--Aimez-vous donc mieux, disait-il, que je me brûle la cervelle, un jour
que le spleen sera trop violent?
Cependant il avouait qu'après avoir eu recoure à ce _contrespleen_
pendant quelques jours, il retombait dans une tristesse plus profonde et
contre laquelle il sentait en lui-même moins de force pour réagir. Il
parut surpris et touché de l'intérêt avec lequel je le prêchais.
--Vous avez donc encore de l'amitié pour moi? me dit-il; je croyais vous
avoir paru si ennuyeux et si nul, que vous quittiez Rome à cause de
moi plus encore qu'à cause de Rome. Eh bien! puisque j'ai un ami en ce
monde, je tâcherai de ne pas devenir indigne de son estime, et je sens
bien que cela m'arriverait si je cédais à la tentation de m'abrutir.
--Il faut faire plus que de tâcher, il faut vouloir.
J'obtins de lui la promesse formelle, et sur l'honneur, qu'il passerait
un mois entier sans boire. Je ne pus obtenir davantage.
Nous approchions de Rome, lorsque nous vîmes déboucher devant nous, sur
la route, trois cavaliers dans un nuage, non de poussière, il pleuvait
toujours, mais de sable liquide soulevé par le pied des chevaux. J'eus
quelque peine à reconnaître-miss Medora en amazone, mouillée, crottée,
jaunie, jusque sur son voile et ses cheveux, par cette bouillie des
chemins de traverse où elle semblait clapoter avec délices. Cela ne
l'empêchait pas d'être admirablement belle avec sa figure animée et son
attitude impérieuse.
Les Anglaises que je vois ici montent bien à cheval; mais presque
toujours elles sont mal arrangées et manquent de grâce. Medora, qui
n'est qu'à moitié Anglaise, est admirablement souple et bien posée. Son
vêtement de cheval dessinait sa belle taille, et elle maniait sa monture
ardente et magnifique avec une _maestria_ véritable. Le cousin est un
Anglais blond vif, avec beaucoup de barbe et une riche chevelure séparée
en deux masses, rigidement égale, par une raie qui va du milieu du front
à la nuque. Il est d'une incontestable et splendide beauté, comme lignes
et comme ton; mais je ne sais comment il se fait que, pour nos yeux
français, la plupart des Anglais, quelque beaux qu'ils puissent être,
ont toujours quelque chose de singulier qui tourne au comique; je ne
sais quelle gaucherie type dans la physionomie ou dans l'habillement,
qui ne s'efface pas, même après beaucoup d'années passées sur te
continent.
Derrière ce beau couple, au galop trottaient, avec autant d'agilité que
de disgrâce, deux laquais de pure race anglaise. Tout cela passa près de
nous comme la foudre, sans que la belle Medora daignât tourner la tête
de notre côté, bien que _Buffalo_, perché sur le siège et aboyant de
tous ses poumons, rendît notre véhicule assez reconnaissable.
Deux heures plus tard, nous étions tous à table dans la triste et
immense salle du palais ***. Lord B*** buvait de l'eau; lady Harriet
m'accablait de tendres reproches sur ma fuite à Frascati; le cousin
mangeait et buvait comme quatre; Medora, richement parée, et belle
comme elle sait que je ne l'aime pas, m'avait à peine honoré d'un froid
bonjour et parlait anglais à sir Richard B*** avec autant d'affectation
que de volubilité. Je n'entends pas l'anglais et je n'en aime pas la
musique. Medora s'en est maintes fois aperçue; je vis donc que j'étais
au plus bas dans son estime, et cela me mit fort à l'aise.
Après le dessert, les deux Anglais restèrent à table, et je suivis les
femmes au salon. Nous y trouvâmes Brumières et plusieurs Anglais des
deux sexes, avec lesquels Medora se remit à blaiser et à siffler de plus
belle dans la langue de ses pères.
--Eh bien! me dit Brumières, vous avez vu le cousin? Voilà un
_Bonington_ qui nous fait bien du tort!
--Parlez pour vous; moi qui ne suis pas sur les rangs, je m'arrange
très-bien de la présence du cousin.
--Ah! vous persistez à soupirer pour la petite Frascatane? Je crois, à
présent, que j'aurais mieux fait de penser comme vous. Celle-là doit
être moins cruelle et moins capricieuse.
Comme nous plaisantions depuis quelques instants sur ce ton, Brumières
me menaçant de venir à Frascati me taquiner, et moi affectant la plus
superbe indifférence pour toutes les beautés de l'Angleterre et de
l'Italie, le nom de Daniella, prononcé par lui un peu trop haut, parvint
jusqu'à l'oreille de miss Medora, et je la vis tressaillir comme si elle
avait été piquée d'une guêpe. Une minute ne s'était pas écoulée, qu'elle
était auprès de nous, dans notre coin, daignant se montrer fort aimable,
à seule fin de ramener adroitement la conversation sur le compte de la
pauvre _stiratrice_. J'éludais de mon mieux ses questions sur l'emploi
de mou temps et de mes pensées dans la solitude de Frascati; mais le
perfide Brumières, toujours soigneux de me rendre haïssable, eut l'art
de seconder la belle Anglaise, si bien que la question me fut carrément
posée par elle:
--Avez-vous revu ma femme de chambre, à Frascati? Il y avait, dans
l'accent dont cela fut dit, tant d'aigreur et de dédain, que j'en
sentis la morsure et répondis avec un empressement qui devança celui de
Brumières:
--Oui, je l'ai revue plusieurs fois, et ce matin encore.
--Pourquoi dites-vous cela d'un ton de triomphe? répliqua-t-elle avec
un regard d'insolence foudroyant. Nous savions bien pourquoi vous aviez
choisi Frascali pour votre séjour. Mais il n'y a pas tant de quoi vous
vanter! Vous succédez à Tartaglia et à beaucoup d'autres du même genre.
Je répondis, avec aigreur, que, si cela était, je trouvais étrange de
l'apprendre de la bouche pudique d'une jeune Anglaise; et la querelle
fût devenue encore plus amère sans l'arrivée du cousin Richard, qui,
s'approchant de nous, changea forcément le cours de nos paroles. Medora
trouva pourtant moyen d'essayer, à mots couverts, de me mortifier
encore; mais j'avais repris assez d'empire sur moi-même pour faire
semblant de ne plus comprendre.
Je passai la journée du lendemain à visiter les églises et à regarder
l'aspect de la population. Toutes mes impressions se trouvèrent
résumées, le jour suivant, à la grande cérémonie du dimanche de Pâques.
Je vous parlerai de ce que j'ai vu et de ce que j'ai pensé de tout cela.
Maintenant, je ne veux pas, je ne peux pas interrompre mon récit.
