George Sand

La Daniella, Vol. I.
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Enfin, le son de la cloche nous délivra de tous les visiteurs qui
s'envolèrent sur leurs barques, envoyant de gais adieux et de bons
souhaits à l'équipage, et, quand l'ordre eut un peu agrandi l'espace, je
pus chercher et retrouver mon ami Brumières, tandis que le steamer se
remettait en marche.

--J'ai passé une sotte journée, me dit-il; ma princesse à dormi tout le
temps dans sa cabine, d'où elle est enfin sortie, parfumée et coiffée à
ravir, il n'y a pas plus d'une heure. J'ai réussi à l'accoster; mais sa
chère tante, n'ayant plus le mal de mer, est venue me l'enlever; vous
pouvez les voir là-bas qui se moquent de nous!

Je regardai la tante, qui m'avait paru vieille, hier, mais qui,
débarrassée de ses coiffes et de l'affreux abat-jour vert que les
Anglaises mettent maintenant en voyage autour de la passe de leur
chapeau, est une assez jolie femme grasse, sur le retour. La _princesse_
avait, en effet, arrangé ses magnifiques cheveux bruns d'une façon
très-artiste et daignait nous les laisser admirer, en tenant à la main
son petit chapeau de paille à rubans de velours vert. Du reste, ces deux
dames ne me paraissaient faire aucune attention à nous.

--Et, maintenant, dis-je à Brumières, puisque vous étiez si intrigué,
vous savez du moins qui elles sont? vous avez eu le temps de vous en
enquérir?

--La tante est une Anglaise pur sang, répondit-il. La nièce n'est
peut-être pas sa nièce. Voilà tout ce que je sais. Leurs bagages sont
au fond de la cale; pas un nom, des chiffres tout au plus, sur leurs
nécessaires de voyage. Le domestique ne sait pas un mot de français, et
je ne sais pas un mot d'anglais! Quant à la soubrette italienne, elle
est malade, à ce que prétend Benvenuto.

--Qui ça, Benvenuto?

--Votre harpiste! il s'appelle Benvenuto, l'animal! J'espérais qu'il me
serait utile. Il avait flairé ma préoccupation sentimentale, et, venant
au-devant de mes désirs, il se mettait au service de ma passion avec
cette inimitable courtoisie et cette délicieuse pénétration qui
caractérisent certaine classe d'hommes très-employés et très-répandus en
Italie... sur les sept collines, particulièrement; mais je soupçonne le
drôle d'avoir bu ma _bonne-main_ et de ronfler sous quelque malle. Bref,
je ne sais rien du tout, sinon que l'on va à Rome, ce qui laisse mon
espérance intacte. Si cette diable de mer que voilà coulante comme
de l'huile pouvait se courroucer un peu, j'espérerais que la tante
retournerait vite à ses oreillers... Mais qu'est-ce que vous avez, mon
cher, et à qui est-ce que je parle?

--A quelqu'un qui vous écoute d'une oreille, mais qui, de l'autre,
reconnaît une voix... Tenez, mon cher, cette dame qui emmène votre
princesse en Italie est bien sa tante, c'est milady _trois étoiles_.
Je ne connais que son nom de baptême, Harriet; mais je sais qu'elle a
épousé par amour un cadet de famille qui s'est laissé enrichir de huit
cent mille livres de rente, un très-bon et très-honnête homme, pas gai
tous les jours; mais ceci ne fait rien à l'affaire. Votre héroïne est
bien réellement une personne de grande maison, et peut-être l'héritière
future de cette grande fortune, car milord et milady n'ont pas
d'enfants.

--Zadig! s'écria Brumières transporté de joie, où diable avez-vous
appris tout cela?

--Vous voyez bien, repris-je en lui montrant un Anglais chauve, à
pantalon grillagé, qui s'était approché assez respectueusement des deux
femmes, que voilà milord qui parle à sa femme!

--Ça? C'est le domestique!

--Je vous jure que non; et, s'il n'a pas voulu vous répondre, c'est que
vous ne lui êtes pas présenté, et que, devant milady, il ne veut pas
paraître ce qu'il est, un homme sans morgue et parlant te français aussi
facilement que vous et moi.

--Encore une fois, Zadig, expliquez-vous!

Je refusai de m'expliquer, autant pour me divertir de l'étonnement de
mon camarade, que pour obéir à un sentiment, peut-être exagéré, de
délicatesse. J'avais surpris les secrets du ménage de lord _trois
étoiles_, en écoutant, avec une attention dont je pouvais bien me
dispenser, ses confidences à un ami, à travers une cloison du cabaret
de la _Réserve_. Je crois que je devais m'en tenir là, et ne pas les
divulguer.

Maintenant, mon ami, vous allez aussi me traiter de Zadig et me demander
comment je reconnaissais un homme dont je n'avais pas aperçu la figure.
Je vous répondrai que d'abord sa voix, sa prononciation, ses intonations
tristes et comiques à la fois m'étaient restées dans l'oreille d'une
façon toute particulière. Si je voulais me faire valoir comme devin,
j'ajouterais qu'il est certains traits, certaines physionomies et
certaines tournures qui s'adaptent si parfaitement à certaines manières
de s'exprimer, et à certaines révélations de caractère et de situation,
qu'il n'y a pas moyen de les méconnaître. Mais, pour rester dans
l'exacte vérité, je dois vous avouer qu'au moment où je quittais le
cabaret de la _Réserve_, je m'étais trouvé face à face sur l'escalier
extérieur avec les deux personnages, au moment où un garçon leur
présentait sa lanterne pour allumer leurs cigares. L'un me parut un
officier de marine; l'autre, c'était l'homme à front chauve, à casquette
vernie renversée en arrière, à pantalon grillagé, que je voyais en ce
moment échanger quelques paroles avec milady. Leur conversation ne fut
pas longue. Je ne l'entendis pas; mais, à coup sûr, je la traduirais
ainsi: «Vous avez fumé?--Je vous jure que non.--Je vous jure que si.» Et
milord s'éloigna d'un air résigné, sifflota un moment, en regardant les
étoiles, et s'en alla fumer derrière la cheminée de la chaudière. Il n'y
eût peut-être pas songé, mais sa femme venait de lui en donner l'envie.

