En ce moment, elle était toute différente de sa manière d'être
habituelle. Les larmes avaient un peu creusé ses beaux yeux, et ses
joues, animées par la course, étaient d'un ton moins pur et plus chaud
que de coutume. Il y avait enfin de la vie et comme de la moiteur sur
sa peau et dans son regard. Elle avait perdu son peigne en courant.
J'ignore si elle avait mis sa fausse tresse dans sa poche; mais elle
avait encore une assez belle chevelure pour se passer d'artifice et pour
encadrer magnifiquement sa tête. Ce n'était plus cet inflexible diadème
lissé comme du marbre noir sur un front de marbre blanc. C'était une
auréole de vrais cheveux, souples et fins, voltigeant sur une chair rosé
frémissante.
Probablement elle vit dans mon regard que je lui faisais amende
honorable, car elle vint à moi amicalement, et passa son bras sous le
mien avec une familiarité bien différente de ses dédains accoutumés, en
me demandant à quoi je pensais et pourquoi j'avais eu l'air si surpris
en la voyant sortir de son arbre.
Je lui racontai comme quoi la forêt du Tasse s'était présentée à mon
imagination, et comment son apparition, à elle, avait coïncidé avec le
souvenir de ces enchantements bénévoles.
--C'est-à-dire que vous m'avez comparée tout bonnement à une sorcière!
Il ne faut pas que je m'en plaigne, puisque décidément il faut avoir cet
air-là pour vous plaire.
--Où prenez-vous cette singulière assertion sur mon compte?
--Dans votre enthousiasme pour la vivandière de l'_Agua argentina_. La
seule créature de mon sexe qui vous ait ému depuis votre arrivée à Rome,
a été qualifiée par voue de sibylle.
--Alors, vous pensez que je cherche à établir une comparaison, sur le
terrain de la magie, entre vous et une pauvre septuagénaire?
--Que dites-vous là? s'écria-t-elle en raidissant ses doigts effilés sur
mon bras; c'était une femme de soixante et dix ans?
--Tout au moins! Ne l'ai-je pas dit, en faisant la description de ses
_charmes_?
--Vous ne l'avez pas dit... Pourquoi ne l'avez-vous pas dit?
Cette brusque interrogation, faite d'un ton de reproche, me laissa
stupéfait au point de ne savoir quoi répondre. Elle m'en épargna le soin
en ajoutant:
--Et la Daniella? Que dites-vous de la Daniella? N'a-t-elle pas aussi un
petit air de sorcière?
--Je ne m'en suis jamais avisé, répondis-je; et, en tout cas, je n'y
tiendrais pas essentiellement pour la trouver jolie.
--Ah! vous convenez que celle-ci vous plaît? Je le disais bien, il faut
être laide pour vous plaire!
--Selon vous, la Daniella est donc laide?
--Affreuse! répondit-elle avec une candeur de souveraine jalouse du
moindre objet supportable sur les terres de son royaume.
--Allons, vous êtes trop despote, lui dis-je en riant. Vous voulez qu'à
moins de trouver une beauté supérieure à la vôtre, on ne daigne pas
seulement ouvrir les yeux. Alors, il faut se les crever pour jamais, et
renoncer à la peinture.
--Est-ce un compliment? demanda-t-elle avec une animation
extraordinaire. Un compliment équivaut à une raillerie, par conséquent à
une injure.
--Vous avez raison; aussi n'est-ce pas un compliment, mais une vérité
banale que j'aurais dû ne pas formuler, car vous devez être lasse de
l'entendre.
--Vous ne m'avez pas gâtée sous ce rapport, vous! Dites donc toute votre
pensée! Vous savez que je ne suis pas laide; mais vous n'aimez pas ma
figure.
--Je crois que je l'aimerais autant que je l'admire, si elle était
toujours naïvement belle comme elle l'est dans ce moment-ci.
Pressé de questions à cet égard, je fus entraîné à lui dire que, selon
moi, elle était ordinairement trop arrangée, trop encadrée, trop
rehaussée, et qu'au lieu de ressembler à elle-même, c'est-à-dire à une
femme superbe et ravissante, elle se condamnait à un travail perpétuel
pour ressembler à n'importe quelle femme pimpante, à n'importe quel type
de fashion aristocratique, à n'importe quelle poupée servant de montre à
un étalage de chiffons et de bijoux.
--Je crois que vous avez raison, répondit-elle après un moment de
silence attentif.
Et, arrachant tout à coup sa broche et ses bracelets de Froment Meurice,
véritables objets d'art que précisément je n'étais nullement disposé
à critiquer, elle les lança à travers le bois avec une gaieté de
Sardanapale.
--Voilà un étonnant coup de tête! lui dis-je en quittant son bras sans
galanterie pour aller ramasser ces précieux objets. Vous permettrez
qu'en qualité d'artiste, je vous reproche ce mépris pour de si beaux
ouvrages.
Je retrouvai les bijoux, non sans peine, et, quand je les lui rapportai:
--Gardez-les, me dit-elle avec colère: je n'en veux plus.
--Et pour qui diable les garderais-je?
--Pour qui vous voudrez; pour la Daniella! quand elle sera ornée et
parée, elle commencera à vous déplaire autant que moi.
--Je les lui remettrai ce soir, pour qu'elle les replace dans votre
écrin, répondis-je en mettant les bijoux dans ma poche.
--Ah! vous êtes cruel! Vous n'avez pas une réponse qui ne soit de glace!
Et, me quittant brusquement, elle reprit sa course en avant de la
voiture, me laissant là assez stupidement ébahi de sa véhémence.
Que se passait-il donc dans cette étrange cervelle de jeune fille? Voilà
le problème que je ne pouvais, que je ne peux pas encore résoudre.
Quand la voiture la rejoignit elle était calme et enjouée. Ses émotions
s'apaisent vite. Elles viennent et s'en vont comme des mouches qui
volent.
XIV
Frascati, 1er avril.
Tivoli est une ville charmante au point de vue pittoresque; mais la
fièvre et la misère ou l'incurie règnent là comme à Rome. La population
était cependant en grande activité pour rentrer les olives, dont la
récolte, tardive dans cette région fraîche, vient de s'achever. Hommes,
femmes et enfants offraient, comme à Rome, une exhibition de guenilles
à nulle autre pareille; à ce point que l'on ne sait plus si c'est la
détresse ou le goût du haillon qui généralisent ainsi cette livrée
repoussante. Aux jours de fête, les femmes de la campagne romaine sont
pourtant d'un luxe exorbitant. Chaque localité a son costume tout
chamarré d'or et de pourpre, les robes et les tabliers de damas de soie,
les chaînes et les boucles d'oreilles d'un grand prix. Cela n'empêche
pas qu'on ne soit hideusement sale dans la semaine et qu'on ne tende la
main aux passants.
