C'est que les embellissements, précurseurs accoutumés des réparations
urgentes, sont restés en route. A la dernière révolution, ce palais
a été, encore une fois, occupé militairement, et les énormes tas de
litière qui jonchèrent les terrasses n'ont pas encore disparu. Était-ce
un poste de cavalerie française ou italienne? Les nombreuses sentences,
d'un patriotisme ardent et naïf, charbonnée sur les murs, me font
pencher pour la dernière hypothèse.
Va-t-on, comme on le dit aux environs, reprendre les travaux abandonnés?
Là, pour moi, est la question pressante. Si on ne les reprenait pas, la
solitude durerait ici, et j'y pourrais peut-être louer un coin où je
vivrais inaperçu. Il y a une portion très-bizarre qui semble la plus
moderne et la moins endommagée, dans laquelle il m'a été impossible de
me glisser. C'est comme une petite villa mystérieuse perchée sur un des
côtés de la villa principale. C'est probablement le logement de caprice
personnel que, dans ces palais italiens, qu'il soit en haut ou en bas,
caché ou apparent, on appelle le _casino_. Ici c'est un assemblage
de petits pavillons, dont les ouvertures annoncent des appartements
lilliputiens. C'est assez laid, mais curieusement agencé autour d'une
toute petite terrasse, d'où la vue domine une étendue prodigieuse à
travers des balustres massifs dont la destination semble être de cacher
ce sanctuaire aux regards du dehors. Était-ce une fantaisie de retraite
cénobitique? Un campanile à jour, planté sur cette terrasse, semble
avoir été une chapelle, ou une sorte d'oratoire aérien, propre à
stimuler le bien-être moral par le bien-être physique du beau site et
du vent frais. Mais on peut, tout aussi bien, se représenter, dans ce
casino, de mystérieuses amours, retranchées en toute sécurité contre la
curiosité d'une suite nombreuse ou de visiteurs inattendus.
Quoi qu'il en soit, cela fait une demeure réservée que l'on n'aperçoit
de nulle part, si ce n'est par son entrée principale qui donne sur
l'ancien parterre clos de murs festonnés et ornés de boules. Cette
entrée est masquée par un beau portique attribué au Vignole, où l'on
peut se promener dans un isolement complet.
J'aime beaucoup cet abri élégant avec ses arcades ornées de dragons,
ses degrés de marbre brisés, et son fond percé de portes et de fenêtres
mystérieuses barricadées solidement. C'est au travers des fentes de ces
huis jaloux, qui semblent vouloir garder les secrets du passé, que je
vois la petite terrasse, les petits pavillons et le clocheton arrondi
du casino. De superbes graminées poussent entre les dalles, et des
moineaux, aussi sauvages que ceux de nos villes sont familiers, y
prennent leurs ébats sans se douter que, séparé d'eux par une cloison de
planches, j'écoute et commente leur caquet. Si je pouvais pénétrer dans
cette villa secrète, il me semble que j'y trouverais une demeure close
et habitable, car j'y vois des portes et des fenêtres en bon état; mais
il faudrait y entrer par effraction, et je ne dois pas abuser de la
confiance des gardiens.
En cherchant un passage vers ce casino, je viens de faire une autre
découverte: c'est un recoin encore plus bizarre, encore plus caché, et
beaucoup plus joli. Après avoir erré dans je ne sais combien d'églises
souterraines, de salles aux gardes ou d'écuries situées beaucoup plus
bas que le niveau de la cour, et d'une si puissante architecture, qu'on
ne sait ce que font là, dans les ténèbres, ces belles et vastes salles,
je me suis trouvé en face d'un escalier tournant que j'ai descendu.
C'est là que le château, creusé dans le coeur de la montagne, devient
singulièrement fantastique; c'est encore une autre résidence qui ne peut
pas avoir servi à loger des domestiques, ils eussent été trop loin de
leurs maîtres. Cela ressemble à un quartier réservé à quelque pénitent
volontaire, ou à quelque prisonnier d'État. Figurez-vous un tout petit
préau profond, à ciel ouvert, avec des constructions situées autour
comme les parois d'un puits, et, sous les arcades de ce préau, un autre
escalier rapide qui s'enfonce à perte de vue, on ne sait où.
Je l'ai descendu, et je me croyais bien, cette fois, dans les entrailles
de la terre: aussi ai-je été encore plus surpris que je ne l'avais été
dans le préau, en voyant entrer l'éclat du soleil à cette profondeur.
Probablement, j'étais tout simplement arrivé au niveau de la base de
ce massif de rocher où Mondragone est assis en face de Rome, au-dessus
d'elle de toute la région des premiers étages de la chaîne Tusculane.
Une sortie doit avoir existé au bas de cet escalier profond où j'étais
parvenu; mais elle a été murée apparemment, car je ne recevais que par
une petite fente, à laquelle je ne pouvais atteindre, les bouffées d'un
air frais et l'éblouissement d'un brillant rayon de lumière.
Une nouvelle série de salles souterraines s'ouvrait à ma gauche. Je m'y
hasardai dans les ténèbres. Je manquais d'allumettes pour me diriger, et
je dus renoncer à cette dangereuse exploration, au milieu des décombres,
des excavations imprévues et des casse-cou de toutes sortes.
Je suis donc remonté au petit cloître que je venais de découvrir, et,
dans ma fantaisie, j'ai donné à cet endroit un nom quelconque. Je vous
le désignerai sous celui de cloître _del Pianto_, ou, si vous voulez,
du _Pianto_ tout court. Ce nom me vient de l'idée que ce lieu isolé,
et invisible du dehors, a dû servir à quelque longue et douloureuse
expiation.
Le casino aérien dont je vous ai parlé auparavant, et qui est à l'autre
extrémité du grand pavillon, gardera son nom de _casino_. Je devrais
rappeler la damnation, _perdizione_. Je ne sais pourquoi cette petite
terrasse retranchée, d'où l'on voit sans être vu, ces clochetons païens
et ces petites fenêtres qui regardent dans les yeux les unes des autres,
ont l'air de raconter une aventure galante, cachée là sous prétexte de
bréviaire.
Si ces vieux murs pouvaient parler, ils révéleraient peut-être bien plus
d'intrigues que je ne leur en attribue. Dans tous les cas, ils ont un
air de chronique à la fois sinistre et licencieuse, et il m'est bien
permis d'en faire, dans ma pensée, le théâtre de romans quelconques.