--Écoutez, me dit lord B*** en revenant à pied de Saint-Pierre par le
pont Saint-Ange, j'ai entendu, avant-hier au soir, des mots aigres
échangés, à propos de la petite Daniella, entre ma nièce et vous. Je
vois que vous avez furieusement blessé l'amour-propre de cette reine de
beauté en ayant des yeux pour la gentillesse de sa suivante: c'était
votre droit; mais, cependant, prenez garde aux conséquences d'une
amourette, dans un pays où les étrangers sont regardés comme une proie,
et où, d'ailleurs, tout est sujet de spéculation. Cette jeune fille est
bonne et charmante; je la crois honnête, mais non pas désintéressée;
sincère, mais non pas chaste... Je crois qu'elle a eu beaucoup d'amants,
bien que je n'aie pas la certitude du fait; mais, enfin, telle que je la
juge, je ne voudrais pas qu'elle vous en imposât par ces mensonges que
la plupart de ses pareilles soutiennent avec une grande audace.
--Voyons, milord, répondis-je; hasardant moi-même un mensonge pour
m'emparer de la vérité: elle a été votre maîtresse, je le sais.
--Vous vous trompez, répondit-il avec calme; je n'ai jamais eu cette
pensée. Une maîtresse dans la maison de ma femme? Jamais! Fi donc!
--Alors... pour avoir l'opinion qu'elle est de moeurs faciles il faut
que vous ayez des preuves...
--Je vous l'ai dit, je n'en ai pas; mais sa figure est si provoquante,
elle a si bien l'air d'une fieffée coquette de village ou d'antichambre,
que, si j'eusse été tenté d'elle, je ne l'aurais jamais prise au
sérieux. Nous autres, qui avons beaucoup de domestiques et qui changeons
souvent de résidence, nous ne pouvons ni ne voulons surveiller des
moeurs dont nous n'endossons pas la responsabilité. Voilà tout ce que
j'avais à vous dire.
--Absolument tout?
--Sur l'honneur!
Il était six heures: lady Harriet voulait me garder à dîner pour que je
pusse voir ensuite l'illumination de Saint-Pierre. J'avais bien autre
chose en tête que des lampions. Je prétendis avoir donné ma parole de
dîner avec Brumières, lequel me démentit avec étourderie ou avec malice.
Dans les deux cas, je lui en sus mauvais gré et lui témoignai de
l'humeur.
--Vous êtes un drôle de corps, me dit-il en aparté, comme je lui
reprochais sa désobligeance; vous êtes méfiant comme un Italien et
mystérieux comme l'amant d'une princesse. Tout cela pour cette petite
fille de Frascati! Vous pouviez bien me dire que vous vouliez retourner
passer la nuit auprès d'elle, et je vous aurais aidé à vous esquiver.
Que diable! je comprends qu'il y aurait mauvais goût de votre part à
laisser pressentir à nos Anglaises une aventure si naturelle; mais, avec
moi, pourquoi vous cacher comme s'il s'agissait d'une madone?
J'étais blessé, et il me fallait paraître indifférent. Mon rôle était
de nier mes relations avec la Daniella, et pourtant j'avais envie de
chercher querelle à Brumières pour la façon dont il me parlait d'elle.
De quel droit outrageait-il la femme objet de mes désirs? Quelle que fût
cette femme, je sentais le besoin et comme le devoir de la défendre;
mais céder à ce besoin, c'était avouer des droits que je n'avais pas
encore.
Ma colère tomba sur Tartaglia, qui me poursuivait dans ma chambre
avec sa rengaine accoutumée sur l'amour de Medora pour moi, et sur
l'indignité relative de la petite Frascatane, _cette fille de rien_, qui
n'était pas digne d'un _mossiou_ comme moi. A mon impatience se mêlait
je ne sais quelle sourde fureur devant l'idée humiliante que ce drôle,
objet des premières pensées de la Daniella, avait dû abuser de son
innocence. Je sentis que je perdais la tête et qu'il s'apercevait de ma
ridicule jalousie.
--Allons, allons, _mossiou_, me dit-il en prenant vivement la porte,
dont il mit le battant entre lui et moi fort à propos, vous pouvez bien
vous passer la fantaisie de cette petite fille, il n'y a pas de mal;
mais il ne faut pas que cela vous empêche de viser plus haut. Vous
pensez bien que ce que je vous en dis, ce n'est pas par jalousie, moi!
Je ne prétends plus rien sur la Daniella; il y a longtemps que...
Il s'enfuit en achevant sa phrase, que le bruit de la porte, refermée en
même temps par lui, m'empêcha d'entendre.
Je restai en proie à une agitation que je sentais déraisonnable, et que
je ne pouvais cependant pas vaincre.
--Mon Dieu, mon Dieu, me disais-je, suis-je donc amoureux à ce point-là?
Amoureux de qui? D'une courtisane de bas étage, peut-être! Peut-être
ont-ils tous raison de se moquer de moi! Depuis quand donc un garçon
de mon âge doit-il rougir de sentir ses sens émus par une fille qui a
appartenu à cent autres? Et pourquoi ne pas avouer ingénument que je la
désire quand même? Je sais bien qu'il faut savoir gouverner la brutalité
de pareilles convoitises, et, en homme du monde, remettre au lendemain
des plaisirs dont on ne peut pas seulement évoquer la pensée devant
des femmes honnêtes. Mais pourquoi diable cette Medora, qui s'est si
follement jetée dans mes bras, ose-t-elle me parler de mes sens, puisque
c'est m'en parler que de nommer cette Daniella?
Et, en songeant ainsi, j'avais quitté le palais, je traversais la foule
bruyante rassemblée autour des _frittorie_ pavoisées, et j'étais devant
Saint-Jean-de-Latran, sans avoir songé à me précautionner d'un moyen de
transport pour Frascati, mais résolu à m'y rendre le soir même, dussé-je
faire la route à pied.
J'arrivai à la porte Saint-Jean, me souvenant qu'il y avait par là, hors
les murs, des cabarets où j'avais vu des chevaux de louage; mais, quand
je parlai de me faire conduire à Frascati à huit heures du soir, un cri
de surprise et presque d'ironie indignée s'éleva autour de moi.
--Oui, oui, la _malaria_ et les brigands! répondis-je en toute hâte,
je sais tout cela! mais il y a aussi de l'argent à gagner. Combien me
demandez-vous pour me conduire?
--Ah! Excellence, à l'heure qu'il est, vous n'auriez pas un cheval et un
homme pour quatre écus romains.
--Mais pour cinq?
--Pour cinq, un jour de la semaine, peut-être; mais, aujourd'hui, la
fête de Pâques; Non, non, pas pour six!