Vous avez le dessin du joli petit temple de la Sibylle, perché sur le
sommet d'un abîme; mais cela ne vous donne pas la moindre idée de cet
abîme, où je vous ferai descendre tout à l'heure.
Lord B*** avait envoyé Tartaglia, la veille, en éclaireur, pour
commander notre déjeuner. Nous trouvâmes la table dressée sur une
terrasse escarpée, au pied du temple même, et en face de l'effrayant
rocher dont le sommet fut le principal couronnement des grottes de
Neptune. Le couronnement s'est écroulé il y a quelques années; l'_Anio_
a été détourné en partie pour passer sous des tunnels à quelque distance
de là, et former la grande cascade. Mais ce qui est resté des eaux
du fleuve pour alimenter le torrent du gouffre naturel, est encore
splendide, et les monstrueux débris de la principale grotte, gisant au
pied du roc, ont donné un autre genre de beauté à la scène que nous
dominions. D'ailleurs, grâce aux pluies de ces derniers jours, le rocher
de Neptune était arrosé d'une fine cataracte qui tombait en nappe
d'argent sur sa brisure à pic.
Nous ne pouvions voir, sous l'abondante végétation qui remplit le
gouffre, l'autre bras du torrent qui forme d'autres chutes plus
importantes vers le fond de cet entonnoir. Nous en entendions le bruit
formidable, ainsi que celui de la grande cataracte du tunnel, placée
derrière d'autres masses de rochers. Toutes ces voix de l'abîme,
mugissant sous des arbres dont nous respirions les cimes fleuries,
avaient un charme extraordinaire.
Le déjeuner fut excellent, grâce à la prévoyance de lord B*** et aux
soins de Tartaglia, qui s'entend à la cuisine comme à toutes choses.
Lord B*** fut aussi enjoué que sa nature le comporte. Il déteste le
séjour des villes, celui de Rome en particulier. Il aime les lieux
sauvages, les grandes scènes de la nature. Un peu excité par une pointe
de vin d'Asti, boisson agréable et capiteuse dont je sentis bientôt
qu'il fallait se méfier, il parla des ouvrages de Dieu avec une sorte
de poésie d'autant plus remarquable chez lui, qu'elle s'appuyait sur
le large fond de bon sens qui fait la base de son caractère. Sa femme
était, comme de coutume, disposée à dénigrer ce rare moment d'expansion.
J'eus le bonheur de l'en empêcher en écoutant lord B*** avec intérêt, et
en l'aidant à développer ses pensées lorsque sa timidité naturelle
ou son découragement de lui-même tendaient à les laisser obscures et
incomplètes. Il arriva ainsi à dire d'excellentes choses, très-senties
et empreintes d'une certaine originalité. Medora, beaucoup plus
intelligente que sa tante, en fut peu à peu frappée, et, regardant
alternativement lui et moi avec quelque surprise, elle arriva à daigner
causer avec ce pauvre oncle comme avec un être de quelque valeur. Cette
espèce d'adhésion gagna insensiblement lady Harriet, qui cessa de sauter
comme une carpe à chaque parole de son mari, et qui voulut bien, par
deux ou trois fois, dire en l'écoutant: _Juste, extrêmement juste!_
Quand on nous eut servi le café, les femmes se levèrent pour mettre leur
manteau, car le ciel s'était couvert et le froid se faisait sentir. Lord
B*** les retint.
--Attendez encore un peu, leur dit-il. Prenez un verre de bordeaux et
trinquez avec moi, à la française.
Cette proposition révolta sa femme; mais Medora, qui a beaucoup
d'ascendant sur elle, prit un verre, et, après y avoir mouillé ses
lèvres, demanda quelle santé son oncle voulait porter.
--Buvons à l'amitié, répondit-il avec une émotion concentrée. Lady
Harriet, faites-moi la grâce de boire à l'amitié.
--A quelle amitié? dit-elle; à celle que nous avons pour M. Jean Valreg,
notre sauveur? A l'amitié et à la reconnaissance! Je ne demande pas
mieux!
--Non, non, reprit lord B***, Valreg n'a pas besoin de témoignages
particuliers, et ce que je vous propose a un sens général.
--Expliquez-vous, dit Medora. Je suis sûre que vous allez vous expliquer
très-bien.
--Je bois, dit-il en élevant son verre, à cette pauvre bonne personne de
déesse, veuve de messer Cupidon, laquelle demeure au fond du carquois
épuisé de flèches, comme Pandore au fond de la boite des afflictions et
des malices. C'est une indigente que les jeunes gens méprisent parce
qu'elle est vieillotte et modeste; mais nous, milady...
Je vis qu'il allait gâter son exorde par quelque maladroite allusion
à la beauté automnale de sa femme, et je profitai d'un de ces points
d'orgue spasmodiques, moitié soupir, moitié bâillement, dont il
parsème ses périodes, pour couvrir sa conclusion sous un robuste
applaudissement. Puis j'ajoutai, avec une profondeur d'habileté dont je
fus étonné moi-même:
--Bravo! milord, ceci est tout à fait dans le goût de Shakspeare, que
vous affectez de ne pas comprendre, et que vous pourriez commenter aussi
bien que Malone ou... milady.
--Serait-il vrai? dit lady Harriet surprise et flattée. En effet, je
crois quelquefois que l'ignorance de milord est une affectation, et
qu'il a plus de goût et de sensibilité qu'il n'en veut avouer.
C'était sans doute la première parole un peu aimable que lady Harriet
disait à son mari depuis bien longtemps. Le pauvre homme fit un
mouvement comme pour lui prendre la main; mais, arrêté par une habitude
de doute et de crainte, ce fut ma main qu'il prit dans la sienne, et
c'est à moi que le remercîment fut adressé.
--Valreg, dit-il écoutez-moi et devinez-moi! Voilà vingt ans que je n'ai
fait un repas aussi agréable.
--C'est vrai, dit milady; depuis ce déjeuner sur la mer de glace, à
Chamounix, avec... avec qui donc? Je ne me rappelle pas...
--Avec personne, répliqua lord B***. Nos guides s'étaient éloignés,
et vous me fîtes la grâce de boire avec moi, comme aujourd'hui... à
l'amitié!
Une vive rougeur avait monté au front de lady Harriet. Un instant,
elle avait craint l'évocation de quelque tendre souvenir, imprudemment
éveillé par elle. Il est aisé de voir qu'outre le plus léger froissement
de sa pudeur britannique, rien ne lui est plus désagréable que les
imperceptibles fatuités rétrospectives de son mari à son égard. Elle lui
sut donc un gré infini de s'être arrêté à temps dans sa commémoration de
tête-à-tête de Chamounix.