Le Pianto a cela de particulier qu'il est difficile, à première vue, de
fixer, sur un plan imaginaire, le point exact où il est situé. C'est
peut-être le noyau primitif de toute la construction. C'est peut-être
tout uniment une petite cour intérieure nécessaire pour aérer les
appartements, qui ne remplissent pas, comme ceux du milieu, tout
l'énorme vaisseau du pavillon central. Des fenêtres d'un style plus
ancien que le reste, et en partie murées remplissent ses parois
supérieures. Celles qui s'enfoncent sous la galerie du cloître sont
mystérieusement closes, et j'ai eu beau chercher, je n'ai pas trouvé
l'entrée des appartements qu'elles éclairaient. On n'arrive à ce cloître
que par des détours dont je ne me rends pas encore un compte exact.
J'ai trouvé, malgré l'obscurité, car la plupart des ouvertures
extérieures sont murées au nord, le milieu de l'édifice. C'est une salle
d'entrée, ou plutôt une cour voûtée, dans laquelle pénétraient, je
crois, les voitures et les cavaliers. L'immense porte est murée
également. Je l'ai cherchée au dehors et retrouvée au milieu de la plus
belle terrasse qu'il soit possible d'imaginer. Je dis belle quant à la
situation et l'étendue. C'est un immense hémicycle dentelé d'un parapet
de marbre et d'une riche balustrade en partie rompue aujourd'hui. Au
milieu s'élève, en champignon, une lourde fontaine dont la vasque brisée
est à sec; une partie des eaux errantes se perdent au hasard dans les
fondations; le reste s'échappe en dehors, dans une grande niche située
au bas du talus monumental de la terrasse.
Mais l'ornement le plus bizarre de cette terrasse, que, pour me
conformer à l'usage de la localité, j'appellerai le _terrazzone_ (la
grande terrasse), consiste en quatre colonnes gigantesques déjetées par
les boulets et surmontées de girouettes et de croix papales brisées ou
tordues, ces colonnes qui sont les tuyaux des cheminées de cuisines
pantagruélesques situées sous la terrasse même, et probablement de
plain-pied avec le bas de l'escalier du Pianto, ont la forme de
télescopes démesurés et portent, en guise de couronnement, des masques
grimaçants qui vomissaient la fumée des festins, bien loin au-dessus des
cimes des arbres du parc.
Tout cela est d'un goût par trop italien de la décadence; mais c'est
d'un fastueux étrange, et la situation est splendide. C'est la même vue
découverte et incommensurable que j'ai de ma fenêtre à Piccolomini; mais
l'oeil va plus loin encore, parce qu'on est à un mille plus haut,
et c'est plus beau, parce qu'au lieu des masures de Frascati pour
repoussoir de premier plan, on a une riche étendue de jardins plantureux
d'un grand style. L'allée de cyprès, en pente rapide, qui, du bas du
_terrazzone_, traverse tout ce domaine, parallèlement au _stadone_
de chênes verts en berceaux qui descend à la villa Taverna, est
véritablement monumentale. Ces arbres ont quelque chose comme
quatre-vingts ou cent pieds de haut. Leur tige est un faisceau de
colonnettes grêles autour d'un pivot central. C'est bizarre, c'est
humide, noir et sépulcral, au milieu du paysage, je ne dirai pas le plus
riant, car le steppe de Rome n'est jamais gai, mais le plus étincelant
qu'il soit possible d'imaginer.
Mais le Pianto, avec ses festons de ronces et de vignes sauvages qui
pendent des crevasses ou qui se traînent sur les débris de sculptures
entassés en désordre, est mon petit coin de prédilection. Les étroites
dimensions du tableau assez théâtral qu'il présente donnent le sentiment
d'une sécurité profonde. Il me semble, seul comme je suis, et enterré
vivant dais ces massifs d'architecture où ne pénètre pas le moindre
bruit du dehors, que l'on pourrait vivre et mourir là, de bonheur ou de
désespoir, sans que personne s'en inquiétât. Certes, à l'heure qu'il
est, quelque isolé que vous me supposiez, vous ne pouvez vous
représenter une cachette aussi secrète et une solitude aussi absolue que
celle d'où je vous écris, au crayon, sur un album _ad hoc_.
A Tivoli, j'avais déjà rêvé une solitude à deux, une retraite à jamais
cachée, dans la galerie taillée au coeur du roc qui domine la cascade.
Certes, c'était mille fois plus beau que la ruine muette et sourde où
me voilà enfoui; mais je ne désire plus Tivoli: la folle Medora et la
fièvre m'en ont fait un souvenir pénible; et, d'ailleurs, l'amour vrai
n'a pas tant besoin des splendeurs de la nature. Il aime l'ombre et le
silence. Le chant terrible des cataractes me gênerait aujourd'hui, s'il
me dérobait une des paroles de ma bien-aimée.
Puisque je suis là à vous parler d'elle, il faut que je vous raconte
qu'hier au soir, m'en retournant par la pluie à Piccolomini, pluie que,
du reste, je ne recevais guère, car ces _stradoni_ d'yeuses antiques
sont de véritables voûtes de feuilles persistantes et de monstrueuses
branches entrelacées, j'entendis partir, de la villa Taverna, un bruit
de voix et de rires où il me semblait reconnaître le rire et la voix de
Daniella. J'avais à remettre à Olivia la majestueuse clef de Mondragone,
et je vis cette aimable femme à une fenêtre de rez-de-chaussée des
bâtiments de service qu'elle occupe avec sa famille. Elle me fit signe
d'approcher, et me montra, dans la grande salle où Daniella a établi son
atelier de _stiratura_, un bal improvisé. A la fin de leur journée de
travail, les ouvrières qu'elle emploie et les autres jeunes filles de la
ferme et de la maison se livraient entre elles à la danse, en attendant
qu'on leur servît le souper.
--C'est tous les jours ainsi, me dit Olivia, qui tenait le tambour de
basque, unique orchestre de cette bande joyeuse, et qui le passa à une
autre pour me parler;--la Daniella est folle de la danse, et, quand elle
vient travailler ici, il faut, bon gré mal gré, que toutes nos filles
sautent, ne fût-ce qu'un quart d'heure. Est-ce que vous n'avez pas
encore vu danser la Daniella?
--Une seule fois et un seul instant!
--Oh! alors, vous ne savez pas que c'est la plus belle danseuse du pays.
Dans le temps, on venait de Gensano, et de plus loin encore, pour la
voir au bal, et, quoiqu'elle nous ait quittés pendant deux ans, elle
n'a rien oublié et rien perdu.... Tenez, la voilà qui va reprendre;
regardez-la!