J'allais en offrir sept, quelque chose comme quarante francs. Pour un
gueux comme moi, c'est vous dire combien la fantaisie de tenir parole à
ma conquête me gouvernait en ce moment-là. Lord B*** offrant cinq cents
livres sterling n'aurait pas été plus prodigue.
Heureusement pour mon humble bourse, je sentis une main toucher
furtivement mon coude, et, me retournant, je vis Tartaglia.
--Que faites-vous ici, Excellence? me dit-il en italien. Les chevaux que
vous avez demandés sont là. C'est milord qui vous les envoie, et j'ai
ordre de vous accompagner.
--Excellent lord B***! pensais-je en suivant Tartaglia jusqu'aux
chevaux, qui étaient effectivement à dix pas de là, tenus par un
mendiant; il me blâme, et pourtant il se prête à mon indomptable
caprice!
M'élancer sur le magnifique cheval anglais qui piaffait, impatient de
dévorer l'espace, fut pour moi l'affaire d'un instant. Je ne me demandai
même pas s'il ne me casserait pas le cou; car je suis le plus ignorant
des écuyers, et il y a bien quatre ans que je n'ai enfourché une monture
quelconque; mais j'ai monté sans selle et sans bride tant de poulains
farouches dans les prairies où j'ai passé mon enfance, que j'ai
l'instinct nécessaire pour rester solide sans faire de maladresse qui
exaspère l'animal le plus irritable et le plus chatouilleux. Les choses
se passèrent donc très-bien, et, quand j'eus fait une lieue au grand
trot pour satisfaire la première ardeur de mon cheval, je sentis que
j'en étais maître et que je pourrais, à mon gré, ralentir son allure.
Je me retournai alors vers Tartaglia, qui montait aussi une magnifique
bête, et qui, cavalier à ma manière, se tenait victorieusement en selle,
malgré ses jambes courtes et l'énorme manteau dont il s'était affublé.
--Ah ça! lui dis-je, tu as été assez loin. Il n'est pas nécessaire que
tu t'exposes, pour moi, à la fièvre et aux bandits. Retourne au palais,
et dis à lord B*** que je n'ai pas besoin de toi. Demain, je lui
ramènerai son cheval.
--Non pas, non pas, _mossiou_! je ne vous quitterai pas. Je ne
crains pas la fièvre avec ce bon manteau, et, quant aux bandits, que
voulez-vous qu'ils fassent à un pauvre homme qui n'a pas dix baïoques
dans sa poche?
--Mais ce bon manteau pourrait les tenter, d'autant plus! que tu
l'étales avec une majesté...
--Croyez-moi, Excellence, avec des chevaux qui courent comme ceux-ci,
on ne craint guère les voleurs. Tout ce que je vous demande, c'est de ne
pas être fier, et de jouer des talons si nous faisons quelque mauvaise
rencontre.
--Daniella, je te le promets! m'écriai-je intérieurement. Puis je ne
pus résister au désir de savoir comment les choses s'étaient passées au
palais***, pour que lord B*** eût, deviné que je m'échappais encore
une fois, et, malgré ma répugnance à causer avec Tartaglia, je
l'interrogeai; mais il éluda mes questions.
--Non, non, _mossiou_, répondit-il, pas à présent. Je vous dirai tout ce
que vous voudrez, quand nous verrons les premières maisons de Frascati;
mais, croyez-moi, c'est moi que je vous dis qu'il ne fait pas bon aller
au pas et causer dans la campagne de Rome quand le jour est fini.
Marchons, et, si vous voyez du monde sur le chemin, ne vous gênez pas
pour prendre un joli petit galop.
J'insistai pour le renvoyer:
--C'est impossible, reprit-il, ne parlez pas de cela. Milord me mettrait
à la porte si je lui manquais de parole.
Nous reprîmes donc le trot. La journée avait été magnifique et le ciel
était clair. Nous avions dépassé _Tor-di-Mezza-Via_, grande tour isolée
au milieu des champs, qui marque la moitié du chemin entre Rome et
Frascati, lorsque Tartaglia, qui avait jusque-là trotté respectueusement
derrière moi, me dépassa au galop, en me criant de ne pas le suivre de
trop près, mais de maintenir mon allure.
Ceci me donna à penser qu'il avait accointance avec quelques rôdeurs
de nuit, et qu'il avait été averti de leur présence par un signe
insaisissable à ma vue ou à mon oreille. Je ne doutai plus du fait
lorsque, l'ayant rejoint au trot, je le vis remonter précipitamment sur
son cheval et prendre congé d'un groupe d'hommes, parmi lesquels j'en
remarquai un de haute taille, qu'il ne me sembla pas voir pour la
première fois, et qui parut éviter mes regards en se tournant vers le
fossé de la route. Les autres avaient l'air misérable de tous les gens
du pays.
--Coquin! dis-je à Tartaglia, quand nous les eûmes dépassés, tu as tes
raisons, je crois, pour ne pas craindre les bandits.
--_Mossiou! mossiou!_ fit-il en mettant le doigt sur ses lèvres, ne
parlez pas de ce que vous ne savez pas! Il y a de mauvaises gens dans la
campagne de Rome; mais il y en a aussi d'honnêtes, et il est bon d'avoir
un ami comme moi, qui sait comment il faut parler aux uns et aux autres.
--Puis-je te demander, au moins, si ceux dont tu prétends me préserver
en ce moment sont de mauvais ou d'honnêtes bandits?
--Vous demandez ce qu'il ne vous servirait à rien de savoir, et je ne
prétends rien, puisque je ne vous demande rien ni pour eux ni pour moi.
Marchons, marchons, je vous prie: je ne crains que les surprises.
Nous arrivâmes sans encombre au pied de la montagne. Je voulus mettre
mon cheval au pas pour le ménager. Tartaglia s'y opposa énergiquement.
--Eh! _mossiou_, vous n'y songez pas! La nuit est tout à fait tombée, et
c'est ici le plus mauvais endroit, à cause de la montée. Tenez, voilà
une fontaine où bien des gens sont restés pour avoir voulu y faire boire
leurs chevaux; et, là, tout le long de ce petit mur, est-ce que vous
n'avez pas remarqué, dans le jour, les têtes de mort et les ossements en
croix, qui parlent assez clairement?
Enfin nous arrivâmes à la porte de la ville, et Tartaglia consentit à me
parler de lord B***.
--Voyons, _mossiou_, dit-il, ne vous fâchez pas! Lord B*** ne sait
probablement pas que vous êtes à Frascati. Il s'imagine que vous courez
la ville de Rome pour voir les illuminations. Et tenez, nous voici sur
une hauteur d'où vous pouvez juger de la beauté du spectacle que vous
avez perdu. Retournez-vous, et arrêtez-vous un moment.
Je m'arrêtai. Le spectacle était splendide. Rome brillait dans la nuit
comme une pléiade d'étoiles. Dix heures sonnaient à la cathédrale de
Frascati.