--N'est-il pas très-plaisant, me dit tout bas miss Medora, que le
dernier jour de tendresse de mon cher oncle et de ma chère tante soit
daté de ce lieu symbolique, la _mer de glace_?
Comme elle s'était appuyée, en me parlant, sur la barre de fer qui
entoure la plate-forme du temple de la Sibylle, et que le bruit des eaux
du gouffre couvrait nos voix, je pus, à deux pas de la table où lord
B*** était encore assis avec sa femme, m'expliquer rapidement sans en
être entendu.
--Je ne trouve rien de plaisant, dis-je à la railleuse Medora, dans la
situation maussade et douloureuse de ces deux personnages, si charmants
et si parfaits individuellement, si différents d'eux-mêmes quand ils
sont réunis. Il me semble que rien ne serait plus facile à qui joindrait
un peu d'adresse à beaucoup de coeur, de rendre leur désaccord moins
pénible.
--Et je vois que vous avez entrepris cette tâche méritoire?
--Ce n'est pas à moi, qui suis auprès d'eux un passant étranger, qu'il
appartiendrait de l'entreprendre avec chance de succès. Ce devoir est
naturellement indiqué à la délicatesse d'un esprit de femme...
--Et à la générosité de ses instincts? Je vous comprends, merci! J'ai
été légère dans ma conduite vis-à-vis de mes parents, je le reconnais;
mais, à partir de ce jour, vous verrez que je sais profiter d'une bonne
leçon.
--Une leçon?
--Oui, oui, c'en est une, et vous voyez que je la reçois avec
reconnaissance.
Elle me tendit, ou plutôt me glissa sa belle main, le long de la barre
de fer sur laquelle nos coudes étaient appuyés, et, sans songer à y
mettre du mystère, je la portai à mes lèvres par un retour bien naturel
de gratitude. Mais, comme si cet échange amical eût été une audace
furtive de sa part et de la mienne, elle retira vivement sa main, et,
se retournant vers sa tante, qui ne songeait, pas plus que son oncle,
à nous observer, elle prétendit, comme pour motiver auprès d'eux sa
rougeur et sa précipitation, que ce rocher à pic lui donnait le vertige.
Ce mouvement, qui gâtait la spontanéité de ses intentions et qui
semblait vouloir incriminer la simplicité des miennes, me déplut un
peu. Je m'éloignai sans rien dire, espérant m'échapper et pouvoir aller
explorer le gouffre avant mes compagnons moins alertes. Mais ce puits de
verdure est fermé par une solide barrière dont un gardien spécial a la
clef. Il était là, attendant notre bon plaisir; mais il refusa de me
laisser passer tout seul.
--Non, monsieur, me dit-il, cet endroit est très-dangereux, et je suis
responsable de la vie des personnes que je conduis. Trois Anglais ont,
il y a quelques années, disparu dans le gouffre, pour avoir voulu le
visiter sans moi, et, comme je dois attendre les dames qui sont avec
vous, je ne peux pas vous conduire seul.--Oh! oh! ajouta-t-il en
s'adressant à Tartaglia, qui passait auprès de nous, portant deux
bouteilles qu'il venait de prendre dans la voiture de mes Anglais,
est-ce que milord va encore boire ces deux-là?
--Bah! ce n'est rien, répondit Tartaglia; du vin de France, du bordeaux!
Les Anglais boivent ça comme de l'eau.
Ça m'est égal, reprit le gardien: si milord est _ubbriaco_, je ne le
laisserai pas descendre.
Je pensai devoir empêcher lord B*** de s'exposer à une discussion de ce
genre. Je l'ai toujours vu très-sobre; mais qui sait ce qu'un rayon de
bonne intelligence avec sa femme pouvait apporter de changement à ses
habitudes? Je retournai donc à la table, où le bordeaux était déjà
versé, bien que les femmes fussent levées et en train de s'équiper pour
la promenade. Je remarquai que mon Anglais était redevenu froid et
sérieux comme à son ordinaire. Déjà quelque parole aigre avait été
échangée entre sa femme et lui, et déjà Medora avait oublié ses beaux
projets de conciliation, car elle riait de la triste figure de son
oncle.
--Allons! disait-elle en attachant sa coiffe de mackintosh, vous avez
fait assez de poésie pour un jour. Le soleil s'en va, le temps marche,
et nous ne sommes pas venus ici pour porter des santés à tous les dieux
de l'Olympe.
--Vous savez que l'endroit est dangereux, dit lady Harriet à son mari;
si la pluie vient, il le sera encore davantage. Venez donc ou restez
seul tout à fait!
--Eh bien, je reste, répondit-il avec une sorte de désespoir comique, en
remplissant son verre. Allez voir couler l'eau; moi, je vas faire couler
le vin!
C'était une révolte flagrante.
--Adieu donc! dit lady Harriet avec indignation, en prenant le bras de
sa nièce.
--Valreg! buvez à ma santé, je le veux, s'écria milord en me retenant
par le bras.
--Moi, je ne le veux pas, répondis-je. Ce bordeaux, par-dessus le café,
serait pour moi une médecine; et je ne comprendrais pas, d'ailleurs, que
nous pussions laisser aller sans nous, dans un endroit dangereux, les
femmes que nous accompagnons.
--Vous avez raison! dit-il en faisant un effort pour repousser son
verre. Tartaglia, viens ici. Bois ce vin! bois tout ce qu'il y a dans
la voiture, je te le commande; et, si tu n'es pas ivre-mort quand je
reviendrai, tu n'auras jamais plus un baloque de ma main.
Cette singulière fantaisie chez un homme aussi sensé me parut suspecte.
Je vis que Tartaglia suivait, comme moi, des yeux, la démarche alanguie
de milord. Il y avait trop de laisser aller dans ses jambes pour qu'il
n'y eût pas quelque chose à craindre du côté de la tête.
--Soyez tranquille, me dit l'intelligent et utile Tartaglia; _c'est moi
que je vous_ réponds de lui!
Et, sans oublier de prendre possession du vin qn'il désigna comme sien
en faisant à l'hôte de la Sibylle un signe rapide, il emboîta le pas
derrière l'Anglais sans faire semblant de s'occuper de lui. L'hôte avait
compris que Tartaglia aimait mieux lui vendre cet excellent bordeaux que
de le boire, et, avec cette perspicacité supérieure dont les Italiens de
cette classe sont doués à la vue d'une _affaire_, il donna à ses garçons
des ordres en conséquence.
