George Sand

La Daniella, Vol. I.
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J'étais fort embarrassé. L'offre était si gracieusement tournée, que
je me trouvais maussade d'y résister. Lord B***, plus pénétrant que sa
femme, devina mes scrupules et vint à mon secours.

--Elle vous a rappelé qu'elle était riche et que vous ne l'étiez pas, me
dit-il de manière à être entendu de lady Harriet. C'est une maladresse;
mais l'intention était bonne, et, quant à vous, vous sortirez d'affaire
à votre honneur en payant votre chambre ce qu'elle nous coûte; ça n'ira
pas à deux écus par mois. Vous nous permettrez bien de vous prêter les
autres salles dont nous ne nous servons pas, pour faire de la peinture
et pour fumer votre cigare les jours de pluie. Consentez à cet
arrangement, ajouta-t-il tout bas. Sinon, je serai accusé de froideur,
d'impolitesse, de maladresse et d'ingratitude envers vous.

Voilà donc mon gîte réglé. Restait à régler celui de Brumières. Je
mourais de peur qu'il n'acceptât l'offre qui lui fut faite de partager
l'hospitalité que l'on m'imposait. Avec ses prétentions sur le coeur
et sur la main de miss Medora, je craignais d'avoir à endosser quelque
responsabilité ridicule ou fâcheuse. Heureusement, l'offre lui fut faite
avec moins de chaleur qu'à moi, et il eut le bon goût de refuser. Mais
il est invité à revenir dîner souvent, ce qui indique l'intention de
l'admettre à l'intimité des moeurs françaises. Ce n'est pas la première
fois que je remarque combien les Anglais, quand ils sont aimables, le
sont complètement. Sont-ils ainsi chez eux? Je ne sais.

Nous prîmes congé des dames, qui étaient fatiguées, et lord B*** me
reconduisit à ma chambre pour me montrer le plan de la maison, ainsi
qu'à Brumières, afin qu'il pût venir me voir, disait-il, sans être forcé
de rendre chaque fois visite à ces dames; mais, comme nous traversions
l'antichambre, suivis de Buffalo, qui doit rester sous ma protection
jusqu'à nouvel ordre, je vis que je n'en avais pas fini avec toute ma
suite. Au milieu de cet antichambre, ou plutôt de ce corps de garde, je
trouvai messire Benvenuto se livrant à une danse de caractère avec la
gentille suivante qui m'avait baisé la main. Ils sautaient, au son d'une
guitare magistralement raclée par un gros cuisinier à moustaches noires,
une superbe caricature de Caracalla, récemment engagé au service de
_Leurs Excellences britanniques_.

--Ah! pour le coup, dis-je à mon hôte, voici un acolyte que je désavoue
absolument. C'est un bohémien qui s'est attaché à mes pas et que je n'ai
aucun motif de vous recommander.

--Qui? Tartaglia? répondit lord B*** en souriant, autrement dit
Benvenuto, Antoniuccio, et cent autres noms que nous ne saurons jamais?
Soyez tranquille: ce n'est pas vous qu'il a suivi; c'est l'odeur de la
cuisine qui l'a attiré. Nous le connaissons beaucoup. C'est l'ancien
loueur d'ânes et l'ancien ménétrier de Frascati, le compatriote et le
parent de la Daniella.

En parlant ainsi, milord me montrait la gentille soubrette, qui
continuait à danser en riant et en faisant briller ses dents blanches.
Un coup de sonnette ne l'arrêta pas, mais l'enleva adroitement, par une
dernière pirouette, jusqu'à la porte de sa maîtresse, miss Medora, à qui
elle est particulièrement attachée en qualité de coiffeuse.

--Avez-vous besoin de lui? reprit lord B*** en me montrant
Benvenuto-Tartaglia;

Et, sur ma réponse négative:

--Va te coucher, dit-il au bohémien; tu reviendras demain matin savoir
si milady a quelque course à te faire faire, et nous te donnerons un
habit, car tu en as besoin.

Tartaglia, enchanté, vint nous baiser la main à tous trois.

--Triple coquin! lui dit Brumières à voix basse, pourquoi faisais-tu
semblant de ne connaître ni Leurs Excellences ni la Daniella?

--Eh! _carissime_ monsieur, répondit-il effrontément, que m'auriez-vous
donné si j'avais contenté votre désir tout de suite? Quelques baïoques!
Au lieu que vous m'avez nourri en voyage aussi longtemps que j'ai laissé
jeûner votre curiosité!

A demain, cher ami, pour vous parler de Rome, que j'ai traversée, ce
soir, à peu près dans les ténèbres. Jamais ville ne consomma moins
d'éclairage dans ses rues étroites et croisées d'angles infinis. Cela
m'a paru interminable et empesté de cette odeur de graisse chaude
qui s'exhale d'une multitude de _frittorie_ en plein air, ornées de
feuillages et de banderoles. J'ai longé la base de la colonnade de la
place Saint-Pierre, qui paraît une chose puissante, même vue ainsi en
courant. J'ai passé au pied du château Saint-Ange; j'ai traversé le
Tibre, et puis je ne sais plus où j'ai été, où je suis. Tout est confus
pour moi, tant je me sens fatigué. A demain! oui, demain, au lever du
soleil, je penserai à vous qui me disiez: «J'ai tant étudié la
Rome païenne et catholique, que je la connais, je la vois; je rêve
quelquefois que j'y suis, et je m'y promène comme dans Paris. Au réveil,
il me reste une impression de bien-être et d'enthousiasme, de lumière et
de grandeur.»

C'est donc demain que je vais m'éveiller, moi, dans ce beau rêve! Je ne
le crois pas encore. Le morne silence qui règne déjà au dehors me fait
douter si je ne suis pas encore dans la campagne romaine.



IX

Rome, 19 mars, dix heures du matin.