--Attention! s'écria Tartaglia enthousiasmé: regardez bien le dôme de
Saint-Pierre; le _changement_ va se faire! Ah! l'horloge de Frascati
avance d'une minute... de deux... Attendez! voilà! Est-ce beau?
En effet, toutes les lumières qui, à cette distance de treize milles,
éclataient de blancheur, changèrent subitement de ton et devinrent d'un
rouge étincelant. L'énorme fanal placé au sommet du dôme rayonnait dans
une brume couleur d'incendie. Les Romains sont très-friands de ce
coup d'oeil. Cinq cents ouvriers sont employés, ce jour-là, à le leur
procurer; et, quand le _changement_ n'est pas général et instantané sur
tous les points de l'immense édifice, basilique, dôme, colonnades et
fontaines, la population siffle à outrance les machinistes. Aussi ces
derniers y mettent-ils tout leur amour-propre, et Tartaglia s'écria
philosophiquement:
--A l'heure qu'il est, cinq ou six de ces pauvres diables dégringolent
de là-haut pour s'être pressés comme il convenait, car le _changement_
me paraît très-bien réussi, et le public doit être content. Bah! il n'y
a point de beau _changement_ sans cela! Le dôme est si dangereux!
--A présent, j'ai assez vu les lampions. Dis-moi comment il se fait que
je sois ici sur le cheval de lord B***, sans que lord B*** me l'ait
envoyé?
--C'est que vous n'êtes point sur le cheval de lord B***, mais bien sur
celui de la Medora. Quant à moi, j'ai choisi le mien parmi ceux des
domestiques. J'ai pris celui dont je savais l'allure douce et les jambes
sûres.
Pendant quelques instants, Tartaglia me laissa croire que Medora l'avait
envoyé courir après moi avec ces chevaux. Enfin, quand j'eus mis pied à
terre, il m'avoua la vérité:
--_C'est moi que j'ai pris sur moi_, dit-il, de seller ces chevaux et
de leur mettre, aller et retour, une petite douzaine de lieues dans
les jarrets. Bah! de si bonnes jambes! ajouta, en riant, l'effronté
bohémien. Miss Medora trouvera peut-être que son _Otello_ a un peu moins
d'ardeur que de coutume; elle fera un peu moins de folies, voilà tout!
D'ailleurs, il pleuvra, le temps se brouille; miss ne sortira pas, et
_Otello_ se reposera. Allons, _mossiou_, ne soyez pas fâché. J'ai tout
fait pour le mieux: quand j'ai vu qu'au lieu de vous calmer, je vous
rendais plus volontaire, et que vous preniez votre porte-manteau pour
sortir du palais sans rien dire à personne, je me suis dit, moi: «Ce
pauvre garçon ne va pas trouver de voiture, ou, s'il en trouve une, ce
sera pire que d'aller à pied; il sera arrêté sur le chemin; il est fou,
il voudra se défendre; on me le tuera.»
--Mais quel diable d'intérêt prends-tu à moi? lui criai-je en lui jetant
vingt francs qu'il refusa obstinément.
--Je prends intérêt au futur mari de la Medora, répondit-il, au futur
héritier de lady B***; car, voyez-vous, _c'est moi que je vous le dis_,
vous serez ce mari et cet héritier. Pour le moment, vous êtes coiffé de
cette brunette de Frascati; mais, avant huit jours, vous en serez las,
et vous reviendrez à Rome. La signorina n'aime pas son cousin Richard.
Elle l'aime d'autant moins qu'elle fait son possible pour l'aimer; mais
il est sot, et elle s'en aperçoit bien. Bonsoir, Excellence; gardez
votre argent; vous êtes généreux, je le sais: c'est pour cela que
j'attends, pour accepter, que vous soyez riche. En faisant votre
fortune, je fais la mienne.
En parlant ainsi, il sauta à cheval et prit Otello par la bride. Je
voulais qu'il entrât dans la ville pour laisser reposer ces deux braves
bêtes.
--Non, non, dit-il, les domestiques courent les rues de Rome, cette
nuit; ils m'ont confié le soin des écuries; mais, au point du jour, ils
y donneront un coup d'oeil, et il faut que ces deux bêtes-ci soient
séchées et pansées, pour qu'ils ne se doutent de rien.
Il partit au galop, et je me mis à gravir la via Piccolomini, on peu
honteux de penser que le cheval favori de Medora m'avait porté, à ce
rendez-vous, cause indubitable de son éternel mépris. Je voyais aussi
se réaliser la prédiction de Brumières relativement à Tartaglia: «En
quelque lieu et à quelque heure que ce soit, vous le verrez apparaître
au moment où ses services vous seront indispensables, et il saura être
l'homme nécessaire dans vos plaisirs ou dans vos dangers.»
Pendant que je faisais ces réflexions, la grille ne s'ouvrait pas; et
la cloche placée en dehors de la maison faisait un tel bruit, que je
n'osais la secouer trop fort.
--_Elle_ est là, sans doute, me disais-je. C'est elle qui va m'ouvrir
furtivement la porte.
XXV
9 avril.
Comme j'étais là, attendant avec le plus de patience possible, il
m'arriva une aventure énigmatique dont je n'ai pas encore, dont je
n'aurai peut-être jamais le mot. Un moine sortait de la via Piccolomini,
c'est-à-dire de l'extrémité de la ville, et semblait se diriger vers la
via Falconieri, un de ces petits chemins enfoncés qui circulent entre
les parcs et qui portent le nom de celui auquel ils aboutissent. Cet
homme passa si près de moi, que je pensai qu'il ne me voyait pas et que
je fis un mouvement pour n'en être pas heurté; mais il me voyait, et, en
m'effleurant, il me mit rapidement dans la main un objet qui me parut
être une petite plaque de métal carré; puis aussitôt, sans attendre la
moindre question, il s'enfonça dans le chemin creux et disparut. Ce
n'était pas le capucin oncle de la Daniella; c'était un grand moine noir
et blanc, qui me rappela celui que j'avais rencontré dans les ruines du
théâtre de Tusculum, et qui m'avait semblé vouloir éviter mes regards.
Pourtant celui-ci me parut beaucoup plus mince.
Je m'assurai que l'objet mystérieux était une tablette de fer battu
de la grandeur d'une carte de visite et percée de plusieurs trous
incompréhensibles au toucher. Je me demandai si c'était quelque symbole
de dévotion distribué aux passants, ou un avis quelconque donné par
Daniella. Mais comment et pourquoi ce moine serait-il intervenu dans une
histoire d'amour?
