Avant-hier donc, vers six heures, comme je venais de rentrer pour faire
un peu de toilette (car il est à peu près impossible de songer à dîner
dehors, lady Harriet m'envoyant dire cent fois tous les matins qu'elle
compte sur moi pour le soir), Je fus surpris de trouver cette porte
ouverte et le très-remarquable berret basque de Tartaglia sur la
première marche. Je l'appelai, il ne répondit pas; mais il me sembla
entendre remuer au fond de l'impasse, et j'y descendis dans l'obscurité.
Quand je fus à la dernière marche, je sentis une main se poser sur mon
bras.
--Que fais-tu là, coquin? lui dis-je reconnaissant le sans-gêne de mon
drôle.
--Chut! chut! tout bas! me répondit-il d'un ton mystérieux. Écoutez-la,
elle parle de vous!
Et, m'attirant avec lui contre la muraille, il m'y retint par le bras,
et j'entendis, en effet, prononcer mon nom.
C'était la voix de miss Medora qui m'arrivait à l'oreille, comme au
moyen d'un cornet acoustique, et qui disait:
--Tu déraisonnes; il te trouve laide, et c'est une coquetterie à mon
adresse, de faire semblant....
Un éclat de rire de la Daniella interrompit la jeune lady.
J'aurais dû n'en pas écouter davantage. Oh! cela, j'en conviens, et
voilà que, suivant la prédiction de Brumières, je subissais fatalement
la mauvaise influence de cette canaille de Tartaglia; mais croyez-vous
qu'un homme de mon âge, quelque sérieux que l'ait rendu sa destinée,
puisse entendre deux jolies femmes parler de lui, et résister à la
tentation de prêter l'oreille?
La Medora avait, à son tour, interrompu le rire de la Frascatine par une
réprimande assez aigre.
--Vous devenez sotte, lui disait-elle, et prenez garde à vous! Je
ne souffrirais pas auprès de moi une fille qui aurait de vilaines
aventures.
--Qu'est-ce que Votre Seigneurie appelle vilaines aventures? reprit
vivement la Daniella. Qu'y aurait-il de vilain à être aimée de ce jeune
garçon? Il n'est ni riche ni noble, et il me conviendrait beaucoup mieux
qu'à Votre Seigneurie.
Là-dessus, miss Medora fit une morale à sa femme de chambre, essayant
de lui prouver qu'un homme de _ma condition_, bien élevé comme je le
paraissais, ne pouvait prendre l'amour au sérieux avec une grisette,
avec une _artigiana_ de Frascati; qu'elle serait trompée, abandonnée, et
que, pour un moment de vanité satisfaite, elle aurait à pleurer tout le
reste de ses jours.
La Daniella ne me semble pas fille à tant se désespérer, le cas échéant,
car elle continua sur un ton très-décidé:
--Laissez-moi penser de tout cela ce que je veux, signora, et
renvoyez-moi si je me conduis mal. Le reste ne vous regarde pas, et les
sentiments de ce jeune homme pour moi ne peuvent que vous divertir,
puisqu'il vous déplaît encore plus que vous ne lui déplaisez.
La discussion alla quelque moment ainsi; mais, d'aigre-douce, elle
devint tout à coup violente. Miss Medora se plaignait d'être mal coiffée
(il paraît qu'on la coiffait pendant ce colloque); et, comme la Daniella
assurait avoir fait de son mieux et aussi bien qu'à l'ordinaire, l'autre
s'emporta, lui dit qu'elle le faisait exprès, et, s'étant apparemment
décoiffée, elle donna l'ordre de recommencer. Il y eut des larmes de la
Daniella; car, après un moment de silence, l'Anglaise reprit:
--Allons, sotte, pourquoi pleures-tu?
--Vous ne m'aimez plus, dit l'autre. Non! depuis que ce jeune homme est
ici, vous n'êtes plus la même: vous avez du dépit, et je vous dis, moi,
que vous l'aimez.
--Si je ne vous savais folle, répondit l'Anglaisa irritée, je vous
chasserais pour les impertinences que vous dites à tout propos; mais,
jet vous prends pour ce que vous êtes, une sauvage! Allons, venez me
mettre ma robe.
Le bruit d'une porte, brusquement fermée, mit fin à cette querelle et à
mon péché de curiosité. En cherchante retrouver l'escalier, je m'aperçus
que Tartaglia était toujours près de moi et qu'il n'avait pas dû perdre
un mot de tout ceci. Je l'avais oublié.
--Mais, insupportable espion, lui dis-je, pourquoi es-tu venu-là, et
comment oses-tu te permettre de surprendre les secrets d'une maison qui
t'accueille et te nourrit?
--En cela, répondit l'impudent personnage, nous sommes à deux de jeu,
_mossiou_!
--Fort bien, pensai-je, j'ai ce que je mérite.
Et, pour ne pas faire avec lui le pendant de la scène des deux jeunes
filles, je remis ma réplique à un autre moment.
--Avant de remonter, me dit-il en me retenant avec son incorrigible
familiarité, donnez-vous donc le plaisir de regarder la jolie invention!
Et, frottant sur le mur une allumette qui prit feu, pour nous éclairer
suffisamment, il me montra, sous le renfoncement de la muraille, contre
le pilier, une petite ouverture simulant l'absence d'une brique. J'y
collai mon oeil, et ne vis pas le plus petit rayon de lumière.
--Il n'y a rien là pour la vue, continua le cicérone de cet arcane
domestique. Cela serpente dans le mur; c'est arrangé pour entendre.
C'est comme une _oreille de Denys_.
--Et l'invention est de toi?
--Oh! non, certes! Je n'étais pas né quand celui qui a imaginé ça est
mort. C'était un cardinal jaloux de sa belle-soeur, qui...
Je remontai à ma chambre. J'ai peu de goût pour les historiettes
scandaleuses de Tartaglia. Vraies ou fausses, elles sont une satire si
sanglante des moeurs des princes de l'Église, et, en même temps, je le
vois tellement dévôt, que je me tiens avec lui sur mes gardes. Il
est trop libre dans son langage pour n'être pas mouchard, et agent
provocateur par-dessus le marché.
--_Mossiou! mossiou!_ dit-il en riant quand j'eus refermé la porte
en lui promettant beaucoup de coups de pied quelque part si je l'y
reprenais; vous ne feriez point cela! Je suis un Romain, moi, et, au
contraire de la Medora, qui fait l'indifférente parce qu'elle est
fâchée, vous faites le fâché pour cacher que vous êtes content. J'espère
que vous en êtes sûr, à présent, que j'avais raison? Vous êtes aimé! Je
ne me trompe jamais, moi! Allez, allez, Excellence, n'ayez pas peur. En
écoutant souvent par là, vous saurez comment il faut vous conduire, et
je vois, à présent, que vous vous y prenez bien. Vous poussez au dépit
pour faire pousser la passion. C'est bien, je suis content de vous; mais
vous, quand vous serez milord, souvenez-vous du pauvre Tartaglia.