Je viens de passer une heure à ma fenêtre. Je suis sur le monte Pincio,
et j'ai une des plus belles vues de Rome. Oui, c'est ce qu'on appelle
une vue, un grand espace rempli de maisons et de monuments bien
éclairés, probablement quand le soleil s'en mêle; mais le ciel est gris,
et il fait froid. La coupe de ce vallon, où Rome s'enfonce pour se
relever sur ses illustres collines affaissées par le temps, est
très-gracieuse; mais la ligne environnante est froide, l'horizon trop
près, et pauvre malgré les grands pins qui se découpent sur le ciel, du
côté de la villa Pamphili, et qui sont trop clair-semés, trop secs
de contours. Je sais bien que ces monuments, ces palais, ces églises
innombrables sont à voir de près, et que cette ville renferme des
trésors pour l'artiste. Mais quelle laide, triste et sale grande ville!
Les colosses d'architecture qui s'en détachent la font paraître encore
plus misérable... pis que cela, prosaïque, sans caractère. Rome sans
caractère! qui pouvait s'attendre à pareille déception! Tartaglia (car,
décidément, c'est le nom qui prédomine ici) est derrière moi, me disant
qu'il ne faut pas regarder Rome par un temps sombre; que ce n'est,
d'ailleurs, pas par l'ensemble qu'elle brille...; que la Rome moderne ne
sert qu'à avilir l'ancienne. Je ne le vois que trop. Mais, moi qui ne
comprends pas le détail avant d'avoir saisi la physionomie générale, je
cherche en vain à quoi ceci ressemble, tant ceci ressemble à une ville
mal bâtie quelconque. Des quartiers entiers de vilaines maisons déjetées
qui ne sont d'aucune époque, les unes d'un blanc criard, les autres d'un
brun sale; aucune intention, aucun lien, aucune époque précise dans
toutes ces constructions, et la monotonie, cependant; comment arranger
cela? Est-ce l'uniformité de l'incurie, du mal-être, de l'abandon de
soi-même? Il semble que cette population ne se soit pas douté qu'elle
venait bâtir sur l'emplacement où fut Rome, ou bien que, prenant en
haine sa splendeur passée, cause de tant d'invasions et source de tant
de maux, elle se soit hâtée d'en cacher les vestiges sous un amas de
rues étroites et de bâtisses misérables. Quoi! ceci n'a même pas la
fantaisie de Gênes et la solennité de Pise! Si l'on prenait trente ou
quarante de nos laides et crasseuses petites villes du centre de la
France, et si l'on en semait le sol bien serré, pour étouffer et cacher,
autant que possible, les beaux restes de la Rome des Césars et des
papes, on aurait ce que j'ai sous les yeux! Je suis consterné et
indigné!

Il paraît que c'est jour de lessive, car je n'aperçois pas une maison,
pas un palais même, qui ne soient couverts de haillons pendus à toutes
les fenêtres. Et notez que ce ne sont pas les capes rouges des marins
génois, ni les brillants _mezzari_ bariolés semant de points lumineux et
chauds les harmonieuses profondeurs des ruelles de Gênes. Ce sont des
guenilles incolores sur des murs décolorés, ou des amas de chiffons
blafards couvrant les ruines, jurant auprès des édifices, masquant les
détails de la composition, la seule belle chose qu'il y aurait à laisser
voir!

O déception! déception! Allons! cela passera sans doute. C'est l'effet
du temps gris et des mauvais rêves que j'ai faits cette nuit. Je m'étais
couché tranquille, ne sentant aucun remords et aucun regret, je vous
jure, d'avoir frappé, mortellement peut-être, un voleur ou un assassin
de grand chemin; et voilà que, dans mon sommeil, ce gibier de potence
est revenu dix fois se faire assommer! Cela me met mal avec l'Italie
dans mon for intérieur, de m'être trouvé forcé, dès mon premier pas sur
cette terre sacrée, de la priver d'un de ses habitants. Cela me convient
si peu, à moi, paisible et patient amoureux des fleurs des champs et des
petits ruisseaux, de me frayer passage, comme un paladin, à travers des
embuscades de mélodrame!

J'en suis tout triste, tout honteux, tout irrité. J'en veux à cette race
de postillons insolents, de conducteurs filous, de mendiants obscènes,
qui m'avaient rendu méchant, et qui sont peut-être cause que j'ai trop
réellement cassé la tête du premier bandit offert à ma vengeance.
Faisait-il le mort? l'a-t-on emporté? s'est-il sauvé lui-même? Cela me
fait penser que j'ai promis hier à lord B*** de ne pas sortir pour mon
compte avant d'avoir été avec lui faire ma déposition. Si j'en croyais
Tartaglia, nous nous tiendrions tranquilles. Il assure que cela ne
servira de rien; qu'on va nous ennuyer pendant six mois en nous
confrontant avec tous les bélîtres arrêtés pour d'autres méfaits; enfin,
que nos poursuites vont nous exposer à de pires aventures dès que nous
quitterons Rome, et même dans Rome, peut-être. Il a l'air assez sûr de
son fait. Peut-être aussi fait-il partie de quelque respectable société
en commandite pour le détroussement des voyageurs. Je ferai ce que lord
B*** jugera convenable.

Puisque je vous transmets l'opinion de Tartaglia, il faut que je vous
dise de quelle merveilleuse apparition il a charmé l'instant de mon
réveil.

--Il est huit heures, Excellence. _C'est moi que vous_ avez chargé de
vous faire lever.

--Tu en as menti. Je n'ai pas besoin et je ne veux pas de domestique.

--Moi, domestique, _mossiou?_ Vous n'y songez pas! Un Romain domestique!
Cela ne s'est jamais vu et ne se verra jamais.

--En vérité? C'est donc comme ami que tu t'occupes de ma personne? Eh
bien, je n'ai pas besoin d'ami pour le moment. Va te promener!

--Vous avez tort, _mossiou!_ Tu _as souvent besoin d'un plus petit que_
SOI!

--Diantre! nous sommes érudits, même en français! Mais quel diable de
costume as-tu là?

--Un joli costume, n'est-ce pas, Excellence? J'ai mis ce que j'ai de
mieux en toilette du matin, et je vais vous dire pourquoi. Lord B*** m'a
promis hier un habillement. Je fais les commissions de la maison, et
milady ne veut pas que j'aie l'air d'un malheureux.

--Eh bien, est-ce là le goût de milady, cette toilette du matin?

--Je ne sais pas, _mossiou_; mais n'importe. On m'a promis des habits,
on m'en donnera. Seulement, si je me montre dénué de tout, on me jettera
une vieille redingote de domestique; au lieu que, si on me voit comme
me voilà, un peu élégant, on m'offrira un habit noir, encore bon, de la
garde-robe de milord.

Vous voyez que Tartaglia raisonne serré. Mais imaginez-vous son élégante
toilette: un habit de bouracan vert-olive gansé de noir, rapiécé de
vert-bouteille aux coudes; un pantalon pareil, rapiécé de vert-billard
aux genoux. Cela fait la gamme de tons la plus étrange et la plus
fausse. Ajoutez à cela un jabot de mousseline et des manchettes énormes,
très-blanches, bien-plissées, mais percées de trous gigantesques; une
corde grasse, qui fut jadis une cravate de soie, et une sorte de berret,
autrefois blanc, aujourd'hui couleur des murailles de Rome, _objet de
goût_, qu'il a rapporté de ses voyages; enfin, une épingle de corail de
Gênes au jabot et une bague de lave du Vésuve au doigt. Cet ajustement
de sa petite personne à grosse tête, ornée d'une affreuse barbe dure et
grisonnante achève de le rendre hideux, et le contentement avec lequel
il se posait devant la glace me le fit paraître si bouffon, que je
partis d'un immense éclat de rire.

