massif de chênes, dans
l'endroit le moins fréquenté du bois.

Aucune explication ne trouva place dans leur première expansion. Chastes
et retenus, comme ils l'avaient toujours été, ils éprouvaient pourtant
une ivresse qu'aucune parole humaine n'eût pu exprimer à leur gré. Ils
étaient comme stupéfaits de se revoir si tôt, après avoir cru presque à
une éternelle séparation, et cependant ils ne cherchaient pas à se faire
comprendre l'un à l'autre tout ce qui s'était passé en eux pour
les amener à rétracter si vite tous leurs projets de courage et de
sacrifice. Ils devinaient bien mutuellement quelles souffrances
inacceptables et quel entraînement irrésistible les avaient forcés à
courir l'un vers l'autre, au moment où ils venaient de jurer de se fuir.

--Insensé! qui voulais me quitter pour toujours! disait Marcelle en
abandonnant sa belle main à Lémor.

--Cruelle! qui voulais me bannir pour un an! répondit Henri en couvrant
cette main de ses lèvres embrasées.

Et Marcelle comprenait bien que sa résolution d'un an de courage avait
été plus sincère à ses propres yeux que l'exil éternel auquel Lémor
avait essayé de se condamner.

--Aussi quand ils purent se parler, effort dont ils ne furent capables
qu'après s'être longtemps regardés dans le silence du ravissement,
Marcelle revint-elle la première à ce dessein vraiment louable.

Lémor, dit-elle, ceci n'est qu'un rayon de soleil entre deux nuages. Il
faut obéir à la loi du devoir. Quand même nous ne rencontrerions ici
aucun obstacle à la sécurité de nos relations, il y aurait quelque chose
de profondément irréligieux à nous réunir si vite, et nous devons nous
revoir à cette heure pour la dernière fois jusqu'à l'expiration de
mon deuil. Dites-moi que vous m'aimez et que je serai votre femme, et
j'aurai toute la force nécessaire pour vous attendre.

--Ne me parlez pas de séparation maintenant! dit Lémor avec impétuosité.
Oh! laissez-moi savourer cet instant qui est le plus beau de ma vie.
Laissez-moi oublier ce qui était hier, et ce qui sera demain. Voyez
comme cette nuit est douce, comme ce ciel est beau! Comme ce lieu-ci est
tranquille et embaumé! Vous êtes là! c'est bien vous, Marcelle, ce
n'est pas votre ombre! Nous sommes là tous les deux! Nous nous sommes
retrouvés par hasard et involontairement! Dieu l'a voulu et nous avons
été si heureux d'obéir, _tous les deux_! vous aussi, Marcelle! autant
que moi? Est-ce possible! non, je ne rêve pas, car vous êtes ici, près
de moi! avec moi! seuls! heureux! nous nous aimons tant! nous n'avons
pas pu nous quitter, nous ne le pouvons pas, nous ne le pourrons jamais!

--Et pourtant, ami....

--Je sais! je sais ce que vous voulez dire. Demain, un autre jour, vous
m'écrirez, vous me ferez dire votre volonté. J'obéirai, vous le savez
bien! Pourquoi m'en parlez-vous ce soir? pourquoi gâter ce moment qui
n'a pas eu son pareil dans toute ma vie? Laissez-moi me persuader qu'il
ne finira jamais. Marcelle, je vous vois! Oh! que je vous vois bien,
malgré la nuit! que vous êtes embellie depuis trois jours... depuis ce
matin, où vous étiez déjà si belle! Oh! dites-moi que votre main ne
sortira plus jamais de la mienne! je la tiens si bien!

--Ah! vous avez raison, Lémor! Soyons heureux de nous retrouver, et ne
pensons pas maintenant qu'il faudra se quitter... demain... un autre
jour.

--Oui, un autre jour, un autre jour! s'écria Henri.

--Faites-moi donc le plaisir du parler plus bas, dit le meunier en se
rapprochant. J'entends malgré moi tout ce que vous dites, monsieur
Henri!

Les deux amants restèrent pendant près d'une heure plongés dans une pure
extase, faisant les plus doux rêves d'avenir et parlant de leur bonheur,
comme s'il devait, non pas s'interrompre, mais commencer le lendemain.
La brise secouait sur eux les parfums de la nuit, et les étoiles
sereines passaient sur leurs têtes sans qu'ils voulussent s'apercevoir
de la marche inévitable du temps, qui ne s'arrête que dans le coeur des
amants heureux.