Je montai sur une borne et regardai dans l'intérieur, qu'éclairait une
de ces hautes lampes romaines à trois becs, exactement pareilles à
celles des anciens et très-élégantes de forme, mais qui donnent une
très-médiocre lumière. D'abord je ne vis qu'un pêle-mêle de jeunes
filles ébouriffées qui se livraient à une sorte de valse effrénée; mais
l'une d'elles cria:
--_La fraschetana!_
C'est la danse de caractère, et comme qui dirait la gavotte de Frascati.
Toutes s'arrêtèrent et firent cercle pour voir Daniella ouvrir cette
danse avec une vieille femme de la campagne, qui passe pour avoir gardé
la véritable tradition. Olivia me fit signe d'entrer par la fenêtre: je
ne me fis pas prier, et me mêlai à l'assistance sans éveiller la moindre
surprise; toutes ces fillettes étaient absorbées par les deux grands
modèles de l'art chorégraphique indigène qu'elles avaient à contempler.
Cette danse est charmante: les femmes tiennent leur tablier, et le
balancent gracieusement devant elles en minaudant vis-à-vis l'une
de l'autre. La vieille matrone, à figure austère, se livrant à ces
chatteries d'enfant, était d'un comique achevé, qui ne faisait pourtant
rire personne et qui ne déconcertait nullement Daniella. En regardant
celle-ci, je ne sais quel frisson de jalousie me passa dans tout le
sang. Je crois que, s'il y avait eu là quelque autre homme que moi, je
lui aurais cherché querelle. Je ne sais pas si je pourrai jamais me
résoudre à la voir danser ailleurs que dans son cénacle de petites
filles. Elle est trop belle quand elle s'anime ainsi. Elle avait
retroussé sa longue jupe brune, qui se drapait tout naturellement sur
un court jupon de flanelle rouge assez rustique, mais d'un ton de
coquelicot éblouissant. Le fichu blanc qui couvre ordinairement ses
cheveux était relevé carrément, comme le capulet de linge des paysannes
romaines, et les grandes pendeloques d'or de ses boucles d'oreilles
sautillaient comme des feux follets sur les ondes lustrées de ses
cheveux noirs.
Je ne vous dirai pas que sa danse est de l'art et de la grâce: c'est
de l'inspiration et du délire, mais un délire sacré comme celui
qu'éprouverait une sibylle; c'est une verve et une énergie à faire
trembler; c'est un regard qui brûle, un sourire qui éblouit, et, tout à
coup, des langueurs qui énervent. Quand elle eut dansé dix minutes, elle
céda généreusement la place.
--Aux autres! s'écria-t-elle en prenant le _tamburello_, qu'elle se mit
à faire résonner avec une vigueur étrange.
Il n'y a rien de joli au monde comme le toucher rapide de ces petits
doigts sur la peau rebondissante de l'instrument rustique. Elle ne le
tient pas élevé au-dessus de sa tête et ne le frappe pas du dos de la
main, comme on le fait ailleurs. Ici, les femmes tiennent le tambourin
ferme, et le touchent comme si c'était un clavier. Le bruit qu'elles
en tirent, en ayant l'air de l'effleurer, est formidable et marque un
rhythme si accusé et si accentué, que rien n'y résiste, et que la plus
médiocre danseuse prend de l'élan et comme de la fureur.
Pourtant, la danse n'était pas enlevée au gré de Daniella, et, pour lui
imprimer plus de feu, elle se mit à chanter l'air à pleine voix, avec
un accent de colère, des paroles de reproche et d'excitation à ses
compagnes endormies, et cette facilité d'improvisation à laquelle se
prête la langue italienne, dont toutes les classes de la population
manient le mètre et la rime presque aussi aisément que la prose. Toute
parole chantée de cette façon a le privilège de produire une grande
animation ou une grande gaieté sur les auditeurs. On cessa de danser
pour écouter Daniella, qui, au milieu des rires de ses compagnes et des
siens propres, débitait une kyrielle de couplets mordants et plaisants.
On lui criait, dès qu'elle voulait s'arrêter:
--Encore, encore!
L'air qu'elle chantait est sauvage et original. Elle a une voix
admirable, la plus puissante et, en même temps, la plus douce et la plus
suave que j'aie jamais entendue, quelque chose qui va au coeur et aux
sens, même en jetant follement des badinages enfantins et en affectant
un accent courroucé.
--Mon Dieu! pensais-je, qu'elle est belle et complète, cette
organisation méridionale qui se joue de toutes les choses enseignées,
et qui trouve en elle-même le sens vivant du beau dans toutes ses
manifestations!
J'étais comme honteux, comme effrayé de posséder cette femme que la
foule couronnerait et acclamerait, si elle était en ce moment sur un
théâtre avec cet abandon et cette inspiration qui n'ont vraiment ici que
moi pour public.
Elle était si enivrée de sa danse, de son chant et de son tambour de
basque, qu'elle semblait ne pas m'avoir aperçu encore. J'en fus piqué,
et, m'approchant d'elle, je lui dis un mot à l'oreille. Elle jeta en
l'air le _tamburello_, et, abaissant sur moi ses beaux yeux humides de
plaisir, elle étendit les bras comme si elle allait m'embrasser devant
tout le monde. Je m'échappai pour l'empêcher de se trahir, et courus
pour l'attendre à Piccolomini, où je la trouvai dans ma chambre. Elle
était arrivée avant moi, et la Muriuccia ne l'avait pas vue entrer.
Je suis tenté de croire qu'elle a des ailes, ou qu'elle parvient à se
rendre invisible quand il lui plaît.
XXVII
Villa Mondragone, 12 avril.
J'ai bien des choses nouvelles à vous raconter. Après vous avoir quitté
avant-hier, vers cinq heures de l'après-midi, c'est-à-dire après avoir
fermé mon album, comme je me disposais à partir, j'ai vu apparaître ma
chère maîtresse à l'entrée supérieure du Pianto. Elle était très-émue.
--Je vous cherche partout, me dit-elle; il y a une grande heure que je
cours dans ces ruines sans oser vous appeler!
--Eh quoi! une heure que j aurais pu passer à tes genoux, une heure de
délices que j'ai perdue! Il fallait m'appeler!
--Non! il faut plus de prudence que jamais. Mon frère...
--Ah! s'il ne s'agit que de ton frère, moquons-nous de lui! Que peut-il
vouloir de moi?
--De l'argent, probablement.
--Je n'en ai pas pour lui.
--Ou le mariage, peut-être!
--Eh bien, soit; si c'est là ce que tu veux, toi, nous serons vite
d'accord.
Daniella se jeta à mon cou en fondant en larmes.
--Et quoi! lui dis-je, es-tu étonnée d'une chose si simple? Ne te
l'ai-je pas dit, que j'étais à toi, corps et âme, pour toujours?