Je crus voir que je l'avais blessé, car il me regarda d'un air de
tristesse et de reproche, et j'eus la niaiserie de me repentir.
Affliger un homme qui me rendait le service de m'égayer, c'était de
l'ingratitude. Quand il vit ma simplicité:

--C'est bien aisé de se moquer des pauvres, dit-il, quand on ne manque
de rien; quand on a trois ou quatre cravates à choisir tous les matins!

Je compris l'apologue, et lui fis don d'une cravate. Il retrouva
aussitôt sa bonne humeur, qu'il avait fait semblant de perdre.

--Excellence, me dit-il, je vous aime, et je m'intéresse à un
_cavaliere_ qui sait _ce que c'est que la vie!_ (C'est là son éloge
favori, éloge mystérieux, profond peut-être dans sa pensée.) Je veux
vous donner un bon conseil. Il faut épouser la _signorina_. C'est moi
_que je vous le dis!_

--Ah! ah! tu veux me marier! Avec quelle _signorina_?

--La Medora, l'héritière future de _Leurs Excellences britanniques_.

--En vérité? Pourquoi faut-il l'épouser? Est-ce qu'elle est en peine
d'un mari?

--Non, elle est riche et belle. Oh! la belle femme! n'est-ce pas?

--Oui, après?

--Eh bien, elle a refusé ici, l'an dernier, les plus beaux partis de la
contrée: des neveux de famille papale, des fils de cardinaux, tout ce
qu'il y a de plus huppé.

--Tu es sûr qu'elle a refusé tout cela pour m'attendre?

--Non; mais qui sait l'avenir? Puisque vous êtes amoureux d'elle,
pourquoi ne serait-elle pas amoureuse de vous?

--Ah! je suis amoureux d'elle? Qui t'a dit cela?

--Elle.

--Comment, elle? à toi?

--A la Daniella, ma cousine; c'est la même chose.

--Ah! oui-da, vraiment! voilà un amour dont je ne me serais pas avisé!

--Voyons, voyons, _mossiou_, c'est moi _que je_ m'y connais! vous êtes
amoureux. La Daniella vous le dira comme moi. Elle n'est pas sotte: je
suis son oncle.

--Tu disais son cousin?

--N'importe. Tenez, la voilà.

En effet, la Daniella entrait avec un immense plateau chargé, sous
prétexte de thé, d'un déjeuner complet.

--Eh! bon Dieu! qui m'envoie cela? m'écriai-je. Je n'ai rien demandé; je
ne veux pas être nourri ici, moi, que diable!

--Ça ne me regarde pas, répondit la jeune fille. Je fais ce que l'on m'a
commandé.

--Qui?

--Milord, milady et la signorina. Je vous prie de manger, monsieur, ou
je serai grondée.

--Est-ce que l'on vous gronde quelquefois, Daniella?

--Oui, depuis hier! répondit-elle d'un air singulier. Mais mangez donc!

Brumières est survenu et s'est moqué de ma contrariété. Il prétend que
je fais des façons ridicules; qu'il n'y a rien de plus contraire au bon
goût que cette petite fierté bourgeoise en révolte contre la facile
libéralité des grands; que ces gens-là font leur devoir et leur bonheur
en caressant et en gâtant ainsi les artistes; enfin, qu'à ma place, il
se laisserait faire; et il a ajouté que justement, pour être à cette
place dans les bonnes grâces d'une certaine personne de la famille, il
aurait tué dix brigands et, au besoin, trois honnêtes gens par-dessus le
marché.

Son entrain et sa gaieté ont charmé Tartaglia et la soubrette; de sorte
que la conversation s'est établie sur les sujets les plus délicats avec
un abandon extraordinaire. Comme je suis seul maintenant (il est midi,
et je vous écris à bâtons rompus, en attendant toujours lord B***, qui
m'a fait dire qu'il allait venir me prendre), je veux vous la transcrire
comme une peinture de moeurs. Peut-être resterai-je ensuite quelques
jours sans pouvoir vous tenir ainsi au courant de mes faits et gestes;
car il faudra voir Rome et digérer mieux les réflexions que je me
permets aujourd'hui de mettre étourdiment et crûment sous vos yeux. Je
profiterai donc du moment que je tiens encore, pour vous installer avec
moi, par la pensée, dans ce nouveau monde où je viens d'être jeté par le
hasard.

LA DANIELLA, _à Brumières, pendant que je me résigne à avaler une
côtelette assez bonne qui n'est ni mouton ni agneau_. (La Daniella
parle facilement le français, mais non correctement, et je supprime les
contre-sens et les pataquès).--Je savais bien, Excellence, que, vous
aussi, vous soupiriez pour la signorina.

BRUMIÈRES.--Moi _aussi_? Qui donc est l'autre?

VOTRE SERVITEUR, _la bouche pleine_.--Il paraît que c'est moi!

BRUMIÈRES.--Coquin de paysagiste, vous ne me disiez pas ça! N'en croyez
rien, charmante Daniella, et dites bien à votre jeune maîtresse qu'elle
ne fasse pas d'erreur. C'est moi, moi seul qui soupire pour elle.

LA DANIELLA.--Vous seul? Un seul amoureux à une si belle fille? Elle
ne le croirait pas! N'est-ce pas que vous aussi, _signor Giovanni di
Val-Reggio_, vous aimez ma maîtresse?

VOTRE SERVITEUR, _toujours la bouche pleine_,--Hélas! non, pas encore!

(_Stupéfaction de l'auditoire_).

TARTAGLIA, _indigné_.--_Cristo_! vous faites _l'imprudence_ de vous
méfier de nous! Vous êtes un enfant, c'est _moi que je vous le dis!_

LA DANIELLA, _dédaigneuse_.--Monsieur n'a peut-être pas regardé la
signorina?

BRUMIÈRES, _triomphant_.--Vous voyez, ma chère, il ne l'a pas seulement
regardée!

VOTRE SERVITEUR.--J'ai fait mieux, je l'ai vue.

LA DANIELLA. _étonnée_.--Et elle ne vous plaît pas?

VOTRE SERVITEUR, _résolument_.--Non, de par tous les diables, elle ne me
plaît pas!

BRUMIÈRES, _me serrant la main avec une solennité comique_,--Grand
coeur! noble ami! Je te revaudrai ça quand tu seras amoureux d'une
autre.

LA DANIELLA, _à Tartaglia, me désignant_.--C'est un facétieux (_un
buffonne_)!

TARTAGLIA, _haussant les épaules_.--Non! il est fou (_matto_)!

LA DANIELLA,_ à votre serviteur_.--Est-ce qu'il faudra dire à la Medora
qu'elle vous déplaît?