Mais le meunier, après avoir donné de loin plus d'un signe d'impatience,
vint les interrompre lorsque l'inclinaison des étoiles polaires lui
indiqua dix heures au cadran céleste.

--Mes amis, dit-il, impossible à moi de vous laisser là, et impossible
aussi de vous attendre un instant de plus. Je n'entends plus chanter
les bouviers dans la cour de la ferme, et les lumières s'éteignent aux
fenêtres du château neuf. Il n'y a plus que celle de mademoiselle Rose
qui brille; elle attend madame Marcelle pour se coucher. M. Bricolin
va venir faire sa ronde ici avec ses chiens, comme il fait toujours la
veille des jours de fête. Partons vite.

Lémor se récria: il ne faisait, disait-il, que d'arriver.

--C'est possible, dit le meunier; mais moi, savez-vous qu'il faut que
j'aille à la Châtre ce soir?

--Comment! pour mes affaires? dit Marcelle.

--S'il vous plaît! Je veux voir votre notaire avant qu'il se couche,
et je ne me soucie pas d'aller lui parler demain au jour pour que M.
Bricolin ait avis que je conspire contre lui.

--Mais, Grand-Louis, dit Marcelle, je ne veux pas que, pour moi, vous
risquiez...

--Assez, assez causé, répondit le meunier. Je veux faire ce qui me
plaît, moi.... Et tenez! j'entends aboyer les chiens jaunes! Rentrez
dans le pré, madame Marcelle, et nous, mon Parisien, prenons par le
chemin d'en haut, s'il vous plaît. Détalons!

Les amants se séparèrent sans se rien dire: ils craignaient trop de se
rappeler qu'ils devaient regarder cette entrevue comme la dernière.
Marcelle n'avait pas la force de fixer un jour pour le départ de Henri,
et celui-ci, craignant qu'elle ne le fixât, se hâta de s'éloigner après
avoir dix fois baisé sa main en silence.

--Eh bien! qu'avez-vous décidé? lui demanda le meunier, lorsqu'ils
eurent gagné la lisière du parc.

--Rien, mon ami, dit Lémor. Nous n'avons parlé que de notre bonheur....

--Futur; mais le présent?

--Il n'y a pas de présent, pas d'avenir. Tout cela, c'est la même chose
quand on s'aime.

--Voilà que vous battez la campagne. J'espère pourtant que vous allez
vous tenir tranquille et ne pas trop me faire _trimer_ la nuit dans les
bois avec des transes mortelles. Allons, mon garçon, vous voilà dans
votre chemin. Vous saurez bien retourner tout seul à Angibault?

--Parfaitement. Mais ne voulez-vous pas que je vous accompagne à la
ville où vous allez?

--Non, c'est trop loin. L'un de nous deux serait à pied et retarderait
l'autre, à moins de faire à la mode du pays et de monter tous deux sur
Sophie; mais la pauvre bête a _trop d'âge_, et, d'ailleurs, elle n'a pas
encore soupé. Je m'en vas la chercher à un arbre où je l'ai attachée
là-bas après avoir fait mine de reprendre le chemin du moulin.
Savez-vous que ça m'a donné du souci, de laisser comme ça cette pauvre
Sophie à la garde de Dieu? Je l'ai bien cachée dans les branches;
mais si quelque vagabond, comme il en vient de toutes sortes pour
l'Assemblée, s'était avisé de me la dénicher! Pendant que vous
roucouliez là-bas, Sophie me trottait dans la tête!...

--Allons ensemble la chercher!

--Non pas, non pas! vous êtes toujours prêt à retourner du côté du
château, vous! je le vois bien! Allez-vous-en dire à ma mère de se
coucher sans inquiétude; je rentrerai peut-être un peu tard. M.
Tailland, le notaire, voudra me garder à souper. C'est un bon vivant,
un fin gourmand et un aimable homme. J'aurai comme ça le temps de lui
parler des affaires de Blanchemont, et Sophie mangera son picotin chez
lui sans demander de consultation.

