03 février
Mon oncle réalise mes prévisions. Il s'habitue à mes volontés
d'indépendance, et se rassure un peu en me voyant raisonnable
d'ailleurs. Puisque j'étais en train de récapituler mon passe pour vous,
il faut que je continue et que je vous raconte comment m'est venu
ce goût de la peinture sur lequel je n'ai pas osé vous donner les
explications que vous me demandiez.
Ici ma jeunesse se passait dans la solitude au sein de la nature. Je ne
faisais que lire et rêver. Tout à coup j'eus vaguement la conscience
d'une jouissance infiniment plus douce qui s'emparait de moi. C'était
celle de _voir_, bien plus soutenue, bien plus facile en moi que celle
de _penser_. Les premières révélations de cette jouissance me vinrent un
jour au coucher du soleil, dans une prairie bordée de grands arbres, où
les masses de lumière chaude et d'ombre transparente prirent tout à coup
un aspect enchanté. J'avais environ seize ans. Je me demandai pourquoi
cet endroit, que j'avais parcouru cent fois avec indifférence ou
préoccupation, était, ce jour-là et dans ce moment-là, inondé d'un
charme si étrange et si nouveau pour moi.
Je fus quelques jours sans m'en rendre compte. Occupé jusqu'à midi
au presbytère par quelques devoirs, c'est-à-dire quelques thèmes ou
extraits que mon oncle me donnait régulièrement chaque matin, et que,
régulièrement chaque soir, il oubliait d'examiner, je ne pouvais voir
l'effet du soleil levant. Je cherchais tout le long du jour, en lisant
dans la prairie, à bâtons rompus, le prestige qui m'avait ébloui. Je
ne le retrouvais qu'au moment où l'astre s'abaissait vers la cime des
collines, et quand les grandes ombres veloutées des masses de végétation
rayaient l'or de la prairie étincelante. C'est l'heure que les peintres
appellent l'heure de l'_effet_. Elle me faisait battre le coeur comme
l'arrivée d'une personne aimée ou d'un événement extraordinaire. Dans
ce moment-là, tout devenait beau sans que je pusse dire pourquoi; les
moindres accidents de terrain, la moindre pierre moussue, et même les
détails prosaïques du paysage, le linge étendu sur une corde à la porte
de la chaumière, les poules grattant le fumier, la baraque de branches
et de terre battue, la barrière de bois brut et mal agencé qui, clouée
d'un arbre à l'autre, séparait le pré de la chènevière.
-Qu'y a-t-il de si étonnant dans tout cela? me demandais-je; et d'où
vient que seul j'en suis frappé? Les gens qui passent ou qui travaillent
à la campagne n'y font point d'attention, et mon oncle lui-même, qui est
le plus instruit de ceux que je vois, ne m'a jamais parlé d'un pareil
phénomène. Est-ce un état de la nature extérieure ou un état de mon
âme? est-ce une transfiguration des choses autour de moi ou une simple
hallucination de mon cerveau?
Cette heure d'extase garda son mystère pendant quelques jours, parce que
c'était, dans la saison, l'heure à laquelle soupait mon oncle, et il
était fort sévère quant à la régularité des habitudes de sa maison.
Une journée de mon absence ne le tourmentait pas; une minute d'attente
devant ma place vide à table le contrariait sérieusement. Il était si
bon, d'ailleurs, que je ne craignais rien tant que de lui déplaire.
Aussi, dès que le timbre lointain de l'horloge de l'église, et certain
vol de pigeons dans la direction du colombier, me marquaient le moment
précis où la Marion mettait le couvert, il me fallait m'arracher à ma
contemplation et interrompre ma jouissance à demi savourée. Elle me
poursuivait alors comme un rêve, et, tout en coupant le gigot ou le
jambon en menues tranches pour obéir aux prescriptions de l'abbé Valreg,
je voyais passer devant mes yeux des files de buissons aux contours
dorés, et des combinaisons de paysages empourprés par les reflets d'un
ciel ardent comme la braise.
Mais ces jours d'automne raccourcissant très-vite, j'eus bientôt le
loisir auquel j'aspirais, et je pus suivre, avec ce sentiment de la
beauté des choses qui s'était éveillé en moi comme un sens nouveau, les
admirables dégradations du jour et la succession d'aspects étranges
ou sublimes que prenait la campagne. J'étais comme enivré à chaque
observation nouvelle, et, bien que nourri de livres poétiques, il ne me
venait pas à la pensée de chercher dans les mots le côté descriptif de
ma vision. Je trouvais les mots insuffisants, les peintures écrites
vagues ou inexactes. Les plus grands poëtes me paraissaient chercher
dans la parole un équivalent qui ne saurait s'y trouver. Le plus hardi,
le plus pittoresque de tous les modernes, Victor Hugo, ne me suffisait
même plus.
C'est à cela que je sentis que la manifestation de mon ivresse
intérieure ne serait jamais littéraire. Mon imagination était pauvre ou
paresseuse, puisque les plus puissants écrivains ne m'avaient jamais
fait pressentir ce que mes yeux seuls venaient de me révéler.
Je fus pourtant bien longtemps avant d'oser me dire que je pouvais être
peintre; et même encore aujourd'hui j'ignore si ces premières émotions
furent les vrais symptômes d'une vocation déterminée; mais, à coup sûr,
elles furent l'appel d'un goût prédominant et insatiable.
J'avais quelque chose comme dix-neuf ans, lorsque, durant mes longues
veillées de l'hiver, l'idée, ou plutôt le besoin me vint de me remettre
sous les yeux, tant bien que mal, les splendeurs de l'été. Je pris un
crayon et je dessinai, admirant naïvement cet essai barbare, et, cette
fois, dominé par mon imagination qui me faisait voir autre chose que
ce que ma main pouvait exécuter. Le lendemain, je reconnus ma folie
et brûlai mon barbouillage; mais je recommençai, et cela dura ainsi
plusieurs mois. Tous les soirs, j'étais charmé de mon ébauche; tous les
matins, je la détruisais, craignant de m'habituer à la laideur de mon
propre ouvrage. Et pourtant les heures de la veillée s'envolaient comme
des minutes dans cette mystérieuse élaboration. L'idée me vint enfin
d'essayer de copier la nature. Je copiai tout avec une bonne foi sans
pareille; je comptais presque les feuilles des branches; je voulais
ne rien laisser à l'interprétation, et je perdais, dans le détail, la
notion de l'ensemble, sans rendre même le détail, car tout détail est un
ensemble par lui-même.
