George Sand
[Illustration]
LE MEUNIER D'ANGIBAULT
NOTICE
Ce roman est, comme tant d'autres, le résultat d'une promenade, d'une
rencontre, d'un jour de loisir, d'une heure de _far niente_. Tous ceux
qui ont écrit, bien ou mal, des ouvrages d'imagination ou même de
science, savent que la vision des choses intellectuelles part souvent
de celle des choses matérielles. La pomme qui tombe de l'arbre fait
découvrir à Newton une des grandes lois de l'univers. A plus forte
raison le plan d'un roman peut-il naître de la rencontre d'un fait ou
d'un objet quelconque. Dans les oeuvres du génie scientifique, c'est
la réflexion qui tire du fait même la raison des choses. Dans les plus
humbles fantaisies de l'art, c'est la rêverie qui habille et complète
ce fait isolé. La richesse ou la pauvreté de l'oeuvre n'y fait rien. Le
procédé de l'esprit est le même pour tous.
Or, il y a dans notre vallée un joli moulin qu'on appelle Angibault,
dont je ne connais pas le meunier, mais dont j'ai connu le propriétaire.
C'était un vieux monsieur, qui, depuis sa liaison à Paris avec _M. de
Robespierre_ (il l'appelait toujours ainsi), avait laissé croître autour
de ses écluses tout ce qui avait voulu pousser: l'aune et la ronce,
le chêne et le roseau. La rivière, abandonnée à son caprice, s'était
creusé, dans le sable et dans l'herbe, un réseau de petits torrents
qu'aux jours d'été, dans les eaux basses, les plantes fontinales
couvraient de leurs touffes vigoureuses. Mais le vieux monsieur est
mort; la cognée a fait sa besogne; il y avait bien des fagots à tailler,
bien des planches à scier dans cette forêt vierge en miniature. Il y
reste encore quelques beaux arbres, des eaux courantes, un petit bassin
assez frais, et quelques buissons de ces ronces gigantesques qui sont
les lianes de nos climats. Mais ce coin de paradis sauvage que mes
enfants et moi avions découvert en 1844, avec des cris de surprise et de
joie, n'est plus qu'un joli endroit comme tant d'autres.
Le château de _Blanchemont_ avec son paysage, sa garenne et sa ferme,
existe tel que je l'ai fidèlement dépeint; seulement il s'appelle
autrement, et les Bricolin sont des types fictifs. La folle qui joue
un rôle dans cette histoire, m'est apparue ailleurs: c'était aussi une
folle par amour. Elle fit une si pénible impression sur mes compagnons
de voyage et sur moi, que malgré vingt lieues de pays que nous
avions faites pour explorer les ruines d'une magnifique abbaye de la
renaissance, nous ne pûmes y rester plus d'une heure. Cette malheureuse
avait adopté ce lieu mélancolique pour sa promenade machinale,
constante, éternelle. La fièvre avait brûlé l'herbe sous ses pieds
obstinés, la fièvre du désespoir!
GEORGE SAND.
Nohant, 5 septembre 1852.
A SOLANGE ***.
Mon enfant, cherchons ensemble.
PREMIERE JOURNÉE.
I.
INTRODUCTION.
Une heure du matin sonnait à Saint-Thomas-d'Aquin, lorsqu'une forme
noire, petite et rapide, se glissa le long du grand mur ombragé d'un de
ces beaux jardins qu'on trouve encore à Paris sur la rive gauche de la
Seine, et qui ont tant de prix au milieu d'une capitale. La nuit était
chaude et sereine. Les daturas en fleurs exhalaient de suaves parfums,
et se dressaient comme de grands spectres blancs sous le regard brillant
de la pleine lune. Le style du large perron de l'hôtel de Blanchemont
avait encore un vieux air de splendeur, et le jardin vaste et bien
entretenu rehaussait l'opulence apparente de cette demeure silencieuse,
où pas une lumière ne brillait aux fenêtres.
Cette circonstance d'un superbe clair de lune, donnait bien quelque
inquiétude à la jeune femme en deuil qui se dirigeait, en suivant
l'allée la plus sombre, vers une petite porte située à l'extrémité du
mur. Mais elle n'y allait pas moins avec résolution, car ce n'était pas
la première fois qu'elle risquait sa réputation pour un amour pur et
désormais légitime; elle était veuve depuis un mois.
Elle profita du rempart que lui faisait un massif d'acacias pour arriver
sans bruit jusqu'à la petite porte de dégagement qui donnait sur une rue
étroite et peu fréquentée. Presque au même moment, cette porte s'ouvrit,
et le personnage appelé au rendez-vous entra furtivement et suivit
son amante, sans rien dire, jusqu'à une petite orangerie où ils
s'enfermèrent. Mais, par un sentiment de pudeur non raisonné, la jeune
baronne de Blanchemont, tirant de sa poche une jolie et menue boîte de
cuir de Russie, fit jaillir une étincelle, alluma une bougie placée
et comme cachée d'avance dans un coin, et le jeune homme, craintif et
respectueux, l'aida naïvement à éclairer l'intérieur du pavillon. Il
était si heureux de pouvoir la regarder!
La serre était fermée de larges volets en plein bois. Un banc de jardin,
quelques caisses vides, des instruments d'horticulture, et la petite
bougie qui n'avait même pas d'autre flambeau qu'un pot à fleurs
demi-brisé, tel était l'ameublement et l'éclairage de ce boudoir
abandonné qui avait servi de retraite voluptueuse à quelque marquise du
temps passé.
Leur descendante, la blonde Marcelle, était aussi chastement et aussi
simplement mise que doit l'être une veuve pudique. Ses beaux cheveux
dorés tombant sur son fichu de crêpe noir étaient sa seule parure. La
délicatesse de ses mains d'albâtre et de son pied chaussé de satin,
étaient les seuls indices révélateurs de son existence aristocratique.
On eût pu d'ailleurs la prendre pour la compagne naturelle de l'homme
qui était à genoux auprès d'elle, pour une grisette de Paris; car il est
des grisettes qui ont au front une dignité de reine et une candeur de
sainte.
Henri Lémor était d'une figure agréable, plutôt intelligente et
distinguée que belle. Ses cheveux noirs et abondants assombrissaient sa
physionomie déjà brune et fort pâle. On voyait bien là que c'était un
enfant de Paris, fort par sa volonté, délicat par son organisation. Son
habillement, propre et modeste, n'annonçait que l'humble médiocrité; sa
cravate assez mal nouée révélait une grande absence de coquetterie ou
une habitude de préoccupation; ses gants bruns suffisaient à prouver que
ce n'était pas là, comme se seraient exprimés les laquais de l'hôtel de
Blanchemont, un homme fait pour être le mari ou l'amant de madame.