Lémor n'insista pas pour accompagner son ami. Quelque affection et
quelque reconnaissance que le bon meunier lui inspirât, il préférait
être seul, après les émotions de la soirée. Il avait besoin de penser à
Marcelle sans préoccupation, et de recommencer, en se le retraçant, le
doux songe qu'il venait de faire à ses pieds. Il reprit donc le chemin
d'Angibault à peu près comme un somnambule retrouve celui de son lit.
J'ignore s'il suivit bien la route, s'il traversa la rivière sur le
pont, s'il ne fit pas le double de son étape, s'il ne s'oublia pas
maintes fois au bord des fontaines. La nuit était pleine de volupté, et,
depuis le coq qui jetait sa fanfare aux échos des chaumières jusqu'au
grillon qui chuchotait mystérieusement dans les herbes, tout lui
semblait répéter, en triomphe comme en secret, le nom chéri de Marcelle.

Mais en arrivant au moulin, il se sentit tellement brisé de fatigue,
qu'aussitôt après avoir averti la bonne meunière de ne pas attendre son
fils, il alla se jeter sur le petit lit que Louis lui avait fait dresser
dans sa propre chambre. La Grand'Marie ayant bien recommandé a Jeannie
de ne pas trop faire attendre son maître pour se réveiller, quand il
faudrait mettre Sophie à l'étable, alla reposer aussi. Mais la tendresse
maternelle ne dort que d'un oeil, et l'orage s'étant élevé, la bonne
femme s'éveilla en sursaut à tous les roulements de tonnerre qui
passaient sur la vallée, croyant entendre son fils frapper à la porte de
Jeannie, qui couchait dans le moulin. Quand le jour parut, elle se leva
avec précaution et alla lui recommander de ne pas faire trop de bruit,
parce que Grand-Louis, étant sans doute rentré tard, devait avoir besoin
de dormir un peu plus que de coutume. Elle fut donc fort surprise et
presque effrayée lorsque Jeannie lui répondit que son maître n'était pas
encore rentré.

--Pas possible! dit-elle. Il ne découche jamais quand il ne va qu'à
Blanchemont.

--Ah! bah! notre maîtresse, c'est la veille de la fête. Personne ne
dort là-bas. Les cabarets sont ouverts toute la nuit. Les _cornemuseux_
arrivent en jouant leurs plus belles marches. Ça met le coeur en danse.
On voudrait déjà être au lendemain; on ne songe pas à se coucher, on
a peur de se réveiller trop tard et de perdre un _tant si peu de la
divertissance_. Notre maître se sera amusé, il aura fait nuit blanche.

--Le maître ne passe pas ses nuits au cabaret, répondit la meunière en
secouant la tète, après avoir ouvert la porte de l'écurie pour bien voir
si Sophie n'était pas au râtelier. Je croyais, ajouta-t-elle, qu'il
serait rentré sans vouloir te réveiller, Jeannie. Ça lui coûte; il aime
mieux se servir lui-même que de déranger un enfant comme toi qui dors
_à pleins yeux_. Mais lui n'a pas dormi! Il a bien fatigué aussi
avant-hier, il a été loin. Il s'est couché tard l'autre nuit, et
celle-ci, pas du tout!...

La meunière alla faire sa toilette du dimanche avec un profond soupir.
_Scélérate_ d'amour! pensait-elle, c'est là ce qui le tourmente et le
tient sur pied le jour et la nuit. Comment tout ça finira-t-il pour lui?




QUATRIÈME JOURNÉE.



XXV.

SOPHIE.

La bonne meunière était plongée dans de tristes pensées, et, suivant
l'habitude de quelques vieillards, elle les exprimait tout haut, en
allant de son armoire à son dressoir, occupée machinalement de préparer
son corsage antique à longues basques et le tablier d'indienne à
carreaux qu'elle gardait précieusement depuis sa jeunesse, l'estimant
beaucoup parce qu'il avait coûté dans ce temps-là quatre fois plus
qu'une étoffe plus belle ne coûte aujourd'hui.

--Ne vous faites pas de chagrin, ma mère, dit le Grand-Louis qui
l'écoutait du seuil de la porte où il venait d'arriver sans qu'elle
l'aperçût; tout cela finira comme ça pourra; mais votre fils tâchera
toujours de vous rendre heureuse.

--Eh! mon pauvre enfant, je ne te voyais pas! dit la meunière un peu
honteuse encore à son âge d'être surprise par son fils avec ses
longs cheveux gris déroulés sur ses épaules; car les paysannes de la
Vallée-Noire mettaient, de son temps, une extrême pudeur à ne jamais
montrer leur chevelure. Mais la Grand'Marie oublia bientôt ce mouvement
de pruderie surannée en voyant le désordre et la pâleur du meunier.