--Non! tu ne me l'avais pas dit!
--Je t'ai dit: _Je t'aime!_ et je te l'ai dit du fond de l'âme. Pour
moi, toute ma vie est dans ce mot-là. S'il te faut d'autres serments,
des témoins et des écritures, tout cela est si peu de chose en
comparaison de ce que je sens en moi de force et de passion, que je ne
veux même pas que tu m'en saches gré. Dis un mot, et je t'épouse demain,
si c'est possible demain.
--Ce serait possible demain; mais je ne le veux pas. Nous reparlerons
peut-être de cela plus tard; mais, maintenant, je veux avoir le mérite
d'une confiance aveugle. Ne m'ôte pas l'orgueil de ma faute! Nous avons
fait un péché en nous passant de prêtre pour nous unir; je le sais, et
j'accepte pour pénitence le mal qui pourra m'en arriver de la part des
hommes. Ce sera bien peu de chose, et je méritais d'être punie par ton
mépris. Puisqu'au lieu de ce que j'attendais de toi, il arrive que
tu m'estimes et me chéris pour ma faiblesse, je suis mille fois trop
heureuse, et les _autres_ peuvent bien me couper par morceaux sans que
je m'en plaigne et sans que je fasse entendre un seul cri. La faute
est commise, et ce n'est pas d'être mariée un jour ou l'autre qui
m'empêchera d'être notée au livre de Dieu.
--Eh quoi! ma bien-aimée, des terreurs et des remords!
--Non, non! j'ai trop de bonheur pour sentir l'épine du repentir, et,
dusses-tu me repousser ou me fuir demain, je ne pourrais pas regretter
les deux jours qui viennent de m'être donnés. Qu'importe que l'on pleure
dix ans si, en quelques heures, on a goûté plus de joies que toute une
vie de malheur ne peut nous donner de souffrances?
--Ah! tu as raison, fille du ciel! la souffrance est un fait humain qui
peut s'évaluer et se mesurer: la joie, comme nous l'avons savourée, est
au-dessus de tous les calculs, puisqu'elle vient de Dieu.
--Elle vient de Dieu, c'est vrai! L'amour est comme le soleil, qui luit
pour les coupables aussi beau qup pour les justes. Je ne peux donc pas
rougir de t'aimer, ni m'en repentir en aucune façon. Seulement, je
compte avec mon juge, et je sais qu'il me fera expier mon ivresse.
J'attends donc quelque grand châtiment en cette vie ou en l'autre,
et, puisque je l'accepte d'avance, nous sommes quittes, lui et
moi!--C'est-à-dire, ajouta-t-elle après m'avoir embrassé avec ardeur,
nous sommes quittes, si c'est moi seule qui ai à souffrir en ce monde ou
en l'antre, car, si c'était toi, si tu devais être puni à ma place...,
je me révolterais, je maudirais le ciel, qui m'aurait envoyé une
punition cent fois plus grande que mon péché. Voilà pourquoi je viens te
trouver et te dire qu'il faut de la prudence, car c'est toi qu'on menace
en ce moment à à cause de moi.
--Qui me menace?
--La police pontificale a été saisie d'une plainte contre toi, déposée
par mon frère, à propos de ces maudites fleurs que tu as ôtées du
grillage de la madone. En éteignant la petite lampe, il paraît que tu as
fait tomber d'abord le grillage, et puis de l'huile sur la fresque;
et ensuite mon frère, frappé et jeté à terre par toi, ivre comme il
l'était, a promené, en se relevant et en tâtant la muraille, ses mains
remplies de fange sur la sainte image. Voilà comment je peux expliquer
les taches et les souillures qu'elle portait le lendemain de cette
aventure; car, quelque méchant homme que soit Masolino, je ne veux pas
l'accuser d'avoir fait, exprès une profanation aussi abominable. Il t'en
accuse, lui, et il prétend t'avoir surpris occupé à cette scélératesse.
Il ne sait certainement pas quelle personne il a vue; mais, ayant
entendu dire que tu es entré une fois dans la maison que j'habite à
Frascati, il te soupçonne et te désigne. On ne le croit pas dans la
ville; mais les autorités, qui devraient bien savoir, comme tout le
monde, à quoi s'en tenir sur le compte d'un ivrogne comme lui, le
protègent singulièrement et ont commencé une espèce d'enquête. On a été
aujourd'hui à Piccolomini pour t'interroger et pour interroger ma tante
Mariuccia, qui a tout nié, la chère brave femme, et qui est venue tout
de suite me trouver. «Si tu sais où il est, m'a-t-elle dit, fais-le vite
avertir de ne pas rentrer ce soir à la maison; car mon frère le capucin,
qui est toujours bien informé, m'a dit en confidence qu'il allait être
arrêté et emprisonné.» Or, vois-tu, dans notre pays, il n'y a pas de
petites affaires dès que le saint-office s'en mêle, si l'on n'a pas la
protection particulière de quelque personnage d'Église. Avec cela, le
malheur veut que tu ne sois pas très-pieux. Interrogé, tu te défendras
de manière à te perdre...
--Je ne me défendrai pas du tout; car rien au monde ne me fera dire dans
quelle intention j'ai volé tes jonquilles. Je me bornerai à dire qu'il
n'entre pas dans mes idées de profaner une image, fût-elle païenne, et
je réclamerai la protection de mon gouvernement.
--Quand tu seras dans un cachot sans communiquer avec personne pendant
plusieurs semaines, plusieurs mois peut-être, ton gouvernement aura
l'oreille fine s'il entend tes plaintes. Si tu dis que tu respectes les
images païennes à l'égal de celles de la vraie religion, on te fera tout
le mal possible, avec ou sans jugement, et, si tu caches la circonstance
qui te rend innocent, le vol des fleurs de ta maîtresse, ta maîtresse
ira elle-même raconter la vérité et te réclamer comme elle pourra, au
risque du scandale. Ne t'imagine pas que je te laisserai mettre dans ces
affreuses prisons d'où l'on ne sait jamais quand et comment on sortira.
La seule idée de t'y voir conduire me rend furieuse, et je serais prête
à m'en aller criant par les rues: «Rendez-moi celui que j'aime et à qui
j'appartiens sans condition!» Tout le monde dirait: «Elle est folle et
mon frère me tuerait. Peu importe! Voilà ce qui arrivera si tu t'exposes
à être pris.
Je combattis en vain les appréhensions probablement chimériques et les
résolutions extrêmes de cette chère fille. Elle était si désolée et si
agitée, que je dus céder à ses prières et lui promettre de passer la
nuit à Mondragone.