Là-dessus, il sortit plus enchanté que jamais de lui-même.
La première parole que j'adressai à Medora, au moment du dîner, fut une
louange exorbitante sur l'admirable arrangement de ses cheveux. J'étais,
vous le voyez, dans une disposition d'esprit profondément scélérate;
mais il est certain que cette Daniella a un goût exquis et qu'elle est
pour moitié dans les triomphes de beauté de sa maîtresse.
--Pauvre fille, pensais-je, elle aussi, elle a des cheveux magnifiques
qui sont peut-être plus à elle que ceux de cette Anglaise, et on ne les
aperçoit que quand son mouchoir blanc se dérange.
Dans la querelle que j'avais entendue, certes la provoquée, la méconnue
et l'humiliée était cette pauvre Frascatine. N'est-ce pas une chose
contre nature pour une jeune fille d'avoir à s'effacer pour faire place
à une autre, et de consacrer sa vie à orner une idole en s'oubliant
soi-même? Et, parce que cette humble prêtresse de la Medora se
permettait de croire à mes hommages, la déesse courroucée l'avait
menacée de la chasser de son sanctuaire!
--Certainement, lui dis-je, je ne vous ai jamais vue si bien arrangée.
--Vous croyez? répondit-elle du ton d'une femme au-dessus de ces
misères. Je m'arrange toujours moi-même, et j'y mets si peu de temps!
--Ah! vraiment? Vous avez l'adresse d'une fée et le goût d'une véritable
artiste.
Nous étions seuls: elle en profita pour être coquette, et même un peu
lourdement, comme le sont, je crois, les Anglaises quand elles s'en
mêlent.
--Ne faites donc pas semblant de me regarder, dit-elle; je ne suis pas
belle du tout dans votre opinion.
--C'est vrai, répondis-je en riant: vous êtes laide, mais bien coiffée,
et j'envie votre habileté.
--Ah! et pourquoi faire? Voulez-vous donc natter et crêper vos cheveux?
--Je voudrais, dans l'occasion, savoir dire à un modèle comment il faut
s'arranger. Est-ce que vous me permettez de regarder de près?
--Oui, regardez bien, et vous direz à la fameuse lavandière de l'_Aqua
argentina_ de s'arranger comme moi. Ah ça! vous touchez à mes cheveux?
Savez-vous qu'on ne doit pas toucher à un seul cheveu d'une Anglaise?
--J'ai ce droit-là, ne vous semble-t-il pas?
--Vous? et pourquoi donc, s'il vous plaît?
--Parce que, auprès de vous, je suis absolument calme et indifférent. Je
suis le seul homme au monde capable d'une pareille imbécillité! donc,
le seul homme qui ne puisse vous inquiéter et vous offenser en aucune
façon.
Il faut vous dire que j'avais senti, au toucher, en effleurant la grosse
tresse de son chignon, la différence des cheveux morts avec les vivants,
et cela me donna l'aplomb d'ajouter:
--Croyez-vous qu'une femme qui n'aurait pas, comme vous, cette profusion
de cheveux, pourrait imiter votre coiffure?
--Je n'en sais rien, répondit-elle brusquement en me lançant un regard
d'aversion où je crus lire clairement ces paroles: «Vous savez que ma
grosse tresse n'est pas à moi, parce que la Daniella vous l'a dit, ou
qu'elle m'a coiffée de manière à rendre l'artifice visible.»
Elle sortit au bout d'un instant, et, quand elle revint, je vis que l'on
avait retouché à la coiffure. Je me repentis de mon impertinence: ceci
avait dû causer de nouvelles larmes à la pauvre Frascatine.
Je vois que je suis une pomme de discorde et que je dois cesser
absolument de taquiner l'une ou l'autre. J'espère être quitte envers
Brumières et m'être consciencieusement assuré l'antipathie de Medora.
Les impertinences de la soubrette m'ont bien aidé à obtenir ce résultat;
mais les choses ne doivent pas aller plus loin, si je ne veux pas que
Forage retombe sur la pauvre fille.
Savez-vous que je m'attache réellement à la personne la moins aimable
de la maison? Je ne parle pas de ce pauvre Buffalo, qui a réellement
beaucoup d'esprit et de savoir-vivre, mais au véritable chien galeux de
la famille, à lord B***, le prosaïque, le petit esprit, le vulgaire,
l'ignorant, l'homme nul, sans coeur et sans intelligence? Car telle
est l'opinion bien arrêtée désormais de lady Harriet sur te compte de
l'homme qu'elle a aimé jusqu'à la consomption, jusqu'à l'étisie. Quand
je regarde cette courte «t ronde personne, si bien guérie, si fraîche
dans son soleil d'automne, et si aimable quand elle oublie de déplorer
la médiocrité de son mari, je ne puis m'empêcher de m'effrayer à la
pensée de l'amour. Est-ce donc là une des réactions inévitables des
grandes passions, et faut-il absolument, quand on a été adoré, tomber
dans ce mépris que les délicatesses d'un grand savoir-vivre peuvent à
peine dissimuler chez lady B***, mais qui navrent son orgueil comme un
poison lent à dose coutume? Ceci ne serait rien encore, et vous me direz
que je ne cours pas si grand risque d'inspirer de grandes passions.
C'est bien mon avis; mais, si, par hasard, j'étais capable d'en
ressentir une et d'obtenir, pour compagne de ma vie, une femme adorée,
serais-je donc condamné, un jour ou l'autre, à éprouver les angoisses et
les écoeurements d'une désillusion comme celle dont lady B*** me montre
le triste exemple?
Il y a une chose certaine, cependant, c'est que lady B*** est dans
l'erreur sur le compte de son mari et sur le sien propre. Lord B*** lui
est infiniment supérieur sous tous les rapports sérieux. Sans avoir
beaucoup d'instruction ni d'esprit, il en a infiniment plus qu'elle;
et, quant au caractère, il y a en lui une loyauté, une chasteté, une
candeur, une philosophie, une générosité à la fois spontanées et
raisonnées qui laissent bien loin derrière elles la douceur naturelle,
la libéralité insouciante et la sensiblerie exaltée de sa femme. En
somme, ce sont deux bonnes et honnêtes natures; mais ici le mari a
toutes les qualités essentielles de l'homme, et l'épouse n'a que les
agréments vulgaires de la femme. Lady Harriet est un type que l'on voit
partout; lord B*** est une précieuse originalité, et, dans le cercle
obscur des vertus privées, une supériorité réelle.