Ces deux jeunes gens, à peine plus âgés l'un que l'autre, avaient passé
plus d'une fois de doux instants dans le pavillon pendant les heures
mystérieuses de la nuit; mais, depuis un mois qu'ils ne s'étaient vus,
de grandes anxiétés avaient assombri le roman de leur amour. Henri Lémor
était tremblant et comme consterné. Marcelle de Blanchemont semblait
glacée de crainte. Il se mit à genoux devant elle comme pour la
remercier de lui avoir accordé un dernier rendez-vous; mais il se releva
bientôt sans lui rien dire, et son attitude était contrainte, presque
froide.
--Enfin!... lui dit-elle avec effort en lui tendant une main qu'il
porta à ses lèvres par un mouvement presque convulsif, et sans que sa
physionomie s'éclairât du moindre rayon de joie.
Il ne m'aime plus, pensa-t-elle en portant ses deux mains devant ses
yeux. Et elle resta muette et glacée d'effroi.
--_Enfin?_ répéta Lémor. N'est-ce pas _déjà_ que vous vouliez dire?
J'aurais dû avoir la force d'attendre plus longtemps; je ne l'ai pas
eue, pardonnez-moi.
--Je ne vous comprends pas! dit la jeune veuve en laissant retomber ses
mains avec accablement.
Lémor vit ses yeux humides, et se méprit sur la cause de son émotion.
--Oh! oui, reprit-il, je suis coupable; je vois à votre douleur les
remords que je vous cause. Ces quatre semaines m'ont paru si longues,
à moi, que je n'ai pas eu le courage de me dire que c'était trop peu!
Aussi, à peine vous avais-je écrit, ce matin, pour vous demander la
permission de vous voir, que je m'en suis repenti. J'ai rougi de
ma lâcheté, je me suis reproché les scrupules que je forçais votre
conscience à étouffer; et quand j'ai reçu votre réponse, si sérieuse et
si bonne, j'ai compris que la pitié seule me rappelait auprès de vous.
--Oh! Henri, que vous me faites de mal en parlant ainsi! Est-ce un
jeu, est-ce un prétexte? Pourquoi avoir demandé de me voir, si vous me
revenez avec si peu de bonheur et de confiance?
Le jeune homme tressaillit, et se laissant retomber aux pieds de sa
maîtresse:
--J'aimerais mieux de la hauteur et des reproches, dit-il; votre bonté
me tue!
--Henri! Henri! s'écria Marcelle, vous avez donc eu des torts envers
moi? Oh! vous avez l'air d'un criminel! Vous m'avez oubliée ou méconnue,
je le vois bien!
--Ni l'un, ni l'autre; pour mon malheur éternel, je vous respecte, je
vous adore, je crois en vous comme en Dieu, je ne puis aimer que vous
sur la terre!
--Eh bien! dit la jeune femme en jetant ses bras autour de la tête brune
du pauvre Henri, ce n'est pas un si grand malheur que de m'aimer ainsi,
puisque je vous aime de même. Écoutez, Henri, me voilà libre, je n'ai
rien à me reprocher. J'ai si peu souhaité la mort de mon mari, que
jamais je ne m'étais permis de penser à ce que je ferais de ma liberté
si elle venait à m'être rendue. Vous le savez, nous n'avions jamais
parlé de cela, vous n'ignoriez pas que je vous aimais avec passion, et
pourtant voici la première fois que je vous le dis aussi hardiment!
Mais, mon ami, que vous êtes pâle! vos mains sont glacées, vous
paraissez tant souffrir! Vous m'effrayez!
--Non, non, parlez, parlez encore, répondit Lémor succombant sous le
poids des émotions les plus délicieuses et les plus pénibles en même
temps.
--Eh bien, continua madame de Blanchemont, je ne peux pas avoir ces
scrupules et ces agitations de la conscience que vous redoutez pour moi.
Quand on me rapporta le corps sanglant de mon mari, tué en duel pour
une autre femme, je fus frappée de consternation et d'épouvante, j'en
conviens; en vous annonçant cette terrible nouvelle, en vous disant de
rester quelque temps éloigné de moi, je crus accomplir un devoir; oh!
si c'est un crime d'avoir trouvé ce temps bien long, votre obéissance
scrupuleuse m'en a assez punie! Mais depuis un mois que je vis retirée,
occupée seulement d'élever mon fils et de consoler de mon mieux les
parents de M. de Blanchemont, j'ai bien examiné mon coeur, et je ne le
trouve plus si coupable. Je ne pouvais pas aimer cet homme qui ne m'a
jamais aimée, et tout ce que je pouvais faire, c'était de respecter son
honneur. A présent, Henri, je ne dois plus à sa mémoire qu'un respect
extérieur pour les convenances. Je vous verrai en secret, rarement, il
le faudra bien!... jusqu'à la fin de mon deuil; et dans un an, dans deux
ans, s'il le faut....
--Eh bien! Marcelle, dans deux ans?
--Vous me demandez ce que nous serons l'un pour l'autre, Henri? Vous ne
m'aimez plus, je vous le disais bien!
Ce reproche n'émut point Henri. Il le méritait si peu! Attentif
jusqu'à l'anxiété à toutes les paroles de son amante, il la supplia de
continuer:
--Eh bien! reprit-elle en rougissant avec la pudeur d'une jeune fille,
ne voulez-vous donc pas m'épouser, Henri?
Henri laissa tomber sa tête sur les genoux de Marcelle, et resta
quelques instants comme brisé par la joie et la reconnaissance; mais
il se releva brusquement, et ses traits exprimaient le plus profond
désespoir.
--N'avez-vous donc pas fait du mariage une assez triste expérience?
dit-il avec une sorte de dureté. Vous voulez encore vous remettre sous
le joug?
--Vous me faites peur, dit madame de Blanchemont après un moment
d'effroi silencieux. Sentez-vous donc en vous-même des instincts
de tyrannie, ou bien est-ce pour vous que vous craignez le joug de
l'éternelle fidélité?
--Non, non, ce n'est rien de tout cela, répondit Lémor avec abattement;
ce que je redoute, ce à quoi il m'est impossible de vous soumettre et de
me soumettre moi-même, vous le savez; mais vous ne voulez pas, vous ne
pouvez pas le comprendre. Nous en avons tant parlé cependant, alors que
nous ne pensions pas que de pareilles discussions dussent un jour nous
intéresser personnellement, et devenir pour moi un arrêt de vie ou de
mort!