Brumières, enchanté de mes découvertes, vient de voir un autre de ses
souhaits exaucé: le temps s'est brouillé, la mer s'est fait sentir plus
rude. Lady Harriet a quitté le pont. La nièce, qui paraît d'une solidité
à toute épreuve, est restée sur le banc avec la femme de chambre, et
j'ai laissé mon camarade tournant autour d'elles. Je vous écris du
salon, où, en ce montent, je vois apparaître milord _trois étoiles_ avec
un très-vilain chien jaunâtre que je le soupçonne d'avoir acheté à
Gênes pour se faire renvoyer plus souvent par sa femme. Ils se font
mutuellement (milord et son chien) de grandes amitiés. Pauvre lord
_trois étoiles_! Il sera peut-être aimé, au moins, de ce chien-là! Mais
le roulis augmente et il me devient difficile d'écrire. La nuit se fait
maussade en plein air, et je vais me reposer des rues perpendiculaires
et du terrible pavé de briques de Gênes la Superbe.



VII

Samedi 17 mars. Toujours à bord du _Castor_

Il est onze heures du soir, et je reprends mon journal. Brumières est
toujours amoureux, milord toujours silencieux, Benvenuto toujours
obséquieux. Mon camarade s'est obstiné à ne pas débarquer à Livourne, où
nous nous sommes arrêtés ce matin, après une nuit assez dure, malgré les
allures douces et solides du _Castor_. Il a fait tout aujourd'hui un
temps de Paris, gris, humide, et froid par-dessus le marché. Beau ciel
d'Italie, où es-tu? J'ai bien le projet de revoir ces villes que je
traverse au pas de course; mais j'avoue que je n'y peux pas tenir, et
qu'ayant la liberté de rester dans les ports, chose fort triste et
nauséabonde, du moment que l'on se sent emprisonné dans une forêt de
bâtiments qui ne sont pas tous propres à regarder, j'aime mieux payer
l'impôt d'arrivée à toutes les polices locales, et voir quelque chose
qui remplisse activement ma journée. Cela me fait faire des dépenses
extravagantes pour un gueux de peintre; mais je suis relevé de mon
serment, et l'abbé Valreg est résigné à me laisser vivre.

Je n'avais pas fait trois pas dans la ville de Livourne, que vingt
voiturins se disputaient l'honneur de me conduire à Pise. J'avais manqué
l'heure du petit chemin de fer qui y transporte en peu d'instants, et
j'allais me laisser rançonner, lorsque Benvenuto s'est dressé à mes
côtés comme une providence, pour faire le marché, sauter sur le siége et
me servir de cicerone. Comment avait-il débarqué? qui l'avait préservé
des formalités coûteuses et ennuyeuses que je venais de subir? Dieu le
sait! Il y a aussi une providence pour les bohémiens.

Nous avons traversé ces grands terrains d'alluvion tout récemment sortis
de la mer. Vous vous souvenez de ce fait, qu'au temps d'Adrien, Pise
était à l'embouchure de l'Arno, dont elle est aujourd'hui éloignée de
trois lieues. Il n'y a, au bord de ces terrains qui gagnent toujours,
que des oliviers maigres, des taillis marécageux, des champs inondés,
couverts de goëlands; puis des cultures trop bien alignées, des villages
sans caractère. Mais Pise en a de reste. C'est solennel, vide, largement
ouvert, nu, froid, triste et, en somme, assez beau. J'ai déjeuné en
toute hâte et couru aux monuments. La basilique gréco-arabe et son
baptistère isolé, la tour penchée, le _Campo-Santo_, tout cela, sur une
immense place, est très imposant. Je ne vous dirai pas comme ferait un
_guide_ imprimé, que ceci ou cela est admirable ou défectueux au point
de vue du goût ou des règles. Les chefs-d'oeuvre ont des défauts; à plus
forte raison ces édifices bâtis, ornés ou enrichis à diverses époques,
chacune apportant là son progrès ou sa décadence. Chacun y a apporté sa
volonté ou sa puissance; voilà ce qu'il y a de certain et ce qui peut
toujours être regardé avec un certain respect ou avec un certain
intérêt. Ces grands ouvrages qui ont absorbé le travail, la richesse et
l'intelligence de plusieurs générations sont comme des tombes élevées
à la mémoire des idées, tombes couvertes de trophées qui, tous, sont
l'expression de l'idéal d'un siècle.

La tour penchée est une jolie chose, nonobstant l'accident qui l'a
rabaissée au rôle de curiosité; mais l'accident lui-même a eu des suites
illustres. Il a servi à Galilée pour ses expériences et ses découvertes
sur la gravitation. Les portes de Ghiberti, vous les savez par coeur.
Nous travaillons aussi bien aujourd'hui; mais nous imitons beaucoup et
inventons peu. Honneur donc aux vieux maîtres! Pourtant les fresques
d'Orcagna m'ont peu flatté. C'est un cauchemar grotesque, et j'ai
eu besoin de m'adresser les réflexions ci-dessus énoncées, pour les
regarder sans dégoût. Les autres fresques du _Campo-Santo_ sont moins
barbares, mais bien mal conservées et successivement retouchées ou
changées. Il faut y chercher celles de Giotto, avec les yeux de la foi.
Quelques compositions, les siennes peut-être, sont bien naïves, bien
jolies, sans qu'il y ait pourtant motif de pamoison, comme Brumières
m'en avait menacé.

Ce _Campo-Santo_ est, en somme, un lieu qui vous reste dans l'âme
après qu'on en est sorti. Il ne serait pas bien aisé de dire pourquoi
précisément, car c'est une construction ruinée ou inachevée, couverte
en charpente. Le cadre d'élégantes colonnettes du préau n'est pas une
merveille qui n'ait été surpassée en Espagne, dans d'autres cloîtres,
dont j'ai vu les dessins. La collection d'antiques auxquels le cloître
sert de musée est très mutilée et n'approche pas, dit-on, d'une des
moindres galeries de Rome. Il y a là, en somme, peu de très beaux
débris; mais il y a de tout, et ce vaste cloître où un pâle rayon de
soleil est venu un instant dessiner les ombres portées de la découpure
gothique, ces profondeurs où gisent mystérieusement des tombes
romaines, des cippes grecs, des vases étrusques, des bas-reliefs de la
renaissance, de lourds torses païens, de fluettes madones du Bas-Empire,
des médaillons, des sarcophages, des trophées, et ces fameuses chaînes
du défunt port de Pise, conquises et rendues par les Génois; l'herbe
fine et pâle du préau, où quelques violettes essayaient de fleurir;
tout, jusqu'à cette charpente sombre qui ne finit rien, mais qui ne
gâte rien, compose un lieu solennel, plein de pensées, et d'un effet
pénétrant. Fiez-vous donc à vos belles photographies, qui nous faisaient
dire: «L'_effet_ embellit tout; la réduction aussi embellit peut-être
les objets.» Non! la magie du soleil n'est pas la seule magie du
_Campo-Santo_. On le regarde sans trop d'ébahissement, mais on l'emporte
avec soi.