--Puisque c'est un si grand tourment pour toi, lui dis-je, de me voir
retourner à Piccolomini, je me soumets, dussé-je périr ici de froid et
de faim.
--Il n'en sera pas ainsi, me dit-elle: j'ai songé à tout. Puisque tu
promets de m'obéir, viens avec moi.
Elle me conduisit, par un dédale d'escaliers et de couloirs dont elle
avait les clefs, au casino dont je vous parlais hier, et me fit entrer
dans un petit appartement, peint d'une vieille fresque assez galante et
meublé d'un grabat, de quelques chaises boiteuses et de deux ou trois
cruches égueulées.
--Ceci est misérable, me dit-elle; c'est là que couchait le gardien,
quand il y avait des ouvriers travaillant aux réparations; mais, avec de
l'eau saine et de la paille fraîche, on est bien partout, parce qu'on
peut y être proprement. Prends patience ici pendant deux heures, et, dès
qu'il fera nuit, je t'apporterai de quoi te réchauffer et de quoi dîner.
--Tu reviendras donc ce soir?...
--Certainement, et je n'aurais pas pu retourner à Piccolomini, qui doit
être surveillé par mon frère en personne.
--Oh! alors! que ne le disais-tu tout de suite! Tâche que mon danger
et ma captivité ne finissent pas de sitôt; car voilà mon rêve réalisé!
J'aime tant la sécurité et le mystère de ces ruines, que je me creusais
la tête pour trouver le moyen d'y transporter nos rendez-vous. Tu vois
que le ciel ne nous est pas si contraire, puisqu'il fait de ma fantaisie
une sorte de nécessité.
--Une nécessité très-réelle! Mais voyons! il y a de la poussière ici...
je sais où trouver un balai. Promène-toi sur la terrasse; personne
ne peut te voir d'en bas si tu ne penches; pas la tête en dehors des
balustrades. J'irai laver et remplir ces cruches dans la belle eau de
la fontaine qui est au bout du parterre. Quant à la paille, tu viendras
tout à l'heure la chercher avec moi dans un cellier où je sais que le
fermier met le trop-plein de ses greniers.
Tout cela était très-bien combiné, sauf l'article du balayage et des
cruches portées à la fontaine, et il me fallut entrer en révolte pour
que ma maîtresse renonçât à être ma servante. Elle l'avait été à Rome,
à Piccolomini dans les premiers jours, et c'était son plaisir,
disait-elle, de l'être toute sa vie; mais voilà ce qu'il m'est
impossible d'admettre. La jeune fille chaste qui s'est donnée à moi doit
me commander et non m'obéir. Je comprends de reste, aujourd'hui, que
l'on aime et que l'on épouse sa ménagère, mais à la condition que, si
elle est digne de cette union, on la traitera désormais comme son égale.
--Ah! je le vois bien, dit-elle en me laissant arracher le balai de ses
jolies petites mains brunes et rondelettes, tu ne me traites pas comme
ta femme!
--Je te demande pardon! Ma femme fera le ménage quand je travaillerai
dehors pour la famille; mais, quand j'aurai, comme aujourd'hui, les bras
croisés, elle ne fera que ce que je ne saurai pas faire pour l'empêcher
de se fatiguer.
--Mais justement, tu ne sais pas balayer! tu balayes très-mal.
--J'apprendrai! Sors d'ici, car je ne veux pas que tes beaux cheveux
récoltent ces nuages de poussière.
Quand le ménage fut fini, je lui demandai si le fermier dont elle
m'avait parlé, et à qui nous venions de dérober deux bottes de paille
pour me faire un lit, ne venait jamais dans le palais. J'appris qu'il
demeurait dans les constructions semi-rustiques que j'apercevais au
bout de la grande allée de cyprès. C'est l'usage, dans les anciennes
propriétés italiennes, de planter une vraie ferme et de vrais bestiaux
tout au beau milieu des jardins. C'est la véritable _villeggiatura_, et
c'est très-bien vu. Les boeufs avec leurs chars passant dans les allées,
les chevaux et les vaches broutant les tapis verts des pelouses,
ne gâtent rien dans ces paysages arrangés, qui ont leur place dans
l'ensemble, comme la rocaille dans les parterres et la girande sur les
terrasses. Ces fermes choisies n'affectent pas des airs suisses comme la
laiterie de Trianon. Ce sont de jolies fabriques d'un goût bien local,
où l'on a incrusté tous les débris de marbres antiques que l'on a eus de
reste après avoir bâti les palais. Ces marbres blancs, irrégulièrement
encadrés dans la brique rosé, sont d'un très-joli effet.
Le fermier de la laiterie ou ferme-jardinière de Mondragone est un beau
paysan que j'ai rencontré quelquefois dans le _stradone_, et qui a toute
la confiance des gens d'affaires de la propriété. Mais il ne vit pas en
très-bonne intelligence avec Olivia, qui voulait avoir le monopole des
_bonnes mains_ des promeneurs et des touristes. Elle a réclamé; il y a
eu de graves contestations, et le jugement souverain de l'intendant a
partagé les intérêts en tranchant ainsi la question:
--Tout ce qui est en dehors du palais, annexes, terrasses extérieures,
jardins et bâtiments d'exploitation, est placé sous la gouverne et
responsabilité du fermier Felipone; tout ce qui est château, cours
ceintes de murs, pavillons, galeries et corps de logis attenant au
palais, est du ressort d'Olivia. Chacune des parties a son trousseau de
clefs et réclame aux curieux une _mancia_ particulière.
La paix s'est faite, mais une paix armée, où chacun, jaloux de ses
droits, observe son adversaire et surveille les libéralités de la
clientèle, clientèle nulle en ce temps-ci, mais assez fructueuse quand
Frascati se remplit d'étrangers.
Je m'intéressai à ce détail par la crainte d'être dérangé, rançonné ou
trahi par Felipone. Daniella m'assura que, ne pénétrant jamais dans
l'enceinte, dont il n'a pas tes clefs, il ne se douterait seulement pas
de ma présence.
--Mais ces deux bottes de paille que nous venons de lui prendre, et qui
se trouvaient en nombreuse compagnie dans une des salles du manoir?
--Ceci est une tolérance d'Olivia, à qui il paye quelque chose comme
loyer de ce fourrage. Il le retirera quand la consommation de ses
bêtes aura fait de la place dans sa grange; mais, pour cela, il faudra
qu'Olivia s'y prête en ouvrant elle-même la porte à ses chariots. Donc,
tu es seul ici comme le pape sur sa chaise _gestatoria_, et tu pourras y
dormir, cette nuit, sur les deux oreilles.