An fond, je crois voir que ces deux âmes froissées ne se haïssent point,
et que, tout en maudissant le joug qui les lie, elles ne le verraient
pas se rompre sans douleur et sans effroi. Quelle est donc la cause du
désenchantement de l'une et du découragement de l'autre? Peut-être une
fausse appréciation du monde extérieur, trop de dédain pour ce monde, de
la part du mari, trop d'estime, de la part de la femme. Mais le dédain,
chez lord B***, vient d'un excès de modestie personnelle, et, chez lady
Harriet, l'engouement résulte d'un fonds de vanité frivole.
Voilà donc un ménage à jamais troublé, deux existences profondément
gâtées et stériles, parce qu'une femme manque de bon sens, et un homme
de présomption!
Je suis arrivé vite à parler de cette plaie secrète avec lord B***.
Son seul défaut, c'est de la laisser voir trop facilement. Il y a
si longtemps qu'elle le ronge! Peut-être aussi n'est-il pas né avec
beaucoup d'énergie. Je lui ai appris que j'avais entendu sa conversation
avec l'officier de marine, à la _Réserve_, et que j'avais résolu de
lui en garder le secret, même avant de prévoir que nous serions
liés ensemble. Il m'en sait un gré infini et me tient pour un homme
excessivement délicat. Il ne s'aperçoit pas que ma discrétion ne sert
pas à grand'chose, et que son attitude pénible, mélancolique et un peu
railleuse auprès de sa femme, fait deviner à tout le monde ce que je
sais avec plus de détail seulement. Je me suis permis de le lui dire, et
il m'a remercié de ma franchise, en promettant de s'observer; mais
lady Harriet a, dans ses indignations rentrées ou dans ses soupirs de
compassion, quelque chose de si blessant pour lui, que je doute de
l'utilité de mes humbles avis. Il semble, d'ailleurs, que tous deux
soient tellement habitués à ne pas s'accepter, qu'ils périraient d'ennui
et ne sauraient plus que faire d'eux-mêmes, si on arrivait à les mettre
d'accord.
La belle Medora devrait être un trait d'union entre eux; mais il ne
paraît pas qu'elle y ait jamais songé. C'est, je le crains bien, une
tête éventée, sous son air grave et pensif. Élevée à travers champs par
une mère voyageuse, ensuite orpheline et promenée de famille en famille,
elle a fait acte d'indépendance dès sa majorité (car elle a déjà quelque
chose comme vingt-cinq ans), en choisissant sa tante Harriet pour
chaperon définitif. Cette préférence s'explique peut-être par des
affinités de goût et d'habitudes: amour de la parure, de la paresse et
de l'apparence en toutes choses. Elles nous font l'honneur d'appeler
cela des goûts d'artistes. Et puis la jeune personne a fait cause
commune de plaintes et de dénigrements moqueurs avec la chère tante
contre le pauvre oncle. Lord B*** en souffre et le supporte.
--Elle a doublé ma part de blâme, dit-il, en apportant son contingent de
remarques défavorables sur mon compte; mais, d'autre part, elle a allégé
mes ennuis en réussissant à faire rire Harriet. C'est presque toujours à
mes dépens; mais, du moment qu'elle rit, elle est un peu désarmée, et si
on me méprise davantage, du moins on me laisse plus tranquille.
Nous avons retiré du journal de Jean Valreg quelques chapitres que
nous nous proposons de publier à part. Les impressions de voyage
l'emportaient trop sur le roman de sa vie, et, dans le choix que nous
avons fait, nous désirons rétablir un peu l'équilibre auquel il ne
songeait nullement à s'astreindre, en nous écrivant ces réflexions.
Nous ne le suivrons donc ni dans les musées, ni dans les églises, ni
dans les palais de Rome, et c'est à Frascati que nous reprendrons le fil
de ses aventures.
XII
Frascsti, 3l mars
Je crains, mon ami, d'avoir été bien spleenétique ces jours derniers.
Mon dégoût de Rome s'est terminé par quelques jours de maladie. J'ai
quitté Rome et j'espère être mieux ici.
La principale cause de mon mal, c'est le froid que j'ai éprouvé à
Tivoli. C'est bien beau, Tivoli! Je vous en parlerai un autre jour. Je
sais que vous voulez, avant tout, que je vous parle de moi. La bonne
lady Harriet, me voyant trembler la fièvre,--cela m'avait pris comme un
état convulsif en rentrant de cette course,--a prétendu me soigner et
me veiller elle-même. Son mari a eu beaucoup de peine à lui faire
comprendre que cela me gênait et me contrariait au point de me rendre
beaucoup plus malade, et c'est lui qui s'est chargé de moi. Mais avec
quelle délicatesse et quelle bonté! Cet homme est réellement excellent!
Voyant que j'éprouvais comme les chats, le besoin de me cacher d'être
malade, il s'est caché lui-même derrière mon lit et ne s'est montré
que quand, battant la compagne, j'ai été hors d'état de comprendre la
sollicitude dont j'étais l'objet.
Je suis resté ainsi deux fois douze heures, avec un intervalle de douze
heures entre les deux accès. Un bien habile et bien digne médecin
français m'a médicamenté à propos et sauvé, je crois, d'une plus grave
maladie. Je dois dire que la petite Daniella m'a montré aussi beaucoup
d'intérêt, et que, dans mes moments lucides, je l'ai vue autour de moi,
aidant lord B*** à me dorloter. Et puis je ne l'ai plus revue, et même,
lorsque je l'ai cherchée dans le palais pour lui faire mes remerciements
et mes adieux au moment du départ, il m'a été impossible de
l'apercevoir.
C'est qu'il faut vous dire que je me suis enfui à la sourdine. Aussitôt
que j'ai été sur mes pieds, je me suis fait conseiller la campagne pour
quelques jours, par le docteur Mayer. J'aurais voulu retourner à Tivoli;
mais l'air y est mauvais, et c'est Frascati qui m'a été désigné. Lord
B*** voulait m'y amener et s'occuper de mon installation; mais je
déteste tant occuper les autres de ma sotte personne, encore nerveuse et
irascible comme on l'est quand on se sent affaibli, que je me suis sauvé
avant le jour désigné pour le voyage. J'ai pris une petite voiture de
louage, et me voilà enfin libre, c'est-à-dire seul.
Frascati est à six lieues de Rome, sur les monts Tusculans, petite
chaîne volcanique qui fait partie du Systems des montagnes du Latium.