TARTAGLIA, _vivement_.--Non! je le protège! (_A part, probablement_.) Il
m'a donné une cravate!

BRUMIÈRES, _à la Daniella_.--Vous direz poliment qu'il est amoureux
d'une autre. Vous y consentez, Valreg?

VOTRE SERVITEUR, _d'un air magnanime_.--Je l'exige!

LA DANIELLA.--Tant pis! je vous aimais mieux que l'autre.

BRUMIÈRES.--Qui, l'autre?

LA DANIELLA.--Vous.

BRUMIÈRES.--Tu me fais penser que je ne t'ai rien donné. Veux-tu un
baiser, charmante fille?

LA DANIELLA, _après l'avoir regardé_.--Non, vous ne me plaisez pas,
vous!

VOTRE SERVITEUR.--Et moi?

LA DANIELLA.--Vous me plairiez! vous avez l'air sentimental. Mais vous
aimez quelqu'un.

BRUMIÈRES.--C'est peut-être vous.

VOTRE SERVITEUR.--Qui sait? ça pourrait venir!

LA DANIELLA.--Alors, vous n'aimez personne et vous vous moquez de nous.
Je dirai cela à ma maîtresse.

BRUMIÈRES.--Ah çà! ta maîtresse tient donc beaucoup à être aimée de
monsieur?

LA DANIELLA.--Elle? Pas du tout.

VOTRE SERVITEUR.--Tu vois donc bien que je suis très-heureux de ne pas
la trouver jolie! Tu me plais cent fois davantage.

LA DANIELLA, _levant les yeux au ciel_.--Sainte Madone! peut-on se
moquer ainsi!

Je dois vous dire que, tout en me posant de la sorte, je disais jusqu'à
un certain point la vérité. Seulement, je la disais sans préméditation
aucune, et, vous pouvez m'en croire, sans dépit contre la Medora, comme
sans projet de séduction sur la Daniella. Je trouve bien la première un
peu impertinente à mon égard, de s'imaginer que je n'ai pu la voir
sans perdre la tête; mais elle est assez belle pour qu'on prenne en
considération son orgueil d'enfant gâtée. Je le lui pardonne. Le fait
est qu'elle ne m'est pas sympathique, qu'elle me semble étrange, trop
occupée d'elle-même, trop _poseuse_ de courage martial et de goût
raphaélesque. Si j'avais quelque raison pour _aimer_ sa soubrette, ce
dont le ciel me préserve, car je la crois très-délurée, je m'arrangerais
beaucoup mieux avec l'expression de sa figure et le type de sa beauté;
je dis beauté, quoiqu'elle soit tout au plus jolie. Vous me direz si
vous la voyez telle, d'après le portrait que je vais vous faire.

Je voudrais vous montrer une de ces puissantes beautés du Transtévère,
ou une de ces élégantes filles d'Albano, que vous connaissez en
peinture, avec leur costume pittoresque, leur taille de reine, leur
majesté sculpturale. Rien de tout cela n'a encore frappé mes regards. La
Daniella est une Frascatine pur sang, à ce que m'assurent Brumières et
Tartaglia, c'est-à-dire une jolie femme selon nos idées françaises, bien
plus qu'une belle femme selon le goût italien. Elle est très-brune, un
peu pâle; elle a des yeux, des dents et des cheveux magnifiques; le nez
est passable, la bouche un peu grande, le menton un peu court et avancé;
les plans du visage sont plus fermes que gracieux; le regard est
passionné, peut-être hardi. Est-ce franchise ou impudeur? Je ne sais. La
taille est charmante, fluette sans maigreur et souple sans débilité. Les
pieds et les mains sont petits, qualité rare en Italie, à ce que j'ai
pu remarquer jusqu'ici. Elle est vive, adroite, et m'a paru danser avec
grâce. Quoique civilisée par un voyage en France et en Angleterre (elle
est depuis deux ans au service de lady Harriet), elle a conservé je ne
sais quoi de hautain dans le sourire et de sauvage dans le geste qui
sent la villageoise méfiante, à idées étroites et obstinées. Je ne
l'avais guère regardée en voyage: elle avait un châle et un chapeau qui
l'enlaidissaient beaucoup, et qu'elle portait assez mal; mais, depuis ce
matin, elle a repris son costume local, qui n'est pas des plus beaux,
mais qui lui sied: une robe brune à manches demi-courtes, un tablier
dont la pièce de corsage baleiné lui sert de corset, et un mouchoir de
mousseline blanche sur le chignon, noué très-lâche sous le menton.

Telle est la personne dont je suis censé amoureux, car il faut vous
raconter la suite de l'_intrigue_.

A peine la Frascatine (car, en dépit de Tartaglia, je crois que c'est
ainsi qu'il faut dire) était-elle sortie, emportant les restes de mon
déjeuner, que Tartaglia, se posant devant moi d'un air solennel et un
peu tragique, m'adressa cette réprimande:

--Prenez garde à vous, mossiou (Je découvre que _mossiou_ est son
terme de mécontentement, tandis qu'_excellence_ est son terme de
satisfaction.) Prenez garde aux yeux de la Daniella! C'est une
Frascatine et une fille _apparentée_.

--Qu'entends-tu par ces paroles?

BRUMIÈRES.--Je vas vous le dire, moi. J'ai failli y être pris, à
l'occasion d'une certaine...

TARTAGLIA.--Je Sais!

BRUMIÈRES.--Comment, tu sais?

TARTAGLIA.--Eh! oui; vous ne vous souvenez pas de moi; mais je vous
ai remis tout de suite sur _le vapeur_. Il y a deux ans, quand, par
occasion et faute de mieux, je _tenais des ânes_ à Frascati, vous fîtes
la cour à la Vincenza.

BRUMIÈRES.--C'est possible; mais j'y renonçai vite en voyant qu'elle
était _apparentée_; c'est-à-dire, mon cher, ajouta-t-il en s'adressant à
moi, qu'elle avait une famille établie au pays. On vous expliquera peu
à peu comment, dans certains villages de la Campanie, et à Frascati
particulièrement, il y a une population nomade, la caste des _contadini_
(paysans), qui ne tient pas au sol, et une population stable, la
caste des artisans. Ces derniers ont l'humeur austère à l'endroit des
étrangers, et, dès qu'une fille de la tribu est recherchée par un
touriste, un peintre, un amateur quelconque sans grande protection ni
crédit, on lui impose le mariage... ou le duel au couteau. Seulement, on
ne lui prête aucune espèce de couteau pour se défendre, et on le force
à épouser on à fuir. C'est le sage parti que j'ai pris et que je vous
conseille de prendre si jamais vous avez affaire, à Frascati, avec une
fille ayant beaucoup de parents. Je crois que la Vincenza avait quelque
chose comme vingt-trois cousins.