Un jour, mon oncle m'emmena dans un château où je vis enfin de la
peinture des maîtres anciens et nouveaux. Mon instinct me poussait vers
le paysage. Je restai absorbé devant un Ruysdaël. Je ne le compris pas
d'abord. Peu à peu la lumière se fit, et je m'avisai que c'était là une
science de toute la vie. Je résolus, dès que je serais indépendant,
d'employer ma vie, à moi, selon mes forces, à écrire, avec de la couleur
sur de la toile, le rêve de mon âme.
On me prêta de bons dessins; mon oncle me permit même l'achat d'une
boîte d'aquarelle. Il ne s'inquiéta pas de ma monomanie; mais, quand,
parvenu à ma majorité, je lui révélai ma pensée, je le vis bouleversé.
Je m'y attendais. Je résistai avec douceur à ses remontrances. Je savais
son respect pour la liberté d'autrui, son aversion pour les paroles
inutiles, et ce fonds d'insouciance ou d'optimisme qui part d'une grande
candeur et d'une sincère bonté.
Vous me demanderez maintenant pourquoi, aux premiers jours de notre
connaissance, je vous ai fait mystère d'une chose aussi simple que ma
prédilection pour cet art; la raison est tout aussi simple que le fait:
vous m'eussiez demandé à voir mes essais; je les savais détestables,
bien qu'ils eussent fait l'admiration de la Marion et du maître d'école
de mon village. Vous m'auriez dit que j'étais insensé, ou si vous ne
me l'eussiez pas dit, je l'aurais lu dans vos yeux. Or, je n'ai pas
en moi-même une foi assez robuste pour lutter contre les critiques de
l'amitié. Celles du premier venu me sont indifférentes. Les vôtres
m'eussent fait douter doublement, et c'est bien assez d'avoir à douter
seul.
A mon âge, c'est-à-dire à l'âge que j'avais alors, et négligé comme
je l'avais été, on ne sait pas défendre sa conviction. On la sent, on
manque d'expressions et de preuves pour la formuler et la maintenir. On
l'aime parce que, révélation ou chimère, elle vous a rendu heureux; on
la garde en soi avec terreur, comme le secret d'un premier amour. C'est
une fleur précieuse qu'un souffle de dédain, un sourire de raillerie
peut flétrir.
Cette crainte est encore en moi, elle est encore fondée, et, si je n'ai
pas voulu vous faire juge de mes essais, ne croyez pas que ce soit par
excès de vanité. Non! Je me suis examiné sous ce rapport-là; je me suis
tâté le coeur et la tête avec impartialité. J'ai reconnu que, si je ne
suis pas un sage, du moins je ne suis pas un fou. Il faudrait l'être
pour me persuader que j'ai déjà du talent; et ce qui me rassure, c'est
que je suis bien certain de n'en point avoir encore. Ce que j'aime dans
mon secret, ce n'est donc pas moi, c'est l'art en lui-même et pour
lui-même. C'est mon espérance, que je veux garder encore vierge de toute
atteinte, de toute réflexion, de tout regard. Il me semble qu'avec tant
de respect pour mon idéal, je ne cours pas le risque de m'égarer, et
que, le jour où je vous dirai: «Voilà ce que je sais faire pour exprimer
ma pensée,» j'aurai véritablement conscience d'un succès relatif à mes
forces; je ne dis pas à mes aspirations; ceci, je crois, ne peut jamais
être atteint par personne.
IV
Marseille, le 12 mars 185...
Me voilà en route, mon ami. J'ai fini par calmer mon oncle et par
emporter sa bénédiction et ma liberté. Vous aviez sans doute raison de
me dire que la patience n'est pas le génie; mais je suis tenté de croire
que c'est la vertu, car ce n'est qu'à force de patience que j'ai amené
mon père adoptif à ne pas souffrir de ma résolution. J'étais décidé à ne
point le quitter sans avoir atteint ce résultat. Je devais cela à son
affection, à ses bontés pour moi.
Je pense partir demain pour Gênes. Le passage des Alpes serait, m'a-t-on
dit, assez pénible à un piéton en cette saison de bourrasques. C'est ce
qui m'a décidé à prendre la voie de Marseille; mais, à vrai dire, la mer
n'est pas beaucoup plus praticable en cette saison. Le ciel est noir et
le mistral souffle avec furie. Il s'est apaisé un peu ce soir, et on
espère que _le Castor_, vapeur génois très-bon marcheur, pourra sortir
du port.
J'étais déjà venu à Marseille, dans mon enfance, avec mon père. Il
était, comme vous savez, d'origine provençale, et nous avions ici un
vieux parent. Ce parent est mort aussi, et je n'ai plus personne ici que
je me soucie de voir. J'ai très-bien reconnu les masses principales de
la ville et des plans qui l'environnent. Je me rappelais avoir dîné avec
mon père dans une baraque sur les rochers; on appelle cet endroit la
Réserve, et l'on y mange un certain coquillage très-recherché des
indigènes, bien qu'assez coriace, qui parque naturellement en ce seul
endroit du rivage. La baraque a brûlé; à la place s'élève un élégant
pavillon qui va, dit-on, disparaître aussi pour faire place à des
constructions nouvelles.
J'ai poussé plus loin ma promenade. Courbé en deux par un vent terrible,
j'ai vu la mer bien belle, plus belle que je ne me la rappelais. Enfant,
elle m'avait terrifié; aujourd'hui, sa grandeur m'a ébloui. Pourtant,
c'est une chose formidablement triste que cette masse d'eau fouettée par
la tempête. Aucune image n'exprime plus énergiquement la pensée d'un
immense désespoir sous les coups d'une torture acharnée. Mais c'est un
désespoir tout physique. L'âme humaine ne s'identifie que par la pensée
des naufrages à cette tourmente du géant. C'est en vain qu'il mugit,
qu'il se tord, qu'il se déchire en lambeaux, sur le flanc des rochers,
les inondant de larmes furieuses et leur crachant des montagnes d'écume
enragée: c'est un monstre aveugle, et ce petit point noir là-bas, cette
pauvre barque qui se débat contre l'orage, porte, dans le moindre atome
des êtres qui la guident, la vraie force, c'est-à-dire la volonté.
La nature est terrible sur cette petite planète où nous sommes. Il est
donc bon que l'homme soit hardi. Certes, j'ai compris aujourd'hui ma
frayeur d'enfant devant ce bruit, cette agitation, cette immensité! Je
n'avais vu jusqu'alors que des blés et des foins courbés par les rafales
de nos plaines tempérées. Mon père fut obligé de me prendre dans ses
bras. J'avais tout aussi peur ainsi; ce n'était pas d'être emporté ou
englouti que je tremblais contre son sein: c'était un vertige moral. Il
me semblait que mon souffle était arraché de ma poitrine et que mon âme
tournoyait éperdue sur ces abîmes. J'ai eu un peu de la même sensation,
cette fois-ci, mais plutôt agréable que pénible. L'idée de la
destruction se dresse devant l'enfant comme un spectre effroyable.