La cathédrale est un autre musée, encore plus précieux, des arts sacrés
et profanes. Les mosaïques byzantines des voûtes sont d'un grand effet;
mais la mosaïque de marbre du pavé central m'a donné un certain frisson
de respect. C'est la même que celle du temple d'Adrien. Elle était là,
servant au culte des dieux antiques, avant qu'une église eût remplacé le
temple; elle avait été foulée, usée déjà par les prêtres de ce dieu
Mars dont la statue est là aussi, baptisée du titre et du nom de
Saint-Ephèse. Ah! si ces pavés pouvaient parler! que de choses ils nous
raconteraient que notre imagination s'inquiète de ressaisir!

Mais les eaux de l'Arno ou les croupes des monts pisans en ont vu
davantage, me direz-vous.--Je vous répondrai que nous ne sommes jamais
tentés d'interroger la nature brute sur les destinées humaines. Nous
savons qu'elle gardera son secret; mais, du moment que, de ses flancs,
une pierre est sortie pour être travaillée et employée par la main de
l'homme, cette pierre devient un monument, un être, un témoin, et nous
la retournons dans tous les sens pour y trouver une inscription, une
simple trace qui soit une voix ou une révélation.

C'est là, je crois, en dehors de l'effet pittoresque, le grand attrait
des ruines, la curiosité! J'avoue que je suis très-las des réflexions
imprimées, sur les destins de l'homme et la chute des empires. Ce fut la
grande mode, il y a quelque quarante ans, sous notre empire à nous, de
_pleurer_ les vicissitudes des grandes époques et des grandes sociétés.
Pourtant, nous étions nous-mêmes grande société et grande époque, et
nous touchions aussi à des désastres, à des transformations, à des
renouvellements. Il me semble que regretter ce qui n'est plus, quand
on devrait sentir vivement que l'on doit être quelque chose, est une
flânerie poétique assez creuse. Le passé qui, en bien comme en mal, a eu
sa raison d'être, ne nous a pas laissé ces témoignages, ces débris de sa
vie, pour nous décourager de la nôtre. Il devrait, en nous parlant par
ses ruines, nous crier: _Agis et recommence_, au lieu de cet éternel
_Contemple et frémis_, que la mode littéraire avait si longtemps imposé
au voyageur romantique des premiers jours du siècle.

L'illustre Chateaubriand fut un des plus puissants inventeurs de cette
mode. C'est qu'il était une ruine lui-même, une grande et noble ruine
des idées religieuses et monarchiques, qui avaient fait leur temps. Il
eut des velléités généreuses comme il convenait à une belle nature d'en
avoir. L'herbe essaya souvent de pousser et de reverdir sur ses voûtes
affaissées; mais elle s'y sécha malgré lui, et, comme un temple
abandonné de ses dieux, sa grande pensée s'écroula dans le doute et le
découragement.

Mais me voici bien loin de Pise. Non, pas trop cependant: je me disais
ces choses-là en traversant ces grandes rues où l'herbe pousse, et en
regardant ces vieux palais bizarres qui se mirent dans l'Arno d'un air
solennel et ennuyé. Pise tout entier est un _Campo-Santo_, un cimetière
où les édifices, vides d'habitants, sont debout comme des mausolées.
Sans les Anglais et les malades de tous les pays froids, qui viennent en
certains moments de l'année, lui rendre un peu d'aisance, la ville,
je crois, finirait comme doivent finir les petites républiques
d'aristocrates: elle mourrait _da se_.

Il n'y pas tant à gémir sur ses destinées; elle a eu ses beaux jours,
alors que sa constitution était un grand progrès relatif. Elle a été
rivale de Gênes, de Venise et de Florence; elle a été reine de Corse
et de Sardaigne, reine de Carthage, cette autre ruine dont elle devait
partager le destin. Elle a eu cent cinquante mille habitants, de grands
artistes, une marine, de grands capitaines, des colonies, des conquêtes,
d'immenses richesses et tout l'enivrement de la gloire. Elle a bâti des
monuments qui durent encore et que le monde vient encore saluer. Mais
les temps sont venus où ces petites sociétés si vivaces et si ardentes,
au lieu d'être des foyers d'expansion, des sources bienfaisantes, se
transformèrent en foyers d'absorption, en abîmes attirant la sève des
nations sans vouloir la rendre, en nids de vautours ou de pirates. Dès
lors leur décadence et leur abandon furent décrétés là-haut. Jupiter
ne lance plus de foudres; mais Dieu a mis au coeur des sociétés le ver
rongeur de l'égoïsme qui les dévore quand elles le nourrissent trop
bien. Les voisins jaloux ou irrités ont livré des luttes acharnées; la
mer, en se retirant, a accueilli de nouveaux hôtes sur ses rivages.
Livourne s'est élevée dans des idées toutes positives, et, moins jalouse
d'art et de magnificence, a prédominé par le trafic. Les outrages,
inséparables compagnons du malheur, sont venus frapper l'orgueil des
fiers Pisans. La noble république fut vendue, violée, pillée, disputée
comme une proie, ravagée par la famine, par la peste, par la misère.
Elle n'est plus, et la belle Italie du passé s'est vendue et perdue
comme elle, pour avoir trop caressé dans son sein des intérêts rivaux,
pour avoir dû sa splendeur et sa gloire à des passions étroites et non à
des sentiments généreux.

_Requiescat in pace!_ Je vous ai trop promené avec moi dans ce champ de
repos. Il faut que je vous ramène au _Castor_ à travers la campagne,
qu'un peu de soleil est venu égayer. J'ai pu, en me retournant, saluer
les _monti pisani_, que les nuages m'avaient voilés ce matin, et qui
font aux monuments de la ville un cadre assez beau. Je ne sais si, par
un temps clair, on voit d'ici les Apennins, dont ces monts pisans sont
une côte rompue et détachée.

Benvenuto m'a été d'un grand secours. Il est savant à sa manière et
bavard avec un certain esprit. J'apprends avec lui à entendre l'italien,
que je sais un peu, mais dont la musique est trop neuve à mon oreille
pour que je la comprenne d'emblée complètement. Cela viendra, j'espère,
en peu de jours.

Me revoici en mer, voyant passer comme des rêves, la Corse, l'île
d'Elbe, le rocher de Monte-Christo, qu'un roman plein de feu a rendu
populaire, et qu'un Anglais vient d'acheter pour s'y établir.

Ces écueils des côtes de France et d'Italie font, dit-on, la passion
des Anglais. Le génie de l'insulaire rêve partout un monde à créer, une
domination intelligente ou fantasque à établir. Au reste, je comprends
le prestige qu'exercent sur l'imagination ces petites solitudes battues
des vagues. Quelques-unes ont assez de terre végétale pour nourrir des
pins, et, lorsqu'elles sont creusées en amphithéâtre dans un bonne
direction, des villas peuvent s'y élever et des jardins y fleurir à
l'abri des vents et des flots qui rongent l'enceinte extérieure. La
chaleur doit y être tempérée en été, et le continent est assez voisin
pour qu'on n'y soit pas trop privé des relations sociales. Pourtant, je
crois de tels asiles dangereux pour la raison. Cette mer environnante
vous défend trop de l'imprévu, elle vous rend trop sûr d'une
indépendance dont on n'a que faire dans la solitude.