VOTRE SERVITEUR, _à Tartaglia_.--Et, comme tu prétends être le parent de
la Daniella, tu m'avertis et me menaces? Tu me donnes envie de lui faire
la cour!

TARTAGLIA.--Non, Excellence; je ne suis ni son parent ni son amoureux.
Je ne suis pas un Frascatino; je suis un Romain, moi! La Daniella, qui
est une bonne fille, m'a fait passer ici pour son parent, ce qui m'a
assuré les bonnes grâces de milady. Un petit mensonge, c'est une bonne
action quelquefois. Mais je vous dis: Excellence, ne pensez pas à cette
petite fille, quand même vous ne devriez jamais mettre les pieds à
Frascati.

BRUMIÈRES.--C'est donc...?

TARTAGLIA.--Non, non, rien de mauvais! Une bonne fille, Excellence, je
vous dis! Mais quoi! une fille de rien!

Et, me prenant à part, il ajouta:

--Regardez plus haut; faites-vous aimer de l'héritière, c'est moi _que
je vous le dis!_

--Laisse-nous tranquille avec ton héritière et tes avis. Nous avons
assez de ta conversation.

--A votre service, quand il plaira à _mossiou_! dit-il en souriant de
travers et en emportant sa cravate.

--Ne le fâchez pas, me dit Brumières dès que nous fûmes seuls; ces
abominables coquins-là sont utiles ou dangereux; il faut opter. Dès que
vous avez accepté d'eux le plus petit service, même en le payant bien,
et surtout si vous l'avez bien payé, vous leur appartenez, vous devenez
leur ami, c'est-à-dire leur proie. N'espérez plus leur échapper, tant
que vous aurez un pied dans Rome ou aux environs. Et même, s'ils ont
quelque intérêt sérieux à vous épier ou à vous suivre, vous les verrez
sortir de terre en quelque lieu de l'Italie que vous vous trouviez.
Dès qu'ils ont pénétré ou cru pénétrer votre caractère, vos goûts, vos
besoins ou vos passions, ils s'arrangent pour les exploiter. Vous avez
l'air de ne pas me croire? Eh bien, vous verrez! Je vous attends à la
première amourette que vous aurez ici. Fût-ce la nuit, au fond des
catacombes, et sous triple cadenas, vous me direz si vous ne trouvez pas
ce Tartaglia sur vos talons, et s'il ne s'arrangera pas pour que vous
ayez absolument besoin de lui. Au reste, ne vous en chagrinez pas. Si
l'obsession de ce genre de démon familier est quelquefois irritante,
elle a aussi bien des avantages, et le mieux est de l'accepter
franchement. Ils ont les qualités de leur emploi; ils sont aussi
discrets pour garder votre secret qu'ils le sont peu pour vous
l'arracher. Ils connaissent toutes gens et toutes choses; ils ont
l'esprit subtil, pénétrant, agréable à l'occasion. Ils vous donnent
des conseils infâmes dans l'intérêt de vos passions; mais ils vous en
donnent aussi de fort bons dans l'intérêt de votre sécurité. Ils vous
avertissent de tout danger et vous préservent de toute école. On les
connaît, on les emploie, on les ménage. À mesure que vous prendrez
langue ici, vous apprendrez bien des choses et serez émerveillé de
voir à quel point, sur cette terre classique de la caste, le diable
rapproche, dans une mystérieuse intimité, les individus placés aux
points extrêmes de l'échelle sociale. Souvenez-vous que Rome est le pays
de la liberté par excellence. Entendons-nous: la liberté de faire le
mal! Il y a plus de deux mille ans que c'est ainsi.

--Je crois ce que vous me dites en voyant un vagabond comme ce Tartaglia
prendre possession de ce palais et de cette famille, comme ferait
un homme de confiance. Et pourtant nous sommes chez des Anglais qui
devraient avoir en exécration un pareil spécimen des moeurs locales!

--Rien de plus tolérant que les Anglais hors de chez eux, mon cher.
Voyager est pour eux une débauche d'imagination qui les soulage de la
roideur de leurs habitudes. Ceux-ci sont venus plusieurs fois en Italie,
et, si je ne les ai jamais rencontrés à Rome, c'est que je ne m'y suis
pas trouvé aux mêmes époques, ou qu'ils n'avaient pas, pour se faire
remarquer, cette belle nièce avec eux. Mais je vois bien que lord B***
connaît le terrain, et, quand je l'ai vu, hier au soir, accueillir le
Tartaglia si amicalement, je me suis dit que lady B*** était jalouse,
et que milord avait souvent besoin d'un éclaireur, d'un factionnaire ou
d'une vigie. Peut-être bien aussi Tartaglia sert-il à la fois d'espion à
la femme et de confident au mari; mais je vous réponds qu'il satisfait
aux exigences de l'un et de l'autre sans en trahir aucun, son affaire
étant de vivre de leurs bonnes grâces, et de vivre sans travailler,
ce qui est tout le problème à résoudre dans l'existence du prolétaire
romain.

--Ainsi, par fierté, ils refusent d'être laquais; mais, par goût, ils
sont...

--Hommes d'intrigues! Ceux qui ne le sont pas sont forcés de voler ou de
mendier. Si ce n'est par goût que beaucoup d'entre eux cherchent à vivre
des vices des classes riches, c'est au moins par besoin. Que voulez-vous
que fasse un peuple qui n'a ni commerce, ni industrie, ni agriculture,
ni relations avec le reste du monde? Il faut bien qu'il se mette à
sucer, comme un parasite, la sève de ces grands arbres qui étouffent les
plantes basses sous leur ombre. Cela vous indigne ou vous attriste? Bah!
c'est Rome, la merveille du monde, la ville éternelle de Satan, le
grand festin où, parasites nous-mêmes, nous venons chercher, selon nos
aptitudes, l'art, le mystère, la fortune ou le plaisir. A bon entendeur,
salut! Pourvu que vous ne fassiez pas de scandale, tout ira bien pour
vous. Et, pour ma part, excepté de prétendre à l'enthousiasme de miss
Medora, je suis disposé à vous aider en toute honnête entreprise, ou à
vous pardonner toute aventure agréable. Et, sur ce, je m'en vas trouver
il signor Tartaglia; car il m'a semblé que le drôle avait pour vous
une préférence inquiétante, et je veux que, par l'intermédiaire de la
Daniella, il me fasse _mousser_ auprès de la céleste Medora. A propos,
ajouta-t-il en s'en allant, permettez-moi, au premier dîner que
j'accepterai ici, de glisser dans l'oreille de la princesse que vous
êtes épris... en tout bien tout honneur (je sais comment il faut parler
à une Anglaise!) de sa piquante camériste.

--Dites que c'est une idée de peintre!