Devant l'homme, habitué à la lutte, ce spectre appelle plus qu'il ne
menace, et le vertige est presque une volupté.
J'ai eu un étrange plaisir à voir entrer, dans cette passe difficile de
l'ancien port, quelques petits bâtiments plus ou moins en péril, selon
leur construction, leur pilote et la force de la lame. Tous s'en sont
bien tirés. Un petit chasse-marée, d'apparence assez fragile, m'a
intéressé particulièrement. C'était le moment de tourner pour entrer
dans la rade, le moment critique! La vague, sur laquelle il bondissait
comme un oiseau des tempêtes, le prenait alors en flanc. Il s'est
couché si à plat, que ses vergues effleuraient la crête des flots; mais
aussitôt il s'est relevé, agile, élastique comme un arc bien tendu. Il a
franchi légèrement une vraie montagne bouillonnante, et il s'est trouvé
dans les eaux calmes, fier comme un cygne qui reprend possession de
son nid. Rien ne trahissait l'épouvante dans les mouvements du petit
équipage, et j'étais fier, pour ma part, comme si j'eusse été de la
partie. Oui, l'homme doit être intrépide, et le spectacle le plus
attrayant, c'est, on le conçoit bien, le déploiement des forces
humaines. Les tempêtes et les océans ne sont rien: l'âme universelle
émanée de Dieu a son foyer le plus pur en nous, qui méprisons la mort,
et ce n'est pas la terre et la mer seulement qu'il faut peindre,
n'est-ce pas, mon ami? c'est l'homme et sa vie!
Puis un navire plus lourd est arrivé. Son entrée a demandé plus de
cérémonies. Dans ces crises où le sort de l'équipage dépend de la
manoeuvre, on entend des cris à bord; mais c'est le commandement de
l'intelligence ou de l'expérience, et cette voix-là domine à bon droit
les rugissements de la mer.
Le tout était bizarrement accompagné du son clair et strident d'une
petite harpe, partant d'assez près de moi. Tandis que flots et navires
s'étreignaient dans la lutte, sur l'esplanade d'une baraque servant de
cabaret, dansaient des filles et des marins endimanchés. Un artiste de
grand chemin, un bohème harpiste, chevelu, déguenillé, jouait, avec
une verve saccadée et diabolique, une sorte de tarentelle à mouvement
détraqué, sur lequel polkaient avec fureur des créatures avinées. Le
contraste était curieux, je vous jure, et résumait toute l'audace
insouciante et aventureuse de l'homme de mer.
Arrivés le matin d'un voyage au long cours, bronzés par de terribles
soleils et de terribles tempêtes, ces marins, rasés de frais et chaussés
d'escarpins brillants, valsaient avec des filles en robe de soie,
pirouettant dans sept étages de falbalas gonflés par le vent. Il faisait
un froid atroce, un ciel de plomb. La vague, déferlant jusque sur les
planches vermoulues de la terrasse, semblait, à chaque instant, devoir
emporter baraque et orgie. Le navire, approchant comme malgré lui,
semblait devoir échouer sur le bal. Personne n'y songeait, si ce n'est
moi. Le harpiste eût, je crois, marqué le rhythme au milieu des affres
de la mort, et le rire échevelé des lionnes de guinguette se fût perdu
sans transition dans le râle de l'agonie.
J'ai dîné seul dans un autre cabaret plus tranquille, et j'ai vu, avec
la chute du jour, l'apaisement rapide de la bourrasque. Le vent est
devenu tout à coup tiède, et, quand l'obscurité a tout envahi, je suis
resté sans lumière dans le petit recoin où l'on m'avait oublié.
Pendant que je me reposais, en me laissant aller à ma rêverie, une
conversation, établie de l'autre côté d'une mince cloison, allait son
train, sans m'inspirer aucun intérêt. Pourtant, je fus frappé de ces
paroles prononcées distinctement par un Anglais, s'exprimant avec
facilité dans notre langue:
--Croyez-vous donc que cela serve à quelque chose, d'avoir de la
volonté?
Cette réflexion s'adaptait si bien à mes pensées du moment, que je ne
pus m'empêcher de prêter l'oreille, et alors j'entendis, après quelques
paroles banales échangées entre les deux interlocuteurs et interrompues
par le petit bruit de leurs couteaux sur les assiettes, le récit que je
vais vous transcrire et qui m'a paru renfermer une grande moralité.
--Bah! j'avais dix-neuf ans (c'est l'Anglais qui parlait) quand on me
dit que j'étais en âge d'épouser miss Harriet. Moi, je me trouvais
trop jeune et j'étais effrayé d'entrer dans le grand monde, que je ne
connaissais pas et que je n'étais pas bien pressé de connaître. J'étais
un cadet de famille; j'avais très-peu de quoi vivre. J'avais déjà fait
avec vous ce voyage aux Antilles. Je n'aimais pas précisément la marine;
mais j'avais le goût de l'indépendance et de la locomotion. Miss Harriet
m'avait pris en amitié, Dieu sait pourquoi! J'avais un beau nom, soit;
mais pas d'usage, pas de talent, et pas grand esprit, comme vous savez!
mais elle était sentimentale, amoureuse de ma pauvreté et un peu
monomane, je suppose. Des souvenirs d'enfance, une pitié que je ne lui
demandais pas, un point d'honneur excentrique, le ciel vous préserve,
mon cher, des femmes excentriques! l'orgueil d'enrichir un pauvre
parent.... Dieu me damne si je sais quoi; enfin elle était folle de moi
et mourait de consomption si nous n'étions pas mariés au plus vite.
J'avais juré que je ferais le voyage de Ceylan avant de me mettre la
corde au cou.
--Pourquoi Ceylan? demanda le Français.
--Je ne m'en souviens pas, reprit le narrateur. C'était mon idée, ma
volonté. La volonté d'un homme devrait être sacrée. Mais miss Harriet
était jolie, très-jolie même, et je devins amoureux en la voyant si
éprise de moi. Bref, nous fûmes mariés avec deux cent mille livres de
rente, et c'est de ce jour-là que commence mon infortune...
--Diantre! milord, fit l'autre en frappant sur la table, vous avez deux
cent mille livres de rente?
--Non, reprit l'Anglais avec un soupir qui fit vibrer son verre. J'en ai
à présent huit cent mille! ma femme a hérité!