--Jésus, mon Dieu! dit-elle en joignant les mains, comme le voilà
fatigué! On dirait que tu as reçu toute la pluie de cette nuit! Eh!
vraiment! tu es encore tout humide. Va donc vite te changer. Comment
donc n'as-tu pas trouvé une maison pour te mettre à l'abri? Et quelle
mauvaise mine tu as ce matin! Ah! mon pauvre enfant, on dirait que tu
veux te rendre malade!

--Eh non! mère, ne vous tourmentez donc pas comme ça! dit le meunier en
s'efforçant de prendre son air de gaieté habituelle. J'ai passé la nuit
à l'abri chez des amis... des gens à qui j'avais affaire et qui m'ont
fait bien souper. Je ne me suis mouillé qu'un peu tantôt, parce que je
suis revenu à pied.

--A pied! et qu'as-tu donc fait de Sophie?

--Je l'ai prêtée à,... _chose_... de _là-bas_....

--Qui donc, chose de là-bas?...

--Vous savez bien? Bah! Je vous dirai ça plus tard. Si vous voulez
aller à l'Assemblée, je prendrai la petite noire, et je vous mènerai en
croupe.

--Tu as tort de prêter Sophie, mon enfant. C'est une bête qui n'a pas
sa pareille et qui mériterait d'être épargnée. J'aimerais mieux te voir
prêter les deux autres.

--Et moi aussi. Mais que voulez-vous? ça s'est trouvé comme ça.
Allons, mère, je vais m'habiller, et quand vous voudrez partir, vous
m'appellerez.

--Non, non, je vois bien que tu n'as pas _goûté de dormir_ cette nuit,
et je veux que tu ailles faire un somme. Nous avons encore du temps de
reste jusqu'à l'heure de la messe. Ah! Grand-Louis, quelle mine, quelle
mine! ça ne vaut rien de courir comme ça!

--Soyez tranquille, mère, je ne me sens pas malade, et ça ne
recommencera pas souvent. Il faut bien s'étourdir un peu quelquefois.

Et le meunier, encore plus triste d'affliger sa mère dont l'inquiétude
et le mécontentement ne s'exprimaient jamais qu'avec une extrême douceur
et une sage retenue, alla se jeter sur son lit avec un certain mouvement
de colère qui réveilla Lémor.

--Vous vous levez déjà? lui dit ce dernier en se frottant les yeux.

--Non pas, je me couche avec votre agrément, répondit le meunier qui
remuait son lit à coups de poing.

--Ami! vous avez du chagrin, reprit Lémor, réveillé tout à fait par les
signes non équivoques de la rage intérieure du Grand-Louis.

--Du chagrin? oui, Monsieur, j'en conviens, peut-être plus que ne vaut
la chose; mais enfin, ça me fait plus de peine que je ne voudrais, je ne
peux pas m'en empêcher.

Et de grosses larmes roulaient dans les yeux fatigués du meunier.

--Mon ami! s'écria Lémor en sautant à bas de son lit et en s'habillant à
la hâte, il vous est arrivé un malheur cette nuit, je le vois bien!
Et moi je dormais là tranquillement! Mon Dieu, que puis-je faire? où
dois-je courir?

--Ah! ne courez pas, c'est inutile, dit Grand-Louis en haussant les
épaules, comme s'il eût rougi de sa faiblesse, j'ai assez couru cette
nuit pour rien, et me voilà sur les dents... pour une bêtise, après
tout! mais que voulez-vous, on s'attache aux animaux comme aux gens, et
on regrette un vieux cheval comme un vieux ami. Vous ne comprendriez pas
ça, vous autres gens de la ville; mais nous, bonnes gens de paysans,
nous vivons avec les bêtes, dont nous ne différons guère!

--Et vous avez perdu Sophie, je comprends.

--Perdu, oui; c'est-à-dire qu'on me l'a volée.

--Peut-être hier dans la garenne?

