J'étais heureux de ne pas dormir et de regarder son front pur, inondé de
cheveux noirs, et ses longs cils fins projetant des ombres si douces
sur ses joues veloutées. Comment ne l'ai-je pas remarquée, cette beauté
pénétrante, à nulle autre comparable, le premier jour où elle m'est
apparue? Comment, lorsque je l'ai regardée pour la première fois,
l'ai-je trouvée seulement singulière et agréable? Comment, lorsque, me
sentant vaguement épris d'elle, je vous traçai son portrait à Rome,
n'osai-je pas prononcer qu'elle était jolie? Comment, dans ce temps-là,
pouvais-je dire que Medora était remarquablement belle? Dans mon
souvenir, à présent, Medora est laide et ne peut être que laide,
puisqu'en elle tout est l'opposé de ce chef-d'oeuvre de l'art divin que
j'ai là dans le coeur et dans les yeux.
Ma montre marqua trois heures. Son vieux bruit sec était le seul bruit
saisissable autour de moi. La sonorité s'était faite au dehors, la pluie
avait cessé. Quel fut donc mon étonnement d'entendre, comme une mélodie
aérienne passant dans l'air, au-dessus du tuyau de la cheminée, le son
d'un instrument qui me parut être celui d'un piano! Je prêtai l'oreille,
et je reconnus une étude de Bertini que l'on sabrait avec un aplomb
révoltant. Cela avait quelque chose de si étrange et de si follement
invraisemblable à pareille heure et en pareil lieu, que je crus être
halluciné. D'où diable pouvait venir cette musique? Bile m'arrivait trop
nette pour être supposée partir du dehors; et, d'ailleurs, à un mille
à la ronde, il n'y a pas une habitation que l'on puisse supposer en
possession d'un piano et d'un pianiste.
Étais-je trompé par le son de l'instrument? Celui-ci provenait-il d'un
de ces petits _cembali_ portatifs que les artistes bohémiens promènent
sur leur dos de porte en porte? Mais, si cela venait du dehors, à
qui donnait-on cette aubade par un temps pareil et en plein désert?
D'ailleurs, c'était un piano, un véritable piano, assez faux et assez
sec, mais piano s'il en fut, avec toutes ses octaves et ses deux
pédales.
--Il y a de quoi devenir fou ici, dis-je à Daniella, que l'agitation de
ma surprise avait éveillée. Écoute, et dis-moi si cela est concevable!
--Cela ne peut venir, dit-elle après avoir écouté, que du couvent des
Camaldules, qui est à un quart de lieue d'ici. Je ne sache pas qu'il y
ait là d'autre instrument que l'orgue de l'église: il faut que quelque
moine artiste soit en train d'étudier une messe pour dimanche prochain.
--Une messe sur une étude de Bertini!
--Pourquoi non?
--Mais ce n'est pas plus là le son de l'orgue qu'une crécelle n'est une
cloche.
--Eh! mon Dieu, la nuit, et quand l'air est détendu par la pluie, les
sons lointains nous arrivent quelquefois si déguisés, que l'on jurerait
entendre tout autre chose que ce qui est.
Il fallut nous arrêter à cette supposition. Il n'y en a pas d'autre
admissible. Nous nous rendormîmes au son du piano fantastique, dans
cette masure, que l'on pourrait appeler le château du diable.
A mon tour, je fus vaincu par le sommeil, à tel point, que Daniella,
craignant mon chagrin et mon inquiétude ordinaires, se leva sans bruit,
au point du jour, et s'échappa furtivement, après m'avoir bien enfermé
dans le casino, car elle craignait qu'étant libre d'errer dans les
ruines, je ne me fisse voir par quelque ouverture.
Elle ne fut pas plus tôt partie, qu'une sollicitude instinctive
m'éveilla, et que je voulus courir après elle pour lui dire mon projet
d'évasion; mais j'étais sous clef et je me résignai à reprendre mon
somme. Le temps s'annonçait magnifique, et le soleil envoyait déjà une
lueur rose derrière les montagnes bleuâtres. Sur ces terrains inclinés,
où la roche volcanique s'égrène en sable doré à la surface, la pluie ne
laisse ni fange ni humidité, et, une heure après la plus forte averse,
on n'en retrouve la trace que sur les herbes plus vertes et les fleurs
plus riantes. Je me consolai donc un peu, en pensant que ma chère
Daniella n'avait à faire, ce matin-là, qu'une promenade agréable à
travers le parc.