Brumières vient me souhaiter le bonsoir. Miss _Médora_ est de race
grecque, il ne s'était pas trompé. Son père, marié à la soeur de lady
Harriet, était un Athénien pur sang. Elle est orpheline. Elle est
amoureuse de Raphaël et de Jules Romain. Elle est très-anxieuse de
recevoir la bénédiction du pape, bien qu'elle ne soit pas du tout
dévote. Sa suivante s'appelle _Daniella_. Voilà le résumé de ses
épanchements.



VIII

Rome, 18 mars.

Enfin, mon ami, m'y voilà! mais ce n'est pas sans peine et sans
aventure, comme vous allez voir.

Je ne m'attendais certainement pas à une Italie aussi complète.
On m'avait dit qu'il n'y était plus question de brigands depuis
l'occupation française, et il est de fait, m'assure-t-on, que, grâce à
nous, _l'ordre_ est aussi bien établi que possible dans un pays où le
brigandage est comme une nécessité fatale. Ceci m'a été expliqué assez
péremptoirement, et je vous l'expliquerai plus tard. Vous êtes pressé
d'ouïr mon aventure. Je vais tâcher pourtant de vous la faire attendre
un peu, pour la rendre plus piquante. Écoutez donc, ce n'est pas tous
les jours qu'on en a une pareille à raconter!

Débarqués, ce matin, à Civita-Vecchia, après nos adieux au _Castor_ et à
son excellent capitaine, M. Bosio, nous avons déjeuné dans une auberge,
des fenêtres de laquelle, plongeant sur le rempart, nous avons pu voir
des soldats français se livrer à leurs exercices quotidiens avec cette
aisance qui les caractérise. Encore des visites de police sur le
bâtiment, encore les douanes sur le rivages; encore des visas, des
impôts et des heures d'attente: toujours le voyageur arraché à sa
première impression, à son innocente fantaisie de courir à droite ou
à gauche sur la terre qu'il vient de toucher. Le voyageur est partout
suspect, il est partout susceptible d'être un bandit, ce qui n'a jamais
empêché aucun bandit de débarquer, et aucun voyageur de trouver des
bandits indigènes ou autres, là où il y en a pour l'attendre. Mais
je vous assure que les bandits gâtent bien moins les voyages que les
précautions prises contre les honnêtes gens. Les douanes sont aussi une
vexation barbare. On s'en sauve ici avec de l'argent; mais c'est encore
une chose blessante de ne pouvoir s'en sauver avec sa parole. Les
montagnes et les mers ne sont rien pour l'homme; mais il s'arrange pour
être à lui-même son obstacle et son fléau sur la terre que Dieu lui a
donnée.

Une diligence attendait que toutes ces formalités fussent remplies pour
nous transporter à Rome, en huit heures; ce qui, moyennant quatre relais
et de bons chevaux, me sembla exorbitant pour faire quatorze lieues.
Mais c'est ainsi! On perd une bonne heure à chaque relais, les
postillons ne voulant partir qu'après avoir rançonné les voyageurs. Il y
a bien un conducteur qui est censé les faire marcher quand même; mais
il s'en garde bien: il partage probablement avec eux. Il vous dit
philosophiquement que vous ne leur devez rien, mais qu'il ne peut pas
les faire obéir. On est donc à la discrétion de ces drôles, qui vous
insultent si vous ne voulez pas céder à leur ton d'insolence, et qui
exigent que vous ayez sur vous la monnaie qui leur convient. Tant pis
pour vous si, arrivant de Livourne avec celle qu'on vous a échangée,
vous n'avez pas eu la précaution de vous munir de _pauls_ romains. Ils
enfourchent leurs chevaux et restent immobiles jusqu'à ce que vous leur
ayez promis de faire en sorte de les satisfaire au relais suivant. Peu
importe que tous les autres voyageurs aient subi leurs prétentions; un
seul, empêché ou récalcitrant, arrête le départ. Une bande de voyous qui
ont aidé à l'attelage, sont là autour de la voiture, réclamant aussi,
avec des grimaces, des langues tirées en signe de haine et de mépris,
vous traitant de _singes_ et de _porcs_ si, par malheur, dans votre
aumône, il s'est trouvé un sou _étranger_, un sou ayant cours à deux
lieues de là.

Je ne vous parle pas des mendiants de profession, c'est-à-dire du reste
de la population, traînant sur les chemins ou grouillant dans les
villages. Leur misère paraît si horrible et si réelle, qu'on n'hésite
pas à leur donner ce qu'on peut; mais leur nombre accroît, en un clin
d'oeil, dans une telle proportion, qu'en faisant à chacun la part bien
mince, il faudrait être deux ou trois mille fois plus riche que je ne
suis pour ne pas faire de mécontents.--Et puis il ne faut qu'un coup
d'oeil pour voir que cette malheureuse engeance a tous les vices, toutes
les abjections de la misère: paresse, fourberie, abandon de soi-même,
malpropreté et nudité cyniques, haine sans fierté superstition sans foi
ou basse hypocrisie. Ces mendiants se battent ou se volent les uns les
autres de la même main qui égrène le chapelet bénit. Il n'est pas
saint dans le calendrier qu'ils n'invoquent, en mêlant à leur litanie
plaintive de grotesques ordures, quand ils croient qu'on ne les comprend
pas.

Tel est l'accueil, tel est le spectacle qui attendent le passager dès
qu'il a mis le pied sur les États de l'Église. J'avais entendu raconter
tout cela. Je croyais à de l'exagération, à de la mauvaise humeur. Je
n'aurais pas pu m'imaginer l'existence d'une population n'ayant rien, ne
faisant rien, et vivant littéralement de l'aumône des étrangers.

Nous avions suivi quelque temps les rives de la mer, courant assez vite
sur un chemin tortueux, parmi des monticules sans arbres, mais couverts
d'une végétation sauvage, luxuriante. Pour la première fois, j'ai vu des
anémones roses percer les touffes de bruyère. Il y a là une profusion et
une variété de plantes basses qui attestent la fertilité de ces plages
incultes. Un peu plus loin, nous vîmes quelques essais de culture.

Après le dernier relais, comme nous étions en pleine campagne romaine,
le postillon s'arrêta court. Il avait oublié son manteau. On voulut le
faire marcher, on invoqua l'autorité du conducteur.