Rassuré sur le compte de mon pauvre ami, je le dépassai pour aller
rejoindre les femmes, qui, sous la conduite du guide, descendaient déjà
le sentier. Medora était, comme de coutume en avant, la tête en l'air,
affectant le mépris du danger et déchirant sa robe à tous les buissons,
sans daigner faire un mouvement pour s'en préserver. En toutes choses
et en tous lieux, elle marche d'un air d'impératrice à qui l'univers
appartient et doit céder; et, s'il lui prenait envie de traverser
l'épaisseur des murs, elle serait, je gage, étonnée que les murs ne
s'ouvrissent pas d'eux-mêmes à son approche.
Ces allures de reine Mab ne me rassuraient pas plus que la démarche
avinée de lord B***; mais je crus devoir offrir mon bras à la tante.
--Non, me dit-elle, j'irai prudemment, je connais le sentier, et le
guide ne me quittera pas; mais prenez garde à Medora, qui est fort
téméraire.
Je doublai le pas et remarquai, avec un certain effroi, que j'avais pour
mon compte un peu de vertige. C'était comme une folle envie de courir
sus à Medora, de lui prendre le bras et de m'élancer en riant avec elle
dans ces ravissantes profondeurs de verdure et de rochers. Comme
le sentier était des plus faciles, et que rien ne justifiait les
appréhensions du gardien, je vis bien que mon vertige était plus moral
que physique, et qu'en m'occupant à empêcher les toasts trop répétés
de lord B***, j'avais perdu la conscience de mon propre état. J'avais
pourtant bien discrètement fêté le vin d'Asti et le bordeaux de la
voiture, mais j'avais eu chaud et soif; peut-être avais-je été étourdi
par le soleil qui nous tombait d'aplomb sur la tête, par le rugissement
et le mouvement de la cascade placée verticalement devant nos yeux,
par les singularités de Medora, par les expansions de lord B***. Bref,
quelle qu'en fût la cause, et quelle que fut la tranquillité de ma
conscience, je sentis que j'étais gris, mais gris à faire de sang-froid
les plus splendides extravagances!
XV
Frascati, 1er avril.
J'étais gris, vous dis-je, et je sentis cela en courant, après miss
Medora. Dans le peu d'instants qui s'écoulèrent avant que je fusse près
d'elle, j'éprouvai une surexcitation qui développa dans ma tête un degré
de lucidité extraordinaire.
--Cette fille est riche et belle, me disais-je à moi-même. Elle se jette
de gaieté de coeur dans un système de provocations qui pourrait la
perdre si tu étais un lâche, ou l'unir à toi si tu étais un ambitieux.
Tout cela n'est rien; il n'y a ici de danger ni pour toi ni pour elle,
si tu as la conscience de tes paroles et la netteté de tes idées; mais
te voilà gris, c'est-à-dire fou, porté violemment à l'audace vis-à-vis
de la destinée, à l'enthousiasme pour la beauté, à l'enivrement de la
gaieté, de la jeunesse et de la poésie devant cette scène grandiose
de ta plus chère maîtresse, la nature! Te voilà disposé à l'expansion
délirante quand il faut que tu veilles, même sur tes regards, et que tu
pèses tous les mots que tu vas dire pour n'être ni sot, ni méchant, ni
fourbe, ni léger!
Comment toutes ces réflexions se pressèrent en moi dans l'espace de deux
ou trois minutes tout au plus, c'est ce qu'il m'est impossible de vous
expliquer; mais elles s'y formulèrent si nettement, que je sentis la
nécessité d'un violent effort sur moi-même pour me dégriser. Vous avez
rêvé souvent, n'est-ce pas, _que vous rêviez_, et vous êtes venu à bout
de vous arracher à des images pénibles et de vous réveiller par le seul
fait de votre volonté? Voilà précisément ce qui se passa en moi; mais je
ne saurais vous dire combien fut énergique et par conséquent douloureux
ce combat contre les fumées du vin. J'en sortis vainqueur cependant,
car, après m'être arrêté court à un tournant à angle vif qui me cachait
Medora, je pris seulement le temps de me dire:
--Où est-elle? Je ne la vois plus. Peut-être est-elle tombée dans
quelque précipice. Eh bien, pourquoi pas? Cela vaudrait beaucoup mieux
pour elle que d'être le jouet d'un engouement déplacé et passager de sa
part et de la mienne.
Après m'être dit ces sages paroles, je me sentis complètement rendu à
mon état naturel, et seulement fatigué comme si j'eusse fait une longue
course. Je rejoignis Medora, je l'abordai avec calme, et, au lieu des
véhéments reproches que j'avais été tenté de lui adresser sur son
imprudence, je lui dis, en souriant, que je courais après elle pour
l'accompagner, par ordre de lady Harriet.
--Je n'en doute pas, répondit-elle. Certes, vous n'y seriez pas venu de
vous-même.
--Non, en vérité, lui dis-je. Pourquoi vous aurais-je importunée de ma
présence, quand ce sentier est le plus joli et le plus commode qui se
puisse imaginer dans un lieu semblable? On peut courir ici comme dans sa
chambre, et, pour tomber, il faudrait être d'une maladresse ridicule ou
d'une présomption stupide.
Cette observation lui fit tout à coup ralentir son allure.
--Vous pensiez donc, me dit-elle avec un regard pénétrant, que je
voulais vous éblouir par mon audace, que vous prenez ces précautions
oratoires pour me dire...
--Pour vous dire quoi?
--Que mon effet serait manqué! C'est fort inutile: je sais que je ne
pourrais même pas avoir un moment de gaieté bien naturelle, me sentir
enfant et oublier que vous êtes là à m'épiloguer, sans être accusée de
poser l'Atalante ou la Diana Vernon. Vous avouerez que vous êtes un
compagnon de promenade fort incommode, et qu'autant vaudrait être sous
une cloche que sous votre regard éplucheur et malveillant.
--Puisque nous voilà aux injures, je vous dirai que j'aimerais bien
autant que vous me trouver seul ici, pour admirer à mon aise et sans
préoccupation une des plus belles choses que j'aie jamais vues; mais
comment faire pour nous délivrer du tête-à-tête qu'on nous impose?
Voulez-vous que nous descendions jusqu'en bas sans nous dire un seul
mot?
--Soit, dit-elle; passez devant pour que ma tante, qui nous regarde
de là-haut, en venant tout doucement, voie bien que vous faites votre
office de garde-fou! Si j'ai la ridicule maladresse ou l'absurde
présomption de tomber, vous m'empêcherez de rouler jusqu'en bas; hormis
ce cas invraisemblable, je vous défends de vous retourner.