Ce fut elle qui m'éveilla à neuf heures. Elle avait couru pour moi toute
la matinée. Elle avait été à Frascati comme pour acheter du fil, mais,
en fait, pour savoir ce qui se passait à propos de moi. Elle avait
causé avec la Mariuccia, et m'apportait, de Piccolomini, ma valise,
mon nécessaire de toilette; mes albums et mon argent. Ceci me parut
très-bien vu; nous étions libres de partir. En outre, elle apportait des
provisions de bouche pour deux jours, de la bougie, des cigares, et ce
fameux café dont elle tenait tant à ne pas me sevrer.
Elle avait trouvé moyen de faire grimper tout ce fardeau, dans une
brouette poussée par un des journaliers de Piccolomini, jusqu'au haut du
_stradone_, le tout recouvert de pois secs que la Mariuccia était
censée vendre à Olivia, et que celle-ci faisait remiser dans un de ses
_fourre-tout_ de Mondragone, où, selon elle, on allait envoyer encore
une fois des ouvriers pour réparer le château. Le paysan avait laissé la
brouette à l'entrée de la cour, et, renvoyé de suite, il n'avait rien vu
déballer.
Quoique ma chère maîtresse fût tout essoufflée de cette expédition, je
me réjouis de la bonne idée qu'elle avait eue.
--Il faut maintenant, lui dis-je, puisque tu es si ingénieuse et si
active, que tu arranges toutes choses pour notre fuite. Je t'enlève, à
moins que tu ne me dises que mon affaire avec le Saint-Office n'aura pas
de suites et que je peux t'épouser dans ce pays-ci, sans trop de retard.
--Tu songes à l'impossible, répondit-elle en secouant la tête. Ton
affaire prend une mauvaise tournure. Mon frère, qui, par bonheur, ne te
soupçonne pas du tout d'être mon amant, a conçu pourtant contre toi une
haine effroyable, à cause des coups que lu lui as donnés. Il prétend
maintenant qu'en le frappant, tu l'as traité d'espion et que tu as
injurié et maudit, en termes révolutionnaires, le gouvernement de
l'Église. Il dit t'avoir reconnu, et il produit un témoin qui serait
accouru trop tard pour le secourir, mais qui aurait entendu tes paroles
et vu ta figure. Ce témoin n'a jamais été vu à Frascati, et pourtant la
police paraît le connaître et a pris acte de sa déposition. On a été
encore hier au soir à Piccolomini, probablement pour t'arrêter, et,
ne te trouvant pas, on a fait ouvrir ta chambre pour s'emparer de tes
papiers; car on assure maintenant que tu es affilié à l'éternelle
conspiration que l'on découvre toutes les semaines contre le pouvoir
temporel du saint-père. Heureusement, ma tante avait prévu le cas: elle
avait retiré de ta chambre tout tes effets, et jusqu'au moindre bout de
papier chiffonné. Tout cela était bien caché dans la maison. Elle a dit
que tu étais parti la veille pour Tivoli, à pied, avec ton attirail
de peintre, et que tes autres effets étaient restés à Rome le jour de
Pâques. Aussitôt qu'elle s'est vue débarrassée de ces inquisiteurs, elle
est partie elle-même pour Rome, où elle va consulter lord B*** sur ce
qu'il y a à faire pour te tirer de là. Il faut donc que tu attendes
patiemment ici le résultat de ses démarches; car de songer à voyager, de
jour ou de nuit, sans tes passe-ports, qui sont à la police française
à Rome, c'est impossible. Tu serais arrêté à la première ville, et,
vouloir passer la frontière par les sentiers, comme font les brigands
et les déserteurs, en supposant que je pusse te servir de guide, ce qui
n'est pas, c'est mille fois plus pénible et plus dangereux que de rester
ici, où, lors même qu'on te soupçonnerait d'y être, on ne se déciderait
pas aisément à venir te prendre.
--Et pourquoi cela?
--Parce que ceci est une ancienne résidence papale et qu'il y avait
autrefois droit d'asile. Les Borghèse avaient hérité de ce droit, et,
bien que tout cela soit aboli, la coutume et le respect des anciens
droits subsistent encore. Pour se faire ouvrir ces portes qui te
défendent, il faudrait que l'autorité locale se décidât à faire une
grave injure à la princesse, et on ne l'osera jamais sans sa permission.