Averti pourtant comme je l'avais été par Brumières et par lord B*** que,
dans ce pays-ci, il faut s'attendre aux choses les plus surprenantes, je
crus devoir ne pas m'obstiner à secouer la cloche de Piccolomini, et je
m'enfonçai, à mon tour, dans la via Falconieri, sans dessein d'y suivre
les traces du moine, mais de manière à dérouter les espions, si espions
il y avait, en me perdant dans l'obscurité.
Quand j'eus atteint un endroit complètement ombragé par les grands
arbres des deux parcs limitrophes, je me hasardai à frotter une
allumette comme pour allumer mon cigare, mais, en effet, pour constater
que j'étais bien seul, et pour regarder le talisman du moine. Ce ne
peut être qu'un talisman, en effet, mais à quelle religion il peut
appartenir, voilà ce qu'il m'est impossible de présumer. Les jours
percés dans le métal n'ont aucune signification que je sois capable
de traduire. Après les avoir bien examinés, je mis, à tout événement,
l'amulette dans ma poche, et, poursuivant mon chemin, je pénétrai
dans l'enclos de Piccolomini par un des talus qui bordent le plant
d'oliviers, au delà de la petite porte qui fait face à la grille de
la villa Falconieri. La nuit était chaude et sombre, et de Frascati
partaient mille bruits joyeux qui étaient une nouveauté pour mon
oreille. Pendant le carême, et pendant la semaine sainte surtout, sauf
la voix des cloches et des horloges, c'est un silence de mort. Quiconque
ferait entendre le son d'un instrument ou d'une chanson indiquant
la pensée de boire ou de danser, risquerait de _cadere in pena_,
c'est-à-dire de subir l'amende ou la prison. Aussi, dès le jour de
Pâques, tout ressuscite, tout chante, tout crie, tout danse dans les
États du pape. Les cabarets sont rouverts, les lumières brillent, tout
hangar devient salle de bal, et on s'étonne de voir ce pauvre peuple
condamné, de par le sbire et le geôlier, à une austérité toujours
abrutissante quand elle n'est pas volontaire, reprendre, avec tant
d'énergie et de naïveté, sa gaieté d'oiseau, ses gambades et ses cris
d'enfant en récréation.
Quand je fus dans le palais, je reconnus que j'aurais eu beau sonner.
Il était complètement désert, et je sentis quelque dépit de voir que ma
résolution désespérée d'arriver là à l'heure dite n'aboutissait qu'à une
déception. J'attendis en vain un quart d'heure; puis, l'impatience et
l'humeur me gagnant, je pris le parti de ressortir pour aller voir la
physionomie de Frascati en fête, et probablement la Daniella en danse,
oubliant le rendez-vous qu'elle m'avait donné; mais je fis en vain le
tour de la ville et du faubourg, jetant un regard furtif sur toutes les
guinguettes; je n'aperçus que la Mariuccia, qui prenait grand plaisir à
voir sauter les jeunes filles, et qui ne fit pas la moindre attention à
moi.
Je rentrai, en proie à une véritable colère, une mauvaise et honteuse
colère, en vérité, et je trouvai la Daniella, dans ma chambre, à genoux
contre un fauteuil et disant sa prière, qu'elle n'interrompit nullement
en me voyant entrer; ce qui me donna le temps de me repentir, de me
calmer, et enfin de m'émerveiller du sang-froid héroïque avec lequel
cette étrange fille, murmurant un reste de patenôtres et se signant
dévotement, alla retirer la clef de ma porte et pousser le verrou.
Alors seulement elle me regarda, et pâlit tout à coup.
--Qu'est-ce que vous avez? me dit-elle. Vous m'examinez d'un air moqueur
et froid!
--Et vous qui ne me regardez pas du tout depuis cinq minutes que je suis
là, vous que j'attends et que je cherche depuis une grande heure...
--Ah! c'est là ce qui vous a fâché? Vous croyez donc que c'est une chose
bien facile pour moi de me trouver ici à l'heure qu'il est, quand mon
frère est à Frascati et quand tout Fracasti est debout? Allons, sachez
comment j'ai pu arranger les choses sans que ma tante se doutât de rien;
car il ne faut pas vous imaginer qu'elle m'approuverait de venir vous
trouver sans avoir exigé de vous une promesse de fidélité. Je suis
censée passer cette nuit à la villa Taverna-Borghèse, à un quart de
lieue d'ici, dans les jardins. Je me suis engagée à y travailler pendant
un mois, et, sous prétexte que la course est longue quand il pleut, j'ai
demandé à la femme de charge Olivia de me loger pour tout ce temps.
C'est une affaire arrangée. Cette femme-là est de mes amies; elle m'a
donné une chambre placée de manière à ce que je puisse sortir et rentrer
sans que les autres gardiens du palais Taverna s'en aperçoivent. Ainsi,
je suis partie, ce soir, avec elle, en présence de mon frère et de ma
tante, et j'ai attendu le moment de pouvoir me glisser de la villa
Taverna dans la villa Falconieri, et de la villa Falconieri jusqu'ici,
tout cela par les petits sentiers que je connais, et me voilà.
Ce dernier mot _me voilà_, fut dit avec un charme inexprimable. Il y
avait, dans la belle voix et dans le beau regard de cette fille, je ne
sais quelle candeur angélique dont j'aurais dû être frappé, mais dont je
subis l'entraînement sans réflexion. Je la pris dans mes bras, et tout
aussitôt je m'arrêtai, étonné et inquiet: mes lèvres avaient senti de
grosses larmes sur ses joues.
--Qu'est-ce donc, _Daniella mia?_ lui dis-je. Est-ce à regret que tu te
livres à mon amour?
--Tais-toi, dit-elle; ne mens pas! Tu n'as pas d'amour pour moi!
Ce reproche m'irrita.
--Eh! mon Dieu! allons-nous recommencer à dire des subtilités et à faire
des conditions?...
--Des conditions!... M'avez-vous promis seulement deux jours
d'attachement? Et pourtant, je suis là!
--Tu es là tout en larmes... C'est comme si tu n'y étais pas; car je te
jure que je ne veux rien devoir à une résolution que tu regrettes. Si je
te déplais, ou si tu te repens de ta confiance, va-t'en donc!
--Non, je suis venue et je reste; car je vous aime, moi! C'est la seule
chose dont je sois sûre. Et, là-dessus, elle cacha sa figure dans ses
mains, et pleura avec tant d'effusion, que mes premiers transports
firent place à de secrètes angoisses.
--Voyons, Daniella, repris-je, si vous êtes une fille sérieuse et
passionnée, quittons-nous; car je suis un homme d'honneur, et je ne peux
ni rester dans votre pays ni vous emmener dans le mien; et, si vous êtes
encore pure, comme vous avez voulu me le faire entendre, sortez, sortez!