--Eh bien, de quoi diable vous plaignez-vous?
--Je me plains d'avoir huit cent mille livres de rente. Cela m'a créé
des devoirs, des obligations, une foule de liens qui ne convenaient
pas à mon caractère, à mon éducation, à mes goûts. J'aime à faire ma
volonté, mais je ne suis pas méchant, et, n'ayant jamais pu vivre à ma
guise, depuis que je suis marié, riche et considéré, j'ai toujours été
très-malheureux.
--Comment donc ça?
--Vous allez voir. Ma femme, dès le lendemain du mariage, me fit homme
du monde. Je n'étais pas né pour ça. Je m'ennuyais dans la grandeur;
j'aimais mieux la compagnie des gens simples. J'aurais voulu parler
marine et voyages; il me fallait parler politique et littérature. Ma
femme était bas-bleu. Elle lisait Shakspeare; moi, je lisais Paul de
Kock. Elle aimait les grands chevaux; je n'aimais que les poneys. Elle
faisait de la musique savante; moi, je préférais la trompe de chasse.
Elle ne recevait que des gens de la plus haute classe; moi, je m'en
allais volontiers causer avec mes gardes. Je me plaisais quelquefois au
détail de la ferme; elle ne trouvait rien d'assez luxueux et d'assez
confortable pour la vie de château. Elle avait toujours froid quand
j'avais chaud, et chaud quand j'avais froid. Elle voulait toujours aller
en Italie quand je voulais aller en Russie, et réciproquement; être sur
terre quand j'aurais voulu être sur mer, et _vice versa_; et de tout
ainsi!
--La belle affaire! s'écria le Français en riant. C'est là le mariage!
Un peu plus, un peu moins, c'est toujours la même histoire. C'est
ennuyeux pour les pauvres gens qui n'ont pas le moyen de faire deux
ménages; mais, quand on est milord...
--Quand on est milord, on n'est pas pour cela un homme sans principes,
repartit l'Anglais d'un ton qui révéla tout à coup une certaine
supériorité de caractère; si j'avais abandonné milady, elle aurait eu
le droit de se plaindre et peut-être celui de manquer à ses devoirs. Je
n'ai pas voulu faire de ma femme une femme délaissée. Je voyais bien (et
je l'ai vu très-vite) qu'elle ne me trouvait plus ni beau, ni aimable;
ni intéressant. Elle avait bien assez à rougir en elle-même de m'avoir
aimé si follement. Ça, je n'y pouvais rien; mais je n'ai pas voulu
qu'elle fût humiliée dans le monde, et je ne l'ai pas quittée. Je ne
l'ai jamais quittée, ce qui l'ennuie bien, et moi aussi!
L'Anglais soupira, le Français se mit à rire.
--Ne riez pas! reprit milord d'un ton sévère: je suis malheureux,
très-malheureux! Ce qu'il y a de pire, c'est que milady, douce comme
un agneau avec tout le monde, est un tyran avec moi. Elle croit que sa
fortune a payé le droit de m'opprimer. Je n'ai pas eu le bonheur de la
rendre mère, et, pour cela aussi, je suis humilié dans son coeur. Et,
encore un fléau!... elle est jalouse de moi. Arrangez cela! Elle ne
m'aime plus du tout, et nous ne sommes plus d'un âge à nous permettre ce
ridicule. Eh bien, elle m'accuse de mauvaises moeurs, moi qui, pour ne
pas lui donner prise sur ma conscience, ai dépensé tant de volonté à me
sevrer de tout plaisir illicite! Vous voyez, je ne bois même pas! Et,
quand je vais rentrer à l'hôtel, elle va me dire que je suis ivre... Je
suis là avec vous, un ancien camarade, parlant raison et philosophie:
elle m'accuse, en ce moment-ci, j'en suis sûr, de faire quelque débauche
eu mauvaise compagnie... Et, si elle nous voyait ici, tête à tête,
dînant avec sobriété, elle trouverait encore moyen de s'indigner. Elle
dirait que le choix de ce petit restaurant de planches sur les roches
est _shocking_, et que nous devrions être dans le pavillon le plus
élégant de la _Réserve_... Comme si les _clovis_ et les moules fraîches
n'étaient pas aussi bons ici! Je déteste le confort, moi! Tout ce qui
ressemble au luxe me rappelle ma femme. Heureusement, elle s'est imaginé
de prendre avec elle une nièce très-belle, pour aller en Italie, et,
comme elle craint que je ne la trouve pas laide... oh! mon Dieu, cela
suffirait pour amener l'orage! elle me laisse un peu plus de liberté
depuis quelque temps. C'est à cela que je dois le plaisir d'être avec
vous. Voulez-vous venir fumer un cigare? Allons au vent, pour que mes
habits ne sentent pas le tabac!
Ils sont sortis, et, moi, je suis rentré dans la ville, à tâtons, par
les sentiers coupés dans la roche. La mer n'avait plus que des plaintes
harmonieuses, et cette harmonie dans les ténèbres avait un charme
étrange. Mais je voulais vous écrire, et me voilà relisant vos lettres,
vous serrant la main, et vous disant que vous êtes le meilleur des amis,
mon meilleur ami, à moi!
V
Mercredi 14.
Le mistral a recommencé hier et cette nuit. _Le Castor_ ne veut pas
sortir du port. J'ai pris le parti de faire de longues promenades pour
remplir ces deux journées, et je vous écris au crayon sur une feuille de
mon album, des hauteurs de Saint-Joseph. Je suis à quelques heures de
marche de la ville; et, tandis que le froid y fait rage, je me baigne
ici dans les rayons d'un vrai soleil d'Italie. Je viens de traverser une
immense vallée et d'atteindre le pied des collines qui la ferment. Elles
ne sont pas assez élevées pour l'abriter; mais, dans leurs plis étroits,
on trouve tout à coup une chaleur ardente et une végétation africaine.
Pour vous qui vivez avec les fleurs, je remarque les plantes que je
foule. Elles sont toutes aromatiques; c'est le thym, le romarin, la
lavande et la sauge qui dominent. Les courts gazons sont jonchés de
petits soucis d'un or pâle et d'une senteur de térébenthine.
Cette région-ci est admirable, et je comprends que la Provence soit si
vantée. Ses formes sont étranges, austères, parfois grandioses. Elles
attestent des efforts géologiques d'une grande puissance. En certains
endroits, ce sont des crêtes déchiquetées qui sortent brusquement du
sol et qui dressent d'immenses lignes de fortifications naturelles,
quelquefois triples, sur la lisière des plateaux. Ces traînées de roches
calcaires, aussi blanches que le plus beau marbre de Carrare, dont
elles sont, je crois, cousines germaines, ressemblent à des vagues
soudainement cristallisées, et quelques-unes sont penchées comme si
elles pliaient encore sous le vent. Ailleurs, sur une étendue de
plusieurs milles, les collines sont des escaliers naturels où la terre
végétale est soutenue par des strates de pierre d'une régularité inouïe.