--C'est fort bien; mais, si vous roulez par le coté du précipice, si je
ne vous entends pas marcher sur mes talons, il faudra que je me retourne
ou que je sois inquiet, ce qui me dérangera dans ma contemplation, et
m'ennuiera beaucoup, je vous en avertis.
--Voyons, dit-elle en riant, il y a moyen de s'arranger.
Elle détacha le long ruban de son chapeau de paille et m'en donna un
bout pendant qu'elle prenait l'autre. Il fut convenu que, quand je ne la
sentirais plus au bout du ruban, j'aurais le droit et le devoir de me
retourner.
Cet arrangement facétieux était bien facile à prendre sur le délicieux
sentier qui conduit au fond de l'entonnoir. S'il est parfois rapide et
escarpé, nulle part il n'offre le moindre péril pour qui ne cherche pas
le péril. C'est l'ouvrage de soldats français, sous la direction du
général Miollis, et, grâce à ce travail ingénieux, l'abîme est devenu un
adorable jardin anglais où l'on court avec sérénité au milieu d'épais
massifs de myrtes et d'arbustes variés et vigoureux. Cette belle
végétation vous fait perdre souvent de vue l'ensemble de la scène, mais
c'est pour le retrouver à chaque instant avec plus de plaisir.
Puisque vous me dites que vous avez sous les yeux tous les guides et
itinéraires de l'Italie pour suivre mon humble pérégrination, je dois
vous prévenir que, dans aucun, vous ne trouverez une description exacte
de ces grottes, par la raison que les éboulements, les tremblements de
terre et les travaux indispensables à la sécurité de la ville, menacée
de s'écrouler aussi, ou d'être emportée par l'Anio, ont souvent changé
leur aspect. Je vais tâcher de vous en donner succinctement une idée
exacte; car, en dépit des nouveaux itinéraires qui prétendent que ces
lieux ont perdu leur principal intérêt, ils sont encore une des plus
ravissantes merveilles de la terre[2].
[Note 2: Un itinéraire sans défauts, c'est la pierre philosophale,
et il faut dire aux personnes éprises de voyages qne l'exactitude
absolue des renseignements sur les localités intéressantes est
absolument impossible. Ces ouvrages se font généralement à coups de
ciseaux, vu que le rédacteur ne peut aller _partout_ lui-même. Il le
ferait en vain. L'aspect des lieux change d'une année à l'autre. J'ai
sous les yeux une relation qui déplore l'écroulement complet et la
complète sécheresse des grottes de Tivoli, que je viens de voir telles
que les décrit Jean Valreg. Parmi les meilleurs _guides_, je recommande
ceux de MM. Adolphe Jonanne et A.-J. Dupays, en Suisse et en Italie. Ce
sont de véritables manuels d'art et de savoir encyclopédique, sont une
forme excellente.]
Je vous ai parlé d'un puits de verdure; c'est ce bocage, d'environ un
mille de tour à son sommet, que l'on a arrangé dans l'entonnoir d'un
ancien cratère. L'abîme est donc tapissé de plantations vigoureuses,
bien libres et bien sauvages, descendant sur des flancs de montagne
presque à pic, au moyen des zigzags d'un sentier doux aux pieds, tout
bordé d'herbes et de fleurs rustiques, soutenu par les terrasses
naturelles du roc pittoresque, et se dégageant à chaque instant des
bosquets qui l'ombragent pour vous laisser regarder le torrent sous vos
pieds, le rocher perpendiculaire à votre droite et le joli temple de la
Sybille au-dessus de votre tête. C'est à la fois d'une grâce et
d'une majesté, d'une âpreté et d'une fraîcheur qui résument bien les
caractères de la nature italienne. Il me semble qu'il n'y a ici rien
d'austère et de terrible qui ne soit tout à coup tempéré ou dissimulé
par des voluptés souriantes.
Quand on a descendu environ les deux tiers du sentier, il vous conduit à
l'entrée d'une grotte latérale complètement inaperçue jusque-là. Cette
grotte est un couloir, une galerie naturelle que le torrent a rencontrée
dans la roche, et qui semble avoir été une des bouches du cratère dont
le puits de verdure tout entier aurait été le foyer principal. On
s'explique plus difficilement la cause première des gigantesques
_macaroni_ (je ne puis les appeler autrement) qui se tordent sous les
voûtes et sur les parois de cette galerie souterraine. C'est exactement,
en grand, les mêmes formes et les mêmes attitudes que les prétendues
herbes pétrifiées de la petite solfatare de l'étang des tartres. Les
gens du pays affirment que ces entrelacements et ces enroulements de
pierres sont, dans les grottes de Tivoli, comme à la solfatare, des
pétrifications de plantes inconnues. Je ne demanderais pas mieux; mais,
comme elles sont percées, dans toute leur étendue, d'un tube intérieur
parfaitement rond et lisse, cette perforation me fait bien l'effet
d'être le résultat d'un dégagement de gaz et de souffles impétueux
partant de l'abîme et se faisant des tuyaux de flûte de toutes ces
matières en fusion. Ce travail a pu être régulier d'abord comme le
crible ignivome de la solfatare; mais une convulsion subséquente de la
masse volcanique les a tordues, embrouillées et déjetées en tous sens,
avant qu'elles fussent entièrement refroidies. Voilà mon explication.
Prenez-la pour celle d'un rêveur et d'un ignorant; je n'y tiens pas;
mais elle a satisfait au besoin que j'éprouve toujours de me rendre
compte des bizarreries géologiques, bizarreries pures dans la solfatare
à fleur de terre que j'avais vue le matin, mais mystères grandioses dans
la grotte de Tivoli, comme sur le chemin de Marseille à Roquefavour.
De quelles scènes effroyables, de quelles dévorantes éjaculalions, de
quels craquements, de quels rugissements, de quels bouillonnements
affreux cette ravissante cavité de Tivoli a dû être le théâtre! Il me
semblait qu'elle devait son charme actuel à la pensée, j'allais presque
dire au souvenir évoqué en moi, des ténébreuses horreurs de sa formation
première. C'est là une ruine du passé autrement imposante que les débris
des temples et des aqueducs; mais les ruines de la nature ont encore sur
celles de nos oeuvres cette supériorité que le temps bâtit sur elles,
comme des monuments nouveaux, les merveilles de la végétation, les frais
édifices de la forme et de la couleur, les véritables temples de la vie.