--Précisément. Vous souvenez-vous que j'en avais comme un mauvais
présage dans la tête! Quand vous m'avez eu quitté, je suis retourné dans
un endroit où je l'avais bien cachée, et d'où la pauvre bête, patiente
comme un mouton, ne se serait certainement pas détachée.... De sa vie
elle n'a cassé bride ni licou. Eh bien! Monsieur, cheval et bride, tout
avait disparu. J'ai cherché, j'ai couru, rien! Avec ça que je n'osais
pas trop la demander, surtout à la ferme; ça aurait donné à penser! On
m'aurait demandé à moi-même comment, étant parti monté sur ma bête,
je l'avais perdue en route. On aurait cru que j'étais ivre, et madame
Bricolin n'aurait pas manqué de rapporter devant mademoiselle Rose que
j'avais eu quelque vilaine aventure indigne d'un homme qui ne pense
qu'à elle au monde. J'ai cru d'abord que quelqu'un avait voulu me faire
niche. Je suis entré dans toutes les maisons. Tout le bourg quasiment
était encore sur pied. J'ai flâné chez l'un, chez l'autre, sans faire
semblant de rien. Je suis entré dans toutes les écuries, et même dans
celle du château sans qu'on m'ait aperçu: point de Sophie! Blanchemont
est, à cette heure, rempli de gens de toute farine, et il se sera
certainement trouvé dans le nombre quelque rusé coquin qui étant venu à
pied, s'en est retourné à cheval en se disant que la fête a été assez
bonne pour lui avant de commencer, sans qu'il soit besoin d'en voir
davantage. Allons, il n'y faut plus penser. Heureusement qu'au milieu de
tout cela, je n'ai pas trop perdu la tête. J'ai été de mon pied léger à
la Châtre. J ai vu mon notaire; il était un peu tard, il avait fini de
souper, et la digestion le rendait un peu lourd; mais il sera tantôt à
la fête, il me l'a promis. En le quittant, j'ai encore fureté partout et
battu les buissons comme un chasseur de nuit. J'ai trotté par la pluie
et le tonnerre jusqu'au jour, espérant toujours que je découvrirais mon
larron caché quelque part. Inutile! Je ne veux pas faire _tambouriner_
mon accident, ça ferait du scandale, et si l'on en venait à une enquête,
nous serions propres, avec cette histoire de cheval caché dans la
garenne et abandonné là pendant une heure sans que je puisse expliquer
pourquoi et comment. Je l'avais mis bien loin de votre rendez-vous, afin
que s'il venait à remuer un peu, le bruit n'attirât pas l'attention de
votre côté. Pauvre Sophie! J'aurais dû me fier à son bon sens. Elle
n'aurait pas bougé!

--Ainsi, c'est moi qui suis la cause de celle mésaventure! Grand-Louis,
j'en ai plus de chagrin que vous, et vous me permettrez certainement de
vous indemniser autant qu'il me sera possible.

--Taisez-vous, Monsieur; je me moque bien du peu d'argent que la vieille
bête pouvait valoir en foire! Croyez-vous que pour une centaine de
francs j'aurais tant de souci? Oh! non pas: ce que je regrette, c'est
elle, et non pas son prix, elle n'en avait pas pour moi. Elle était si
courageuse, si intelligente, elle me connaissait si bien! Je suis sûr
qu'à l'heure qu'il est elle pense à moi, et regarde de travers celui qui
la soigne. Pourvu au moins qu'il la soigne bien! Si j'en étais sûr, j'en
serais quasi consolé. Mais il la pansera à coups de manche de fouet, et
il la nourrira avec des cosses de châtaignes! Car ça doit être quelque
filou marchois qui l'emmènera dans sa montagne pâturer dans un champ de
pierres, au lieu de son joli petit pré au bord de l'eau, où elle vivait
si bien et où elle faisait encore la folle avec les jeunes pouliches,
tant elle s'y sentait de bonne humeur à la vue de la verdure. Et ma
mère! c'est elle qui en aura du regret! avec cela que je ne pourrai
jamais lui expliquer comment ce malheur-là m'est arrivé. Je n'ai pas
encore eu le courage de le lui dire. N'en parlez donc pas jusqu'à ce
que j'aie trouvé dans ma cervelle quelque histoire pour lui rendre la
nouvelle moins amère.

Il y avait dans les regrets naïfs du meunier quelque chose de comique et
de touchant à la fois, et Lémor, désolé d'être la cause de son chagrin,
s'en affecta tellement lui-même que le bon Louis s'efforça de l'en
consoler.