--Est-il possible, Henri, que vous soyez attaché à ce point à vos
utopies? Quoi! l'amour même ne saurait les vaincre? Ah! que vous aimez
peu, vous autres hommes! ajouta-t-elle avec un profond soupir. Quand ce
n'est pas le vice qui vous dessèche l'âme, c'est la vertu, et de toutes
façons, lâches ou sublimes, vous n'aimez que vous-mêmes.
--Écoutez, Marcelle, si je vous avais demandé, il y a un mois, de
manquer à vos principes à vous, si mon amour avait imploré ce que votre
religion et vos croyances vous eussent fait regarder comme une faute
immense, irréparable....
--Vous ne me l'avez pas demandé, dit Marcelle en rougissant.
--Je vous aimais trop pour vous demander de souffrir et de pleurer pour
moi. Mais si je l'eusse fait, répondez donc, Marcelle!
--La question est indiscrète et déplacée, dit-elle en faisant un effort
d'aimable coquetterie, pour éluder la réponse.
Sa grâce et sa beauté firent frémir Lémor. Il la pressa contre son coeur
avec passion. Mais, s'arrachant aussitôt à ce moment d'ivresse, il
s'éloigna, et reprit, d'une voix altérée, en marchant avec agitation
derrière le banc où elle était assise:
--Et si je vous le demandais, à présent, ce sacrifice que la mort de
votre époux rendrait, à coup sûr, moins terrible... moins effrayant....
Madame de Blanchemont redevint pâle et sérieuse.
--Henri, répondit-elle, je serais offensée et blessée jusqu'au fond du
coeur d'une semblable pensée, lorsque je viens de vous offrir ma main et
que vous semblez la refuser.
--Je suis bien malheureux de ne pouvoir me faire comprendre, et d'être
pris pour un misérable, quand je sens en moi l'héroïsme de l'amour!...
reprit-il avec amertume. Le mot vous parait ambitieux et doit vous faire
sourire de pitié. Il est vrai pourtant, et Dieu me tiendra compte de
ma souffrance... elle est atroce, elle est au-dessus de mon courage,
peut-être.
Et Henri fondit en larmes.
La douleur de ce jeune homme était si profonde et si sincère, que madame
de Blanchemont en fut effrayée. Il y avait dans ces larmes brûlantes
comme un refus invincible d'être heureux, comme un adieu éternel à
toutes les illusions de l'amour et de la jeunesse.
--O mon cher Henri! s'écria Marcelle, quel mal avez-vous donc résolu de
nous faire à tous deux? Pourquoi ce désespoir, quand vous êtes le maître
de ma vie, quand rien ne nous empêche plus d'être l'un à l'autre devant
Dieu et devant les hommes? Est-ce donc mon fils qui est un obstacle
entre nous? ne vous sentez-vous pas l'âme assez grande pour répartir
sur lui une part de l'affection que vous avez pour moi! Craignez-vous
d'avoir à vous reprocher un jour le malheur et l'abandon de cet enfant
de mes entrailles!
--Votre fils! dit Henri en sanglotant, j'aurais une crainte plus
sérieuse que celle de ne l'aimer pas. Je craindrais de l'aimer trop, et
de ne pouvoir me résigner à voir sa vie s'engager en sens inverse de la
mienne dans le courant du siècle. L'usage et l'opinion me commanderaient
de le laisser au monde, et je voudrais l'en arracher, dussé-je le
rendre malheureux, pauvre et désolé avec moi.... Non, je ne pourrais
le regarder avec assez d'indifférence et d'égoïsme pour consentir à en
faire un homme semblable à ceux de sa classe; non! non!... cela, et
autre chose, et tout, dans votre position et dans la mienne, est un
obstacle insurmontable. De quelque côté que j'envisage un tel avenir,
je n'y vois que lutte insensée, malheur pour vous, anathème sur moi!...
C'est impossible, Marcelle, à jamais impossible! je vous aime trop pour
accepter des sacrifices dont vous ne pouvez ni prévoir les résultats ni
mesurer l'étendue. Vous ne me connaissez pas, je le vois bien. Vous me
prenez pour un rêveur indécis et faible. Je suis un rêveur obstiné et
incorrigible. Vous m'avez peut-être accusé quelquefois d'affectation;
vous avez cru qu'un mot de vous me ramènerait à ce que vous croyez la
raison et la vérité. Oh! je suis plus malheureux que vous ne pensez,
et je vous aime plus que vous ne pouvez le comprendre maintenant. Plus
tard... oui, plus tard, vous me remercierez au fond de vos pensées
d'avoir su être malheureux tout seul.
--Plus tard? et pourquoi? et quand donc? que voulez-vous dire?
--Plus tard, vous dis-je, quand vous vous éveillerez de ce rêve sombre
et maudit où je vous ai entraînée, quand vous retournerez au monde et
que vous en partagerez les enivrements faciles et doux; quand vous ne
serez plus un ange, enfin, et que vous redescendrez sur la terre.
--Oui, oui, quand je serai desséchée par l'égoïsme et corrompue par la
flatterie! Voilà ce que vous voulez dire, voilà ce que vous augurez,
de moi! Dans votre orgueil sauvage, vous ne me croyez pas capable
d'embrasser vos idées et de comprendre votre coeur. Tranchons le mot,
vous ne me trouvez pas digne de vous, Henri!
--Ce que vous dites est affreux, Madame, et cette lutte ne peut se
supporter plus longtemps. Laissez-moi fuir, car nous ne pouvons pas nous
comprendre maintenant.
--Vous me quittez ainsi?
--Non, je ne vous quitte pas; je vais, loin de votre présence, vous
contempler en moi-même et vous adorer dans le secret de mon coeur. Je
vais souffrir éternellement, mais avec l'espoir que vous m'oublierez,
avec le remords d'avoir désiré et recherché votre affection, avec la
consolation du moins de n'en avoir pas lâchement abusé.
Madame de Blanchemont s'était levée pour retenir Henri. Elle retomba
brisée sur son banc.
--Pourquoi donc avez-vous désiré de me voir? lui demanda-t-elle d'un ton
froid et offensé en le voyant s'éloigner.
--Oui, oui, dit-il, vous avez raison de me le reprocher. C'est une
dernière lâcheté de ma part; je le sentais, et je cédais au besoin
de vous voir encore une fois.... J'espérais que je vous retrouverais
changée pour moi; votre silence me l'avait fait croire; j'étais dévoré
de chagrin, et je croyais trouver dans votre froideur la force de me
guérir. Pourquoi suis-je venu? Pourquoi m'aimez-vous? Ne suis-je pas le
plus grossier, le plus ingrat, le plus sauvage, le plus haïssable des
hommes? Mais il vaut mieux que vous me voyiez ainsi, et que vous sachiez
bien qu'il n'y a rien à regretter en moi.... Cela vaut mieux ainsi, et
j'ai bien fait de venir, n'est-ce pas?