--Impossible, dit celui-ci; un homme qui se trouverait, sans manteau,
revenir à la nuit dans la campagne de Rome, serait un homme mort.

Il paraît que cela est certain; mais quelque chose de certain aussi,
c'est que, tout en dépêchant un gamin pour lui aller chercher son
manteau, le compère lui avait parlé bas avec un sourire expressif. Cela
signifiait: «Prends ton temps;» car l'enfant s'en alla lentement, se
retourna, et, sur un signe d'intelligence, ralentit encore sa marche.
Cet homme avait-il, pour agir ainsi, une autre raison que celle de se
venger de Brumières, lequel l'avait menacé de mettre pied à terre pour
le corriger de quelque parole impertinente à son adresse? C'est ce que
j'ignore, ce que nul de nous ne saura jamais.

Comme il faisait beau temps, et que l'incident, vu tous ceux qui
l'avaient précédé, menaçait d'être interminable, je calculai devoir
arriver à Rome en même temps que la diligence; je descendis et pris les
devants sur la _via Aurélia_. Brumières avait voulu m'en empêcher.

--Cela ne se fait guère, m'avait-il dit: bien que depuis longtemps,
dit-on, on n'ait dévalisé personne, on ne voyage pas seul et à pied dans
ces parages. Ne perdez pas trop de vue la diligence.

Je le lui promis, mais je l'oubliai vite. Il ne me semblait pas
possible, d'ailleurs, qu'aux portes d'une capitale, en plein jour et sur
un sol complètement découvert, on ne pût pas faire impunément quelque
mauvaise rencontre.

J'étais, depuis une demi-heure environ, seul dans le désert qui s'étend
jusqu'aux portes de la ville; désert affreux, sans grandeur pour le
piéton qui, à chaque instant, perdu dans les mornes ondulations du
terrain, ne voit qu'une suite de monticules verdâtres, où errent, de
loin en loin, des troupeaux abandonnés tout le jour à eux-mêmes, sur un
sol non moins abandonné de l'homme. Quelque paysagiste que l'on soit,
on a le coeur serré, en voyant qu'ici la nature elle-même est une ruine
muette et délaissée.

Le soleil baissait rapidement, et, de temps à autre, j'apercevais le
dôme de Saint-Pierre dans la brume, moins imposant, à coup sûr, que je
ne l'avais rêvé, terne, lugubre, semblable à un mausolée dominant un
vaste cimetière. D'une des médiocres hauteurs où je pus atteindre, je
me souvins de l'avertissement de Brumières; mais je cherchai en vain
la diligence, et, comme il commençait à faire frais, je poursuivis ma
route.

Un peu plus loin, quelques pierres sortant de l'herbe attirèrent mon
attention. C'était un vestige de ces constructions antiques dont la
campagne est semée; mais, comme c'était le premier que je voyais tout
près de la route, je m'en approchai et m'arrêtai machinalement pour le
regarder. J'étais auprès d'une petite butte déchirée à pic, et, par
l'effet du hasard, je me trouvais caché à quatre escogriffes de mauvaise
mine, adossés au revers de cet accident de terrain. Le sol herbu avait
amorti le bruit de mes pas, et, au moment où j'allais m'éloigner sans
me douter de leur présence, je les aperçus tapis dans les broussailles
comme des lièvres au gîte. Il y avait quelque chose de si mystérieux
dans leur attitude et dans leur silence, que je crus devoir me tenir sur
mes gardes. Je me retirai doucement, de manière à mettre tout à fait
le pli du terrain entre eux et moi. Au même moment, j'entendis, sur le
chemin que je venais de franchir, un bruit de roues, et, pensant que
c'était la diligence, j'allais abandonner mon système de précautions,
lorsqu'à ce même bruit mes quatre gaillards se relevèrent sur leurs
genoux, rampèrent comme des serpents dans le petit creux qui aboutissait
à la route et se trouvèrent à portée du véhicule, qui approchait
rapidement et qui n'était pas la diligence, mais bien une voiture de
louage traînée par de bons chevaux de poste.

Je reconnus aussitôt cette voiture pour y avoir vu transporter, à
Civita-Vecchia, le bagage de lady Harriet et de sa famille. C'était une
grande calèche ouverte. Un domestique, dépêché quelques jours d'avance
pour l'envoyer, de Rome, au-devant des illustres voyageurs, était resté
à la ville pour achever de préparer leur logement. J'ai su ce détail
après coup. Il n'y avait donc, dans la calèche que lord B*** (je sais
son nom maintenant), sa femme et sa nièce. La femme de chambre italienne
était sur le siége.

Le projet de mes bandits me parut assez clair, et je me demandai
aussitôt comment je pourrais m'y opposer. Rongés par la misère ou par la
fièvre, ils ne me paraissaient pas bien solides, sauf un grand chenapan
qui n'avait ni le type ni le costume indigènes, et qui me sembla
fortement constitué. Je n'avais pour arme qu'une canne à tête de plomb,
et je regardais attentivement ce qu'ils traînaient dans l'herbe avec
précaution. Quand ils se redressèrent à demi dans le fossé, je vis que
c'était simplement de gros bâtons, circonstance qui acheva de me donner
confiance dans le succès de ma défense. Ils devaient avoir quelques
couteaux sous leurs habits, car ils ne paraissaient pas gens à se
permettre un grand luxe de pistolets. Il s'agissait de ne pas leur
donner le temps de faire usage de ces lames, bonnes ou mauvaises.

J'avais l'avantage de me trouver sur les derrières sans avoir été
aperçu. Pendant que je faisais ces réflexions, me débarrassant de mon
caban qui m'eût gêné, la calèche arrivait au lieu marqué pour le coup de
main. Le postillon, sur une brève sommation, arrêtait ses chevaux, se
jetait à genoux et se tournait la face contre terre avec une résignation
vraiment édifiante. Cela réduisait d'un tiers les moyens de la défense.
Je crus devoir agir prudemment; et, comme lord B***, ouvrant la portière
avec flegme, regardait devant lui à combien d'ennemis il avait affaire,
je lui fis signe de ne pas résister encore, ce qu'il comprit avec un
admirable sang-froid. Il mit donc pied à terre en leur disant avec un
sourire calme:

--Dépêchez-vous, mes bons amis: la diligence est derrière nous.

Cette menace parut ne pas les inquiéter, et, voyant qu'il n'y avait
pas tentative de résistance, que les femmes ne criaient pas, et que,
d'elle-mémes, elles descendaient précipitamment pour leur abandonner la
calèche, ils parlèrent d'accommodement à l'amiable; et cela, dans des
termes d'une courtoisie comique, rendant grâce à la _gentilezza del
cavaliere_ et hommage à la beauté des dames.