Par cette caverne, un bras de l'Anio se précipite et roule, avec un
bruit magnifique, sur des lames de rocher qu'il s'est chargé d'aplanir
et de creuser à son usage. A deux cents pieds plus haut, il traverse
tranquillement la ville et met en mouvement plusieurs usines; mais, tout
au beau milieu des maisons et des jardins, il rencontre cette coulée
volcanique, s'y engouffre, et vient se briser au bas du grand rocher,
sur les débris de son couronnement détaché, qui gisent là dans un
désordre grandiose.
Il me fallut, en cet endroit, me retourner, comme Orphée à la porte de
l'enfer, pour regarder mon Eurydice, car elle avait malicieusement lâché
le ruban et s'était vivement aventurée sot une planche jetée au flanc du
sentier par-dessus le vide, et appuyée sur une faible saillie du grand
rocher. C'était une pure forfanterie, car cette planche ne conduisait à
rien, ne tenait à rien, et présentait le plus épouvantable danger. Je
vis qu'en effet ma princesse était brave et affrontait le vertige avec
une surprenante tranquillité. Mais quoi! c'est une Anglaise, et je me
persuade toujours qu'il y a plus de fer et de bois que de sentiment et
de volonté dans ces belles machines qui se donnent pour des femmes. Je
crois bien que, si elle était tombée, elle aurait pu se casser, mais
qu'on eût pu la raccommoder, et qu'elle eût été miss Medora comme
devant.
Néanmoins, mon premier mouvement fut une grande terreur et puis un accès
de colère irréfrénable. Je courus à elle, je la pris, très-rudement par
le bras et je l'entraînai sous la voûte de la caverne, où je la forçai
de s'asseoir, pour l'empêcher de recommencer quelque inutile expérience
de son courage insensé.
Pour que vous compreniez comment je pouvais entrer dans une caverne où
coule un bras de rivière impétueuse, il faut vous représenter la large
ouverture de cette caverne, dont une moitié seulement sert de lit à la
course des eaux, cette moitié est nécessairement la plus creuse;
l'autre également pavée de grands feuillets ondulés et bosselés par les
soulèvements volcaniques, vous permet de monter, en tournant, jusque
vers l'ouverture supérieure par laquelle le flot s'engage sous la voûte.
Ainsi vous remontez, aisément et à couvert, la pente fortement inclinée
et tourmentée d'un cours d'eau qui forme une cascade devant vous, et
une autre cascade derrière vous. Cela m'expliquait la formidable basse
continue que, du temple de la Sibylle, nous entendions monter de
l'abîme invisible, tandis que la claire nappe argentée, qui léchait la
perpendiculaire du grand rocher, dominait la sauvage harmonie par un
chant plus frais et plus élevé.
L'endroit où j'avais fait asseoir, bon gré mal gré, Medora, forme une
imposante et bizarre excavation, où pénètre, de l'issue supérieure
invisible encore, une lueur bleue d'un effet fantastique. Les voûtes de
la caverne où s'enroulent furieusement ces étranges formations minérales
dont je vous ai parlé ces prétendues plantes d'un monde antérieur
colossal, prennent là le dessin et l'apparence d'un ciel de pierre
labouré de ces lourdes nuées moutonneuses qu'imitèrent les statuaires
italiens du XVIIe siècle, dans les _gloires_ dont ils entourèrent leurs
Madones ou leurs saints équestres. En sculpture, c'est fort laid et fort
bête; mais, dans ce jeu de la nature, dans ce plafond de caverne éclairé
d'un jour frisant et blafard qui en dessine les groupes fuyants et
insensés, c'est étrange au point d'être sublime; et, comme si la
matière, dans ses transformations successives, se plaisait à conserver
les apparences de couleur et de forme de ses premières opérations, on
peut très bien se figurer là, au lieu d'un fleuve d'eau qui descend, un
fleuve de lave qui monte, et, au lieu d'une voûte de rochers, une voûte
de lourdes vapeurs tordues et dispersées par les vents de l'enfer
volcanique.
Je fus tellement saisi par l'aspect et le bruit de ce cercle dantesque,
qu'à peine eus-je fait asseoir Medora, je l'oubliai complètement. Ma
main, crispée par l'émotion qu'elle m'avait causée, tenait pourtant
encore la sienne; mais c'était une sollicitude toute machinale, et
je restai pétrifié comme le ciel de la grotte, curieux d'abord de
comprendre à ma manière la scène étrange qui m'environnait, et puis
ravi, pénétré, transporté dans le rêve d'un monde inconnu, enchaîné
comme on l'est quand on n'a pas une parole pour formuler ce que l'on
éprouve, et que l'on n'a pas auprès de soi un être vraiment sympathique,
avec qui l'on puisse échanger le regard qui dit tout ce que l'on peut se
dire.
Je ne sais pas si son examen extatique dura une minute ou un quart
d'heure. Lorsque je retrouvai la notion de moi-même, je vis que je
tenais toujours la main de Medora, et qu'à force d'être comprimée dans
la mienne, cette pauvre belle main, un vrai modèle de forme et de tissu,
était devenue bleuâtre. Je fus honteux de ma préoccupation, et, me
retournant vers ma victime, je voulus lui demander pardon. Je ne sais ce
que je lui dis ni ce qu'elle me répondit. Le bruit du torrent roulant
devant nous, ne nous permettait pas d'entendre le son de notre propre
voix; mais je fus frappé de l'expression froide et hautaine de ces
grands yeux d'un bleu sombre attachés sur les miens. Je ne pouvais
exprimer mon repentir que par une pantomime, et je pliai un genou pour
me faire comprendre. Elle sourit et se leva. Sa figure avait encore une
expression ironique et courroucée, du moins à ce qu'il me sembla. Elle
ne retira pourtant pas sa main, que je tenais toujours, mais non plus de
manière à la meurtrir, et, comme son regard se portait vers le torrent,
le mien s'y reporta aussi. On a beau se dire qu'on reviendra voir à
loisir ces belles choses; on se dit aussi qu'on sera peut-être empêché
d'y revenir jamais, et qu'on ne retrouvera pas l'instant qu'on possède.
J'étais resté tombé sur mes genoux, non plus pour faire amende honorable
à la beauté, mais pour regarder le dessous de l'excavation plus à mon
aise. Comment vous dire ma surprise, lorsqu'au bout d'un instant, je
sentis sur mon front, glacé par la vapeur du torrent, quelque chose de
doux et de chaud comme un baiser? Effaré, je retournai la tète, et je
vis, à l'attitude de Medora, que ce n'était pas une hallucination.
Un cri de surprise, de colère réelle et de plaisir stupide tout à fait
involontaire, sortit de moi et se perdit dans le vacarme du torrent. Je
me reculai précipitamment, averti par ma conscience que tout élan de
joie et de reconnaissance serait un mensonge de la vanité ou de la
sensualité. La victoire eut peu de mérite: cette belle créature parlait
médiocrement à mes sens, et nullement à mon coeur. Je ne saurais
m'éprendre d'elle que par l'imagination, et j'en suis défendu par la
certitude que son imagination seule s'est follement éprise de moi.