Henri parlait avec une sorte d'égarement, ses traits graves et purs
étaient bouleversés, sa voix, ordinairement sympathique et douce avait
un timbre mat et dur qui faisait mal à entendre. Marcelle voyait bien sa
souffrance, mais la sienne propre était si poignante qu'elle ne pouvait
rien faire et rien dire pour leur mutuel soulagement. Elle restait pâle
et muette, les mains crispées l'une dans l'autre et le corps raide comme
une statue. Au moment de sortir, Henri se retourna, et la voyant ainsi,
il vint tomber à ses pieds qu'il couvrit de larmes et de baiser.--Adieu,
dit-il, la plus belle et la plus pure de toutes les femmes, la meilleure
des amies, la plus grande des amantes! Puisses-tu trouver un coeur digne
de toi, un homme qui t'aime comme je t'aime, et qui ne ne t'apporte pas
en dot le découragement et l'horreur de la vie! Puisses-tu être heureuse
et bienfaisante sans traverser les luttes d'une existence comme la
mienne! Enfin, s'il est encore dans le monde où tu vis un reste de
loyauté et de charité humaine, puisses-tu le ranimer de ton souffle
divin, et trouver grâce devant Dieu pour ta caste et pour ton siècle que
tu es digne de racheter à toi seule!
Ayant ainsi parlé, Henri se précipita dehors, oubliant qu'il laissait
Marcelle au désespoir. Il semblait poursuivi par les furies.
Madame de Blanchemont demeura longtemps comme pétrifiée. Lorsqu'elle
retourna dans son appartement, elle marcha lentement dans sa chambre
jusqu'aux premières lueurs du matin, sans verser une larme, sans
troubler par un soupir le silence de la nuit.
Il serait téméraire d'affirmer que cette veuve de vingt-deux ans, belle,
riche et remarquée dans le monde pour sa grâce, ses talents et son
esprit, ne fut pas humiliée et indignée jusqu'à un certain point de voir
refuser sa main par un homme sans naissance, sans fortune et sans aucune
renommée. La fierté offensée de celle jeune femme lui tint probablement
lieu de courage dans les premiers moments. Mais bientôt la véritable
noblesse de ses sentiments lui suggéra des réflexions plus sérieuses,
et, pour la première fois, elle plongea un profond regard dans sa propre
vie et dans la vie générale des êtres dont elle était entourée. Elle se
rappela tout ce que Henri lui avait dit en d'autres temps, alors qu'il
ne pouvait être question entre eux que d'un amour sans espoir. Elle
s'étonna de n'avoir pas assez pris au sérieux ce qu'elle considérait
alors comme des idées romanesques chez ce jeune homme véritablement
austère. Elle commença à le juger avec le calme qu'une volonté généreuse
et forte ramène au milieu des plus violentes émotions du coeur. A mesure
que les heures de la nuit s'écoulaient et que les horloges lointaines se
les jetaient l'une à l'autre, d'une voix argentine et claire, dans le
silence de la grande ville endormie, Marcelle arrivait à celle lucidité
d'esprit que le recueillement d'une longue veille apporte à la douleur.
Élevée dans d'autres principes que ceux de Lémor, elle avait été
pourtant prédestinée en quelque sorte à partager l'amour de ce plébéien,
et à s'y réfugier contre toutes les langueurs et toutes les tristesses
de la vie aristocratique. Elle était de ces âmes tendres et fortes à la
fois, qui ont besoin de se dévouer, et qui ne conçoivent pas d'autre
bonheur que celui qu'elles donnent. Malheureuse dans son ménage, ennuyée
dans le monde, elle s'était laissée aller avec la confiance romanesque
d'une jeune fille à ce sentiment dont elle s'était bientôt fait
une religion. Sincèrement dévote dans son adolescence, elle était
nécessairement devenue passionnée pour un amant qui respectait ses
scrupules et adorait sa chasteté. La piété même l'avait poussée à
s'exalter dans cet amour et à vouloir le consacrer par des liens
indissolubles aussitôt qu'elle s'était vue libre. Elle avait songé avec
joie à sacrifier courageusement les intérêts matériels que prise le
monde et les préjugés étroits de la naissance qui n'avaient jamais
trompé son jugement. Elle croyait faire beaucoup, la pauvre enfant, et
c'était beaucoup en effet; car le monde l'eût blâmée ou raillée. Elle
n'avait pas prévu que ce n'était rien encore, et que la fierté du
plébéien repousserait son sacrifice presque comme un affront.
Éclairée tout à coup par l'effroi, la douleur et la résistance de Lémor,
Marcelle repassait dans son esprit consterné tout ce qu'elle avait
entrevu de la crise sociale où s'agite le siècle. Il n'y a plus rien
d'étranger dans les hautes régions de la pensée aux femmes de notre
temps. Toutes, suivant la portée de leur intelligence, peuvent
désormais, sans affectation et sans ridicule, lire chaque jour sous
toutes les formes, journal ou roman, philosophie, politique ou poésie,
discours officiel ou conversation intime, dans le grand livre triste,
diffus, contradictoire et cependant profond et significatif de la
vie actuelle. Elle savait donc bien, comme nous tous, que ce présent
engourdi et malade est aux prises avec le passé qui le retient et
l'avenir qui l'appelle. Elle voyait de grands éclairs se croiser sur sa
tête, elle pouvait pressentir une grande lutte plus ou moins éloignée.
Elle n'était pas d'une nature pusillanime; elle n'avait pas peur et ne
fermait pas les yeux. Les regrets, les plaintes, les terreurs et les
récriminations de ses grands parents l'avaient tant lassée et tant
dégoûtée de la crainte! La jeunesse ne veut pas maudire le temps de sa
floraison, et ses années charmantes lui sont chères, quelque chargées
d'orages qu'elles soient. La tendre et courageuse Marcelle se disait
que, sous le tonnerre et la grêle, on peut sourire, à l'abri du premier
buisson, avec l'être qu'on aime. Cette lutte menaçante des intérêts
matériels lui paraissait donc un jeu. Qu'importe d'être ruiné, exilé,
emprisonné? se disait-elle, lorsque la terreur planait autour d'elle sur
les prétendus heureux du siècle. On ne déportera jamais l'amour; et puis
moi, grâce au ciel, j'aime un homme de rien qui sera épargné.