Je ne veux pas vous séduire et me créer un devoir au-dessus de mes
forces. Je suis pauvre et ne peux vivre honorablement que dans une
situation indépendante, je vous l'ai dit. Adieu donc. Allons, partez,
pendant que j'ai encore le courage de le vouloir.
--Vous vous feriez donc un grand crime de séduire une fille dont vous
seriez le premier amant!
--Oui, si elle avait, comme vos larmes me le font croire, la conscience
de son sacrifice. Or, je ne veux pas accepter ce sacrifice, n'en pouvant
offrir aucun en échange.
--Vous dites cela bien sérieusement?
--Je vous le dis sur mon honneur.
--Rien en échange! répéta-t-elle en se dirigeant vers la porte. Pas un
jour, pas une heure de fidélité, peut-être!
Elle ouvrit la porte et sortit lentement, comme pour me donner le temps
de la rappeler; mais j'eus la force de n'en rien faire, car je m'étais
senti, et je me sentais encore si étrangement ému, que je me voyais
perdu, dominé à jamais, si j'acceptais le plaisir d'une nuit à titre
d'immolation de toute une vie de chasteté.
Quelques instants de silence me firent croire qu'elle était partie, en
effet. J'avais les nerfs si excités, la tête si malade, que je sentis
des larmes de dépit ou de regret couler aussi sur mon visage. J'en fus
indigné contre moi-même; je me trouvais absurde et stupide. Je pris mon
chapeau et j'allais sortir.
--Où allez-vous? me dit-elle impétueusement en me barrant le passage
dans le grenier qui précède ma chambre.
--Je vas courir les guinguettes de Fracasti, et, comme, tout à l'heure,
j'ai vu là beaucoup de jolies figures très-agaçantes, j'espère
rencontrer facilement une conquête à qui je ne ferai pas verser de
pleurs.
--Ainsi, reprit-elle, voilà tout ce que vous voulez? Une nuit d'amour
sans lendemain?
--Sans lendemain, je n'en sais rien; mais sans conditions et sans
regrets, à coup sûr, voilà tout ce que je veux!
--Allez! dit-elle, je ne vous retiens pas!
Et elle s'assit sur la première marche de l'escalier, lequel est
si étroit dans ce taudis, que, pour le descendre, il me fallait la
repousser de propos délibéré et l'obliger à me faire place. Elle ne
pleurait plus, elle avait la voix sèche et l'attitude dédaigneuse.
--Daniella, lui dis-je en la relevant, à quel jeu puéril et douloureux
perdons-nous des heures qui nous sont comptées et qui ne reviendront
peut-être plus? S'il est vrai que vous m'aimiez, pourquoi ne pas prendre
l'amour que je peux vous donner et qu'il dépend de vous de rendre d'un
poids si léger dans votre vie? Soyez sincère si vous êtes folle, et
soyez forte si vous êtes sage. Partez ou restez; mais ne me faites pas
souffrir et divaguer plus longtemps.
--Tu as raison, me cria-t-elle en me jetant ses bras autour du cou. Il
vaut mieux être sincère. Eh bien, oui, je suis une folle, et mes sens me
gouvernent!
--A la bonne heure! J'en remercie ma bonne destinée. Donc, je ne suis
pas ton premier amour?
--Non, non! je mentais! Ne te reproche rien, et aime-moi comme je suis,
comme tu peux, n'importe comment! Mais silence! Éteins cette bougie,
j'entends la Mariuccia qui rentre. Elle va venir voir si tu es rentré
aussi; fais semblant d'être endormi; ne bouge pas; si elle parle, ne
réponds pas.
Quand le jour parut, je n'étais plus dans les bras de Daniella, j'étais
à ses pieds. Ah! mon ami, je pleurais comme un enfant, et ce n'était
plus de dépit, ce n'était plus de crispation nerveuse, c'étaient des
larmes du fond de mon coeur, des larmes de reconnaissance et de repentir
surtout. Chère et charmante jeune fille! Elle m'avait trompé; elle
avait voulu être à moi à tout prix, méconnue, calomniée, avilie par ma
méfiance, par ma passion égoïste et brutale. Et j'étais châtié comme
j'avais craint de l'être: une fille pure avait assouvi ma soif de
voluptés, et j'avais été le possesseur inepte et indigne d'un trésor
d'amour et de candeur!
--Oh! pardonne-moi, pardonne-moi! lui disais-je. Je t'ai désirée comme
on désire une chose de peu prix; j'ai rougi en moi-même du sentiment qui
me poussait vers toi; je l'ai combattu, je l'ai souillé tant que j'ai pu
dans ma pensée. J'ai fait comme les enfants qui ne voient que l'éclat
des fleurs, et qui les brisent sans se douter de leur parfum. J'ai été
indigne de mon bonheur, de ton dévouement, de ton sacrifice, et me
voilà à tes pieds, rougissant de moi, car tu méritais des hommages, des
prières, de longues aspirations, et j'ai profané l'amour pur que je
te devais avant de te posséder: mais, va, je réparerai mon crime; je
t'aimerai aujourd'hui comme j'aurais dû t'aimer hier, et je serai ton
adorateur, ton cavalier servant, ton esclave aussi longtemps que tu le
voudras, avant de redevenir ton amant. Commande-moi ce que tu veux,
éprouve-moi, punis-moi, venge ta fierté outragée; car je t'aime, oh!
oui, je t'aime, à présent, mille fois plus que tu ne peux et ne dois
m'aimer!
Et puis je tombai dans le silence et dans une enivrante rêverie, en
contemplant cette créature si séduisante et si naïve, si coquette et si
chaste, si impétueuse et si humble, assez fière pour avoir pleuré en
se livrant, assez dévouée et assez passionnée pour s'être livrée quand
même.
--Une vierge sage calomniant sa pureté, éteignant sa lampe comme une
vierge folle, pour rassurer la mauvaise et lâche conscience de celui
qu'elle aime et qui la méconnaît! Mais c'est le monde renversé,
pensai-je; c'est un bonheur invraisemblable qui m'arrive; c'est un rêve
que je fais!