--Mais pourquoi n'obtiendrait-on pas cette permission?
--Parce que Olivia aussi est partie pour Rome, et qu'elle va tout
confier à sa maîtresse, laquelle est généreuse et s'intéressera à nous.
Tu vois que les femmes sont bonnes à quelque chose, et je crois même
que, dans notre pays romain, il n'y a que nous qui valions quelque chose
en effet.
J'étais bien de cet avis, et, me rappelant que, sans passeport, il n'y
avait moyen de s'embarquer sur aucune rive d'Italie, à moins de se
lancer dans ces aventures trop pénibles ou trop périlleuses pour la
chère compagne que je ne veux pas laisser derrière moi, je me suis
résigné à suivre son conseil et à m'abandonner à la protection des
femmes; car je suis profondément touché du dévouement de la Mariuccia et
d'Olivia. J'admire la prévoyance et l'activité de ce sexe généreux et
intelligent, qui, en tout temps et en tout pays, mais en Italie surtout,
a été la providence des persécutés.
--Prends-en donc ton parti, disait Daniella en rangeant la chambre et
en plaçant un petit crucifix à mon chevet et un vase à fleurs sur ma
cheminée, comme s'il se fût agi d'installer là un ménage dans les
conditions les plus régulières et les plus naturelles: tu en seras
quitte pour t'ennuyer ici huit jours au plus. Il est impossible que
milord et la princesse ne trouvent pas le moyen de te délivrer avant une
semaine.
--M'ennuyer! tu ne viendras donc plus me voir?
--Et comment vivrais-je si je ne venais pas? Oh! si tu voyais un jour
s'écouler sans moi, tu pourrais bien dire: «La Daniella est morte!»
--Mais la Daniella ne peut pas mourir!
--Non, puisque tu l'aimes!... Donc, tu te soumets?
--Avec une joie dont tu n'as pas d'idée; car je me suis tourmenté tout
un jour du désir d'être enfermé ici avec toi. Une seule chose me gâte
mon rêve, c'est le métier que tu fais pour venir et t'en aller. Cela est
un vrai supplice pour moi.
--Et tu as tort. Voilà le beau temps; le vent souffle de l'Apennin, tous
les nuages s'en vont à la mer. Nous avons du soleil au moins pour huit
jours; mes promenades seront donc très-jolies, et, puisque nous avons
inventé, Olivia et moi, l'arrivée prochaine d'ouvriers dans ce château,
nous aurons mille prétextes pour qu'elle m'y envoie avec des paquets.
D'ailleurs, le plus lourd est transporté; je n'ai plus qu'à m'occuper de
te nourrir. Si ce beau temps nous amène quelques étrangers à Frascati,
les soirées sont encore trop fraîches pour qu'ils ne retournent pas à
Rome avant la nuit. Or, comme la journée suffit à peine pour leur faire
voir les villas qui touchent à la ville, et Tusculum, qui attire plus
que tout le reste, tu ne seras pas dérangé ici. Mondragone est toujours
ce que l'on visite le moins, et, s'il arrivait que, pour ne pas éveiller
les soupçons, Olivia fût forcée d'amener ici quelque promeneur,
souviens-toi de ce que je vais te dire de sa part. Elle aurait le soin
de frapper très-longtemps et très-fort à la grande porte avant d'ouvrir
elle-même. Elle ferait semblant de compter sur un ouvrier occupé dans la
cour, et, ne le voyant pas venir, elle essayerait une prétendue _autre_
clef, qui serait la véritable et qui ouvrirait comme par hasard. Tu
aurais eu tout le temps de rentrer dans ton casino et de t'y enfermer.
On n'est forcé d'y conduire personne, puisque les étrangers ne savent
pas qu'il existe, et on peut toujours dire qu'il tombe et qu'on n'y va
plus.
--Ah çà! mon Dieu, ne tombera-t-il pas, pendant que tu es avec moi? Je
deviens bête et peureux, comme un enfant. Je suis si heureux, que je me
demande si le ciel ne va pas s'écrouler sur nos têtes, ou si la terre ne
va pas fuir sous nos pieds.
--Rien ne tombera, rien ne bougera; nous nous aimons!
--Tu as raison! Il doit y avoir pour les vrais amants une Providence
particulière.