--Oui, c'est ça! une _tocade_! Ce sera bien assez pour vous faire
mépriser profondément. A demain! Je viendrai vous chercher pour vous
montrer un peu les principales masses de la ville. Mais je vous avertis
qu'il vous faudra bien un an pour voir tous les détails! Adieu!

A présent, j'entends la voix de lord B***, qui vient me chercher. Il m'a
dit qu'il se chargeait d'envoyer mes lettres en France par l'ambassade
anglaise, sans qu'elles eussent à passer par les mains de la police
papale, qui ne les laisserait point passer du tout.



X

Rome, 24 mars 185...

Je crois que je ne resterai pas ici; j'y suis abattu, faible; une
tristesse de mort me pénètre par tous les pores. Est-ce de Rome,
est-ce de moi que cela vient? Ces entretiens de chaque jour avec vous
m'arrachaient à des réflexions trop personnelles et me faisaient vivre
en dehors de mon spleen. Je vais tâcher de les reprendre, ne dussé-je
pas vous envoyer toutes ces écritures.

Mais si, pourtant; il faut que je vous promène avec moi dans ce
cimetière plus vaste, mais moins imposant mille fois que celui de Pise.
Il faut vous montrer Rome comme elle m'apparaît, dussé-je vous faire
partager ma désillusion.

Par où commencerai-je? Par le Colisée. Vous connaissez, par la peinture,
la gravure et la photographie, tous les monuments de l'Italie. Je ne
vous en décrirai aucun. Je vous dirai seulement l'impression que j'en ai
reçue. Celui-ci, quoique beaucoup plus vaste, en fait, que ceux de Nîmes
et d'Arles, que j'ai vus dans mon enfance, est moins saisissant. La
partie des gradins manque, et c'est ce revêtement qui donne à ces
vastes arènes leur caractère solennel, et qui aide l'imagination à y
reconstruire les terribles scènes du passé. Ici, ce n'est plus qu'une
carcasse gigantesque, des constructions superposées dont on ne
devinerait pas l'usage si on ne le savait pas d'avance. Et puis n'a-t-on
pas imaginé de sanctifier ce lieu funeste par un _chemin de croix_,
c'est-à-dire par un entourage intérieur de petites chapelles uniformes,
microscopiques, il est vrai, mais, en revanche, d'un nu et d'un blanc
si criard, qu'elles s'emparent de l'oeil et le crèvent, quelque effort
qu'il fasse pour s'en détacher! Entre ces chapelles, des échafaudages
de planches semblent destinés à un étalage forain; c'est là que des
capucins viennent prêcher pendant le carême. Ce que l'on nous racontait
chez vous des incroyables bouffonneries de ces énergumènes, et des
scènes burlesques que présentent ces prédications en plein vent, reste
beaucoup au-dessous de la réalité. Il faut l'avoir vu et entendu, pour
croire que cela existe encore. On dit que le haut clergé en rit, mais
qu'il le tolère, et ne pourrait s'y opposer sans mécontenter le peuple.

Je ne m'en fâcherais pas si ces saltimbanques emportaient leurs baraques
et la décoration de petits frontons badigeonnés dont ils ont enlaidi
l'arène du Colisée; mais cette décoration bénite et consacrée durera
peut-être plus que le Colisée lui-même. Il faut en prendre son parti, et
ne pas s'arrêter sous ces puissantes arcades ruisselantes de végétation,
au fond desquelles, au milieu d'une perspective magique de couleur, on
aperçoit, de quelque côté qu'on s'y prenne, un de ces objets disparates
qui tuent tout effet, en bannissant toute émotion sérieuse.

--Passons, me dit lord B***, qui avait voulu me servir de guide. Ce
n'est rien de plus qu'un tas de pierres bien grand.

Il avait presque raison.

Le Forum, les temples, toute cette série de vestiges magnifiques qui
s'étend le long du _Campo Vaccino_, depuis le Capitole jusqu'au Colisée,
n'est réellement très-intéressante que pour les antiquaires. Les arcs
de triomphe sont seuls assez entiers pour qu'on puisse les appeler des
monuments. On est enchanté, cependant, au premier abord, de voir tant
d'ossements du grand cadavre montrer encore l'étendue et l'importance de
sa vie et de son histoire. Les fragments relevés ou gisants sont beaux,
ou riches, ou énormes. Ce qui est resté debout fait encore grande figure
à côté des constructions qui ont été accolées ou qui touchent de trop
près, à côté surtout d'édifices modernes tels que le Capitole, qui
est une jolie chose trop petite pour sa base. Mais, à part l'intérêt
historique qui est incontestable, qu'est-ce qui manque donc pour que ces
ruines ne produisent pas plus d'effet sérieux sur le commun des mortels
comme votre serviteur? Pourquoi n'éprouve-t-il qu'un saisissement de
malaise et de regret plutôt que de surprise et d'admiration? Pourquoi
lui faut-il faire un notable effort pour se représenter le spectre du
passé planant sur ces restes dont l'attitude est encore significative et
la pensée lisible?

J'en cherche la raison, et je trouve celle-ci, qui est fort banale, mais
fort vraie: c'est que les ruines ne sont pas à leur place au beau milieu
d'une ville. Plus elles sont belles, plus elles font paraître laid tout
ce qui n'est pas elles. La mort et la vie ne peuvent pas trouver un
lien, une transition. Elles effacent mutuellement leur empreinte. On se
demande ici où est Rome, si elle existe, ou si elle a existé. C'est l'un
ou l'autre, et pourtant je ne vois bien ni l'un ni l'autre. La Rome du
passé n'existe plus assez pour m'écraser de sa majesté. Celle du présent
existe trop peu pour me la faire oublier, et beaucoup trop pour me la
laisser voir. Je sais bien qu'il n'y a pas moyen de relever la Rome
antique; mais il m'est venu un projet à l'état de vision qui arrangerait
toutes choses à ma guise: ce serait de faire disparaître la Rome moderne
et de la transporter ailleurs. Nous laisserions sur place ses palais et
ses églises, ses obélisques, ses statues, ses fontaines et ses grands
escaliers; et, au lieu de ses vilaines rues et de ses affreuses
maisons, nous apporterions de beaux arbres et de belles fleurs que
nous grouperions assez habilement pour isoler un peu les édifices des
diverses époques sans les masquer. Mais nous ne planterions qu'après
avoir bien fouillé ce sol immense qui nous rendrait autant de richesses
que nous en avons déjà à fleur de terre. Oh! alors, ce serait un beau
jardin, un beau temple dédié au génie des siècles, la véritable Rome de
nos rêves d'enfant, le musée de l'univers!

Quant à transporter la population dans un air viable et sur une terre
cultivée, la chose faite, elle ne s'en plaindrait pas. Elle n'aurait
certes pas lieu, même en supposant qu'elle restât sous le joug des
prêtres, de regretter l'atmosphère où elle végète et le foyer de
pestilence qui l'environne.