--Allons, allons, dit-il, c'est assez de niaiseries comme cela pour une
créature à quatre pieds. Je sais bien que ce n'est pas votre faute, et
je n'ai pas eu un instant la pensée de vous le reprocher. Que ça ne gâte
pas le souvenir de votre bonheur, l'ami! c'est bien peu de chose au
prix d'une si belle soirée que vous passiez pendant ce temps-là! Et si
j'avais jamais un rendez-vous avec Rose, moi, je me soucierais bien
d'aller toute ma vie à cheval sur un manche à balai! N'allez pas parler
de cela à madame Marcelle; elle serait capable de me donner un cheval
de mille francs, et vrai, cela me ferait de la peine. Je ne veux plus
m'attacher aux bêtes. Il y a bien assez de souci comme ça dans la vie
avec les gens! vous, dis-je; pensez à vos amours et faites-vous beau,
mais toujours paysan, pour aller à la fête, car il faut bien que l'on
s'habitue un peu à votre figure dans le pays. Ça vaudra mieux que de
vous cacher, ce qui donnerait des soupçons tout de suite. Vous verrez
madame Marcelle; vous ne lui parlerez pas, par exemple! D'ailleurs, vous
n'aurez pas l'occasion, elle ne dansera pas: elle est en grand deuil!...
mais Rose n'y est pas, jarnigué! et je compte bien danser avec elle
jusqu'à la nuit, à présent que le papa mignon y consent. Ça me fait
penser qu'il faut que je dorme une couple d'heures pour n'avoir pas
l'air d'un déterré. Ne vous chagrinez plus, dans cinq minutes vous allez
m'entendre ronfler.

Le meunier tint parole et quand, vers dix heures, on lui amena sa jument
noire, beaucoup plus belle, mais moins aimée que Sophie, quand revêtu de
sa veste de drap fin des dimanches, le menton bien rasé, le teint clair
et l'oeil brillant, il serra sa monture robuste dans ses grandes jambes,
la meunière en s'asseyant derrière lui à l'aide d'une chaise et du
bras de Lémor, ressentit un mouvement d'orgueil d'être la mère du beau
farinier.

On n'avait guère mieux dormi à la ferme qu'au moulin, et nous sommes
forcés de revenir un peu sur nos pas pour mettre le lecteur au courant
des événements qui s'y passèrent la nuit qui précéda la fête.

Lémor, partagé entre l'agitation pénible que lui avait causé son étrange
rencontre avec la folle, et la joie enivrante de revoir Marcelle,
n'avait pas remarqué, dans la garenne, que le meunier n'était pas
beaucoup plus calme que lui. Grand-Louis avait trouvé la cour de la
ferme remplie de mouvement et de tumulte. Deux pataches et trois
cabriolets, qui avaient apporté dans leurs flancs solides toute la
parenté des Bricolin, reposaient inclinés sur leurs bras fatigués le
long des étables et des fumiers. Toutes les pauvres voisines, avides de
gagner un mince salaire, avaient été mises en réquisition pour aider à
préparer le souper de ces hôtes plus nombreux et plus affamés qu'on ne
s'y attendait au château neuf. M. Bricolin, plus vain de montrer son
opulence que contrarié des frais qu'elle allait entraîner, était de la
meilleure humeur. Ses filles, ses fils, ses cousines, ses neveux et ses
gendres, venaient, chacun à son tour, lui demander à l'oreille quel jour
on pendrait la crémaillère au vieux château restauré et rebadigeonné,
avec le chiffre des Bricolin en guise d'écusson sur la porte.--Car
enfin tu vas être seigneur et maître de Blanchemont, lui disait-on pour
refrain banal, et tu administreras un peu mieux la fortune que tous ces
comtes et barons auxquels tu vas succéder, à la plus grande gloire de
l'aristocratie nouvelle, de la noblesse des bons écus. Bricolin était
donc ivre d'orgueil, et, tout en répondant avec un sourire malicieux
à ses chers parents: «Pas encore, pas encore! Peut-être jamais!» il
prenait avec délices toute l'importance d'un seigneur châtelain. Il ne
regardait plus à la dépense, il donnait des ordres à ses valets, à sa
mère, à sa fille et à sa femme d'une voix tonnante et en gonflant son
gros ventre jusqu'au menton. Toute la maison était bouleversée, la mère
Bricolin plumait des poulets, à peine morts, par douzaine, et madame
Bricolin, qui avait été d'abord d'une humeur massacrante en gouvernant
le tumulte de la cuisine, commençait à s'égayer aussi à sa manière,
en voyant le repas copieux, les chambres préparées et ses hôtes ravis
d'admiration. Ce fut à la faveur de tout ce désordre que le meunier
put facilement parler à Marcelle, et qu'elle-même, s'excusant par une
migraine, avait pu se soustraire au souper et aller rejoindre, pendant
ce festin, Lémor au fond de la garenne.