--Il y a plus que cela: il y a en eux une vertu magique et une force
surnaturelle qui vaincraient le diable, si le diable s'attaquait à eux.
Elle déjeuna avec moi, et me quitta pour aller travailler à la villa
Taverna, car il faut qu'elle soit vue faisant sa besogne, et nous
décidâmes qu'à partir du lendemain, elle ne reviendrait plus dans la
journée, à moins de quelque événement imprévu. Elle m'arriverait tous
les jours, à six heures du soir, et ne partirait plus qu'à huit heures
du matin. Il lui était indifférent de rencontrer des ouvriers dans le
parc à cette heure-là. Elle serait censée avoir été faire pour Olivia
une commission au couvent des Camaldules, et, quant à la course du soir,
elle trouverait des raisons non moins plausibles.
--De quoi t'inquiètes-tu? disait-elle. Les raisons ne manquent jamais.
Cela se trouve, juste au moment où l'on en a besoin, et celle qui reste
court, ou qui fait un mensonge invraisemblable, n'est pas digne d'être
femme et d'avoir un amant.
Je m'étais souvent imaginé, moi, que, quand une femme me dirait si
ingénument sa supériorité en fait de ruse, je me méfierais d'elle pour
mon compte; mais, depuis que j'aime celle-ci, tout est changé en moi,
tout est renversé dans mon esprit. Du moment que c'est elle qui ment, je
trouve que le mensonge est une des grâces de son sexe.
Toutes choses réglées ainsi, je l'ai vue partir sans angoisse. Il me
semblait que je ne la quittais pas: j'allais penser à elle tout le jour
en travaillant.
XXIX
Mondragone, 12 avril.
Car il est bien temps de travailler, n'est-ce pas? Depuis que j'ai mis
le pied en Italie, je me délie les jambes et je me croise les bras. Il
est temps aussi, non plus de savoir si j'aurai du talent, mais de songer
à en acquérir. En tout cas, il faut que j'aie une industrie qui m'aide à
me constituer une sécurité, un intérieur, une famille. Cette industrie
pourra toujours être un gagne-pain, sans aucun honneur artistique; c'est
le pis-aller de la situation; mais on doit se dégoûter d'un métier où
l'on ne met pas tout l'effort de son être moral, et je veux, puisque la
question de métier est jugée et acceptée par ma conscience, porter dans
le mien tout l'idéal dont je suis capable, tout le feu que je dois
puiser dans l'amour. Allons, allons! oui: je dois à la femme qui m'a
initié à la vie supérieure, de manifester cette vie par une distinction
et une valeur quelconques. J'aurai donc du talent, il le faut, et ce
problème de ma destinée et de ma pensée, qui me paraissait si effrayant
à sonder, c'est une chose claire comme le jour, à présent. _Vouloir,
espérer, tenter!_ Non! Quelque chose de plus encore; quelque chose
comme ce qui fait la grandeur et la beauté de ma maîtresse: _Croire et
pouvoir!_ Je commençai donc sur-le-champ à déballer et à préparer mon
sac d'étude; après quoi, je cherchai un sujet pour commencer quelque
chose. J'avais si bien juré d'être prudent, que Daniella m'avait laissé
la liberté de me promener dans mon vaste domaine.
Il y a là, quand le soleil brille, dans ces accidents d'architecture
disloquée, dans cette végétation folle qui a tout envahi, dans ce
contraste d'un reste d'opulence souriante avec la solennité de
l'abandon, des motifs pour toute la vie d'un peintre. Ces ruines n'ont
rien qui rappelle celles de nos manoirs féodaux. Il n'y faudrait
chercher ni les grandes lignes austères, ni la sombre couleur, ni le
caractère effrayant. Le Pianto lui-même n'a rien de lugubre. C'est
toujours l'Italie qui rit et chante jusque sous l'herbe du tombeau.
Mais, par cela même que de telles ruines ont une physionomie que les
littérateurs et les peintres n'ont pas usée, soit qu'ils ne l'aient pas
regardée, soit qu'ils ne l'aient pas comprise, elles sont pour moi une
trouvaille. Ce n'est pas seulement un fait à étudier, c'est un certain
aspect à rendre, un sentiment particulier à exprimer; c'est une
interprétation originale d'objets qui ont leur manière d'exister.