On pourrait fort bien s'imaginer que chacune de ces collines était
surmontée d'un palais magique, et que ces degrés gigantesques ont été
taillés par la main des fées pour je ne sais quels êtres en proportion
avec la nature primitive. Ce sont les gradins des amphithéâtres de
quelque race de titans... Mais la science dit holà à la fantaisie, et
se charge d'expliquer ces craquements formidables, ces exhaussements
subits, ces soulèvements et ces écroulements, tous ces vomissements
d'entrailles qui rayent la surface terrestre d'accidents
incompréhensibles Elle voit tout cela d'un oeil aussi tranquille que
nous les gerçures d'une pomme ou les rugosités d'une coque de noix.
J'ai souvent pensé, avec les poëtes, que la science de ces faits était
le bourreau de la poésie. Resté ignorant, j'avoue que je regrette
parfois de savoir même l'infiniment peu que je sais. Mais, hier et
aujourd'hui, j'ai compris que j'avais tort. Les peintres ne doivent pas
être si poëtes que cela. La science regarde et mesure l'immensité. Le
peintre doit-il être autre chose qu'un oeil qui voit? Or, pour voir, il
faut comprendre.
Je connais, depuis hier, un peintre qui s'en va à Rome et avec qui je
voyagerai probablement. Nous étions partis ensemble ce matin, pour la
promenade; mais il s'est arrêté au bout d'une heure, pour dessiner un
petit coin qui lui plaisait. Je sais que, devant la vaste nature, le
paysagiste ne peut que choisir le petit coin approprié aux convenances
de son métier; mais, avant de s'en emparer, n'est-il pas nécessaire de
comprendre l'ensemble, la charpente de ce grand corps qui, dans chaque
contrée, a une physionomie, une âme particulière? Le petit coin peut-il
nous révéler quelque chose, tant que l'ensemble ne nous a encore rien
dit? Il y a là, je crois, plus que des accidents de lignes et des effets
de lumière. Il y a des formes, une couleur générale dont il me semble
que j'aurais besoin de m'imprégner. Si je m'écoutais, je resterais
quelque temps ici; mais l'Italie! c'est mon rêve, et, puisqu'il
m'appelle, il faut le suivre.
Voici pourtant sous mes yeux et autour de moi un pays splendide. Je me
rappelle ces paroles de Michelet à l'oiseau qui émigre: «Là, derrière un
rocher, dit-il en parlant de la Provence, tu trouverais, je t'assure, un
hiver d'Asie ou d'Afrique.» C'est vrai. La terre ici est saine et sèche.
Après ces pluies et ces brumes de notre hiver de Paris, je suis tout
étonné d'être couché sur l'herbe et de voir, dans le chemin, les
troupeaux soulever des flots de poussière. Les pins maritimes se
balancent sur ma tête dans une brise qui sent l'été. L'immense vallée
qui me sépare de la mer est comme une rade de fleurs et de pâle verdure.
Ce ne sont qu'amandiers blancs, abricotiers rosés, pêchers roses, et les
oliviers au ton indécis flottant comme des nuages au milieu de toute
cette hâtive floraison. Marseille, comme une reine des rivages, est
là-bas assise au bord des flots bleus. La mer paraît encore méchante,
car, malgré le chaud et le calme qui m'enveloppent ici, je vois bien les
masses d'écume que le mistral fouette autour des âpres rochers du golfe,
et même je distingue la rayure des lames, bien plus gigantesques encore
que, de près, on ne se l'imagine, puisque, à la distance de plusieurs
lieues, j'en suis le dessin et j'en saisis le mouvement.
15 mars.
Me voilà enfin sur _le Castor_, en vue des côtes d'Italie. La journée
a été claire et fraîche à bord. Les rivages escarpés sont toujours
magnifiques. Ce soir, le vent est tombé, la brume a envahi les horizons.
Trois goëlands, qui nous suivaient au coucher du soleil et s'obstinaient
à vouloir percher sur la banderole de fumée noire que notre vapeur lance
à intervalles égaux, se sont enfin décidés à nous quitter après des cris
d'adieu d'une douceur étrange. Le phare de Nice perce le brouillard.
Presque personne n'est malade. Pour moi, je n'aurai jamais le plus petit
malaise en mer, je sens cela. J'ai un coin pour vous écrire, et je vais
vous raconter les incidents de la journée.
D'abord, mon camarade le peintre, qui me prend pour un petit amateur
paresseux, et par qui je trouve assez commode d'être piloté et protégé,
m'a tenu compagnie tout le temps, et ne m'a pas fait grâce d'un terme
du métier, en me montrant le ciel, la vague et les masses de rochers au
milieu desquels le steamer nous promène. Il était tout étonné que je
n'eusse aucune notion de l'argot des peintres, qu'il lui plaît d'appeler
la langue de l'art. Car il faut vous avouer que, pour passer le temps,
je me suis amusé à feindre la plus complète ignorance des us, coutumes
et locutions de l'atelier. Il était bien près de me mépriser. Cependant
la docilité que j'ai mise à l'écouter l'a un peu mieux disposé en ma
faveur. Il m'a montré ensuite ses croquis de Marseille. C'est habilement
fait, il y a ce qu'il appelle _de la patte_, une _fière patte_; mais
cela n'est pas plus l'endroit dont je l'ai vu charmé, que tout autre
endroit du monde. Les formes y sont, le sentiment n'y est pas. J'ai
essayé de le lui faire entendre. À mon tour, je lui parlais une langue
qu'il ne comprenait point et qui n'avait pas, comme son argot d'atelier,
le mérite d'être amusante.
C'est, du reste, un aimable garçon que ce Brumières. Il a une trentaine
d'années, quelques petites ressources qui lui permettent de refaire le
voyage de Rome, bien que ses études soient ce qu'il appelle terminées;
une jolie figure, de la gaieté qui ressemble à de l'esprit, et un
très-agréable caractère.
Comme nous causions de l'itinéraire de notre voyage, un _monsieur des
troisièmes_, c'est-à-dire un prolétaire voyageant au dernier prix, et
qui avait une attitude dantesque, comme s'il se fût agi de naviguer sur
l'Achéron, se mêla de notre conversation et nous conseilla de ne pas
perdre notre temps à Gênes, ville pour laquelle il affichait un profond
mépris.