Et je pressais ses genoux contre ma poitrine soulagée et purifiée. Je me
prosternais devant elle; je me donnais corps et âme. J'offrais mon coeur
sans réserve et ma vie pour toujours. J'étais exalté, j'étais fou; et,
à l'heure où je vous écris, je le suis encore. Bien que seul dans des
ruines, depuis cinq ou six heures, j'éprouve toujours la même ivresse
et je ne sais quelle joie intérieure, mêlée de repentir et
d'attendrissement, qui est, certainement, ce que j'ai ressenti de
plus énergique et en même temps de plus doux, depuis que j'existe. O
Daniella, Daniella! devrais-je dire que ceci est une folie? Devrais-je
dire que j'ai existé avant aujourd'hui? Non, certes; car j'aime pour la
première fois, et je sens que, dusse-je payer ce jour-là de ma vie, ou,
ce qui est pire, des souffrances d'une longue vie, je remercierais Dieu
avec enthousiasme de me l'avoir donné! Oh! vivre de toute la puissance
de son être; se sentir inondé de voluptés, esprit et matière; ne plus
compter pour rien ces misérables préoccupations, ces montagnes et ces
abîmes de _si_ et de _mais _qui se dressent et se creusent autour
des plus vulgaires existences, pour les tourmenter bêtement de rêves
sinistres et vains; se sentir fort, à soulever le monde sur son épaule,
calme, à défier la chute des étoiles, ardent, à escalader le ciel,
tendre comme une mère et faible comme une femme, ému comme une eau qui
frissonne au moindre souffle, jaloux comme un tigre, confiant comme un
petit enfant, orgueilleux devant tout ce qui est, humble devant le
seul être qui compte désormais pour quelque chose, agité de transports
inconnus, apaisé par une langueur délicieuse... et tout cela à la fois!
toutes les situations, toutes les sensations, toutes les forces morales
et physiques se révélant avec une intensité, une clarté et une plénitude
suprêmes!
C'est donc là l'amour! Ah! j'avais bien raison d'y aspirer comme au
souverain bien, dans mes premières heures de jeunesse! Mais que j'étais
loin de savoir ce qu'un pareil sentiment, quand il se réveille
tout entier, renferme de joies et de puissance! Il me semble que,
d'aujourd'hui, je suis un homme. Hier, je n'étais qu'un fantôme. Un
voile est tombé de devant mes yeux. Toutes choses m'apparaissaient
troubles et fantasques. J'attribuais à la solitude et à la liberté une
valeur qu'elles n'ont pas. J'avais, de mon repos, de mon indépendance,
de mon avenir, des convenances de ma situation, de mon petit bien-être
intellectuel, de ma raison vaine et vulgaire, un soin ridicule. Je
voyais faux. C'est tout simple: j'étais seul dans la vie! Quiconque est
seul est fou, et cette sagesse qui se préserve et se défend de la vie
complète est un véritable état aliénation.
Mais vivre à deux, sentir qu'il y a sous le ciel un être qui vous
préfère à lui-même et qui vous force à lui rendre tout ce qu'il se
retire pour vous le donner; sortir absolument de ce triste _moi_ pour
vivre dans une autre âme, pour s'isoler avec elle de tout ce qui n'est
pas l'amour, mon Dieu! quelle étrange et mystérieuse félicité!
Et pourquoi est-ce ainsi? Autre mystère! Pourquoi cette femme, et non
pas toute antre plus belle peut-être et meilleure ou plus éprise encore?
La raison, la fausse raison d'hier s'efforcerait vainement de rabaisser
mon choix et de me montrer l'image d'une maîtresse plus désirable. La
raison souveraine d'aujourd'hui, cette extase, cette vision du vrai
absolu, répondrait victorieusement que la seule maîtresse qu'on puisse
désirer est celle qu'on a, et que la seule femme qu'on puisse adorer est
celle qui vous a jeté dans l'état surnaturel où me voici.
Oui, je me sens, en ce moment, au-dessus de la nature humaine;
c'est-à-dire hors de moi, et plus grand, et plus fort, et plus jeune que
moi-même. Je m'estime plus que je ne croyais pouvoir m'estimer jamais;
car mes préjugés et mes méfiances, mon aveuglement et mon ingratitude ne
me semblent plus venir de moi, mais d'un rôle que j'étais forcé de jouer
dans la comédie sociale. J'ai dépouillé ce costume d'emprunt; j'ai
oublié ces paroles de routine et ces raisonnements de commande. Je me
trouve tel que Dieu m'a fait. L'amour primordial, la principale effluve
de la divinité, s'est répandu dans l'air que je respire; ma poitrine
s'en est remplie. C'est comme un fluide nouveau qui me pénètre et me
vivifie. Le temps, l'espace, les besoins, les usages, les dangers, les
ennuis, l'opinion, tous ces liens où je me débattais sans pouvoir faire
un pas, sont maintenant des notions erronées, des songes qui fuient dans
le vide. Je suis éveillé, je ne rêve plus; j'aime et je suis aimé. Je
vis! je vis dans cette région que je prenais pour un idéal nuageux, pour
une création de ma fantaisie, et que je touche, respire et possède comme
une réalité! Je vis par tous mes organes, et surtout par ce sixième sens
qui résume et dépasse tous les autres, ce sens intellectuel qui voit,
entend et comprend un ordre de choses immuable, qui coopère sciemment
à l'oeuvre sans fin et sans limites de la vie supérieure, de la vie en
Dieu!
Ah! le positivisme, le convenu, le prouvé, le prétendu réalisme de la
vie humaine dans la société! Quel entassement de sophismes qui, à notre
réveil dans la vie éternelle, nous paraîtront risibles et bizarres, si
nous daignons alors nous en souvenir! Mais j'espère que cette mémoire
sera confuse, car elle nous pèserait comme un flux de divagations notées
pendant la fièvre. J'espère que les seuls jours, les seules heures de
cette courte et trompeuse existence dont il nous sera possible de
nous souvenir, seront les jours et les heures où nous aurons ressenti
l'extase de l'amour dans tout son rayonnement divin! O mon Dieu! je vous
demande de me laisser, dans l'éternité, le souvenir de l'heure où je
suis!
XXVI
Villa Mondragone, 10 avril.
Je reviens vous écrire aujourd'hui dans la même solitude où j'ai
passé la journée d'hier à vous raconter l'événement de ma vie, la
transformation de mon être. Seulement, hier, il faisait un temps
affreux, et je vous écrivais assis sur des décombres, dans une des
salles désertes et délabrées de ce noble manoir. Aujourd'hui, je suis
en plein air, par un temps délicieux, dans un jardin abandonné, où de
magnifiques asphodèles croissent librement sur les margelles disjointes
des bassins taris et ensablés. Je suis encore plus heureux qu'hier,
bien qu'hier cela ne me parût pas possible, bien que je n'eusse pas
conscience, et cela pour la première fois de ma vie, de l'absence du
soleil. Je ne m'en suis aperçu qu'en revenant à Frascati, en voyant
l'herbe mouillée et le ciel noir. Ah! qu'est-ce que cela me fait, à
présent, qu'il y ait de la lumière et de la chaleur sur la terre? J'ai
mon soleil dans l'âme, mon foyer de vie est dans l'amour qui brûle en
moi.
Ne soyons pas ingrat pourtant: le soleil de là-haut est un bel éclairage
pour le splendide décor qui m'environne, et je vais chérir exclusivement
cet endroit-ci, parce que je suis aussi près d'_elle_ que possible. Je
rêve à trouver le moyen de m'y établir le jour et la nuit. Comment cela
se pourra-t-il? Je ne sais. C'est, comme je vous l'ai dit, une ruine
abandonnée; mais il faudra réussir à m'y faire un nid.