Eh quoi! pas même son imagination; je devrais dire son amour-propre, son
dépit de mon indifférence, sa puérile jalousie de jolie femme contre la
Daniella. Je me souvins, en cet instant, que celle-ci m'avait provoqué
plus singulièrement encore en me baisant la main; mais, de sa part,
c'était l'action d'une servante qui croit, à tort, devoir s'humilier
devant une supériorité sociale, et cette caresse, naïvement servile,
m'avait donné envie de lui rendre la pareille pour rétablir la logique
des choses. Rien de semblable ne me fut suggéré par la provocation de
Medora.
C'était pourtant une provocation chaste à force d'être hardie. Je la
crois même aussi froide qu'exaltée, cette Anglaise à passions de parti
pris. Il n'y a place en elle, je l'ai senti à première vue, ni pour
l'amitié tendre, ni pour l'amour ardent. Elle procède par coups de tête;
elle veut, ou vaincre ma résistance pour se moquer de moi ensuite, on se
persuader à elle-même qu'elle éprouve les émotions violentes d'un amour
irrésistible. Elle veut peut-être recommencer le roman d'amour de sa
tante Harriet, sauf à me mépriser le lendemain comme on méprise le
pauvre lord B***.
--Ah! grand merci! me disais-je. Je ne serai pas si faible que lui. Je
garderai ma liberté et ma fierté. Je ne deviendrai pas amoureux de
cette beauté dangereuse et décevante, à qui ses millions persuaderaient
bientôt qu'elle a le droit de m'avilir.
Je me disais tout cela, dégrisé de tout vin et de toute vanité, comme
vous voyez; et, malgré tout cela, j'étais tremblant de la tête aux
pieds, comme on l'est à la suite d'une commotion violente; car tout
appel à l'amour remue en nous la source profonde, sinon des plus vives
émotions de l'animal, du moins celle des plus hautes aspirations de
l'âme.
Sottement troublé, follement éperdu, j'entraînai Medora hors, de la
caverne. J'avais besoin de l'air plein et du jour brillant pour me
retrouver tout entier. A l'entrée de la grotte, nous vîmes lady Harriet
et le guide qui faisaient une pause. Lady Harriet savait son Tivoli par
coeur et ne daigna pas entrer dans la caverne, dont elle craignait la
fraîcheur, ce qui ne l'empêcha pas de m'en parler avec enthousiasme, en
phrases toutes faites, et en si beau style, que rien n'y manquait pour
dégoûter à jamais de l'expansion admirative.
Comme tout danger était franchi, à ce que nous assura le guide, je
feignis de vouloir aller au-devant de lord B***, qui n'arrivait pas, et
je me mis à courir, résolu à ne plus échanger un mot ni un regard avec
Medora. Je vis lord B*** beaucoup au-dessous de nous. Il nous avait
dépassés et devisait avec Tartaglia, trop familièrement sans doute au
gré de sa femme.
Pour les atteindre, je n'avais qu'à suivre le sentier qui s'enfonce en
long corridor, taillé de main d'homme dans la roche. Cette galerie,
percée de jours carrés comme des fenêtres, ne gâte rien dans le tableau.
Elle vous fait tourner de plain-pied une face abrupte de la montagne,
et, quand on la voit du dehors, ses ouvertures ombragées de lianes
ressemblent à une suite d'ermitages abandonnés et devenus inaccessibles.
Elle est propre et sèche dans toute son étendue; c'est là dedans qu'on
voudrait demeurer si on pouvait choisir son gîte à Tivoli. On nous a dit
que ce travail était beaucoup plus ancien que celui du général Miollis,
et qu'il avait été fait pour les plaisirs d'un pape amoureux des grottes
de Neptune.
J'allais sortir de ce défilé lorsqu'un frôlement de robe m'avertit que
j'étais suivi. Je fis la sottise de me retourner, et je vis Medora, pâle
et comme désespérée, qui courait littéralement après moi.
--Laissez-moi, lui dis-je résolument, vous êtes folle!
--Oui, je le sais, répondit-elle avec énergie; c'est même pour vous en
convaincre tout à fait que me voilà encore près de vous. Si vous trouvez
là quelque chose de plaisant, vous pouvez en rire avec M. Brumières et
tous ses amis de l'école de Rome....
--Vous me prenez pour un lâche ou pour un sot! Vous voyez donc bien
que vous étiez folle de vous confier à ce point à un homme que vous ne
connaissez pas.
--Si! je vous connais, s'écria-t-elle. Ce n'est pas votre méchanceté ni
votre indiscrétion que je crains; c'est votre fierté puritaine. Vous
savez que je vous aime, et moi, je sais que vous m'aimez; mais vous avez
peur de mes millions, et vous croiriez vous abaisser en faisant la
cour a une femme riche. Eh bien, moi, je suis lasse d'être le but des
ambitieux et l'effroi des hommes désintéresses. Je me suis dit que, le
jour où je me sentirais aimée pour moi-même par un homme délicat, je
l'aimerais aussi et le lui dirais sans détour. Vous êtes celui que
j'ai résolu d'aimer et que je choisis. Il y a assez longtemps que vous
résistez à vos sentiments et que vous vous faites souffrir vous-même en
me tourmentant de votre prétendue antipathie. Finissons-en; dites-moi la
vérité, puisque je désire l'entendre, puisque je le veux.
J'espère, mon ami, que vous riez en vous représentant la figure ébahie
de votre serviteur. Je me sentis l'air si bête, que j'en fus honteux;
mais il me fut impossible de dire autre chose que ceci:
--En vérité!... je jure, sur l'honneur mademoiselle, que je ne me savais
pas amoureux de vous!
--Mais, à présent, vous le savez, s'écria-t-elle; vous le sentez, vous
ne vous en défendez plus? Est-ce là ce que vous voulez dire?
--Non, non! répondis-je avec effroi; je ne dis pas cela.
--Non? vous dites non? Alors je vous hais et vous méprise?
Elle était si belle, avec ses yeux secs enflammés, ses lèvres pâles et
cette sorte de puissance que donne la douleur ou l'indignation, que je
me sentis redevenir ivre. La beauté a un prestige contre lequel échouent
tous les raisonnements, et, en ce moment, celle de Medora réalisait tout
ce que peut rêver, tout ce qui peut faire battre _un coeur de jeune
homme_! car enfin, je suit homme, je suis jeune, et j'ai un coeur comme
un autre! Je la contemplais tout éperdu, et il me semblait qu'elle avait
raison d'être furieuse; que je n'étais qu'un sot, un poltron, un
butor, un petit esprit, un coeur glacé. Je ne pouvais lui répondre.