La figure de cet homme ne m'était pas inconnue.
--Où donc vous ai-je vu? lui demandai-je.
--Il y a deux jours, Excellence, répondit-il en assez bon français. Je
jouais de la harpe à la _Réserve_...
--Ah! c'est vous? Eh bien, où est-elle donc, votre harpe?
--Elle n'est plus! Ils se sont pris de vin, colletés, battus. Dans la
bagarre, ma pauvre harpe a eu le ventre écrasé sous une table. Et Dieu
sait qu'elle était lourde: il y avait six hommes dessus! Quand ils ont
été dessous, il n'y a pas eu moyen de faire entendre qu'ils m'avaient
détruit mon gagne-pain. Ce n'est pas qu'ils soient méchants: non,
certainement: à jeun, le marin est une bonne pâte d'homme. Mais le rhum,
_mossiou!_ que voulez-vous faire contre cela? Ils m'auraient tué! J'ai
laissé là ma harpe, et je vais tâcher de faire quelque autre métier.
Aussi bien, j'en avais assez, de la musique et de la France. Je suis un
Romain, moi, Excellence.
Et, là-dessus, il se redressa de sa hauteur de quatre pieds et demi,
taille d'enfant qui ne l'empêche pas de posséder une barbe de sapeur et
une chevelure à l'avenant.
--Je suis un Romain, poursuivit-il avec emphase, et j'ai besoin de me
retrouver sur les sept collines.
--C'est bien vu, lui dit Brumières, les sept collines doivent avoir
besoin de toi! Mais quel métier y faisais-tu, et à quoi vas-tu consacrer
tes précieux jours?
--Je ne faisais rien! répondit-il, et je compte ne rien faire, aussitôt
que j'aurai amassé quelques sous pour passer l'année.
--Tu n'as donc rien épargné dans ta vie errante?
--Pas même de quoi payer mon passage sur _le Castor_; mais _ils_ me
connaissent et ne me parleront pas d'argent avant Civita-Vecchia.
--Mais alors?...
--Alors, à la garde de Dieu! répondit-il avec philosophie. Peut-être Vos
Excellences me donneront-elles un petit secours...
--Ah! tu mendies? s'écria Brumières. Tu es bien Romain, nous n'en
pouvons plus douter. Tiens, voilà mon aumône. Fais le tour de
l'établissement.
--Rien ne me presse! peu à peu! reprit le bohémien en me tendant une
main, tandis que, de l'autre, il mettait dans sa poche les cinquante
centimes de Brumières.
--Si c'est là le type romain..., dis-je à mon compagnon, quand le
harpiste se fut éloigné.
--C'est le type abâtardi; et pourtant cet homme dégénéré est encore
très-beau; que vous en semble?
Il ne me semblait pas du tout. Cette énorme barbe grossissant encore le
volume d'une tête trop grosse pour le corps grêle et court; ce nez de
polichinelle surmonté de gros sourcils ombrageant des yeux trop fendus;
cette bouche de sot emportant violemment le menton dans tous ses
mouvements, me faisaient l'effet d'une caricature de médaille antique;
mais mon ami Brumières paraît habitué à ces laideurs-là, et j'ai
remarqué que toutes les figures qui me semblaient grotesques avaient de
l'attrait pour lui, pourvu qu'elles eussent ce qu'il appelle de la race.
Au milieu du nombreux personnel qui encombre _le Castor_, nous nous
sommes pourtant trouvés d'accord sur la beauté d'une femme. C'est un
personnage assez mystérieux qui a, je crois, troublé la cervelle de mon
camarade. Il veut que ce soit une princesse grecque; soit. D'abord, nous
l'avions prise pour une femme de chambre élégante, parce qu'elle était
venue, au milieu du déjeuner, chercher quelques mets qu'elle a emportés
elle-même dans sa chambre; mais nous l'avons vue ensuite assise sur le
pont, donnant des ordres en italien à une vraie suivante. Puis une dame
âgée est apparue à ses côtés, celle sans doute qui était malade, une
tante ou une mère, et elles ont parlé anglais comme si elles n'eussent
fait autre chose de leur vie.
Brumières ne persiste pas moins à croire Grecque la belle personne qui
captive son attention. C'est, en effet, un type oriental: les cils sont
d'une longueur et d'une finesse inouïes; les yeux, longs et doux, ont
une forme tout à fait inusitée chez nous; le front est élevé, avec des
cheveux plantés bas; la taille est d'une élégance et d'un mouvement
magnifiques; enfin, c'est, à coup sûr, une des plus belles femmes, sinon
la plus belle femme que j'aie jamais vue...
Je reprends mon bavardage après deux heures d'interruption. C'est un
singulier être, à mon sens, que ce Brumières. Il se prétend positivement
amoureux, et ce que je vous racontais de lui en plaisanterie, il
faut peut-être le prendre au sérieux maintenant. Il a causé avec sa
princesse, c'est ainsi qu'il persiste à l'appeler. Il prétend qu'elle
est romanesque, étrange, délicieuse. Elle était revenue seule sur le
pont et s'est laissé parler des étoiles (que l'on n'aperçoit pas), de la
phosphorence de la mer, qui est, en effet, superbe en ce moment-ci; des
merveilles de Rome, qu'elle connaît mieux que Brumières lui-même,
ce qui, selon lui, n'est pas peu dire: enfin, elle va à Rome sans
s'arrêter, et mon cerveau brûlé, qui devait s'arrêter à Gênes, ne veut
plus s'arrêter nulle part. Au moment où il devenait trop curieux, la
princesse a eu froid, et s'en est allée rejoindre sa vieille parente, ou
sa maîtresse, car rien ne prouve encore qu'elle ne soit pas lectrice ou
dame de compagnie.
L'enthousiasme subit du jeune peintre nous a entraînés à parler de
l'amour, et ses théories me semblent violentes à digérer. Comme je
montrais quelque doute à l'endroit de la qualité de la dame, il
s'est presque fâché, assurant qu'il connaissait le monde, les femmes
particulièrement, et que celle-ci appartenait à la plus haute
aristocratie.
--Soit, lui disais-je, vous vous y connaissez certainement mieux que
moi; mais, quand, par miracle, vous vous tromperiez, qu'importe que
votre héroïne soit riche ou pauvre, noble ou bourgeoise? Ce n'est pas de
son rang et de sa fortune que vous seriez amoureux, j'imagine; ce serait
d'elle-même. Le peintre ne demande pas au cadre ce qu'il doit penser de
la peinture.