Seulement elle n'avait pas encore pensé qu'elle pût être atteinte
jusque dans ses affections, par cette lutte sourde et mystérieuse qui
s'accomplit en dépit de toutes les contraintes officielles et de tous
les découragements apparents. Cette lutte des sentiments et des
idées est dès à présent profondément engagée, et Marcelle s'y voyait
précipitée tout à coup au milieu de ses illusions comme au sortir d'un
rêve. La guerre intellectuelle et morale était déclarée entre les
diverses classes, imbues de croyances et de passions contraires, et
Marcelle trouvait une sorte d'ennemi irréconciliable dans l'homme qui
l'adorait. Épouvantée d'abord de cette découverte, elle se familiarisa
peu à peu avec cette idée, qui lui suggérait de nouveaux desseins plus
généreux et plus romanesques encore que ceux dont elle s'était nourrie
depuis un mois, et au bout de sa longue promenade à travers ses
appartements silencieux et déserts, elle trouva le calme d'une
résolution qu'elle seule peut-être pouvait envisager sans sourire
d'admiration ou de pitié.
Ceci se passait tout récemment, peut-être l'année Dernière.
II.
VOYAGE.
Marcelle, ayant épousé son cousin-germain, portait le nom de
Blanchemont, après comme avant son mariage. La terre et le château de
Blanchemont formaient une partie de son patrimoine. La terre était
importante, mais le château, abandonné depuis plus de cent ans à l'usage
des fermiers, n'était même plus habité par eux, parce qu'il menaçait
ruine et qu'il eût fallu de trop grandes dépenses pour le réparer.
Mademoiselle de Blanchemont, orpheline de bonne heure, élevée à Paris
dans un couvent, mariée fort jeune, et n'étant pas initiée par son
mari à la gestion de ses affaires, n'avait jamais vu ce domaine de ses
ancêtres. Résolue de quitter Paris et d'aller chercher à la campagne un
genre de vie analogue aux projets qu'elle venait de former, elle voulut
commencer son pèlerinage par visiter Blanchemont, afin de s'y fixer plus
tard si cette résidence répondait à ses desseins. Elle n'ignorait pas
l'état de délabrement de son castel, et c'était une raison pour qu'elle
jetât de préférence les yeux sur cette demeure. Les embarras d'affaires
que son mari lui avait laissés, et le désordre où lui-même paraissait
avoir laissé les siennes, lui servirent de prétexte pour entreprendre un
voyage qu'elle annonça devoir être de quelques semaines seulement, mais
auquel, dans sa pensée secrète, elle n'assignait précisément ni but ni
terme, son but véritable, à elle, étant de quitter Paris et le genre de
vie auquel elle y était astreinte.
Heureusement pour ses vues, elle n'avait dans sa famille aucun
personnage qui pût s'imposer aisément le devoir de l'accompagner. Fille
unique, elle n'avait pas à se défendre de la protection d'une soeur ou
d'un frère aîné. Les parents de son mari étaient fort âgés, et, un peu
effrayés des dettes du défunt, qu'une sage administration pouvait seule
liquider, ils furent à la fois étonnés et ravis de voir une femme de
vingt-deux ans, qui jusqu'alors n'avait montré nulle aptitude et nul
goût pour les affaires, prendre la résolution de gérer les siennes
elle-même et d'aller voir par ses yeux l'état de ses propriétés. Il
y eut pourtant bien quelques objections pour ne pas la laisser ainsi
partir seule avec son enfant. On voulait qu'elle se fît accompagner par
son homme d'affaires. On craignait que l'enfant ne souffrit d'un
voyage entrepris par un temps très-chaud. Marcelle objecta aux vieux
Blanchemont, ses beau-père et belle-mère, qu'un tête à tête prolongé
avec un vieux homme de loi n'était pas précisément un adoucissement aux
ennuis qu'elle allait s'imposer; qu'elle trouverait chez les notaires et
les avoués de province des renseignements plus directs et des conseils
mieux appropriés aux localités; enfin, que ce n'était pas une chose si
difficile que de compter avec des fermiers et de renouveler des baux.
Quant à l'enfant, l'air de Paris le rendait de plus eu plus débile. La
campagne, le mouvement et le soleil ne pouvaient que lui faire grand
bien. Puis, Marcelle, devenue tout à coup adroite pour triompher des
obstacles qu'elle avait prévus et médités durant sa veillée rapportée au
précédent chapitre, fit valoir les obligations que lui imposait le rôle
de tutrice de son fils. Elle ignorait encore en partie l'état de la
succession de M. de Blanchemont; s'il s'était fait faire des avances
considérables par ses fermiers, s'il n'avait pas donné de fortes
hypothèques sur ses terres, etc. Son devoir était d'aller vérifier
toutes ces choses, et de ne s'en remettre qu'à elle-même, afin de savoir
sur quel pied elle devait vivre ensuite sans compromettre l'avenir
de son fils. Elle parla si sagement de ces intérêts, qui, au fond,
l'occupaient fort peu, qu'au bout de douze heures elle avait remporté la
victoire et amené toute la famille à approuver et à louer sa résolution.
Son amour pour Henri était demeuré si secret, qu'aucun soupçon ne vint
troubler la confiance des grands parents.
Soutenue par une activité inaccoutumée et par un espoir enthousiaste,
Marcelle ne dormit guère mieux la nuit qui suivit celle de sa dernière
entrevue avec Lémor. Elle fit les rêves les plus étranges, tantôt
riants, tantôt pénibles. Enfin, elle s'éveilla tout à fait avec l'aube,
et, jetant un regard rêveur sur l'intérieur de son appartement, elle fut
frappée pour la première fois du luxe inutile et dispendieux déployé
autour d'elle. Des tentures de satin, des meubles d'une mollesse et
d'une ampleur extrêmes, mille recherches ruineuses, mille babioles
brillantes, enfin tout l'attirail de dorures, de porcelaines, de bois
sculptés et de fantaisies qui encombrent aujourd'hui la demeure d'une
femme élégante. «Je voudrais bien savoir, pensa-t-elle, pourquoi nous
méprisons tant les filles entretenues. Elles se font donner ce que nous
pouvons nous donner à nous-mêmes. Elles sacrifient leur pudeur à la
possession de ces choses qui ne devraient avoir aucun prix aux yeux
des femmes sérieuses et sages, et que nous regardons pourtant comme
indispensables. Elles ont les mêmes goûts que nous, et c'est pour
paraître aussi riches et aussi heureuses que nous qu'elles s'avilissent.