J'entendais, au fond de la galerie, la voix de lady Harriet qui
s'approchait.
--Continuez la promenade sans moi, je vous en supplie, lui dis-je.
Je suis trop troublé, je deviens fou; laissez-moi me remettre, me
recueillir, avant de vous répondre... Tenez, on vient, nous causerons
plus tard...
--Oui, oui, j'entends, dit-elle; vous ferez vos réflexions, et vous nous
quitterez sans me dire seulement adieu!
--De grâce, baissez la voix, votre tante... cet homme qui
l'accompagne...
--Que m'importe! s'écria-t-elle, comme décidée à tenter on effort
suprême pour vaincre ma résistance. Ma tante sait que je vous aime;
je suis libre d'aimer, je suis libre de me perdre, je suis libre de
mourir!...
En disant ces derniers mots, elle pâlit. Ses yeux se voilèrent; il me
sembla qu'elle allait tomber évanouie; je la retins dans mes bras.
Sa belle tête se pencha sur mon épaule, sa chevelure de soie inonda,
enveloppa mon visage. Le sang gronda dans ma tête et reflua vers mon
coeur; je ne sais ce que je lui dis; je ne sais si ma bouche rencontra
ses lèvres: ce fut un délire rapide comme l'éclair. Lady Harriet,
arrivant à l'angle du chemin couvert, n'avait plus qu'un pas à faire
pour nous surprendre. Saisi de honte et de terreur, je pris la fuite,
seul, cette fois, et j'aurais été me cacher je ne sais au fond de quel
antre, si je n'eusse rencontré, au bas du sentier, lord B***, qui,
redevenu le plus sage de nous deux, m'arrêta au passage.
XVI
Frascati, 1er avril.
--C'est moi, me dit lord B***, de cet air mystérieux et profond que
donne l'ivresse, c'est moi qui veux vous faire les honneurs de la grotte
des Sirènes.
Je me laissai conduire, et, pendant quelques instants, me sentant de
nouveau très-gris, je vis toutes choses d'un oeil très-vague. Cependant
je fus remis et calme plus vite que je ne l'espérais.
Nous gagnâmes le fond resserré de l'entonnoir, qui en est la partie la
plus délicieuse. Il est semé de blocs de rochers et de massifs d'arbres,
et traversé par le bras de l'Anio, qui, arrivé à l'extrémité de ce petit
cirque naturel, se précipite, s'engouffre et disparaît entièrement dans
une dernière grotte tellement belle, qu'on la prendrait pour un ouvrage
d'art. Le sentier n'a eu pourtant qu'à côtoyer son rebord pour faire
pont sur le torrent. Là, en sûreté derrière un parapet de roches à peine
dégrossies, qui ne gâte pas la délicieuse sauvagerie du lieu, on plonge
de l'oeil dans la profondeur d'un nouvel abîme qui est comme la clef du
dernier déversoir de cette onde fougueuse, car elle s'y perd avec une
dernière clameur effroyable, dans des cavités dont on ne connaît pas
l'issue.
--C'est ici, me dit lord B***, que deux Anglais se sont fait avaler par
cette bouche béante. On prétend qu'ils sont descendus sur cette corniche
étroite, mais parfaitement praticable, que vous voyez là-dessous, et que
le pied leur a glissé. Moi, je trouve qu'il faut être bien maladroit
pour ne pas s'y promener les deux mains dans ses poches, et vous
remarquerez que la chute de l'eau est si nette et si absolue dans
son puits naturel, qu'elle n'envoie pas une goutte de pluie sur ses
margelles de rocher.
--Alors, vous croyez qu'ils se sont précipités volontairement.
--Et naturellement! dit-il en fixant sur le gouffre son oeil
mélancolique, terni par un reste d'ivresse.
--L'aventure n'est pas authentique, dis-je à Tartaglia; car le guide m'a
parlé de trois Anglais, et voilà milord qui parle de deux.
--Il n'y en a peut-être eu qu'un seul, répondit Tartaglia avec son
insouciance habituelle sur le chapitre de la vérité; c'est un suicide
qui aura fait des petits.
Ce trait d'esprit produisit sur lord B*** un effet qui m'eût fait frémir
si j'eusse été seulement à trois pas de lui, car il enfourcha le
parapet avec l'aisance d'un bon cavalier, et parut un instant disposé à
descendre sur la corniche; mais j'avais été à temps de passer mon bras
sous le sien, et je le tenais encore mieux que je n'avais tenu Medora
quelques instants auparavant. Cette corniche me paraît aussi, à moi,
très-praticable; mais, au milieu de la foudre de la cataracte qui la
rase, je n'y voudrais pas voir marcher un Anglais sortant de table.
--Qu'est-ce que vous avez? me dit-il tranquillement en restant à cheval
sur le parapet. Vous croyez que je veux aller faire une promenade dans
les entrailles de la terre? Non! la vie est si courte, qu'elle ne vaut
pas la peine qu'on l'abrège. Donnez-moi du feu pour rallumer mon cigare!
quant à l'immoralité du suicide, en ma qualité d'Anglais de race pure,
je proteste. Quand on se sent décidément et irrévocablement à charge au
autres...
Il s'interrompit pour rappeler son chien jaune, qui était sauté sur le
parapet et qui aboyait à la cascade.
--A bas, Buffalo! s'écria-t-il d'un ton de sollicitude. Descendez! ne
faites pas de ces imprudences-là!
Et, en voulant repousser l'animal, il tourna ses deux jambes du côté
du gouffre, avec une mollesse et une insouciance de mouvement qui me
forcèrent à le prendre de nouveau à bras le corps.
--Bah! reprit-il, vous croyez que je suis gris? Pas plus que vous,
mon cher! Je vous disais donc que, quand on n'est agréable ni utile à
personne, aimer et préserver sa vie est une lâcheté; mais, tant qu'on a
un ami, ne fût-ce qu'un chien, on ne doit pas l'abandonner. Seulement...
écoutez! S'il est vrai pour moi qu'on ne soit pas forcé d'exister à tout
prix, le suicide n'en est pas moins une faute, parce qu'il est toujours
le résultat d'un mauvais emploi de la vie. La vie n'est une chose
insupportable que parce que nous l'avons faite ainsi. Il dépend de tout
homme sage et intelligent de bien conduire la sienne, et, pour cela, il
faut préserver sa liberté et ne pas tomber dans les piéges d'un amour
mal assorti.