J'ai appris avec soin la perspective et j'ai étudié l'architecture, ne
voulant pas être arrêté par des obstacles matériels qui gênent même les
maîtres aujourd'hui. On s'est moqué de moi à l'atelier, et je me suis
obstiné à croire qu'en attendant la révélation de la syntaxe des choses,
il était bon d'en connaître la grammaire élémentaire. Nous n'avons pas
toujours à notre service les conditions de l'inspiration, et les tons
froids dominent dans le tableau de la vie; c'est donc une immense perte
de temps que d'attendre les beaux jours de l'exubérance. Si nous n'avons
qu'accidentellement du soleil dans l'âme, nous avons toujours, quand
nous la cultivons un peu, cette tranquille et laborieuse petite volonté
dont vous aussi, mon ami, vous m'avez raillé quelquefois. Tant il y a
qu'aujourd'hui me voilà prisonnier dans des murailles, c'est-à-dire dans
des lignes, des aplombs, des angles et des parallèles; que tout cela
produit, dans l'ombre et dans la lumière, des effets magiques, et que je
suis bien content d'être adroit et habile, en attendant mieux.
J'ai donc passé deux heures à me promener dans tous les sens et à
contempler les effets. Je n'avais que l'embarras du choix. Il s'agit
de commencer par quelque chose, et je suis fixé pour demain; mais vous
savez, mon ami, que l'on ne peut pas travailler exclusivement devant la
nature. Elle ne pose pas toujours devant nous, et même elle pose à peu,
qu'elle nous désespère. C'est un modèle qui ne reste pas un instant
éclairé comme l'instant d'auparavant. Il faut prendre l'effet au vol, et
interpréter ensuite avec le sentiment. J'avais donc besoin d'un atelier
pour travailler _da me_, comme on dit ici, et je me suis mis à le
chercher.
Certes, le local ne manque pas, et, pour cela aussi, je n'avais que
l'embarras du choix. Je me suis décidé pour une salle immense et d'une
fort belle coupe, située au premier, du côté sud; au troisième, du côté
nord, tout au beau milieu du grand pavillon. Ce doit avoir été là,
jadis, la chapelle papale. Elle n'a plus que quatre murs, et pas mal
de trous que je suis occupé à boucher avec des planches, laissant à
découvert tes ouvertures qui me donnent un beau jour et qui sont placées
trop haut pour inquiéter ma Daniella. Il y a ici, à discrétion, du bois
de travail en partie débité, des échelles, des planches et des tréteaux
de toute dimension. J'ai trouvé même quelques vieux outils élémentaires
laissés par les ouvriers, une scie, un marteau, des tenailles, etc., et
j'ai choisi, dans le bois dépecé pour la menuiserie, les matériaux au
moyen desquels je pourrai me fabriquer, tant bien que mal, une espèce
de chevalet. Élevé à la campagne, je ne suis pas plus maladroit qu'un
autre, et il ne me faudra pas beaucoup de temps pour devenir le Robinson
de ma solitude.
Je suis sûr, pourtant, que vous riez de mes préoccupations
d'installation et d'outillement dans mes ruines. Moi aussi, j'en ris; ce
qui ne m'empêche pas de m'en amuser sérieusement. Daniella songe bien à
mon café! Je trouve charmant de m'établir comme un artiste paisible et
bourgeois, dans les conditions qui semblent le plus exclure le bien-être
du corps et de l'esprit. Et, si vous y réfléchissez, vous verrez combien
ce sentiment-là est naturel, et comme l'idée d'un certain arrangement
des choses, fût-ce dans une grotte de rochers, égaye la vie et provoque
l'activité humaine.
Quand je me suis vu muni de tout ce qui m'était nécessaire, j'ai songé
au moyen de scier et de clouer sans faire de bruit. J'ai essayé mon
marteau, enveloppé d'un lambeau de tablier de cuir abandonné par les
charpentiers; mais, de mon atelier, je domine tous les environs,
et, bien que les jardins soient presque toujours déserts autour de
Mondragone, la petite ferme située tout au bas de l'allée de cyprès,
c'est-à-dire à un quart de lieue environ, doit entendre chanter les
grandes girouettes de la terrasse. Donc, je dois renoncer au marteau, et
demander à Daniella de m'apporter des clous à vis et des vrilles. Quant
au bruit moins retentissant de la scie, j'irai me servir de cet outil
dans le Pianto, où j'ai remarqué qu'aucun bruit du dehors ne pénètre;
d'où je conclus qu'aucun bruit n'en doit sortir.