Nous devrions leur donner l'exemple d'une vie simple et austère avant
de les condamner! Et si l'on voulait bien comparer nos mariages
indissolubles avec leurs unions passagères, verrait-on beaucoup plus de
désintéressement chez les jeunes filles de notre classe? Ne verrait-on
pas chez nous aussi souvent que chez les prostituées une enfant unie à
un vieillard, la beauté profanée par la laideur du vice, l'esprit soumis
à la sottise, le tout pour l'amour d'une parure de diamants, d'un
carrosse et d'une loge aux Italiens? Pauvres filles! On dit que vous
nous méprisez aussi de votre côté; vous avez bien raison!»
Cependant, le jour bleuâtre et pur qui perçait à travers les rideaux
faisait paraître enchanteur le sanctuaire qu'en d'autres temps madame de
Blanchemont s'était plu à décorer elle-même avec un goût exquis. Elle
avait presque toujours vécu loin de son mari, et cette jolie chambre si
chaste et si fraîche, où Henri lui-même n'avait jamais osé pénétrer, ne
lui rappelait que des souvenirs mélancoliques et doux. C'était là que,
fuyant le monde, elle avait lu et rêvé au parfum de ces fleurs d'une
beauté sans égale que l'on ne trouve qu'à Paris et qui font aujourd'hui
partie de la vie des femmes aisées. Elle avait rendu cette retraite
poétique autant qu'elle l'avait pu; elle l'avait ornée et embellie pour
elle-même; elle s'y était attachée comme à un asile mystérieux, où les
douleurs de sa vie et les orages de son âme s'étaient toujours apaisés
dans le recueillement et la prière. Elle y promena un long regard
d'affection, puis elle prononça, en elle-même, la formule d'un éternel
adieu à tous ces muets témoins de sa vie intime... vie cachée comme
celle de la fleur qui n'aurait pas une tache à montrer au soleil, mais
qui penche sa tête sous la feuillée par amour de l'ombre et de la
fraîcheur.
--Retraite de mon choix, ornements selon mon goût, je vous ai aimés,
pensa-t-elle; mais je ne puis plus vous aimer, car vous êtes les
compagnons et les consécrateurs de la richesse et de l'oisiveté. Vous
représentez à mes yeux, désormais, tout ce qui me sépare d'Henri. Je
ne pourrais donc plus vous regarder sans dégoût et sans amertume.
Quittons-nous avant de nous haïr. Sévère madone, tu cesserais de me
protéger; glaces pures et profondes, vous me feriez détester ma propre
image; beaux vases de fleurs, vous n'auriez plus pour moi ni grâces ni
parfums!
Puis, avant d'écrire à Henri, comme elle l'avait résolu, elle alla sur
la pointe du pied contempler et bénir le sommeil de son fils. La vue
de ce pâle enfant, dont l'intelligence précoce s'était développée aux
dépens de sa force physique, lui causa un attendrissement passionné.
Elle lui parla dans son coeur comme s'il eût pu, dans son sommeil,
écouter et comprendre les pensées maternelles.
--Sois tranquille, lui disait-elle, je ne _l'aime_ pas plus que toi.
N'en sois pas jaloux. S'il n'était pas le meilleur et le plus digne
des hommes, je ne te le donnerais pas pour père. Va, petit ange, tu es
ardemment et fidèlement aimé. Dors bien, nous ne nous quitterons jamais!
Marcelle, toute baignée de larmes délicieuses, rentra dans sa chambre et
écrivit à Lémor ce peu de lignes:
«Vous avez raison, et je vous comprends. Je ne suis pas digne de vous;
mais je le deviendrai, car je le veux. Je vais partir pour un long
voyage. Ne vous inquiétez pas de moi, et aimez-moi encore. Dans un an,
à pareil jour, vous recevrez une lettre de moi. Disposez votre vie de
manière à être libre de venir me trouver en quelque lieu que je vous
appelle. Si vous ne me jugez pas encore assez convertie, vous me
donnerez encore un an... un an, deux ans, avec l'espérance, c'est
presque le bonheur pour deux êtres qui, depuis si longtemps, s'aiment
sans rien espérer.»
Elle fit porter ce billet de grand matin. Mais on ne trouva point M.
Lémor. Il était parti la veille au soir, on ne savait pour quel pays, ni
pour combien de temps. Il avait donné congé de son modeste logement. On
assurait pourtant que la lettre lui parviendrait, parce qu'un de ses
amis était chargé de venir tous les jours retirer sa correspondance pour
la lui faire passer.
Deux jours après, madame de Blanchemont avec son fils, une femme de
chambre et un domestique, traversait en poste les déserts de la Sologne.
Arrivée à quatre-vingts lieues de Paris, la voyageuse se trouva à peu
près au centre de la France et coucha dans la ville la plus voisine de
Blanchemont dans cette direction. Blanchemont était, encore éloigné de
cinq à six lieues, et, dans le centre de la France, malgré toutes les
nouvelles routes ouvertes à la circulation depuis quelques années, les
campagnes ont encore si peu de communication entre elles, qu'à
une courte distance il est difficile d'obtenir des habitants un
renseignement certain sur l'intérieur des terres. Tous savent bien le
chemin de la ville ou du district forain où leurs affaires les appellent
de temps en temps. Mais demandez dans un hameau le chemin de la ferme
qui est à une lieue de là, c'est tout au plus si on pourra vous le dire.
Il y a tant de chemins!... et tous se ressemblent. Réveillés de grand
matin pour disposer le départ de leur maîtresse, les domestiques de
madame de Blanchemont ne purent donc obtenir ni du maître de l'auberge,
ni de ses serviteurs, ni des voyageurs campagnards qui se trouvaient là
encore à moitié endormis, aucune lumière sur la terre de Blanchemont.
Personne ne savait précisément où elle était située. L'un venait de
Montluçon, l'autre connaissait Château-Meillant; tous avaient cent fois
traversé Ardentes et La Châtre; mais on ne connaissait de Blanchemont
que le nom.
--C'est une terre qui a du rapport, disait l'un, je connais le fermier,
mais je n'y ai jamais été. C'est très-loin de chez nous, c'est au moins
à quatre grandes lieues.
--Dame! disait un autre, j'ai vu les boeufs de Blanchemont à la foire
de la Berthenoux, pas plus tard que l'an dernier, et j'ai parlé à M.
Bricolin, le fermier, comme je vous parle à cette heure. _Ah oui! ah
oui!_ je connais Blanchemont! mais je ne sais pas de quel côté ça se
trouve.
La servante, comme toutes les servantes d'auberge, ne savait rien des
environs. Comme toutes les servantes d'auberge, elle était depuis peu de
temps dans l'endroit.