Rose, elle-même, tandis qu'on mettait le couvert, avait trouvé plus
d'un excellent prétexte pour errer dans la cour et pour dire en passant
quelques paroles amicales au Grand-Louis, suivant sa coutume. Mais sa
mère, qui ne la perdait guère de vue, avait trouvé de son côté un moyen
d'éloigner promptement le meunier. Forcée de se soumettre aux ordres de
son mari, qui lui avait impérativement enjoint de ne pas faire mauvaise
mine à ce dernier, elle avait imaginé, pour assouvir sa haine et pour
faire honte à Rose de son amitié pour lui, de le ridiculiser auprès de
ses autres filles et de ses autres parentes, toutes assez malicieuses et
insolentes, les jeunes comme les vieilles. Elle leur avait rapidement
confié, à chacune en particulier, que ce bel esprit de village se
flattait de plaire à sa fille, que Rose n'en savait rien et n'y faisait
nulle attention; que M. Bricolin, n'y voulant pas croire, le traitait
avec beaucoup trop de bonté; mais qu'elle possédait de bonne source un
fait curieux: à savoir, que _le beau farinier_, la coqueluche de toutes
les filles de mauvaise vie de la campagne, s'était maintes fois vanté de
plaire à la plus riche bourgeoise qu'il lui conviendrait de courtiser, à
celle-ci tout aussi bien qu'à celle-là.... Et là-dessus, madame Bricolin
nommait les personnes présentes, et riait d'une manière acre et
méprisante en retroussant son tablier et mettant le poing sur sa hanche.

De la partie féminine de la famille, la confidence avait promptement
passé, de bouche en bouche et d'oreille en oreille, à tous les Bricolin
de l'autre sexe, si bien que Grand-Louis, qui ne songeait qu'à s'en
aller rejoindre Lémor, se vit bientôt assailli d'épigrammes si plates
qu'elles étaient incompréhensibles, et accompagné, dans sa retraite, de
rires mal étouffés et de chuchotements de la dernière impertinence. Ne
concevant rien à la gaieté qu'il excitait, il était sorti de la ferme
inquiet, soucieux, et plein de mépris pour le gros sel de messieurs les
bourgeois de campagne rassemblés à Blanchemont ce soir-là.

D'après la recommandation de madame Bricolin, on eut soin que M.
Bricolin ne s'aperçût pas de la conspiration, et on se donna parole pour
persécuter le meunier le lendemain en présence de Rose. C'était, disait
sa mère, une nécessité d'humilier ce manant sous ses yeux, afin qu'elle
apprit à ne pas trop écouter son bon coeur, et à tenir les paysans à
distance.

Après le souper, on fit venir les ménétriers et on dansa dans la cour
par anticipation du lendemain. C'était dans un intervalle de repos que
le meunier, inquiet et pressé de se rendre à la Châtre, avait assuré que
la soirée de plaisir était close au château neuf, et qu'il avait forcé
les deux amants à se séparer beaucoup plus tôt qu'ils ne l'eussent
souhaité.

Lorsque Marcelle revint à la ferme, on avait recommencé à se divertir,
et, se sentant le même besoin de solitude et de rêverie qui avait
emporté Lémor dans les traînes de la Vallée-Noire, elle retourna dans la
garenne et s'y promena lentement jusqu'à minuit. Le son de la cornemuse,
uni à celui de la vielle, écorche un peu les oreilles de près; mais,
de loin, cette voix rustique qui chante parfois de si gracieux motifs
rendus plus originaux par une harmonie barbare, a un charme qui pénètre
les âmes simples et qui fait battre le coeur de quiconque en a été
bercé dans les beaux jours de son enfance. Cette forte vibration de
la musette, quoique rauque et nasillarde, ce grincement aigu et ce
_staccato_ nerveux de la vielle sont faits l'un pour l'autre et se
corrigent mutuellement. Marcelle les écouta longtemps avec plaisir, et,
remarquant que l'éloignement leur donnait de plus en plus de charme,
elle se trouva à l'extrémité de la garenne, perdue dans le rêve d'une
vie pastorale! dont on pense bien que son amour faisait tous les frais.
                
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