Ne pouvant rien commencer aujourd'hui, j'ai fait une nouvelle tournée
à un autre point de vue. Il s'agit de savoir si, en collant l'oeil aux
fentes des huis ou en grimpant aux murs d'enceinte, on peut m'apercevoir
du dehors quand je ne suis pas dans mon casino. Je me suis assuré
que les portes sont neuves et bien jointes; que les murs, qui me
paraissaient médiocrement élevés, Continent, à l'extérieur, des
escarpements formidables; enfin, que ma forteresse, avec son air bénin,
est très-difficile à escalader.
Pourtant je dois regarder le casino comme une citadelle de réserve, en
cas d'envahissement des autres parties de mon domaine par les curieux,
et j'ai avisé à boucher les fentes des portes et fenêtres qui relient
ma petite terrasse avec le fond du portique de Vignole, lequel sera mon
promenoir les jours de pluie, et mon chemin de retraite rapide en
cas d'alerte. Me voilà donc à l'abri de tout espionnage et de toute
surprise. Il ne reste plus à redouter que le cas de sommation légale à
la bonne Olivia, et le casino n'est garanti, du côté des appartements,
que par des portes assez minces. En outre, il n'y a aucun moyen de s'en
échapper sans courir grand risque de se casser le cou, et cette idée me
fait frémir quand je songe que je peux être surpris avec Daniella, et
qu'elle tenterait probablement de s'échapper avec moi.
Pourtant, tous ces palais italiens ont quelque ingénieuse cachette ou
quelque issue mystérieuse, et je serais bien étonné si je ne découvrais
pas l'une ou l'autre quelque part.
C'est toujours vers le Pianto que mon esprit va cherchant le mystère de
Mondragone. Il est évident qu'Olivia et Daniella l'ignorent; mais, si
l'écroulement de quelque passage secret a effacé le souvenir de la
tradition, est-il possible d'en retrouver la trace?
Je suis donc retourné au Pianto, et j'ai vainement tâché d'explorer les
cuisines, sous le _terrazzone_. Après quelques pièces insignifiantes,
j'ai trouvé des murs et des amas de moellons placés récemment pour
soutenir les voûtes qui menaçaient ruine. Cette partie est condamnée
absolument. Remontant alors au cloître, je suis venu à bout, avec mon
ciseau, de forcer le volet d'une de ces petites fenêtres plus larges que
hautes, sortes de soupiraux qui me tourmentaient. J'ai lancé par
là, d'abord de petites pierres que j'ai entendues, tomber assez
profondément, et puis des morceaux de papier enflammés que j'ai pu
suivre de l'oeil. Le premier que j'ai risqué a été le seul qui menaçât
d'incendier le château. En le regardant descendre lentement et brûler à
terre, je me suis assuré qu'il n'y avait là aucun amas de bois et aucun
débris combustible; rien que le sol, semé de pierres et de briques
cassées. Les autres papiers enflammés m'ont permis de distinguer
parfaitement le local. C'est une cave assez spacieuse, bien voûtée,
très-sèche, et qui communiquait à une cave contiguë par une arcade
maintenant comblée de débris jusqu'au cintre.
Tout cela me serait bien facile à explorer au moyen d'une corde à noeuds
fixée au soupirail, si ce soupirail n'était défendu par des barres de
fer très-rapprochées et très-bien scellées dans la pierre. Il faudrait
donc arracher cette grille, ce qui ne serait pas impossible avec les
outils convenables; mais le bruit! Il ne m'est pas bien prouvé qu'il
soit absolument étouffé dans cet entonnoir. Au premier ouragan, je
profiterai du vacarme général pour risquer ce travail.
N'ayant plus rien à tenter aujourd'hui, je suis revenu sur ma petite
terrasse pour vous écrire tout ce qui précède. J'ai, de là, cette
magnifique vue dont je vous ai parlé, et, avec la jouissance des yeux,
celle de l'ouïe; car, excepté le berger qui garde ses moutons sur les
sommets de Tusculum, je suis l'habitant le plus haut perché de tout ce
massif de montagnes. Tous les bruits des collines et des vallées montent
donc jusqu'à moi, et j'ai eu le loisir, en vous écrivant, d'étudier
cette musique produite par la rencontre fortuite des sons épars qui
constitue, en chaque pays, ce que l'on pourrait appeler la musique
naturelle locale.