--Eh! eh! m'a-t-il répondu, le cadre, quand il est beau, n'est pas une
vaine présomption pour la valeur de l'image. Bien certainement, on peut
aimer une femme sans argent et sans aïeux; cela m'est arrivé aussi bien
qu'à vous probablement, aussi bien qu'à tout le monde; mais, quand une
femme intelligente et belle joint à ses charmes l'attrait des biens
et des grandeurs, elle est complète parce qu'elle vit dans son milieu
naturel, dans une atmosphère de poésie faite pour elle.
--Je vous accorde cela pour la vue. Il devait être beau de regarder
passer Desdemona traînant sa robe brodée d'or et de perles sur les tapis
d'Orient du palais ducal. Cléopâtre, couchée sur les coussins de pourpre
de sa galère, me ferait certainement ouvrir les yeux, et, si j'avais vu
pareille chose, je passerais peut-être ma vie à m'en souvenir; mais,
pour souhaiter d'être l'époux de Desdemona on l'amant de Cléopâtre, je
croirais utile d'être Othello le victorieux ou Antoine le magnifique.
Tel que je suis, sans nom, sans richesse et sans gloire, je me tiendrais
à distance de ces divinités pour lesquelles il faut des héros, ou de ces
diablesses auxquelles il faut des millions. Donc, que votre héroïne soit
une reine ou une aventurière, regardez-vous vous-même, ou regardez dans
votre poche avant de monter sur le piédestal d'où l'idole plongera
toujours sur vous.
--Ainsi, mon cher, reprit-il, vous raisonnez avec l'amour? Tous croyez
qu'il suffit de se dire: «Je ne dois pas désirer cette femme,» pour n'y
plus songer? Ce serait bien facile! Ou vous êtes singulièrement blasé,
ou vous ne savez ce que c'est qu'une passion qui vous envahit. Et
d'ailleurs, ajouta-t-il après avoir attendu vainement ma réponse, il
n'y a pas de rang et de richesse qui tiennent! Non, il n'y a pas même
d'intelligence, de fierté ou de pruderie qui défende une femme contre la
volonté d'un homme. Je vous accorde que nous voilà très-laids, avec nos
paletots et nos guêtres de voyageurs, avec nos poches mal garnies, nos
noms roturiers, nos célébrités d'artiste, dont personne encore ne se
doute. Pour arriver à faire les aimables sur un pied d'égalité avec des
Cléopâtre on des Desdemona, il nous faudrait d'autres habits, d'autres
séductions, d'autres museaux, peut-être, car je vois bien que c'est
notre état ou notre apparence d'inégalité qui vous choque; mais c'est
trop de modestie... ou trop d'orgueil! Je me moque de tout ça, moi.
Je vaux ce que vaux, et, si je parviens à me faire aimer jamais d'une
merveille de beauté, de luxe et d'esprit, je me dirai que je le méritais
et qu'elle ne pouvait pas faire un meilleur choix, puisque avec rien
j'ai su conquérir celle qui avait tout. J'y ai souvent pensé; j'ai frisé
de grandes aventures, et vous verrez que j'en attraperai un belle,
un jour ou l'autre. Ces choses-là arrivent toujours à qui s'y croit
destiné, jamais à qui doute de soi-même.
Là-dessus, nous nous sommes souhaité le bonsoir, et, enveloppé de son
manteau râpé, le bon jeune homme s'est endormi sur un banc, dans sa
confiance et dans son bonheur, dans sa raison peut-être! Ce qui me
choque et m'étourdit dans cette estime de soi que rien ne justifie,
c'est peut-être là, tout de bon, le moyen grossier, mais toujours sûr,
de réaliser ses rêves. Mais où diable va-t-on chercher de pareils rêves?
VI
Passé Gênes, 16 mars, onze heures du soir.
Toujours à bord du _Castor!_ Mais j'ai passé une magnifique journée. Ce
matin, je me suis éveillé à six heures, après avoir un peu dormi, bien
malgré moi, car c'est un vrai plaisir, pour qui n'en a pas l'habitude,
d'entendre, de voir et de sentir le flot, même dans les ténèbres. Je dis
voir, parce que les sillages phosphorescents dessinent mille arabesques
changeantes autour des flancs du navire. On s'hébète à regarder cela, il
me semble que je ne m'en lasserais jamais.
Je m'étais assoupi ayant froid, je me suis éveillé ayant chaud. Le
soleil brillait déjà, le soleil d'Italie! C'est lui que j'ai salué
le premier, et ensuite j'ai été libre de saluer le _Gigante_. Vous
connaissez par les gravures et par le daguerréotype cette riante entrée
du port de Gênes, cette colonnade des jardins du palais Doria, et cette
statue colossale (qui n'est pas celle d'André) qui, de la colline où
elle se tient depuis si longtemps sur ses grosses jambes, semble, d'un
air bonhomme, vous souhaiter la bienvenue. Je vous ferai donc grâce de
cette description. Le premier aspect de la ville a, vous le savez, plus
d'étrangeté que de beauté; mais c'est une étrangeté souriante; et, ici,
le moyen âge n'a rien laissé d'imposant, rien de lugubre non plus.
On vous fait attendre le débarquement pendant deux mortelles heures, et
ensuite, pour vous permettre de passer une journée sur le territoire
sarde, on vous rançonne sous prétexte de _visa_, sans compter le temps
qu'on vous prend encore à vous faire attendre le bon plaisir de la
police et des ambassades. L'accueil n'a rien d'hospitalier, je vous
jure, pour les pauvres diables. Enfin, il m'a été possible de pénétrer
dans la ville et d'y chercher, à tout hasard, un coin pour déjeuner. Mon
camarade Brumières n'avait pas voulu débarquer, sa princesse grecque ne
débarquant pas. Je l'ai donc laissé tout le jour sur _le Castor_, occupé
à tâcher de renouer la conversation avec l'objet de ses pensées et à
tirer les vers du nez à ses domestiques. Et puis il est un peu comme le
harpiste, il méprise Gênes, il méprise tout ce qui n'est pas Rome et les
sept collines.
Le hasard m'a conduit devant la porte du café de la _Concordia_. La
vue du petit jardin m'a tenté. Je me suis fait servir le café sous
des orangers, de véritables orangers couverts d'oranges, au milieu
de plates-bandes fleuries auxquelles le soleil donnait des tons
resplendissants. Mais ne soupirez pas trop. Le climat de cette région
est, sinon aussi froid, du moins aussi variable que le nôtre. Nos
déplorables printemps de ces dernières années ont eu ici leur
contre-coup, et j'entendais dire autour de moi que cette belle journée
était la première de l'année. J'en ai remercié le ciel, qui m'a permis
de voir ainsi l'ancienne reine de la Méditerranée dans toute sa
splendeur. En tant que cité commerçante, progressive et civilisée, elle
est bien détrônée aujourd'hui par Marseille; mais, comme arrangement et
distribution pittoresques, il y a la différence d'une belle aventurière
à une belle bourgeoise. La première un peu follement accoutrée et mêlant
des ornements exquis à des parures risquées, mais ayant ces grâces qui
entraînent ou ces originalités qui plaisent; l'autre plus sage, plus
soumise à la mode, décente, riche, propre, mais ressemblant à tout le
monde.