Elle partit pour me chercher à manger. Je ne voulais qu'un morceau de
pain caché dans sa poche, pourvu qu'elle revint bien vite. Elle me
promit de ne pas perdre le temps en inutiles gâteries.
Pendant son absence, j'explorai attentivement mon domicile. Il y faisait
passablement froid; mais il y a une cheminée, et le bois ne manque pas
dans les appartements en réparation. J'allai chercher une provision de
copeaux, après m'être assuré; qu'il y avait chez moi des volets pleins
qui me permettaient d'éclairer l'appartement sans que cette clarté fût
aperçue du dehors. La nuit s'annonçait noire et pluvieuse comme celle
d'hier.
--Quand elle sera tout à fait venue, me disais-je, les nuages qui rasent
cette cime où me voilà niché, me permettront d'allumer mon feu sans
crainte d'être trahi par la fumée.
J'étais devenu d'une extrême méfiance. Dès qu'il s'agissait de recevoir
là ma chère compagne, je voulais qu'elle y fût en sûreté. Je me mis donc
à faire la tour de ma forteresse, examinant les issues avec un soin
minutieux. Il y en a deux principales au midi, tout près l'une de
l'autre: celle de la grande cour et celle du parterre qui lui est
parallèle; toutes sont en bois de charpente, traversées de lourds
madriers et ferrées solidement. Sous tes bâtiments de la cour, à
l'ouest, et sur le _terrazzone_, au nord, plusieurs ouvertures manquent
de portes, et beaucoup de fenêtres sont sans menuiserie; en outre, toute
la grande galerie de l'ouest est complètement à jour; mais toutes ces
ouvertures sont situées à une hauteur considérable an-dessus du soi
extérieur, à cause des gradins de la montagne, et toutes les portes de
dégagement sont bouchées par des tas de moellons ou par des piles de
bois de charpente qui braveraient un assaut. Tout cela est au moins à
l'abri d'une surprise. Il n'y a pas une seule brèche qui ne soit hors de
portée, à moins d'échelles de siège, dont je ne présume pas que Frascati
soit bien riche. A supposer que l'on envoyât de la gendarmerie pour
abattre une de ces clôtures, cela ne pourrait pas se passer sans un
grand bruit; les assiégés auraient tout le temps de déguerpir d'un autre
côté et de se cacher dans une de ces mille retraites qu'offrait les
montagnes, les ruines, les couvents et les bois voisins. Ce pays semble
disposé tout exprès pour que jamais le pouvoir officiel ne puisse avoir
raison de ceux qui veulent se soustraire à ses volontés, et la
preuve, c'est que le brigandage y règne en tout temps et y semble
indestructible.
Je faisais ces réflexions en traversant la petite galerie sombre du
Pianto. La nuit était venue, et je m'arrêtais de temps en temps pour
étudier tous les bruits étranges de ces ruines. Tantôt, c'étaient les
cris aigus des oiseaux de proie cherchant un abri, tantôt des rafales
de vent engouffrées sous les voûtes; mais, dans le Pianto, c'était un
silence de mort, tant cette construction est isolée dans un épais massif
d'architecture.
J'eus donc un tressaillement de joie en croyant entendre des pas sur
l'escalier supérieur. Ce ne pouvait être que Daniella, dont le pied
léger faisait crier le gravier sur tes dalles. Je m'élançai à sa
rencontre; mais, en remontant à la salle du grand arceau (je donne des
noms à tous ces lieux dont j'ignore l'histoire), je me trouvai seul dans
les ténèbres. J'appelai à voix basse: ma voix se perdit comme dans une
tombe. J'avançai en tâtonnant; je m'arrêtai au moment de passer dans une
autre salle; j'écoutai encore: il me semblait que l'on marchait derrière
moi et que l'on descendait l'escalier du Pianto, que je venais de
remonter. Quelqu'un s'était croisé avec moi dans l'obscurité; quelqu'un
qui m'avait entendu appeler, sans nul doute, et qui n'avait pas voulu me
répondre; quelqu'un enfin qui marchait furtivement, mais dont le pas,
plus accusé que celui d'une femme, ne pouvait plus être attribué à
Daniella.
Voilà, du moins, ce que je me persuadai un instant. J'écoutai
attentivement. Je me figurai entendre sous mes pieds le grincement d'une
porte qui se ferme. Je retournai au Pianto. Tout était morne et sombre,
et je n'entendais que l'écho de mes pas; sous les voûtes du petit
cloître. J'avais pris pour des pas humains un de ces bruits de la nuit
qui restent souvent à l'état d'énigme, bien que la cause en soit des
plus simples et fasse sourire quand, par hasard, on la découvre. J'avais
eu peur, la peur d'un avare qui a un trésor à enfouir.
Je trouvai Daniella installée dans le casino, et mettant mon couvert
aussi tranquillement et aussi gaiement que si c'eût été là une demeure
comme une autre. Elle avait trouvé une table, elle avait apporté des
bougies, du pain, du jambon, du fromage, des châtaignes, du linge et une
couverture de laine. Le feu brillait dans la cheminée et faisait danser
follement les fleurs et les oiseaux de la fresque. Le taudis avait un
air de fête et un fond de propreté réjouissante. Je sentis une joie
rendue plus vive par le moment de terreur que je venais d'éprouver.
Émotions charmantes qui redoublez en nous l'intensité de la vie, je ne
vous connaissais pas avant d'aimer! Je ne songeai plus qu'à m'enfermer
avec ma Daniella et à souper avec elle pour la première fois, en lui
disant mille fois pour une: «Je t'aime, et je suis heureux!»
Il était déjà sept heures, et, tous deux, nous mourions de faim. Jamais
chère ne me parut plus délicieuse que ce modeste souper.
--Laisse faire, disait Daniella, ceci n'est qu'un repas improvisé.
Demain, je veux que tu sois mieux que tu ne l'étais chez lord B***, à
Rome.
--Dieu me garde de ce bien-être qui te fait arriver ici embarrassée et
chargée comme un _facchino_, et qui attirera l'attention sur ces allées
et venues!
--Non, non; dès que la nuit se fait, les grilles des deux parcs sont
fermées, et aucun étranger n'y pénètre. Les fermiers et les gardiens
rentrent chez eux pour souper, dormir ou causer. D'ailleurs, je ne
m'amuse pas à suivre le _stradone_. Je me glisse par des taillis de buis
et de lauriers où il est impossible d'être vu, et je pourrais même venir
par là en plein jour sans aucun risque, comme je l'ai fait tantôt, comme
je le ferai demain matin pour t'apporter des nouvelles de ton affaire,
et un déjeuner avec du café!