La femme de chambre et le domestique, habitués à suivre leur maîtresse
dans de brillantes résidences connues à plus de vingt lieues à la ronde,
et situées dans des contrées civilisées, commençaient à se croire au
fond du Sahara. Leurs figures s'allongeaient, et leur amour-propre
souffrait cruellement d'avoir à demander sans succès le chemin du
château qu'ils allaient honorer de leur présence.
--C'est donc une baraque, une tanière? disait Suzette d'un air de mépris
à Lapierre.
--C'est le palais des _Corybantes_, répondait Lapierre, qui avait chéri
dans sa jeunesse un mélodrame à grand succès intitulé le _Château de
Corisande_, et qui appliquait ce nom, en l'estropiant, à toutes les
ruines qu'il rencontrait.
Enfin, le garçon d'écurie fut frappé d'un trait de lumière.
--J'ai là-haut dans l'abat-foin, dit-il, un homme qui vous dira ça,
car son métier est de courir le pays de jour et de nuit. C'est le
Grand-Louis, autrement dit le grand farinier.
--Va pour le grand farinier, dit Lapierre d'un air majestueux, il paraît
que sa chambre à coucher est au bout de l'échelle?
Le grand farinier descendit de son grenier en tiraillant et en faisant
craquer ses grands bras et ses grandes jambes. En voyant cette structure
athlétique et cette figure décidée, Lapierre quitta son ton de grand
seigneur facétieux et l'interrogea avec politesse. Le farinier était,
en effet, des mieux renseignés; mais, aux éclaircissements qu'il
donna, Suzette jugea nécessaire de l'introduire auprès de madame de
Blanchemont, qui prenait son chocolat dans la salle avec le petit
Édouard, et qui, loin de partager la consternation de ses gens, se
réjouissait d'apprendre d'eux que Blanchemont était un pays perdu et
quasi introuvable.
L'échantillon du terroir qui se présentait en cet instant devant
Marcelle avait cinq pieds huit pouces de haut, taille remarquable dans
un pays où les hommes sont généralement plus petits que grands. Il était
robuste à proportion, bien fait, dégagé, et d'une figure remarquable.
Les filles de son endroit l'appelaient le beau farinier, et cette
épithète était aussi bien méritée que l'autre. Quand il essuyait du
revers de sa manche la farine qui couvrait habituellement ses joues, il
découvrait un teint brun et animé du plus beau ton. Ses traits étaient
réguliers, largement taillés comme ses membres, ses yeux noirs et bien
fendus, ses dents éblouissantes, et ses longs cheveux châtains ondulés
et crépus comme ceux d'un homme très-fort, encadraient carrément un
front large et bien rempli, qui annonçait plus de finesse et de bon
sens que d'idéal poétique. Il était vêtu d'une blouse gros-bleu et d'un
pantalon de toile grise. Il portait peu de bas, de gros souliers ferrés,
et un lourd bâton de cormier terminé par un noeud de la branche qui en
faisait une espèce de massue.
Il entra avec une assurance qu'on eût pu prendre pour de l'effronterie,
si la douceur de ses yeux d'un bleu clair, et le sourire de sa grande
bouche vermeille n'eussent témoigné que la franchise, la bonté, et une
sorte d'insouciance philosophique, faisaient le fond de son caractère.
--Salut, Madame, dit-il en soulevant son chapeau de feutre gris à grands
bords, mais sans le détacher précisément de sa tête; car autant le vieux
paysan est obséquieux et disposé à saluer tout ce qui est mieux habillé
que lui, autant celui qui date d'après la Révolution est remarquable
par l'adhérence de son couvre-chef à sa chevelure.--On me dit que vous
voulez savoir de moi la route de Blanchemont?
La voix forte et sonore du grand farinier avait fait tressaillir
Marcelle qui ne l'avait pas vu entrer. Elle se retourna vivement, un peu
surprise d'abord de son aplomb. Mais tel est le privilège de la beauté,
qu'en s'examinant mutuellement, le jeune meunier et la jeune dame
oublièrent aussitôt cette sorte de méfiance que la différence des rangs
inspire toujours au premier abord. Seulement Marcelle, le voyant disposé
à la familiarité, crut devoir lui rappeler, par une grande politesse,
les égards dus à son sexe...
--Je vous remercie beaucoup de votre obligeance, lui dit-elle en le
saluant, et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien me dire s'il y a un
chemin praticable pour les voitures d'ici à la ferme de Blanchemont.
Le grand farinier, sans y être invité, avait déjà pris une chaise pour
s'asseoir; mais en s'entendant appeler _monsieur_, il comprit avec la
rare perspicacité dont il était doué qu'il avait affaire à une personne
bienveillante et respectable par elle-même. Il ôta tout doucement son
chapeau sans se déconcerter, et appuyant ses mains sur le dossier de la
chaise, comme pour se donner une contenance:
--Il y a un chemin vicinal, pas très-doux, dit-il, mais où l'on ne verse
pas quand on y prend garde; le tout c'est de le suivre et de n'en pas
prendre un autre. J'expliquerai cela à votre postillon. Mais le plus sûr
serait de prendre ici une patache, car les dernières pluies d'orage ont
endommagé plus que de raison la Vallée-Noire, et je ne dis pas que les
petites roues de votre voiture puissent sortir des ornières. Ça se
pourrait, mais je n'en réponds pas.
--Je vois que vos ornières ne plaisantent pas, et qu'il sera prudent de
suivre votre conseil. Vous êtes sûr qu'avec une patache je ne verserai
pas?
--Oh! n'ayez pas peur, Madame.
--Je n'ai pas peur pour moi, mais pour ce petit enfant. Voilà ce qui me
rend prudente.
--Le fait est que ce serait dommage d'écraser ce petit-là, dit le grand
farinier en s'approchant du jeune Édouard d'un air de bienveillance
sincère. Comme c'est mignon et gentil, ce petit homme!
--C'est bien délicat, n'est-ce pas? lui dit Marcelle en souriant.
--Ah dame! ça n'est pas fort, mais c'est joli comme une fille. Vous
allez donc venir dans le pays de chez nous, Monsieur?
--Tiens, ce grand-là! s'écria Édouard en s'accrochant au farinier qui
s'était penché vers lui. Fais-moi donc toucher le plafond!
Le meunier prit l'enfant et, l'élevant au-dessus de sa tête, le promena
le long des corniches enfumées de la salle.
--Prenez garde! dit madame de Blanchemont, un peu effrayée de l'aisance
avec laquelle l'hercule rustique maniait son enfant.
--Oh! soyez tranquille, répondit le Grand-Louis; j'aimerais mieux casser
tous les _alochons_ de mon moulin, qu'un doigt à ce _monsieur_.