Mais assainir cette Rome d'aujourd'hui, au moral et au physique, me
paraît plus difficile que le rêve de la transplanter ailleurs.

Disons donc, pour en revenir à l'aspect des choses ici qu'elles sont
mal situées relativement au cadre qui les environne: un cadre de
constructions laides, pauvres, bêtes ou choquantes; et, par malheur,
rien qui puisse être dégagé pour l'oeil, de ces accessoires déplorables,
à moins de grands partis pris, de grandes dépenses, de grands moyens et
de grandes idées par conséquent. Sans aller aussi loin que moi tout à
l'heure (il ne m'en coûtait rien!), le formidable travail de démolition
et de reconstruction auquel se livre aujourd'hui l'édilité parisienne
serait ici aux prises avec des éléments grandioses, des rêves
magnifiques, sans compter les besoins impérieux d'assainissement que
réclame au plus vite une population décimée par la fièvre, même au sein
des quartiers réputés les mieux aérés et les mieux entretenus.

Si vous saviez en quoi consiste le nettoyage d'une ville qui possède à
chaque coin de rue ce que l'on appelle un _immondiziario_, c'est-à-dire
une borne, souvent décorée d'un fragment antique très-curieux, d'un
torse innommé ou d'un pied colossal, sur lequel s'entassent toutes les
ordures imaginables! Cela sert à enterrer des chiens morts sous des
trognons de choux et beaucoup d'autres choses que je ne vous dirai pas.
Comme les rues sont étroites et les dépôts considérables, il faut y
marcher à mi-jambe ou rebrousser chemin. Ajoutez à cela l'aimable
abandon du peuple romain, qui, en quelque lieu qu'il se trouve, sur
les marches des palais ou des églises, sous le balai même des custodes
irrités, sous les yeux des femmes et des prêtres, s'accroupit, grave,
cynique, le cigare à la bouche, ou chantant à pleine voix. Je me demande
comment les poëtes contemplatifs dont je vous parlais l'autre jour ont
tant pleuré sur les ruines et se sont assis sur tant de fûts de colonnes
sans être asphyxiés, car les ruines sacrées sont presque aussi polluées
que les rues fréquentées et les places publiques; et, l'autre jour, j'ai
vu la belle Medora au bras de mon ami Brumières, levant les yeux vers
le fronton de Sainte-Marie-Majeure, et s'extasiant sur les délices
intellectuelles de Rome..., mais promenant sa longue robe de soie et ses
incommensurables jupons brodés... J'avoue que je n'ai pu retenir un fou
rire, et que, ne pouvant plus songer à cette romantique beauté sans me
représenter le spectacle de cette distraction, je sens que je ne pourrai
jamais devenir amoureux d'elle.

Je vous demande bien pardon d'associer dans votre pensée l'image de Rome
à celle de la révoltante obscénité de ses coutumes et franchises; mais
c'est le trait caractéristique qui, du premier moment, vous donne la
clef de l'ensemble. L'abandon absolu de toute pudeur, l'absence de
répression, la magistrale insouciance du passant, la fièvre et la mort
planant sur le tout malgré une incessante pluie d'eau bénite, cela
explique bien des choses, et il ne faut pas s'étonner si l'on a pu bâtir
tant de cahutes avec les pierres des édifices sacrés, si des guenilles
immondes flottent sur les précieux bas-reliefs incrustés dans tous les
murs, et si, dans le monde moral que cet extérieur représente, il y a
des vices infâmes vainement arrosés d'eaux lustrales, et des vertus
natives écrasées sous d'effroyables misères.

Je me suis relevé de l'abattement moral où m'avait plongé cette première
impression, au milieu des Thermes de Caracalla. Ceci est une ruine
grandiose et dans des proportions colossales; c'est renfermé, c'est
isolé, silencieux et respecté. Là, on sent la terrifiante puissance des
Césars et l'opulence d'une nation enivrée de sa royauté sur le monde.

Mais ce qui, pour mon usage personnel, me semble préférable à tout, ici,
ce qui est unique dans l'univers, c'est le coup d'oeil que, par un ciel
sombre et rougeâtre, présente la via Appia, cette route des tombeaux
dont on parle moins dans les livres que de tout le reste, et dont
je n'avais vu aucune image. Je crois que cela est en grande partie
nouvellement exhumé et n'a pas encore eu trop de larmes de poëtes.
Je vois qu'on fouille encore et que, tous les jours, on découvre de
nouvelles tombes. Cette étroite, mais incommensurable perspective de
ruines tumulaires, est d'un effet que vous pouvez rêver incomparable,
sans crainte d'aller trop loin. C'est une route bordée, sans
interruption, de monuments antiques de toute dimension et de toutes
formes, avec un caractère harmonieux et une profusion de débris d'une
grande beauté. On a rassemblé tous ces fragments épars et enfouis; on a
réussi à rétablir assez chaque tombeau pour qu'ils aient tous un sens,
une physionomie, et la plupart de leurs inscriptions solennelles ou
facétieuses. Cela s'étend dans la campagne de Rome pendant plus d'une
lieue; et, si l'on fouille toujours, on trouvera peut-être tous les
monuments de cette route-cimetière qui allait jusqu'à Capoue.

Le pavé de lave basaltique sur lequel vous marchez est, en beaucoup
d'endroits, la voie basaltique même, et les roues des voitures
s'enfoncent dans les mêmes rainures qui furent creusées par le passage
des chars. A droite et à gauche de cette voie, qui coupe à vol d'oiseau
dans la campagne de Rome jusqu'à Albano, vous voyez s'élever, dans le
désert, les doubles et triples lignes de ces aqueducs monumentaux
dont la rupture et l'abandon font la beauté du tableau et, en partie,
l'insalubrité du pays. Les _souvenirs_ abondent: le tombeau de Sénèque,
le champ de bataille des Horaces, le temple d'Hercule, le cirque de
Romulus, et, ce qui est encore un monument debout et imposant, le
mausolée splendide de Cecilia Metella; mais je ne suis qu'un pauvre
peintre, et je ne vous parle que de ce qui frappe les yeux. C'est beau,
c'est grand, c'est coloré, c'est étrange surtout, cette via Appia, et
d'un caractère de désolation que ne trouble aucune construction moderne,
aucun accident vulgaire.


Je suis descendu d'un degré de plus dans le mépris de miss Medora en
avouant, après une journée de courses avec lord B***, que la plus
vive sensation de cette journée avait été le tableau que je vais vous
dépeindre.