C'est encore la campagne de Rome, mais c'est la fin de l'horrible désert
qui environne la capitale du monde catholique. Ici, la terre cesse
d'être inculte et la fièvre s'arrête. Il faut monter pendant une
demi-heure, au pas des chevaux, pour atteindre la ligne d'air pur qui
circule au-dessus de la région empestée de la plaine immense; mais cet
air pur est moins dû à l'élévation du sol qu'à la culture de la terre
et à l'écoulement des eaux; car Tivoli, plus haut perché du double que
Frascati, n'est pas à l'abri de l'influence maudite.
Aux approches de ces petites montagnes, quand on a laissé derrière soi
les longs aqueducs ruinés et trois ou quatre lieues de terrains ondulés
sans caractère et sans étendue pour le regard, on traverse de nouveau
une partie de la plaine dont le nivellement absolu présente enfin un
aspect particulier assez grandiose. C'est un lac de pâle verdure qui
s'étend BUT la gauche jusqu'au pied du massif du mont Gennaro. Au
baisser du soleil, quand l'herbe fine et maigre de ce gigantesque
pâturage est un peu échauffée par l'or du couchant et nuancée par les
ombres portées des montagnes, le sentiment de la grandeur se révèle. Les
petits accidents perdus dans ce eadre immense, les troupeaux et leurs
chiens, seuls bergers qui, en de certaines parties du steppe, osent
braver la malaria toute la journée, se dessinent et s'enlèvent en
couleur avec une netteté comparable à celle des objets lointains sur la
mer. Au fond de cette nappe de verdure, si unie que l'on a peine à se
rendre compte de son étendue, la base des montagnes semble nager dans
une brume mouvante, tandis que leurs sommets se dressent immobiles et
nets dans le ciel.
Mais, en résumé, voici la critique qui se présente à mon esprit sur
l'effet bien souvent manqué de la plaine de Rome. Je dis _manqué_ par
la nature sur l'oeil des coloristes, et peut-être aussi sur l'âme des
poëtes. C'est un défaut de proportion dans les choses. La plaine est
trop grande pour les montagnes. C'est une étoile énorme avec un petit
cadre. Il y a trop de ciel, et rien ne se compose pour arrêter la
pensée. C'est solennel et ennuyeux, comme en mer un calme plat. Et puis
le genre de civilisation de ce pays-ci trouve moyen de tout gâter, même
le désert. Puisque désert il y a, on voudrait le voir absolu, comme
la prairie indienne de Cooper, dont les défauts naturels me semblent,
d'après ses descriptions et les images que j'ai vues, assez comparables
à ceux d'ici: de trop petites lignes de montagnes autour de trop grands
espaces planes; mais, au moins, la prairie indienne exhale le parfum de
la solitude, et l'oeil du peintre qui voit, quoiqu'il fasse, à travers
sa pensée, peut se reposer sur une sensation d'isolement complet et
d'abandon solennel.
Ici, n'espérez pas oublier les maux passés ou présents de l'état social.
Cette plaine est parsemée de détails criards, d'une multitude de petites
ruines antiques plus ou moins illustres; de tours guelfes ou gibelines,
très-grandes de près, mais microscopiques sur cette vaste arène; de
cahutes de paille, assez vastes pour abriter, la nuit, les troupeaux
errants pendant le jour, mais si petites à distance, qu'on se demande si
un homme peut y loger. Ce semis de détails toujours trop noirs ou trop
blancs, selon l'heure et l'effet, est insupportable, et fait ressembler
la plaine à un camp abandonné.
Pardonnez-moi cette critique froide de lieux qu'on est forcé, par
l'usage de trouver admirables de lignes et ruisselants de poésie. Il
faut bien que je vous explique pourquoi, sauf de rares instants où
l'oeil saisit un détail par hasard harmonieux (les troupeaux le sont
toujours et partout) et une échappée entre deux buttes où, par bonheur,
il n'y a pas de ruines _tranchantes_, je m'écrie intérieurement:
--Laid, trois fois laid et stupide le steppe de Rome! Ô mes belles
landes plantureuses de la Marche et du Bourbonnais, personne ne parle de
vous! Voilà ce que c'est que de manquer de peste, de cadavres, de rapins
et de _larmes de poète_!
Enfin, ici, à Frascati, on entre dans un autre monde, un petit monde de
jardins dans les rochers, qui, grâce au ciel, ne ressemble à rien et
vous fait comprendre les délices de la vie antique. Je tâcherai de vous
en donner peu à peu l'idée; car c'est un cachet bien tranché, et voici
la première fois que je me sens vraiment loin de la France et dans
un pays nouveau. Pour aujourd'hui, je ne vous parlerai que de mon
installation dans un domicile étrange comme le reste.
Oubliez vite ce mot que je viens de dire: _les délices de la vie
antique_, en parlant de la villégiature romaine. La campagne qui
m'environne mérite le titre de délicieuse; mais la civilisation n'y a
point de part pour le pauvre voyageur, et, si les villas princières que
je vois de ma fenêtre attestent un reste de magnificence, la population
ouvrière et bourgeoise qui végète à leur pied ne me parait pas s'en
ressentir le moins du monde.
La ville est pourtant jolie, non-seulement par sa situation pittoresque
et son côté de ruines pendant sur le ravin, mais encore par elle-même.
Elle est bien coupée et assez bien bâtie. On y arrive par une porte
fortifiée qui a du caractère; la place, bien italienne avec sa fontaine
et sa basilique, annonce une importance, une étendue et une aisance qui
n'existent pas; mais c'est comme cela dans toutes ces petites villes des
États de l'Église: toujours une belle entrée, des monuments, quelques
grandes maisons d'aspect seigneurial, quelque villa élégante ou quelque
riche monastère ayant à vous montrer quelques; tableaux de maîtres; et
puis, pour cité, une bourgade d'assez bon air, peuplée de guenilles et
recélant à l'intérieur une misère sordide ou une insigne malpropreté.
Je suis entré dans vingt maisons pour trouver un coin où je pusse
m'établir, et Dieu sait, qu'élevé dans un pauvre village de paysans, je
n'apportais pas là de prétentions aristocratiques. J'ai trouvé partout
le contraste particulier à ce pays: un luxe de décoration inutile au
milieu d'un dénûment absolu des choses les plus nécessaires à la vie.