Cette idée de café dans les ruines de Mondragone me fit rire, et la
sécurité de ma compagne me rappela les pas que j'avais cru entendre. Je
songeai alors à lui en faire part.
--C'est quelque rat, me dit-elle en riant. Il est impossible que, sans
les clefs, personne entre dans l'endroit que tu appelles le Pianto.
--Il y a pourtant là, sous les arcades, un appartement clos de volets
et de grilles où je n'ai jamais pu entrer ce matin, et où quelqu'un
pourrait s'être installé comme je le suis ici.
--Et Olivia ne le saurait pas? A d'autres! Olivia fait sa tournée trop
souvent pour qu'on la trompe; et, d'ailleurs, ses clefs ne la quittent
jamais. Je suis la seule personne au monde à qui elles les ait
jamais confiées. Quant à ce qu'il te plaît d'appeler un appartement,
c'est-à-dire aux caves qui sont au-dessous du petit cloître, et qui
communiquaient autrefois avec les grandes cuisines situées sous le
_terrazzone_, précisément Olivia m'en parlait ce matin. «Ne va pas là
sans lumière, me disait-elle, car il y a des chambres souterraines dont
les escaliers sont complètement rompus, et, si tu te souviens, il y a de
quoi se tuer.» Moi, je connais très-bien tous les coins et recoins de ce
palais. J'y venais autrefois avec Olivia tous les dimanches, et je peux
te dire que ces fenêtres qui t'intriguent donnent sur une galerie située
beaucoup plus bas que le cloître, et dont on ne sortirait pas sans
échelle si l'on y tombait; car il n'y a plus d'autre issue que ces mêmes
fenêtres. Je ne sais même pas s'il y en a jamais eu.
--C'était donc une prison?
--Peut-être! je n'en sais rien; mais crois bien que, si je ne te savais
pas en sûreté ici, je ne serais pas si gaie, si heureuse de t'y voir
seul avec moi.
Elle ranima le feu, et un grillon, apporté par moi sans doute avec les
copeaux, se mit à chanter d'une voix délirante.
--Oh! c'est signe de bonheur! s'écria Daniella; c'est signe que le foyer
allumé par nous ici est béni et consacré!
XXVIII
Mondragone, 12 avril.
Cette veillée s'écoula comme un instant, et pourtant elle renferma pour
nous un siècle de bonheur; car, à un certain degré d'épanouissement,
l'âme perd la véritable notion du temps. Et ne croyez pas, mon ami,
qu'un amour sensuel et aveugle fasse de mon existence actuelle une pure
débauche de jeunesse. Certes, Daniella est un trésor de voluptés; mais
c'est dans toute l'acception de ce mot divin qu'il faut l'entendre. Elle
n'a, il est vrai, en dehors de la passion, qu'un esprit enjoué, prompt
à la riposte dans une guerre de paroles taquines, et des notions assez
fausses sur toutes les choses sociales, malgré ses excursions en France
et en Angleterre, qui l'ont rendue beaucoup plus intelligente que la
plupart de ses compagnes; mais tout cela m'importe peu, et je ne vois
plus en elle que cet être intérieur que moi seul connais et savoure,
cette âme ardente jusqu'à la folie dans le dévouement exclusif, dans
l'abandon fougueux et absolu de tout intérêt personnel, dans l'adoration
naïve et généreuse de l'objet de son choix. C'est à la fois mon enfant
et ma mère, ma femme et ma soeur. Elle est tout pour moi, et quelque
chose de plus encore que tout. Elle a vraiment le génie de l'amour, et,
parmi des préjugés, des enfantillages et des inconséquences qui tiennent
à son éducation, à sa race et à son milieu, elle élève tout à coup son
sentiment aux plus sublimes régions que l'âme humaine puisse aborder.
Quand elle s'abandonne ainsi à son inspiration passionnée, elle se
transfigure. Je ne sais quelle pâleur extatique se répand sur tous ses
traits. Émue et surexcitée, elle blanchit subitement comme les autres
rougissent. Ses yeux noirs, si francs et d'un regard si ferme,
deviennent vagues et semblent nager dans un fluide mystérieux; ses
narines exquises se dilatent; un étrange sourire qui n'exprime plus rien
des plaisirs matériels de ce monde et qui se mêle aux larmes comme
par une harmonie naturelle dans ses pensées, la fait ressembler à ces
saintes des peintures italiennes, qui, blêmies et contractées par le
martyre, ont, en regardant le ciel, une expression d'ineffable volupté.
Qu'elle est belle dans ces moments-là! Qu'elle était belle assise près
de moi, les mains dans les miennes, la tête tantôt penchée vers moi pour
me parler d'amour, tantôt renversée sur le marbre de la cheminée
comme pour parler d'elle et de moi à quelque esprit supérieur planant
au-dessus de nous deux! La flamme vacillante dessinait les fins contours
de cette bouche où l'expression du plaisir arrive à quelque chose
d'austère, et se reflétait dans ces yeux dont l'éclat s'éteint parfois
dans une fixité redoutable, comme si la vie humaine faisait place à un
mode d'existence où je ne puis pénétrer.
Oui, elle est encore pour moi tout surprise et tout mystère. Je
la possède tout entière sans la connaître entièrement, et, en la
contemplant, je l'étudie comme une abstraction. Elle a des divagations
où je l'écoute sans la comprendre, jusqu'à ce qu'un grand trait de
lumière jaillisse de ses paroles confuses, moitié italiennes et moitié
françaises, auxquelles, pour trouver une nuance qu'elle ne sait comment
exprimer, elle mêle des mots d'anglais prononcés avec un effort enfantin
et sauvage. Mais, quand elle a réussi à formuler sa pensée brûlante,
elle se tait, elle pleure d'enthousiasme et tombe à mes pieds comme
devant une idole, pour prier mentalement. Et moi, je n'ose enchaîner
cette fougue qui me gagne, et je parle aussi cette langue du délire qui
n'aurait plus aucun sens si nous nous la rappelions de sang-froid.
Ne vous moquez pas de moi; cet amour, qui s'est révélé à moi par une
rage brutale, m'emporte à présent dans des régions que j'appellerais
métaphysiques, si je savais bien ce que c'est que la métaphysique; mais
je ne le sais guère; je sens seulement que, dans les bras de cette
puissante maîtresse, mon âme quitte les sens et aspire à quelque chose
d'inconnu qui n'est plus de leur domaine. Quand je l'ai embrassée sur
la terre, loin d'être assouvi et calmé, je voudrais l'embrasser dans le
ciel, et je ne trouve plus ni caresses ni paroles suffisantes pour lui
exprimer cet insatiable désir de l'esprit et du coeur, qu'elle partage
et que nous ne savons nous dire que par des larmes de douleur et de
joie.