Tartaglia, qui, bon gré mal gré, nous suit partout, et qui, en dépit
du silence que nous lui imposons, trouve moyen de nous faire faire sa
volonté, nous avait conduits au fond d'un abominable égout placé sous
des jardins, dans un coin tout rustique du Vélabre; car il faut vous
dire qu'à chaque pas et sans transition, cette ville est une ruine
antique, une cité chrétienne, un quartier _nobile_, et une campagne.
Nous avions descendu un petit chemin malpropre, et vu, dans une sorte
de précipice infect, un bonhomme lancer les charognes dont sa charrette
était chargée. Cette voirie, c'est la _Cloaca maxima_; cela a plus de
deux mille ans d'existence. Ce fut un grand ouvrage pour assainir Rome,
et c'est si solidement construit en blocs de travertin et de pépérin,
que cela sert encore à recevoir les eaux des égouts du quartier et à les
porter dans le Tibre. Mais je doute que la police s'en occupe beaucoup,
puisqu'il est maintenant à moitié comblé par les immondices, et qu'on
trouve plus simple d'y jeter des chevaux morts que de faire un trou pour
les enterrer.

Lord B***, qui est fort las d'antiquités, jurait après Tartaglia,
lorsqu'en revenant sur nos pas, nous remarquâmes un détail qui nous
avait échappé: c'est une excavation dans le tuf où, au fond d'un petit
antre noir, coule l'_Aqua argentina_, flot de cristal dont on ignore
l'origine. Cette eau, si belle et si précieuse dans une ville où les
eaux sont presque toutes funestes, est à la merci de la première
lavandière venue. Il y en avait là une que je n'oublierai jamais. Seule
dans cet antre, grande, maigre, jadis belle, hideusement sale, vêtue de
haillons couleur de terre, ses longs cheveux, encore noirs, épars sur
son sein nu, pendant comme celui d'une vieille Euménide, elle lavait,
battait et tordait avec une sorte de rage qui m'a fait penser aux
fantastiques _lavandières de nuit_ de nos légendes gauloises; mais elle
n'en avait que l'activité: c'était une Romaine ou plutôt une Latine.
Elle chantait quelque chose d'inouï, avec une voix haute, nasillarde et
plaintive, dans un patois dont je ne saisissais que ces rimes souvent
répétées _mar, amar_. J'aurais été désolé que Tartaglia me traduisît le
reste on qu'il m'apprît quel était ce dialecte. On sent en soi le
besoin de respecter les mystères de certaines sensations. J'aurais
été également fâché de songer seulement à faire un croquis de cette
pythonisse détrônée, qui se trouvait là comme sortie de terre, frappant
l'eau en cadence et essayant sa voix enrouée après deux ou trois mille
ans d'inhumation sous les ruines de Rome. Non, ce n'est pas moi qui
dirai maintenant cette formule classique que l'on trouve dans les
romans: _Il eût fallu à cette scène le pinceau d'un grand maître!_ Non,
certes, il ne fallait rien que voir entendre et se souvenir. Il y a des
choses qu'on ne prend sur le fait par aucun moyen matériel: l'âme seule
s'en empare. J'aurais bien défié le plus habile musicien de noter ce
que chantait la sibylle. Cela n'avait aucun rhythme, aucune tonalité
appréciables d'après nos règles musicales. Et cependant elle ne chantait
pas au hasard, elle ne chantait pas faux selon sa méthode, car je
l'écoutai longtemps, je vis que chaque couplet repassait exactement dans
les mêmes modulations et la même mesure. Mais que cela était étrange,
lugubre, funéraire! Ce thème peut être une tradition aussi ancienne que
la _Cloaca maxima_. C'était peut-être là le chant primitif des Latins,
et ce serait peut-être beau si nos oreilles, faussées par un système
inflexible, pouvait l'admettre ou le comprendre.

Voilà comment je peux vous expliquer, à vous, l'émotion qui m'avait
gagné, et que lord B*** voulut ensuite me faire traduire en paroles
convenables à sa précieuse nièce. Je n'aurais pu en venir à bout; je
m'en tirai par des plaisanteries, et il en résulta quelque aigreur entre
nous, au grand contentement de Brumières, qui était là à prendre le thé,
et qui me pousse le coude pour m'encourager, chaque fois que l'occasion
se présente de me rendre insupportable à l'objet de son culte.



XI

24 mars.

Je vous ai bien assez promené aujourd'hui chez les morts. Nous serons
forcés d'y retourner, car ici il n'y a pas moyen d'en sortir; mais, pour
aujourd'hui, il faut que je vous parle un peu des vivants.

Miss Medora est donc tout à fait persuadée que j'ai l'horreur du beau,
et j'ai bien senti, dans ses paroles, que, la Daniella aidant, Tartaglia
avait fait les affaires de mon camarade. On sait que je me défends
d'adorer les charmes irrésistibles de miss Medora, et que j'ose trouver
plus piquants ceux de la soubrette. La soubrette elle-même a l'air de
croire à mon amour, vu que je continue mon rôle et que je l'accable
de compliments exagérés. Brumières pousse sa pointe et se nourrit
d'espérances que je crois tout aussi folles que celles dont Tartaglia
persiste à vouloir m'enfiévrer.

Cela fait une situation assez piquante et qui m'égayerait si je pouvais
secouer je ne sais quel manteau de glace tombé sur mes épaules et sur
mon esprit depuis que je suis à Rome.

Il faut pourtant que je tâche de ne pas vous ennuyer aussi, et je veux
vous dire quelle singulière conversation j'ai entendue avant-hier; cela
fera la suite, et, à certains égards, la contrepartie de celle que j'ai
surprise à la _Réserve_. Il paraît que je suis destiné à m'emparer,
comme malgré moi, des secrets d'autrui. Ne me dites pas que je fais
métier d'écouter aux portes ou au travers des cloisons. Vous allez voir
comment la chose est arrivée.

Pour vous la faire comprendre, il faut que je vous dise où et comment je
suis logé.

Il arrive quelquefois, dans ces grands palais d'Italie, que les deux
étages principaux sont la propriété de personnages différents. Il en
a été ainsi dans celui où je me trouve, car ces deux habitations
superposées ont été arrangées de manière à être bien distinctes l'une
de l'autre. Nulle communication entre le premier et le second. Quand je
vais dîner avec mes Anglais j'ai à descendre jusque dans la rue pour
remonter chez eux par une autre porte située sur une autre façade de
l'édifice.

Mais cette disposition particulière n'a pas été prise lors de la
construction du palais, et il se trouve dans mon appartement, dans ma
chambre même, une porte donnant sur un petit escalier qui aboutit à une
impasse. C'était autrefois, sans doute, une des communications pour le
service intérieur de la maison, et elle est parfaitement murée. J'avais
exploré cet escalier le jour de mon installation, et, voyant qu'il
n'aboutissait qu'à un gros pilier pris dans la maçonnerie, j'avais jugé
parfaitement inutile d'en demander la clef.
                
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