Il y a des endroits comme cela qui chantent toujours, et celui-ci est le
plus mélodieux où je me sois jamais trouvé. En première ligne, il faut
mettre la chanson des grandes girouettes de la terrasse extérieure. Il
est si régulièrement phrasé à son début, que j'ai pu écrire six mesures
parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement à chaque
souffle du vent d'est, qui règne depuis ce matin. Ce vent procède, sur
la première girouette, par une phrase de deux mesures plaintives à
laquelle répond la seconde girouette par une phrase pareille de forme,
mais d'une modulation plus triste; la troisième continue le même motif,
en le modifiant par un changement de ton très-heureux.
La quatrième girouette est cassée, par conséquent muette, ce qui est
fort à propos, vu que son silence permet à la première de reprendre son
thème dans le ton où il vient d'être porté par l'augmentation du vent;
alors, pour peu que la bouffée continue, les trois girouettes chantent
une sorte de canon à trois voix qui est fort étrange et fort pénétrant,
jusqu'à ce que le souffle qui les pousse tombe peu à peu et les ramène,
par des intervalles inappréciables à nos conventions musicales,
c'est-à-dire plus ou moins faux, à leur justesse première.
Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec leurs notes d'une ténuité
impossible, sont comme les ténors aigus qui dominent l'ensemble. Je ne
sais quel esprit de l'air les met d'accord avec le son des cloches des
Camaldules; mais il arrive, à chaque instant, que ces cloches leur font
une très-belle harmonie. J'entends aussi, par moments, les phrases
entrecoupées des orgues de ce couvent, ou de l'église de Monte-Porzio,
village que j'aperçois sur ma droite, au-delà des Camaldules. Est-ce de
l'une ou de l'autre église que partaient, cette nuit, les sons que j'ai
cru être ceux d'un piano? En ce moment, rien n'y ressemble, rien ne
m'explique ce phénomène d'acoustique.
D'autres chants se mêlent encore à ceux des girouettes: ce sont les
refrains des paysans épars dans la campagne. Ils chantent fort mal; ils
crient du nez, et je n'en entends pas un sur cent qui me paraisse tant
soit peu bien organisé pour la musique. Ils semblent avoir beaucoup
moins conscience de ce qu'ils chantent que les girouettes de Mondragone.
Néanmoins, je saisis parfois des phrases d'un caractère sauvage qui ne
déparent pas le sentiment répandu dans l'ensemble.
Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins démesurés
qui se dressent du côté de la villa Taverna comme des parasols ouverts
au-dessus du _stradone_ de chênes, et dans une cascade que je ne puis
apercevoir, mais que je me rappelle avoir remarquée le long de l'énorme
massif de maçonnerie qui soutient le _terrazzone_. Ces eaux perdues des
ruines sont très mystérieuses. Les fontaines d'où elles jaillissaient
étant brisées et taries, elles se sont frayé des passages inconnus dans
les fondations et s'échappent par les fissures qu'elles rencontrent, au
milieu de rideaux de plantes pariétaires qui font des cheveux et de la
barbe aux grands mascarons béants au fond des niches.
Et puis, il y a les cris des oiseaux, bien que les oiseaux soient
beaucoup plus rares ici que dans nos climats. Ce sont les vautours et
les aigles qui dominent. Le menu peuple des petits chanteurs
mystérieux des buissons me paraît en minorité. Il y a donc peu de doux
gazouillements dans l'air, mais de grandes voix aigres qui semblent
chanter une messe des morts, en se moquant de ce qu'elles disent.
En écoutant tout cela, je poursuis et tourmente une idée qui m'a bien
souvent frappé dans ces harmonies naturelles que produit le hasard.
Le vent, l'eau courante, les portes qui grincent sur leurs gonds, les
chiens qui hurlent et les enfants qui crient, toutes ces voix qui sont
censées chanter faux, produisent quelquefois, par cela même qu'elles
échappent aux règles tracées, des effets d'une puissance et d'une
signification extraordinaires. C'est peut-être bien à tort que les
musiciens s'en offensent. Dans le faux, il y aurait à choisir, et,
si nous n'avions le sens de l'ouïe oblitéré par la convention de la
méthode, nous découvririons des beautés inconnues, des expressions
souverainement vraies et nécessaires dans des dissonances réputées
inadmissibles. Dans ce nombre, il faudrait ranger surtout la fantaisie
éolique que ces girouettes rouillées me font entendre en ce moment.