En ce moment, j'étais sur leurs talons, et, m'adressant au grand
chenapan, qui ne disait rien et tenait son bâton levé sur la tête de
lord B*** par manière d'intimidation, je déchargeai sur la sienne un si
bon coup de ma canne, qu'il tomba comme mort.

Ramasser le bâton qui s'échappait de cette _main défaillante_, et en
assommer le bandit obséquieux qui traitait avec lord B*** fut pour ce
dernier l'affaire d'un instant. Le troisième larron, qui tenait les
chevaux, ne m'attendit pas: il prit la fuite. Le quatrième ne fit
guère mieux, et, après avoir essayé de montrer son couteau, disparut
également.

Nous restions là avec un homme qui demandait grâce, un autre, étendu
à terre, qui ne donnait pas signe de vie, un postillon, toujours
prosterné, qui ne voulait rien voir de ce qui se passait, et trois
femmes plus ou moins évanouies sur les bras.

Quand le drôle terrassé par lord B*** vit qu'il ne lui restait aucun
espoir de sortir de ses mains, il prit le parti ingénieux de s'évanouir
aussi. C'était nous créer un embarras, dans le cas où nous eussions
voulu le faire prisonnier.

--Je connais ces histoires-là, me dit lord B***, qui ne me parut
nullement ému; si nous nous arrêtons à attendre la diligence, qui est
encore loin et au pas, nous risquons de voir arriver du renfort à ces
gens-ci, et alors, la vengeance se mêlant de l'affaire, nous n'en
sortirons pas vivants. Si nous avançons, nous laissons échapper ces
messieurs, qui ne sont peut-être pas si morts qu'ils en ont l'air. Le
mieux est de retourner vers la diligence et de la forcer à marcher vite
jusqu'ici, où nous aviserons à faire constater le fait et à nous emparer
de ces deux blessés avant qu'ils aient pu se relever.

C'était le meilleur avis possible. Il fallut rosser le postillon pour le
faire revenir de son émotion. Dans l'opinion de son mari, lady Harriet
aurait peut-être eu besoin du même stimulant pour retrouver le
marchepied de la voiture. Elle avait la tête perdue. La nièce était
d'un calme héroïque. Lord B*** voulut me faire monter avec elle. Je m'y
refusai. Après avoir remis sur son cheval le postillon éperdu, et lui
avoir fait tourner bride, je sautai sur le siége auprès de la soubrette,
dont la frayeur ne se manifestait que par des torrents de larmes.

Je n'eus guère le temps de m'occuper de ses nerfs.

Rencontrer la diligence, l'arrêter, raconter l'aventure, et reprendre
les devants pour montrer au conducteur et aux voyageurs la preuve des
faits déclarés, tout cela fut accompli en moins d'un quart d'heure.
Mais, ô surprise! comme on dit dans les romans; quand nous fûmes sur le
lieu du combat, bien reconnaissable pour moi, grâce au fragment de ruine
que j'avais exploré à dix pas du chemin, plus de morts, plus de blessés,
plus de trace de l'aventure. Pas une goutte du sang de celui à qui
j'avais fendu le crâne, pas un haillon enlevé dans la lutte à ses
acolytes, pas même l'empreinte du piétinement des chevaux effrayés, ni
celle des roues de la voiture sur le sable. Il semblait qu'un coup de
vent eût tout balayé, et pourtant il n'y avait pas un souffle dans
l'air.

Lord B*** était plus mortifié que surpris. Il était surtout blessé de
l'air de doute du postillon de la diligence. Celui de la calèche était
muet comme la tombe, défait, tremblant, peut-être désappointé. Brumières
et quelques voyageurs ajoutaient foi à ma parole; d'autres se disaient
tout bas, en riant, que nous avions rêvé bataille, et qu'une panique
nous avait troublé la cervelle. Quelques bergers, à la recherche de
leurs troupeaux errants, riaient aussi et juraient n'avoir rien vu, rien
entendu. Lord B*** avait fort envie de se mettre en colère et de se
livrer à une minutieuse perquisition; mais la nuit approchait,
la diligence voulait arriver; lady Harriet, nerveuse et malade,
s'impatientait de l'obstination de son mari. Brumières, enchanté de
retrouver sa princesse, et jaloux du bonheur que j'avais eu de lui
porter secours, profitait de l'occasion pour faire l'empressé autour
d'elle. Quand on se remit en marche, je ne sais comment la chose s'était
passée, mais j'étais dans la diligence et Brumières dans la calèche avec
les dames, milord sur le siége avec la soubrette.

Cette soubrette est, par parenthèse, assez jolie, et, dans le peu de
mots que j'avais échangés avec elle sur ce même siége de calèche, je
lui avais trouvé la voix douce et un très agréable accent. Je lui avais
laissé mon caban pour s'envelopper, car elle était peu vêtue pour
affronter l'_influenza_, c'est-à-dire l'atmosphère de fièvre mortelle
qui commence ici à la chute du jour et qui, comme le désert et le
brigandage, règne jusqu'au mur d'enceinte de la ville des papes.

Le caban ne me revint en mémoire que lorsque cette jeune fille me le
rapporta à la porte Cavalleggieri, où nous nous arrêtâmes tous pour
exhiber une fois de plus nos passe-ports. Comme, pour reprendre mon
vêtement, je tendais la main, j'y sentis avec beaucoup d'étonnement le
baiser d'une bouche fraîche, et, avant que je me fusse rendu compte d'un
fait si étrange, la soubrette avait disparu. Brumières, qui arrivait à
moi, ne fit que rire de ma stupéfaction.

--C'est une chose toute simple, me dit-il; c'est la manière du pays pour
dire merci, et cela ne vous donne pas le droit d'exiger davantage.

C'était plus que je n'aurais jamais songé à _exiger_ d'une jolie femme.

On venait de visiter nos malles pendant une heure, lorsque le conducteur
nous annonça que ceci n'était rien, et que nous allions subir une autre
visite bien plus longue et bien plus minutieuse à la douane, mais qu'il
pouvait nous en dispenser si nous voulions lui donner chacun deux pauls.
Nous mourions de faim et nous donnâmes tous; mais, quand nous fûmes à
la douane, notre collecte ne servit de rien: le digne homme ne put
s'entendre avec les douaniers. Un colloque, peu mystérieux et fort long,
s'établit à deux pas de nous. Ils voulaient un paul et demi par tête,
et lui, voulait partager seulement par moitié avec eux. On se querella
beaucoup; notre homme se piqua, garda le tout, et nous fûmes visités.