Dans la plus pauvre demeure, des sculptures et des peintures: nulle
part, à moins de prix exorbitants, un lit propre, une chaise ayant ses
quatre pieds, une fenêtre ayant toutes ses vitres. J'entrais dans ces
maisons sur leur mine. Bien bâties et tenues fraîches, au dehors, par un
air pur, elles annonçaient l'aisance. On est tout surpris de trouver,
dès l'entrée, une sorte de vestibule voûté qui sert de latrines aux
passants; un escalier noir, étroit, avec des marches de deux pieds de
haut, conduisant à un bouge infâme dont l'odeur vous fait reculer. Il
est vrai que l'on a du marbre sous les pieds et des fresques telles
quelles sur la tête. Le superflu est le nécessaire pour le Romain, et
réciproquement.
L'intérieur de l'_Albergo Nobile_ de Frascati, ancien palais vendu et
revendu, est une curiosité sous ce rapport. On traverse de vastes salles
remplies de statues de marbre blanc, copiées sur des antiques. Dans un
grand hémicycle qui sert de salon principal, il y a tout un Olympe
d'une colossale bètise. Ailleurs, ce sont des chambres représentant des
paysages vus à travers des colonnes, des salles de bain fort agréables,
avec des baignoires de marbre blanc sur le modèle des vasques antiques;
d'autres endroits plus secrets encore sont aussi en marbre blanc et
décorés de sculptures. Puis sur tout ce luxe de parois, loques de tapis
rapiécés, des fauteuils dépareillés, si gras et si vermoulus, qu'on
n'ose s'y asseoir; des lits rembourrés d'ardoises, et, pour ornements,
des vases en cartonnage fané, rouge et or, contenant des bouquets de
plumes de paon. Je m'imagine que le roi de Tombouctou, ou le grand
chef des Têtes-Plates, se pâmerait d'aise devant un pareil goût de
décoration.
Ce que j'ai enfin trouvé de plus confortable et de moins cher, c'est la
villa Piccolomini, où me voilà installé. C'est une grande maison carrée,
largement bâti, et qui, malgré son dénûment et son état de dégradation,
mérite encore le titre de palais. Un perron, à marches brisées et
disjointes, où il faut se baisser pour passer sous le linge qui sèche
sur des cordes, donne entrée à un vestibule fermé, qui, rempli de
fleurs, ferait une jolie serre. Au rez-de-chaussée s'étendent d'immenses
appartements voûtés, d'une élévation disproportionnée, et percés de
petites fenêtres qui ont fermé jadis. Tout cela est disposé pour le
frais en été; mais, au temps où nous sommes, c'est glacial. La fresque
qui garnit tout, de la base au faîte de ces chambres-édifices, est d'un
goût insupportable. Tantôt cela veut imiter les arabesques de Raphaël
et n'imite absolument rien; tantôt d'atroces bonshommes nus, soi-disant
divinités mythologiques, se tordent au plafond dans des poses terribles
qui imitent grotesquement les Michel Ange. Les portes sont à fond d'or,
rehaussées du chapeau et des cordelières du cardinalat, emblèmes qui
vous poursuivent dans toutes ces demeures seigneuriales, puisqu'il n'est
pas d'ancienne famille qui n'ait eu quelques-uns de ses membres pourvus
des hautes dignités de l'Église.
Tout cela est sale, crevassé, moisi, terni d'une croûte de piqûres
de mouches. De lourdes consoles dorées, à dessus de riches et laides
mosaïques, et menaçantes de vétusté garnissent les coins. Les glaces,
de quinze pieds de haut, sont dépolies par l'humidité, et raccommodées,
dans leurs brisures, avec des guirlandes de papier bleu. Le pavé de
petites briques s'égrène sous les pieds. Les lits de fer, sans rideaux,
disparaissent dans l'immensité. Le reste du mobilier est à l'avenant de
cette misérable opulence. Une pauvre cheminée pour tout un appartement
de cinq pièces énormes, est à peu près inutile: on ne trouve de bois à
acheter à aucun prix à Frascati, bien que ses collines soient couvertes
d'une magnifique végétation; mais tout cela appartient à trois ou quatre
familles qui, à bon droit, respectent leurs antiques ombrages, et n'ont
rien de superflu à vendre de leur bois mort. Le pauvre monde et les
étrangers qui s'imaginent, comme moi, qu'il faut aller chercher un hiver
doux et un printemps chaud en Italie, se dégèlent le bout des doigts à
la flamme rapide de quelques tiges de bambous pourris qui ne peuvent
plus servir d'échalas aux vignes, et qu'on daigne leur vendre aussi cher
que, chez nous, des bûches de Noël.
Au-dessus de ce rez-de-chaussée qui, sur l'autre face de la maison,
bâtie à mi-côte, est un premier étage, s'étendent des appartements
encore plus vastes, habités en été par une famille suisse, aujourd'hui
propriétaire de la villa Piccolomini. Maintenant la maison serait
entièrement vide sans la présence de quatre ouvriers qui viennent passer
la nuit dans une cave, et celle de la Mariuccia, qui demeure dans les
combles.
La Mariuccia, c'est-à-dire la Marion ou la Mariette (j'avoue que j'ai
été influencé par cette similitude de nom avec la vieille gouvernante
de mon oncle le curé), la Mariuccia est la gardienne, la servante, la
gouvernante, la cuisinière, le régisseur, le _factotum_ de cette grande
habitation et des terres qui en dépendent. C'est un être assez singulier
et assez remarquable: petite, maigre, plate, édentée, malpropre,
hérissée, elle s'attribue _una trentasettesina_ d'années. J'ai été fort
effrayé quand elle m'a offert de faire mon ménage et ma cuisine;
mais, en causant avec elle, j'ai reconnu qu'elle était excessivement
intelligente, spirituelle même, et qu'elle me serait une ressource dans
ces heures de spleen où l'on a besoin d'échanger quelques paroles,
quelques idées avec une créature humaine, si bizarre qu'elle soit.
Elle m'a promené et piloté minutieusement dans _son_ palais en
commençant par les plus belles chambres et en finissant par les plus
humbles, et débattant les pris avec une âpreté énergique. Comme ces prix
étaient, en somme, les plus raisonnables que j'eusse encore rencontrés,
je ne les discutais que pour me divertir de sa physionomie et de sa
parole, étourdissantes de vivacité. Je m'attendais à être rançonné comme
partout et mis au pillage comme une proie acquise aux exigences de
détail d'une servante-maîtresse. J'y étais tout résigné; mais à peine
eus-je fait choix de mon gîte, que les choses changèrent subitement. La
Mariuccia, soit qu'elle m'eût pris en amitié, soit qu'elle ait dans le
caractère un fonds de bonté réelle, commença à me dorloter comme si elle
m'eût connu toute sa vie. Elle s'inquiéta de ma pâleur et se mit en
quatre pour réchauffer ma chambre, défaire ma malle et préparer mon
dîner. Elle apporta chez moi le meilleur fauteuil et les meilleurs
matelas de la maison, fouilla l'appartement de ses maîtres pour me
trouver des livres, une lampe, un tapis propre; bouleversa le grenier
pour me choisir un paravent, et courut au jardin pour me procurer
quelques poignées de bois mort. Enfin, elle fixa le prix de ma
consommation et celui de son service avec une discrétion remarquable.