Elles pleurent et soupirent, dans leurs folles discordances, avec
une énergie dont aucune définition musicale ne saurait rendre le
déchirement. C'est quand elles sortent de leurs thèmes _possibles_,
c'est quand je ne trouve plus le moyen de noter leurs vibrations
délirantes avec des signes convenus, qu'elles remplissent l'air d'une
symphonie fantastique qui ressemble à la langue mystérieuse de l'infini.
Et nous, hélas! dans tous nos arts comme dans toutes nos manifestations
de sentiment, nous touchons à la limite du possible avec une effrayante
rapidité. Oh! comme je sens cela, maintenant que le sens de l'infini
est entré avec l'amour dans mon âme! Comme je sens que les paroles
sont vaines et les expansions bornées! je n'ose relire ce que je vous
écrivais il y a une heure, dans la crainte d'être indigné d'avoir osé
tenter de l'écrire! Et pourtant, mon coeur déborde, et j'ai comme un
besoin de crier ma joie aux hirondelles qui passent sur ma tête et
aux brises qui couchent les herbes sur les flancs des ruines. Mais je
m'arrête, parce que je ne la sais pas, cette langue de l'infini qui me
mettrait en rapport avec tout ce qui aime et respire dans l'univers. Le
langage humain est court et grossier. Plus il s'alambique, plus il est
cynique quand il veut raconter l'amour. L'amour! Il n'a qu'un mot,
_j'aime!_ et, quand il ajoute _j'adore!_ il ne sait déjà plus ce qu'il
dit. Aimer est tout; et ce qu'il y a de divin et d'ineffable dans cet
acte immatériel de l'union des âmes, rien ne peut l'exprimer en plus ou
en moins.
C'est qu'à un certain degré d'intensité de l'émotion, l'esprit rencontre
un obstacle qui est comme le seuil du sanctuaire de la vie divine. _Tu
n'iras pas plus loin!_ voilà ce qui a été dit au flot de notre passion
terrestre; au delà de certains cris de la céleste volupté, tu ne pourras
plus rien dire; car tu serais Dieu si tu savais manifester le sixième
sens, et il faut rester ce que tu es.
Le soleil baisse, et je n'ai, d'ailleurs, plus le coeur à écrire. Quand
l'heure approche où je vais la revoir, je ne me rends plus compte que
d'une impatience dévorante. Mais la voilà, je l'entends ouvrir la porte
de la cour.
Ce n'était pas elle! C'était un de ces bruits qu'il me faut étudier un à
un avec soin pour en découvrir la cause. La grande caserne du fond de la
cour laisse pleuvoir ses ardoises, qui, en se détachant avec leurs clous
du bois pourri, grattent le toit avant de tomber.--Elle est venue tard:
j'ai été bien inquiet. Enfin, la voilà, et, pendant qu'elle met notre
couvert, je veux vous dire ce qui se passe dehors à propos de moi.
Olivia et Mariuccia sont revenues de Rome; c'est pour les attendre et
pour me rapporter le résultat de leur voyage que Daniella n'est venue
qu'à sept heures. Lord B*** et sa famille sont à Florence et ne
rentreront à Rome que la semaine prochaine. La princesse Borghèse est
absente aussi; mais son intendant général, sûr des sentiments généreux
de sa maîtresse, a parlé à un personnage puissant qui s'est engagé à
paralyser les poursuites en ce qui concerne l'intégrité de mon asile, à
la condition que je n'en sortirai pas sans sa permission écrite. Voilà
donc un protecteur qui se constitue mon geôlier, et, pour un peu, je
serais ici prisonnier sur parole. Mais c'est ma Daniella qui seule exige
de moi ce serment. Le cardinal *** se contente de me faire savoir qu'en
me tenant caché à Mondragone, je ne cours aucun danger. Il ne répond de
rien si j'en sors seulement une heure.
Tout cela m'arrange on ne peut mieux, et je crois bien que, dans l'état
des choses, il faudrait beaucoup de sbires et de gendarmes pour me faire
quitter ma chère prison.
FIN DU TOME PREMIER