Ce mot d'_alochon_ réjouit fort l'enfant, qui le répéta en riant et sans
le comprendre.
--Vous ne connaissez pas ça? dit le meunier; ce sont les petites ailes,
les morceaux de bois qui sont à cheval sur la roue et que l'eau pousse
pour la faire tourner. Je vous montrerai ça si vous passez jamais par
chez nous.
--Oui, oui, _alochon_! dit l'enfant en riant aux éclats et en se
renversant dans les bras du meunier.
--Est-il moqueur, ce petit coquin-là? dit le Grand-Louis on le replaçant
sur sa chaise. Allons, Madame, je m'en vas à mes affaires. Est-ce tout
ce qu'il y a pour votre service?
--Oui, mon ami, répondit Marcelle, à qui la bienveillance faisait
oublier sa réserve.
--Oh! je ne demande pas mieux que d'être votre ami! répondit
gaillardement le meunier avec un regard qui exprimait assez que, de la
part d'une personne moins jeune et moins belle, celle familiarité n'eût
pas été de son goût.
--C'est bon, pensa Marcelle en rougissant et en souriant; je me tiendrai
pour avertie.
Et elle ajouta:
--Adieu, Monsieur, et au revoir sans doute, car vous êtes habitant de
Blanchemont?
--Proche voisin. Je suis le meunier d'Angibault, à une lieue de votre
château, car m'est avis que vous êtes la dame de Blanchemont?
Marcelle avait défendu à ses gens de trahir son incognito. Elle désirait
passer inaperçue dans le pays; mais elle vit bien, aux manières du
farinier, que sa qualité de propriétaire ne faisait pas tant de
sensation qu'elle l'avait craint. Un propriétaire qui ne réside pas dans
ses terres est un étranger dont on ne s'occupe point. Le fermier qui
le représente et auquel on a constamment affaire est un bien autre
personnage.
Malgré le projet qu'elle avait fait de partir de bonne heure et
d'arriver à Blanchemont avant la chaleur de midi, Marcelle fut forcée de
passer la plus grande partie de la journée dans cette auberge.
Toutes les pataches de la ville étaient en campagne à cause d'une grande
foire aux environs, et il fallut attendre le retour de la première
venue. Ce ne fut que vers trois heures de l'après-midi que Suzette vint,
d'un ton lamentable, apprendre à sa maîtresse qu'une espèce de panier
d'osier, horrible et honteux, était le seul véhicule qui fût encore à sa
disposition.
Au grand étonnement de sa merveilleuse soubrette, madame de Blanchemont
n'hésita pas à s'en accommoder. Elle prit quelques paquets de
première nécessité, remit les clefs de sa calèche et de ses malles
à l'aubergiste, et partit dans la patache classique, ce respectable
témoignage de la simplicité de nos pères, qui devient chaque jour plus
rare, même dans les chemins de la Vallée-Noire. Celle que Marcelle eut
la mauvaise chance de rencontrer était de la plus pure fabrication
indigène, et un antiquaire l'eût contemplée avec respect. Elle était
longue et basse comme un cercueil; aucune espèce de ressort ne gênait
ses allures; les roues, aussi hautes que la capote, pouvaient braver ces
fossés bourbeux qui sillonnent nos routes de traverse et que le meunier
avait bien voulu qualifier d'ornières, sans doute par amour-propre
national; enfin, la capote elle-même n'était qu'un tissu d'osier
confortablement enduit, à l'intérieur, de bourre et de terre gâchée dont
chaque cahot un peu accentué détachait des fragments sur la tête des
voyageurs. Un petit cheval entier, maigre et ardent, traînait assez
lestement ce carrosse champêtre, et le _patachon_, c'est-à-dire le
conducteur, assis de côté sur le brancard, les jambes pendantes, vu que
nos pères trouvaient plus commode d'approcher une chaise pour monter en
voiture que de s'embarrasser les jambes dans un marchepied, était le
moins étouffé et le moins compromis de la caravane. Il existe peut-être
encore dans notre pays deux ou trois pataches de ce genre chez de vieux
campagnards riches qui n'ont pas voulu déroger à leurs habitudes, et
qui soutiennent que les voitures suspendues donnent des _mâsés_[1],
c'est-à-dire des engourdissements dans les mollets.
[Note 1: _Mâsé_, fourmi, en berrichon.]
Cependant le voyage fut à peu près supportable tant qu'on put suivre la
grande route. Le _patachon_ était un gars de quinze ans, roux, camard,
effronté, ne doutant de rien, ne se gênant point pour exciter son cheval
par tous les jurements de son riche dictionnaire, sans respect pour la
présence des dames, et se plaisant à épuiser l'ardeur du courageux
poney qui n'avait de sa vie goûté à l'avoine, et que la vue des prés
verdoyants suffisait à mettre en belle humeur. Mais quand ce dernier se
fut enfoncé dans une lande aride, il commença à baisser la tête d'un
air plus mécontent que rebuté, et à tirer son fardeau avec une sorte de
rage, sans avoir égard aux inégalités du chemin, qui imprimaient à la
voiture un mouvement de roulis tout à fait cruel.
III.
LE MENDIANT.
Ce fut bien pis lorsqu'on sortit des sables pour descendre dans les
terres grasses et fortes de la Vallée-Noire. Aux lisières de ce plateau
stérile, madame de Blanchemont avait admiré l'immense et admirable
paysage qui se déroulait sous ses pieds pour se relever jusqu'aux cieux
en plusieurs zones d'horizons boisés d'un violet pâle, coupé de bandes
d'or par les rayons du couchant. Il n'est guère de plus beaux sites en
France. La végétation, vue en détail, n'y est pourtant pas d'une grande
vigueur. Aucun grand fleuve ne sillonne ces campagnes où le soleil ne se
mire dans aucun toit d'ardoise. Point de montagnes pittoresques, rien
de frappant, rien d'extraordinaire dans cette nature paisible; mais un
développement grandiose de terres cultivées, un morcellement infini de
champs, de prairies, de taillis et de larges chemins communaux offrant
la variété des formes et des nuances, dans une harmonie générale
de verdure sombre tirant sur le bleu; un pêle-mêle de clôtures
plantureuses, de chaumines cachées sous les vergers, de rideaux de
peupliers, de pacages touffus dans les profondeurs; des champs plus
pâles et des haies plus claires sur les plateaux faisant ressortir les
masses voisines; enfin, un accord et un ensemble remarquables sur une
étendue de cinquante lieues carrées, que du haut des chaumières de
Labreuil ou de Corlay on embrasse d'un seul regard.