C'est que, voyez-vous, la villa Taverna et la villa Mondragone sont
situées dans le même parc. Toutes deux appartiennent à une princesse
Borghèse qui ne songe pas à en faire deux lots séparés. De la villa
Taverna, belle maison de plaisance à mi-côte, on suit un _stradone_,
c'est-à-dire une vaste allée couverte d'arbres séculaires, si longue
et si rapide, qu'il ne faut pas moins de vingt minutes pour la monter.
Enfin, tout en haut et tout à coup, en tournant dans des bosquets sur
la gauche, on se trouve devant une masse de constructions
incompréhensibles: c'est Mondragone, villa immense et pleine de
caractère, bien qu'elle n'ait rien d'imposant. Le style italien des
derniers temps de la renaissance est toujours petit de proportions,
quelle que soit sa dimension réelle, et l'oeil s'y trompe absolument au
premier aspect.
C'est dans cette vaste résidence déserte que je peux pénétrer et
m'enfermer, sous prétexte de faire des études de dessin. La femme de
charge de la villa Taverna, cette Olivia, amie de ma Daniella, qui me
connaît déjà depuis quelques jours, me confie une clef qui ne pèse pas
moins d'un kilo, et que je dois rapporter à six heures. Cela me permet
d'échanger deux fois par jour, en passant à Taverna, quelques regards
avec Daniella, qui, dans une salle basse des communs, travaille à une
formidable lessive; mais j'ai tant de respect pour elle, à présent,
qu'afin de ne pas l'exposer aux plaisanteries des gens de la maison,
je fais semblant de ne pas la connaître. La nuit, elle se glisse
furtivement dans les sentiers couverts et vient me trouver à
Piccolomini; mais il lui faut traverser Falconieri, où elle risque de
rencontrer des gardiens mal disposés, ou bien descendre de Taverna à
Frascati, et se faire voir aux gens du faubourg. En outre, nous ne
pourrons plus tromper longtemps la Mariuccia. C'est par miracle que,
depuis deux nuits, nous échappons à sa clairvoyance, et nous ne savons
pas encore si, au point où nous en sommes, elle nous sera favorable.
Ici, dans cette résidence déserte, entourée de grandes constructions
dont le faîte s'écroule, mais dont toutes les issues extérieures sont
bien closes, je pourrais voir ma chère compagne à toute heure si j'avais
un logement quelconque, et je ne suis mis aujourd'hui à tout explorer
dans le plus grand détail. Il me semble que quelque bonne idée va me
venir en TOUS faisant part de mes découvertes.
Imaginez-vous un château qui a trois cent soixante et quatorze
fenêtres[4], un château compliqué comme ceux d'Anne Radcliffe, un monde
d'énigmes à débrouiller, un enchaînement de surprises, un rêve de
Piranèse; mais d'abord il faut que je vous fasse succinctement
l'historique de la villa Mondragone, pour que vous compreniez quelque
chose à ce mélange d'abandon misérable et de luxe princier où je cherche
un gîte.
[Note 4: Nombre qui, dans l'architecture de cette époque, représente
une étendue immense de constructions.]
Ce palais fut bâti par Grégoire XIII, au XVIe siècle. On y entre par
un vaste corps de logis, sorte de caserne destinée à la suite armée
du pontifs. Lorsque, plus tard, le pape Paul V en fit une simple
_villégiature_, il relia un des côtés de ce corps de garde au palais
par une longue galerie de plain-pied avec la cour intérieure, dont les
arcades élégantes s'ouvrent, au couchant, sur un escarpement assez
considérable, et laissent aujourd'hui passer le vent et la pluie. Les
voûtes suintent, la fresque est devenue une croûte de stalactites
bigarrées; des ronces et des orties poussent dans le pavé disjoint;
les deux étages superposés au-dessus de cette galerie s'écroulent
tranquillement. Il n'y a plus de toiture; les entablements du dernier
étage se penchent et s'affaissent aux risques et périls des passants,
quand passant il y a, autour de cette thébaïde.
Cependant, la villa Mondragone, restée dans la famille Borghèse, à
laquelle appartenait Paul V, était encore une demeure splendide, il y
a une cinquantaine d'années, et elle revêt aujourd'hui un caractère de
désolation riante, tout à fait particulier à ces ruines prématurées.
C'est durant nos guerres d'Italie, au commencement du siècle, que les
Autrichiens l'ont ravagée, bombardée et pillée. Il en est résulté ce qui
arrive toujours en ce pays-ci après une secousse politique: le dégoût et
l'abandon. Pourtant la majeure partie du corps de logis principal, la
_parte média_, est assez saine pour qu'en supprimant les dépendances
inutiles, on puisse encore trouver de quoi restaurer une délicieuse
_villégiature_. C'est le parti que voulait prendre et que prendra
peut-être la princesse propriétaire actuelle. Des réparations avaient
même été entreprises sur un pied de luxe qui peint très-bien l'esprit
local. On a commencé par l'inutile, comme toujours. Sans se préoccuper
de la couverture à jour, ni des brèches faites par le canon aux étages
supérieurs, on a fait des parquets, des peintures et des volets
richement montés aux premiers étages. Ces volets, par parenthèse, m'ont
frappé comme une chose charmante que je n'ai encore vue nulle part. Ils
sont d'un bois résineux veiné de rouge vif qui laisse passer l'éclat du
soleil au travers. Cela remplit l'appartement d'un ton rose très-gai.
J'ai pu en juger cette partie du local n'étant pas si bien fermée, qu'en
cherchant un peu je n'aie trouvé moyen d'y pénétrer.
Au-dessus, s'étendent des salles magnifiques encombrées de poutres et
de décombres, et, un détail bien caractéristique, c'est une sorte de
boudoir ou chapelle dont le plafond est fraîchement peint, et assez
joliment peint par un artiste indigène, dans le goût traditionnel du
pays. Ce sont des personnages tout roses nageant dans un ciel bleu
turquin, d'un propre et d'un gracieux à donner des idées de bal; mais,
dans le mur latéral, une grande fente que l'on n'a pas encore songé à
fermer, bien qu'elle menace d'emporter un pan de l'édifice, sert de
passage à une famille d'oiseaux de proie qui ont trouvé là, pour
perchoir, un bout de solive sortant à l'intérieur. Ils s'y établissent
paisiblement chaque nuit, ainsi que l'atteste un monceau de traces
toutes récentes. Les amours du vautour ou de l'orfraie sont donc encore
abrités par un ciel de chérubins ou de cupidons enguirlandés tout
flambant neufs.