Après ces expansions insensées, je reste un peu ivre, et il me faut
un certain effort pour me rappeler qui je suis, où je suis, ce qui
m'intéressait hier, ce qui pourra me préoccuper demain. Il y eut un
moment, cette nuit, où j'avais si complètement oublié toute réalité, que
je ne n'étais plus nulle part. La pluie tombait par torrents, droite,
lourde, retentissante, sur les toits très-bas qui nous environnent, et
notre petite terrasse écoulait sur le _terrazzone_, en cascade continue
et monotone, son trop-plein par les gargouilles brisées. Tout autre
bruit avait cessé: plus de vent dans les girouettes, plus de vol ni de
cris d'oiseaux de nuit. Le feu ne pétillait plus dans l'âtre, le grillon
s'était endormi. C'était un silence absolu, au milieu d'un bruissement
soutenu comme celui d'une pluie de sable. Et j'avais une sensation de
bien-être extraordinaire, à comparer machinalement la douce chaleur de
la chambre où j'étais, avec l'idée du froid humide et noir qui régnait
dehors. Mais dire sur quelle campagne tombait cette averse opiniâtre, et
dans quelle retraite je me trouvais si bien abrité, avec mon trésor le
plus cher, voilà ce qu'il n'eût pas fallu me demander, ce que j'étais
heureux de ne plus savoir. C'était le déluge, et nous étions dans
l'arche, flottant sur des mers inconnues, dans l'immensité des ténèbres,
ignorant sur quels sommets de montagnes ou sur quels profonds abîmes
nous poursuivions au hasard notre voyage dans l'inconnu. Cela était
terrible et délicieux. La nature se dérobait à notre appréciation comme
à notre action; mais l'ange du salut poussait notre lit tranquille sur
les eaux déchaînées, et tenait le gouvernail en nous disant: «Dormez!»
Et je me rendormis sans bien savoir si je m'étais éveillé.
Vers deux heures du matin, je me réveillai tout à fait, saisi par le
froid. Je fis sonner la vieille montre à répétition que mon oncle le
curé me donna jadis pour étrennes. Je ne touche jamais cette respectable
bassinoire sans qu'elle me rappelle un de ces jours d'orgueil et
d'ivresse qui comptent dans la vie des enfants. Tout mon passé et tout
mon présent me revinrent en mémoire, et je recouvrai ma lucidité.
Daniella dormait sans paraître souffrir du froid; ses mains étaient
tièdes. Pourtant je craignis qu'elle n'éprouvât les effets de
l'humidité, et je me levai pour rallumer le feu.
La pluie tombait toujours avec la même persistance. Je souffris à l'idée
que ma chère compagne se lèverait avant le jour et traverserait ce
déluge pour retourner à la villa Taverna.
--Il faut absolument changer cette manière de vivre, me disais-je; voilà
la troisième matinée qui me brise le coeur en exposant la santé et la
vie de ma bien-aimée. Il est impossible que je continue à l'attendre
quand c'est moi qui devrais l'aller trouver, me mouiller, marcher dans
les ténèbres, affronter les mauvaises rencontres; et, puisqu'en me
recevant chez elle ou chez Olivia, il est impossible qu'elle ne soit
pas diffamée ou menacée, il faut que je l'emmène ou que je l'épouse. Ce
mystère était plein de charmes; mais il a de trop graves inconvénients,
il me coûte trop d'inquiétudes et de remords.
J'oubliais que j'étais sous le coup d'une arrestation, et que, mon
emprisonnement devant faire le désespoir de Daniella, je lui avais donné
ma parole de ne rien négliger pour m'y soustraire. Je me rappelai cette
circonstance; mais n'était-il pas plus facile de fuir ensemble que de se
cacher à deux pas de nos ennemis, dans les ruines de Mondragone?
--Oui, oui, il faut fuir, me disais-je, et fuir dès demain. Il faut
que cette soirée charmante et cette nuit poétique ne me portent pas à
m'endormir dans les délices de l'égoïsme. Eh bien, ce souvenir restera
en nous comme une date romanesque dans l'histoire de nos amours; mais,
la nuit prochaine, il faut, à tout prix, sortir des États du pape.
M'étant arrêté à cette résolution, je restai près du feu, absorbé dans
une douce rêverie, voulant savourer toutes les impressions de cette nuit
d'aventures à laquelle je ne devais pas vouloir de lendemain. La flamme
montait dans l'âtre et projetait une vive clarté sur Daniella endormie.
Quel beau sommeil que le sien! Je n'en ai jamais vu de semblable; c'est
un des contrastes de cette organisation en qui toute chose touche à
l'extrême. Autant elle est agissante et d'une vie énergique dans la
veille, autant elle est calme et comme ensevelie dans le repos. Elle ne
rêve pas; on l'entend à peine respirer. Elle est comme changée en statue
dans sa pose simple et chaste. Sa physionomie est grave, impassible,
recueillie comme dans une contemplation sereine du monde supérieur.
Pourtant ces formes gracieuses et délicates n'annoncent extérieurement
ni l'énergie dont elle est douée, ni le sang-froid dont elle est
capable. Il faut toucher son poignet fin et sa jambe déliée pour sentir
la force de ces muscles qui ne reculent devant aucun effort de travail.
Elle a tant de souplesse dans les mouvements qu'on la croirait frêle;
mais, en réalité, soit volonté, soit race, soit habitude, elle a, pour
marcher, pour courir, pour porter des fardeaux, une aisance et une
vigueur peu communes chez une femme. Elle dit avoir été si passionnée
pour la danse, avant de quitter Frascati, qu'elle dansait six heures
de suite sans respirer, et s'en allait, en sortant du bal, se mettre à
l'ouvrage au point du jour, sans qu'il lui en coûtât le moindre effort.
Aussi se moque-t-elle de moi quand je la plains de ne pouvoir rester
près de moi à dormir pendant que le soleil commence à luire. Elle dit
que, si elle vivait sans fatigue et sans émotion, elle serait bientôt
morte.
Qu'y a-t-il donc en elle de si solide comme force physique, que
l'exubérance de la force morale ne l'ait pas déjà usée? Quand elle est
forcée de reprendre le soin de la vie matérielle, c'est une agilité, une
gaieté, une présence d'esprit, une netteté de vouloir et une promptitude
d'action qui font d'elle une ménagère, une servante et une ouvrière
modèles. Qui croirait, à la voir se livrer avec _maestria_ aux
occupations les plus vulgaires, qu'elle a ces extases de colombe
mystique?