En somme, l'aspect général de Gênes n'est pas satisfaisant, mais le
détail est souvent adorable. Les maisons peintes sont décidément une
laide chose; heureusement, la mode s'en perd. La ville, jetée sur
des plans inégaux, n'a ni queue ni tête, mais les _belles_ rues sont
curieuses et amusantes. On appelle ici les belles rues celles qui sont
bordées de beaux palais; par malheur, elles sont si étroites, que ces
beaux palais y sont enfouis. On passe en admirant les portes et les
dessous de la construction; mais il faut se tordre le cou pour voir
l'édifice, et encore, ne se fait-on, quelque part qu'on se mette, qu'une
idée vague de ses proportions et de son élégance.
Il faudrait consacrer une journée à chacune de ces demeures d'un style
varié au dedans comme au dehors. Cette variété étonne, éblouit, amuse et
fatigue. Il y a beaucoup de marbres, beaucoup de fresques, beaucoup de
dorures, et tout cela a coûté beaucoup d'argent. C'est petit et mignon à
l'extérieur. Au dedans, les salles sont vastes et l'on s'étonne qu'elles
tiennent dans des palais qui semblent tenir eux-mêmes si peu de place.
Plus loin, il y a de belles promenades bordées de vilaines petites
maisons; des églises riches et encombrées de choses précieuses et
coûteuses; et puis des sentiers à pic, bordés de hautes maisons
très-laides, des passages noirs qui s'ouvrent tout à coup sur des
verdures éblouissantes, puis le roc à pic devant et derrière soi; puis
la mer vue d'en haut et toujours belle; des fortifications gigantesques,
interminables; des jardins sur les toits; des villas jetées au hasard
sur les collines environnantes, profusion de bâtisses criardes, qui,
vues de loin, gâtent le cadre naturel de la ville; enfin, c'est
incohérent: ce n'est pas une cité, c'est un amas de nids que toutes
sortes d'oiseaux sont venus construire là, chacun faisant à sa tête et
s'emparant de la place et des matériaux qui lui plaisaient. Si on ne
se disait pas que c'est l'Italie, on se persuaderait volontiers que ce
n'est pas ce que l'on attendait; mais il faut ne point penser à cela, et
plutôt se livrer à cette influence de désordre et de caprice qui rend un
peu fou à première vue.
Après avoir couru deux ou trois heures, tantôt choqué, tantôt ravi, je
suis entré dans quelques palais. Ah! mon ami, que j'ai vu de beaux Van
Dyck et de beaux Véronèse! Mais les étranges intérieurs que ceux de ces
nobles Génois! Quels drôles de petits détails attestent l'incurie ou
l'absence du goût! quelles croûtes de portraits modernes, quels mesquins
petits meubles, quelles plaisantes acquisitions de la veille au milieu
de ces chefs-d'oeuvre, de ces décorations splendides et de ces raretés
rapportées par les ancêtres voyageurs ou trafiquants éclairés! Comme la
petite faïence anglaise jure à côté de la monumentale potiche de Chine,
et comme nos colifichets d'industrie française à bon marché d'il y a dix
ans sont étonnés de se trouver mêlés à ces vieux marbres et à ces fières
peintures!
Il semble que les descendants des illustrissimes navigateurs aient pris
en dégoût tout ce luxe de pirates, ou que la lassitude du cérémonial ait
gagné les têtes, comme celle de mon Anglais de la _Réserve_. Peut-être
ont-ils perdu quelque chose de plus que le goût de la magnificence, le
goût du beau. On va jusqu'à dire que, dans certains palais, des toiles
de grands maîtres ont été vendues aux étrangers par des gardiens
infidèles, remplacées par des copies médiocres, et que les propriétaires
ne s'en sont pas encore aperçus.
Je ne vous affirme nullement le fait; mais, pour vous résumer mon
impression générale, je vous dirai qu'ici tout est surprise charmante
ou brusque déception. Si j'eusse été en humeur de travailler, le
pittoresque m'eût pourtant retenu; il est à chaque pas, dans une ville
aussi raboteuse; il faudrait s'arrêter devant toutes ces ruelles qui se
tordent et se précipitent d'un plan à l'autre, passant sous des arcades
multipliées qui relient les maisons entre elles et projettent, sur ces
profondeurs brillantes, des ombres d'un velouté et d'une transparence
inouïs. Oh! s'il ne s'agissait que de peinture, la vie tout entière d'un
artiste minutieux pourrait bien se consumer devant une de ces ruelles
à perspective mouvementée! Mais il s'agit d'autre chose; il s'agit
d'avancer, de comprendre, de vivre si faire se peut!
Pendant que j'avalais Gênes des yeux, des jambes et de l'esprit, mons
Brumières poursuivait sa déesse. Mais voilà où Recommence l'aventure,
qui, j'espère, va vous faire oublier l'informe esquisse que je viens de
mettre sous vos yeux.
Quand, à huit heures du soir, je suis remonté, affamé et harassé, sur
_le Castor_, j'ai trouvé le pont tellement encombré de beau monde,
qu'on eût dit d'une fête. Ce bruit et cette foule venaient d'un notable
surcroît de passagers à bord; des Anglais, toujours des Anglais, et puis
quelques Français et quelques indigènes, ces derniers ayant amené
là toute leur famille et tous leurs amis, qui, en manière d'adieux,
causaient gaiement avec eux, en attendant le moment de lever l'ancre.
Au milieu de cette bagarre, que rendaient plus étourdissante les
chanteurs et guitaristes ambulants postés dans des barques autour du
_Castor_, et tendant leurs casquettes aux passagers, j'eus le temps de
remarquer, encore une fois, que le Génois était expansif, babillard,
enjoué, commère et avenant. Cela était, du moins, écrit sur toutes les
figures et dans toutes les intonations de ceux qui parlaient le patois.
Les prêtres surtout me parurent gais et sémillants, ressemblant fort
peu, dans leurs allures, à ceux de France. On voit qu'ils sont mêlés
plus que les nôtres à la société locale et à ses préoccupations
temporelles. Pourtant, l'opinion générale est ici en grande réaction
contre eux, à ce que l'on m'a dit.