Cela m'a mis fort à l'aise avec elle, non que je sois d'humeur à
regimber contre le système d'exploitation auquel tout voyageur doit
se soumettre en Italie pour avoir la paix, mais parce qu'on se sent
vraiment soulagé, dès que l'on peut voir dans un être de son espèce,
quoiqu'il soit, un égal sous le niveau de la probité.
Me voilà donc dans un appartement situé au troisième; un troisième qui,
en raison de la hauteur des étages inférieurs serait un sixième à Paris.
De là, j'ai la plus admirable vue qui se puisse imaginer. Je devrais
dire les deux plus admirables vues, car les deux pièces que j'occupe,
faisant l'angle de la maison, j'ai, d'un côté la chaîne des montagnes
depuis le Gennaro jusqu'au Sokafe, la campagne de Rome et Rome tout
entière, visible à l'oeil nu, malgré les treize milles de plaines qui
m'en séparent à vol d'oiseau; de mon autre fenêtre, c'est plus beau
encore: au delà de la plaine immense, je vois la mer, les rivages
d'Ostie, la forêt de Laurentum, l'embouchure du Tibre, et, au-dessus
de tout cela, montant comme des spectres dans le ciel, les pâles
silhouettes de la Sardaigne. C'est immense, comme vous voyez, et un
rayon de soleil m'a fait paraître tout cela sublime. Je peux donc être
ici languissant de santé, paresseux ou enfermé par la pluie. J'ai le
vivre et le couvert assurés, une bonne femme pour me montrer de temps en
temps une figure comique et bienveillante, deux pièces très-basses, mais
assez vastes, trop mal closes et trop haut perchées d'ailleurs pour
n'être pas suffisamment aérées; quelques livres propres à me renseigner
sur le pays, et, n'eussé-je que quelques rares éclaircies de soleil, un
des plus beaux spectacles que j'aie jamais contemplés.
En ce moment, tenez, c'est splendide. Les montagnes sont d'union d'opale
si fin, si doux, qu'on les croirait transparentes. Tout ce côté de
l'est se baigne dans des reflets d'une exquise suavité. Le couchant,
au contraire, est embrasé d'un rouge terrible. Le soleil, abaissé sur
l'horizon, éclate d'autant plus ardent que des masses opaques de nuages
violets s'amoncellent autour de lui. Les méandres marécageux du Tibre se
dessinent en lignes étincelantes sur des masses de forets encore plus
violettes que le ciel. La mer est une nappe de feu, et, comme pour
rendre le tableau plus lumineux et plus bizarre, une riche fontaine,
située sur la terrasse d'une villa voisine, semble faire jaillir, aux
premiers plans, une pluie d'or fondu qui se détache sur un fond de
sombre verdure.
Mes deux chambres sont, à mon sens, les moins laides de la maison,
parce qu'elles n'ont aucune espèce d'ornement. C'est pour cela que la
Mariuccia me les a cédées au moindre prix possible, estimant que je
devais être bien pauvre, puisque je consentais à me passer de fresques
et de bustes. C'est peut-être aussi pour cela qu'elle m'apporte les
meubles les plus propres de l'établissement, compensation qui lui paraît
probablement moins sérieuse qu'à moi.
Vous voilà tranquille sur le compte de votre serviteur et ami, qui,
un peu fatigué de sa journée, va se coucher avec le soleil, comme les
poules.
XIII
Frascati, villa Piccolomini, 1er avril.
Les nuées violettes du couchant n'avaient pas menti: il a fait, cette
nuit, une tempête comme je n'en ai jamais entendu. Malgré l'épaisseur
des murs et la petitesse des fenêtres, circonstances qui me semblaient
devoir assourdir le vacarme extérieur, j'ai cru que la villa Piccolomini
s'envolerait à travers ces espaces sans bornes que mon oeil contemplait
hier au soir. J'ai dormi malgré tout; mais j'ai rêvé dix fois que
j'étais en pleine mer sur un navire qui volait en éclats. Il pleut fin
et serré, ce matin. Le colossal paysage que je vous décrivais n'existe
plus. Plus de mont Janvier, plus de Socrate, plus de Saint-Pierre, plus
de Tibre, plus de mer. C'est gris comme une matinée de Paris. Je ne
distingue que les maisons de Frascati sous mes pieds; car la villa
Piccolomini, placée à une extrémité de la ville, occupe le premier
plan d'un système de terrasses naturelles verdoyantes qu'il me tarde
d'explorer.
La Mariuccia vient de m'apporter une tasse de lait passable; et, en
attendant que je puisse sortir, je vais vous raconter les circonstances
que j'ai omises dans mon bulletin d'hier.
Il s'agit d'une course à Tivoli que je vous ai sommairement indiquée et
dont les faits me paraissent si étranges aujourd'hui, que j'ai besoin
de me bien tâter pour m'assurer que je n'ai pas rêvé cela pendant ma
fièvre.
J'aime bien à être seul, ou tout au moins avec des artistes, pour aller
à la découverte des belles choses; mais la famille B*** avait décrété,
le 26 du mois dernier, qu'elle irait à Tivoli et que je serais de la
partie. On n'invita pas Brumières, quoiqu'il eût pu y avoir place pour
lui dans la calèche. J'offrais de me mettre sur le siège avec le cocher;
mais ma proposition fut comme éludée, et, croyant m'apercevoir d'une
certaine opposition, surtout de la part de lady B***, je n'osai pas
insister, et je m'abstins de prévenir Brumières de la possibilité de son
admission.
La route m'ennuya beaucoup jusqu'à la solfatare, où l'intérêt géologique
commence. Il faisait tour à tour trop chaud, et trop froid; lady Harriet
et sa nièce ne cessaient de vouloir forcer lord B***, et moi, par
contre-coup, à nous extasier sur la poésie, sur la beauté de la plaine,
et, par toutes les raisons que je vous en ai données, je trouvais cette
interminable solitude sans caractère, insupportable à traverser.