Comme nous sortions enfin de ce purgatoire, riant, à force de dégoût,
de toutes ces bouffonneries, et nous disposant à chercher un gîte, lord
B***, qui, muni d'un laisser-passer, avait disparu depuis longtemps, me
frappa amicalement sur l'épaule en me disant:

--Je viens de faire ma déclaration relativement à nos brigands, et de
conduire ma femme et ma nièce au logement qui les attendait. A présent,
je viens vous chercher de leur part. Est-ce que vous avez ici des
parents ou des amis qui vous réclament?

Je ne songeai pas à mentir; mais je remis au lendemain ma visite à ces
dames, pour cause de faim et de fatigue.

--Oh! si vous avez faim et sommeil, reprit-il, vous n'irez pas à
l'hôtel, où, quel qu'il soit, vous serez mal. Nous avons une bonne
chambre pour vous au palais ***, et nous vous attendons pour manger avec
nous un bon souper.

Toutes mes excuses furent vaines.

--Je ne rentrerai pas sans vous, me dit-il, et ces dames ne souperont
pas tant que nous ne serons pas rentrés.

Je donnai pour prétexte que je ne voulais pas laisser seul mon ami
Brumières.

--Qu'à cela ne tienne! votre ami viendra aussi, dit lord B***.

Brumières ne se le fit pas répéter. Nous voilà aussitôt en route, à
pied, dans les rues de Rome, suivis de _facchini_ portant nos malles, et
de Benvenuto, qui se regardait comme invité aussi.

Le palais en question me parut bien loin. J'aurais préféré la plus
modeste auberge sous la main. C'est une maison trop grande, jadis
très-magnifique, aujourd'hui très-délabrée. Je n'ai pas eu le loisir
d'en admirer l'architecture extérieure. J'ignore si elle est louée ou
prêtée à mes Anglais. Leur majordome se vante de l'avoir rendue aussi
confortable qu'il est possible de le faire ici en peu de jours. Si
cela est, le confortable n'abonde pas à Rome. Les meubles modernes
disparaissent, d'ailleurs, dans ces salles immenses, où l'on gèle
encore, en dépit des grands feux allumés depuis trois jours.

Lord B*** nous conduisit avec nos bagages dans une chambre dont il
exigeait que je prisse possession; après quoi, nous allâmes trouver lady
Harriet et miss Medora dans un salon grand comme une église, et dont le
plafond, surchargé de dorures massives et de peintures confuses, était
lézardé en mille endroits. Ces dames n'en admirent pas moins le grand
caractère de ce local et semblent se plaire à vouloir rajeunir ce vieux
luxe évanoui. Beaucoup de bougies, allumées dans des candélabres d'un
grand style, éclairaient à peine une table immense copieusement servie,
dernière circonstance qui me fût agréable, car j'étais l'être le plus
stupidement affamé du monde. Vous connaissez pourtant ma sobriété; mais,
j'ignore si c'était l'émotion du combat sur la via Aurélia, ou l'air
de la mer avalé à pleins poumons depuis quatre jours, j'étais sourd et
quasi muet. Quand cette abrutissante obsession fut calmée, je commençai
à faire plus ample connaissance, à l'entremets, avec mes nobles hôtesses
et à m'étonner des amitiés et des prévenances dont j'étais l'objet. Ces
dames, influencées apparemment par les fresques mythologiques de leur
palais, voulaient absolument m'ériger en Jupiter libérateur, en Apollon
vainqueur des monstres. Il y avait l'enthousiasme des nerfs chez lady
Harriet. Elle a eu tellement peur! Chez miss Medora, il y avait quelque
chose d'indéfinissable: une reconnaissance moqueuse, ou une acceptation
maligne du service rendu. Peutêtre la digestion d'un si copieux dîner
m'a-t-elle embrouillé la cervelle. Je n'ai rien compris à son air, à son
regard, à son sourire, à ses éloges exagérés. Quand elle a vu que j'en
étais plus étourdi que flatté, elle m'a laissé tranquille et s'est
remise à causer peinture avec Brumières. Je la soupçonne de faire des
ruines roses et bleues à l'aquarelle.

Quant à lord B***, ses remercîments m'ont été plus agréables, parce
qu'ils m'ont paru plus sincères. Comme je lui faisais observer qu'avec
sa présence d'esprit et sa manière d'employer le bâton, il se serait
probablement tiré d'affaire sans moi:

--Non, me dit-il, je ne crains pas un ou deux hommes, j'en crains trois
ou quatre. Je n'ai que deux mains et deux yeux. Je sais que trois de nos
adversaires n'en valaient peut-être pas un; mais le quatrième, celui
dont vous avez commencé par me débarrasser, en valait peut-être quatre.

Je répliquai que je n'y avais pas grand mérite, l'ayant abattu par
surprise.

--Je ne suis pas fort, ajoutai-je. Je n'ai jamais eu l'occasion de
savoir si je suis brave. Pour la première fois de ma vie, j'ai reconnu
la nécessité de la traîtrise, et je n'en suis pas plus fier pour cela.

--C'est répondre en homme modeste, reprit lord B***, en lançant à sa
nièce un regard sévère qui me confirma dans la pensée du mauvais vouloir
de la jeune personne à mon égard. Mais, moi, poursuivit-il en me
regardant, je sais que je suis fort et hardi, et que pourtant, sans
vous, je ne me serais pas défendu.

--_Oh! shame!_ murmura lady Harriet.

--Ma femme dit que c'est une honte, reprit-il. Les femmes trouvent tout
naturel qu'on se fasse égorger pour sauver leurs diamants, pendant
qu'elles se trouvent mal sur vos bras.

--Je ne me suis pas trouvée mal, dit fièrement miss Medora, je cherchais
les pistolets dans la voiture, et, si je les avais trouvés...

--Mais vous ne les trouviez pas, répondit lord B***. Donc, vous n'aviez
pas les idées bien nettes. Quant à moi, reprit-il en se retournant
encore vers moi; je vous disais donc que je ne suis pas poltron.
Pourtant, je n'engage jamais de lutte inégale pour peu de chose, et je
ne tiens pas assez à l'argent pour exposer, par mesure d'économie, les
personnes que j'accompagne à être tuées. On peut croire, si l'on veut,
que c'est à ma vie que je tiens. Je n'ai pas de grandes raisons pour
aimer la vie, n'ayant pas sujet de m'aimer beaucoup moi-même. Pourtant
il y a une chose qui me blesse beaucoup dans ces occasions-là: c'est de
faire la volonté de ceux qui me mettent le couteau sur la gorge. J'aime
à faire ma volonté à moi, et je ne la fais pas toujours. J'y renonce
parfois de bonne grâce, parfois avec beaucoup d'humeur. J'étais dans
cette dernière disposition quand vous êtes venu à mon secours. Vous
m'avez donc, non pas rendu un service dont je voudrais vous récompenser:
c'était votre devoir et j'en eusse fait autant à votre place sans
prétendre à votre reconnaissance; mais vous m'avez délivré à propos
et avec beaucoup de jugement, d'une contrariété, la plus vive que je
connaisse. Par là, vous avez gagné mon amitié, et je veux avoir la
vôtre.