Nous allions pourtant aussi vite que possible, lord B*** ayant fait
l'acquisition de quatre magnifiques chevaux du pays. C'est une race
précieuse. Ils ne sont pas très-grands, mais assez doublés sans être
lourds; ils trottent vite; ils ont de l'ardeur et de la solidité. Leur
robe est d'un beau noir, leur poil très-fin et brillant. La tête est un
peu commune, le pied un peu vache, mais les formes sont belles quant au
reste. Ils ont le caractère hargneux, et il ne se passe pas d'heure où
l'on ne voie, à Rome ou autour de Rome, des querelles sérieuses entre
hommes et bêtes. Cavaliers et cochers sont intrépides, mais généralement
équitent ou conduisent avec plus de hardiesse, de violence et
d'obstination que de véritable adresse et de raisonnement. Pourtant, les
accidents sont rares, les chevaux ne manquent jamais par les jambes et
descendent à fond de train, sur les dalles, les pentes les plus rapides
des collines de la métropole.
Je remarquai, avec lord B***, qui essayait cet attelage avec attention
pour la première fois, que le type de ces animaux était exactement celui
du cheval de bronze doré de Marc-Aurèle dans la cour du Capitole. Il
m'a dit, et je l'ai oublié, de quelle partie des États de l'Église ils
proviennent. Ce n'est pas de l´_agro romano_, je présume, car tous les
élèves que l'on voit courir dans le steppe sont rachitiques et d'une
race vulgaire, ainsi que les juments qui les produisent. Les boeufs y
sont également petits et laids, bien qu'ils appartiennent à cette belle
espèce d'un blanc de lait, aux cornes démesurées, que l'on voit employée
aux transports sur les routes, et aux travaux des champs dans la
région des montagnes. Cette espèce est fort étrange. Elle est encore
très-petite relativement à nos espèces de France; mais la finesse de ses
formes et de son poil, la beauté de ses jambes et de sa face devraient
en faire, pour les artistes, le type de la race bovine. On emploie
pourtant le buffle de préférence dans les tableaux de l'école romaine,
sans doute à cause de son étrangeté: mais le buffle est un hideux
animal.
Cette race de boeufs blancs est, m'a-t-on dit, originaire de la Vénétie;
mais le développement vraiment fantastique des cornes me parait une
dégénérescence due au sol romain, et une preuve de faiblesse plutôt que
de vigueur. On laboure ici avec tout ce qui tombe sons la main dans la
prairie: boeufs, vaches, ânes ou chevaux; mais on laboure très-mal, sans
s'occuper de l'écoulement des eaux, sans assainir ni unir le terrain. La
terre est légère et le climat favorable; mais la grande question pour
les laboureurs est de se dépêcher, et de séjourner le moins possible sur
ces terrains pestilentiels. Tous sont étrangers au terroir. Journaliers
nomades, ils couchent, pendant la quinzaine des travaux, dans ces ruines
ou ces paillis qui servent de point de repère dans l'étendue; puis ils
disparaissent en toute hâte et vont chercher de l'ouvrage dans des lieux
plus salubres, jusqu'à ce qu'ils reviennent faire la moisson de ces
semences abandonnées aux influences naturelles, et totalement privées de
soins jusqu'à leur maturité.
Les animaux, abandonnés avec presque autant d'incurie que les végétaux,
se ressentent aussi du mauvais air. Dès que l'on s'élève au-dessus de
ces régions funestes, les races grandissent et embellissent comme les
plantes.
Les plus jolis animaux que l'on voie ici sont les chèvres. Un vaste
troupeau de race cachemirienne était littéralement couché et endormi
comme un seul être sur le bord du chemin, et, au milieu de ce troupeau,
dormait aussi un enfant vêtu de la peau d'une de ses chèvres et couché,
pêle-mêle avec les petits chevreaux. Au bruit de la voiture tout
s'éveilla en sursaut, tout bondit à la fois sous le coup d'une terreur
indicible. Ce fut comme un nuage de soie blanche qui s'envolait en
rasant le sol, les cabris se livrant à des cabrioles échevelées, les
mères faisant flotter leurs franges éclatantes à la brise, le petit
berger, propre et blanc aussi, parce qu'il n'avait d'autre vêtement que
sa toison neuve, courant éperdu, tombant et se relevant pour fuir avec
ses bêtes effarouchées.
On arrêta la calèche pour jouir de cette scène. Je descendis et parvins
à rassurer le petit sauvage, qui consentit à me laisser prendre un de
ses chevreaux pour le montrer de près à miss Medora.
C'est ici, mon ami, que commence l'étrange aventure. La belle Medora
prit le petit animât sur ses genoux, le caressa, lui fit manger du pain,
le dorlota jusqu'à ce que lord B***, impatienté, lui eût rappelé que le
temps s'écoulait et que nous n'avions pas trop de la journée pour voir
Tivoli à la hâte et revenir à Rome. Puis, lorsqu'elle me rendit
le chevreau, après avoir attaché sur moi un regard tout à fait
inexplicable, elle se rejeta dans le fond de la voiture et couvrit son
visage de son mouchoir.
Ce mouvement me fit croire que le cabri sentait mauvais et que miss
Medora, s'en apercevant tout à coup, respirait son mouchoir parfumé.
Je me hâtai de porter le chevreau au chevrier, qui ne manqua pas de me
tendre la main avant que j'eusse eu le temps de porter la mienne à ma
poche pour y prendre, à son intention, quelques baroques. Mais, quand je
remontai en voiture, je vis Medora sanglotant, sa tante s'efforçant
de la calmer, et milord sifflant entre ses dents un _lila burello_
quelconque, de l'air d'un homme embarrassé d'une scène ridicule. Cette
situation incompréhensible me mit fort mal à l'aise. Je me hasardai à
demander si miss Medora était malade. Aussitôt le mouchoir cessa de
cacher son visage, et, à travers de grosses larmes qui coulaient encore,
elle me regarda d'un air étrange, en me répondant, d'un ton enjoué,
qu'elle ne s'était jamais sentie si bien.
--Oui, oui, se hâta de dire lady B***. Ce n'est rien; qu'un peu de mal
aux nerfs.
Et lord B*** ajouta:
--Certainement, certainement, des nerfs, et rien de plus.
--Cela m'est égal, pensai-je.
Et, au bout de peu d'instants, je trouvai un prétexte pour monter sur le
siège à côté du cocher, liberté à laquelle j'aspirais depuis longtemps,
et plus vivement encore depuis cette scène mystérieuse où mon rôle était
nécessairement celui d'un indifférent incommode ou d'un indiscret mal
appris.
Un peu plus loin, on s'arrêta pour voir les petits lacs _dei tartari_[1]
et la curieuse cristallisation sulfureuse qui les environne.