Ayant ainsi parlé sans regarder sa femme, bien que la moitié de ce
discours fût évidemment à son adresse, il me tendit la main avec une
franchise irrésistible.

En ce moment, l'affreux chien jaune que je l'avais vu caresser sur le
bateau à vapeur, s'élança dans l'appartement et vint se jeter dans ses
jambes.

--Ah! ciel! s'écria lady Harriet, encore cette odieuse bête! Elle vous a
suivi!

--C'est malgré moi, répondit-il en soupirant.

--Non, vous dis-je; c'est un chien que vous avez acheté ou qu'on vous
a donné.... Vous me trompez toujours! Vous disiez qu'il appartenait à
quelque passager; mais c'est à vous qu'il appartient. Convenez-en donc!

Milord jeta sur moi instinctivement un regard de détresse.
Instinctivement entraîné, de mon côté, à prendre en pitié le chien et
son maître, je m'imaginai de dire que l'animal était à moi. J'avais
entendu le nom que milord lui donnait.

--_Buffalo!_ m'écriai-je, venez ici. Pourquoi êtes-vous sorti de ma
chambre? Venez!

Et, comme si l'intelligente bête eût compris ce qui se passait, elle
vint à moi la tête basse et l'air suppliant. J'allais l'emmener, lorsque
miss Medora demanda grâce à sa tante pour le chien, et la tante,
excellente femme en somme, me pria de le faire manger et de le laisser
s'installer dans un coin.

--Il ne me gêne pas, dit-elle; il a l'air bonne personne, et il n'est
pas si laid que je croyais.

--Je vous demande pardon, dit lord B***, il est fort laid, et vous
détestez les chiens.

--Où prenez-vous cela? reprit-elle. Je ne les déteste pas du tout!

--Ah! oui, pardon! c'est vrai, murmura-t-il avec son mélancolique
sourire: vous ne détestez que _mes_ chiens.

Lady Harriet leva les yeux au ciel comme une victime prenant les dieux à
témoin d'une grande injustice. On se levait de table. Lord B*** m'emmena
dans un coin.

--Vous êtes un bon garçon, me dit-il; vous avez compris que j'aime
ce chien. Grâce à vous, il restera dans la maison. Voilà deux fois
aujourd'hui que vous me faites faire ma volonté.

--Pourquoi, milord, aimez-vous tant ce chien? Il n'est réellement pas
beau.

--Je l'aime parce que, me promenant en barque dans le port de Gênes, je
l'ai vu au bout d'une corde, prêt à rendre au diable sa pauvre âme de
chien. C'était une bête perdue qui, sautant de barque en barque,
était venue se réfugier à bord d'un bateau de pêcheurs, et ces brutes
trouvaient plaisant de le pendre à une de leurs vergues. Je l'ai
réclamé. Il a l'air de comprendre qu'il me doit la vie, et je crois
qu'il m'aime.

--En ce cas, je m'en dirai propriétaire tant que ce sera utile, et je
ferai en sorte que milady vous conseille de m'en débarrasser.

--Voyez, dit-il, ce que c'est que le caprice d'une femme! Si milady
avait vu ce chien avec la corde au cou, et que je fusse passé sans
songer à le sauver, elle m'eût traité d'insouciant et de cruel! Elle est
très-bonne, je vous jure, et très-douce; seulement... seulement, je suis
son mari. C'est un grand défaut d'être le mari d'une femme!

A son tour, milady, toujours très-émue, m'appela pour me parler à
l'écart.

--Nous vous devons plus que la vie, me dit-elle d'un air exalté. La vie
n'est rien; mais, dans ces histoires de brigands, les femmes peuvent
être exposées à des insultes. Si les choses en fussent venues là, je
suis sûre, j'aime à croire que lord B*** se fût fait tuer pour nous
donner le temps de fuir; mais une seule parole malhonnête est un fer
rouge pour des femmes de notre rang, de notre caractère et de notre
nation. Je vous dirai donc, comme lord B***, et plus chaleureusement,
que vous avez notre amitié, et que nous vous demandons la vôtre.
Nous nous connaissons, d'ailleurs, par votre ami monsieur... Comment
l'appelez-vous?

Je trouvai fort plaisant que l'on me demandât le nom de l'homme qui
me servait de caution, et je me hâtai de dire que Brumières ne me
connaissait guère plus que lady Harriet elle-même.

--C'est égal, reprit-elle sans se déconcerter, il nous a dit que vous
étiez peintre comme lui, et que vous aviez beaucoup de talent.

--Il n'en sait rien, milady; il n'a pas vu de moi la moindre chose.

--Oh! c'est égal! Il dit que vous parlez si bien de l'art! et il en
parle si bien lui-même! Il a tant d'esprit, et il est de si bonne
compagnie! C'est un jeune homme charmant! et il dit que vous êtes
charmant aussi!

--Ce qui est bien la preuve, répondis-je en toute humilité, que nous
sommes charmants tous les deux! Mais permettez, milady, vous êtes
bienveillante, et votre gratitude pour moi fait honneur à la générosité
de votre âme. Pourtant, je ne dois pas...

Milady m'interrompit en s'écriant:

--Ah! monsieur, je vois, à votre discrétion et à votre fierté, que ma
confiance est bien placée, et que je n'aurai jamais à m'en repentir.
Vous n'êtes pas riche, je le sais, et vous allez, en quelques jours,
dépenser à Rome, où l'on est affreusement volé, tout ce qui pourrait
vous en rendre le séjour possible. Nous, nous avons plus de fortune que
nous n'en pouvons dépenser; et, d'ailleurs, nous ne louons pas, on nous
prête cet hôtel, dont nous n'occupons pas la moitié. Vous pouvez donc
être libre et seul dans tout un étage, qui ne communique même pas avec
le nôtre, si l'on veut faire vie à part. Vous n'accepterez notre table
et notre société qu'autant qu'il vous plaira, pas du tout si nous vous
ennuyons. Mais, pour ne pas nous causer un chagrin réel, vous serez sous
notre toit, et, dans le cas où vous seriez malade, ce qui peut fort bien
vous arriver dans ce climat, nous serons plus à portée de vous distraire
ou de vous secourir. C'est donc dans notre intérêt que je vous demande
de rester ici; car, en quelque lieu que vous soyez, vous nous serez
désormais un objet de sollicitude ou un sujet d'inquiétude. Choisissez
généreusement.
                
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