Figurez-vous plusieurs millions de petits cônes volcaniques s'élevant de
quelques pieds an-dessus du sol, ayant chacun sa cheminée principale
et ses bouches adjacentes, plusieurs millions d'Etnas en miniature. Au
premier abord, cela ressemble à une végétation étrange, pétrifiée sur
pied. Et puis cela vous apparaît comme un liquide en fusion qui se
serait candi tout à coup au milieu d'une ébullition violente. Autour
de ce champ de cratères, et sur les bords de ces flaques d'eau
sédimenteuses que l'on nomme des lacs, s'étendent des haies d'autres
cristallisations incompréhensibles, que l'on dit être des plantes
pétrifiées; mais je n'en suis pas sûr, et je crois voir là, comme dans
les cônes voisins, les caprices du bouillonnement refroidi d'un volcan
de boue et de soufre.
Je parcourais tout cela avec beaucoup de curiosité, me hâtant de casser
quelques échantillons, lorsque je vis recommencer les larmes de Medora.
Sa tante la gronda un peu et se dépêcha de la ramener à la voiture. Lord
B*** me dit:
--Venez! nous reviendrons ici tous les deux, si cet endroit vous
intéresse. En ce moment, vous voyez que ma chère nièce a un accès de
folie.
--Vraiment! m'écriai-je consterné, cette belle personne est sujette...?
[Note 1: C'est-à-dire des tartres, et non pas des Tartares, comme
traduisent quelques voyageurs]
--Non, non, reprit en riant lord B***, elle n'est pas aliénée; elle
n'est que folle à la manière de ma femme, qui prend cela au sérieux, et
vous savez bien la cause de toutes ces bizarreries.
--Moi? Je ne sais rien, je vous le jure!
--Vous n'en savez rien? dit lord B*** en m'arrêtant et en me regardant
fixement; vous en donneriez votre parole d'honneur?
--Je vous la donne! répondis-je avec la plus parfaite simplicité.
--Tiens! c'est singulier, reprit-il. Eh bien, nous reparlerons de cela
plus tard, s'il y a lieu.
Et, sans me donner le temps de l'interroger, il me ramena à la voiture,
et me força de lui céder ma place sur le siège, voulant, disait-il,
conduire lui-même, pour essayer la bouche de ses chevaux.
Mon malaise recommença, comme vous pouvez croire. Les deux Anglaises
furent d'abord muettes. Lady B*** paraissait aussi embarrassée que moi.
Sa nièce pleurait toujours. Forcé par les assertions de lady Harriet à
regarder ces larmes comme une crise de nerfs, je ne savais quelles idées
suggérer pour y remédier. J'ouvrais et refermais les glaces, ne trouvant
rien de mieux que de donner de l'air ou de préserver de la poussière.
Enfin, nous commençâmes à gravir au pas une montagne couverte d'oliviers
millénaires, et je conseillai de marcher un peu.
On accepta avec empressement; mais, au bout de quelques pas, lady
Harriet, essoufflée et replète, remonta en voiture. Lord B*** resta
sur le siège, le cocher mit pied à terre, et miss Medora, qui s'était
traînée d'un air dolent, prit sa course comme si elle eût été piquée de
la tarentule, et s'élança, légère, forte et gracieuse, sur le chemin
rapide et sinueux.
Une belle femme! dit naïvement le cocher, avec cet abandon propre aux
Italiens de toutes les classes, en se tournant vers moi d'un air tout
fraternel; j'en fais mon compliment, à Votre Excellence.
--Vous vous trompez, mon ami, lui, dis-je. Cette belle femme est une
demoiselle, et je n'ai aucun lien avec elle.
--Je sais bien! reprit-il tranquillement, en m'ôtant sans façon mon
cigare de la bouche pour allumer le sien. Je suis au service de ces
Anglais pour la saison; mais on sait bien, dans la maison et dans Rome,
que vous épousez la belle Anglaise.
Eh bien, mon cher, vous direz, s'il vous plaît, dans la maison et dans
Rome, que ce que vous croyez là est un mensonge et une stupidité.
Je doublai le pas, peu curieux de constater l'effet des bavardages
insensés de la Daniella on du Tartaglia son compère, et, fort ennuyé du
rôle absurde que ces valets voulaient m'attribuer, je fis un effort pour
n'y plus songer en marchant.
Cette préoccupation venait mal à propos m'arracher au charme qui
s'emparait de moi dans cette région vraiment admirable. La montagne
était jonchée d'herbe d'un vert éclatant, et les antiques oliviers
adoucissaient leurs formes fantastiques et la torsion insensée de leurs
tiges, sous des robes de mousses veloutées d'une adorable fraîcheur.
L'olivier est un vilain arbre tant qu'il n'est pas arrivé à cet aspect
de décrépitude colossale qu'il conserve pendant plusieurs siècles sans
cesser d'être productif. En Provence, il est grêle et n'offre qu'une
boule de feuillage blanchâtre qui rampe sur les champs comme des flocons
de brume. Ici, il atteint des proportions énormes et donne un ombrage
clair qui tamise le soleil en pluie d'or sur son branchage échevelé. Son
tronc crevassé finit par éclater en huit ou dix segments monstrueux,
auteur desquels les rejets plus jeunes s'enroulent comme des boas pris
de fureur.
Cette forêt de Tivoli fait penser à la forêt enchantée du Tasse. On ne
sait pas bien si ces arbres ne sont pas des monstres qui vont se mouvoir
et rugir ou parler. Mais, pas plus que dans le génie tout italien du
poëte, il n'y a, dans cette nature, de terreurs réelles. La verdure est
trop belle, et les profondeurs bleuâtres que l'on aperçoit à travers ces
entrelacements infinis sont d'un ton trop doux pour que l'imagination
s'y assombrisse. Comme dans les aventures de la _Jérusalem_, on sent
toujours la main des fées prête à changer les dragons de feu en
guirlandes de fleurs, et les buissons d'épines en nymphes décevantes.
J'en étais là de ma rêverie, lorsque la belle Medora, qui avait pris les
devants, et que j'avais oubliée, m'apparut tout à coup à un détour de la
montée, sortant d'un de ces fantastiques oliviers creux où elle s'était
amusée à se cacher. Je tressaillis de surprise, et elle s'élança vers
moi, aussi gaie, aussi rieuse que si elle n'eût jamais eu de vapeurs.
Elle était vraiment plus belle que je ne lui avais encore accordé de
l'être. Un trop grand soin, que je ne peux m'empêcher d'attribuer à un
trop grand amour de sa personne, me la gâte presque toujours. Elle est
toujours trop habillée, trop bien coiffée, et d'un ton trop reposé, trop
inaltérable. C'est une beauté de nacre et d'ivoire, qui change sans
cesse de robes, de bijoux et de rubans sans que sa physionomie change
jamais, et c'est de bonne foi, je vous assure, que j'ai dit souvent à
Brumières que cette invariable perfection m'était insupportable.