George Sand

La Daniella, Vol. I.
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Je sentis le rouge me monter au front; la leçon m'arrivait si directe et
si méritée, que je la crus à mon adresse. Je me trompais. Lord B*** ne
songeait qu'à se juger lui-même; mais son attitude brisée sur le bord
de l'abîme, sa figure décomposée par l'ennui, et sa tendresse de
célibataire pour son chien parlaient si éloquemment, que je me jurai à
moi-même de ne jamais revoir Medora.

Cependant, comme lord B*** était réellement pris de sommeil au milieu de
ses réflexions mélancoliques, et qu'il parlait de s'étendre, là où il
était, pour dormir au bruit de la cataracte, il me fut impossible de le
quitter, et les femmes nous eurent bientôt rejoints. Aussitôt que milord
entendit la voix sèchement doucereuse de milady, qui lui demandait
compte de son attitude négligée, il se remit sur ses pieds, et parla de
poursuivre l'exploration, car nous n'avions encore vu, en fait de
chutes d'eaux, que les moindres curiosités de l'endroit; mais la pluie
commençait à tomber sérieusement, le ciel était envahi, le soleil
éteint, et, bien que Medora insistât pour continuer, lady Harriet, qui
se croit souffreteuse et délicate, voulut retourner à Rome. J'appuyai
vivement cette idée. On amena les ânes, qui attendaient au fond du
cratère, et les femmes remontèrent sans fatigue jusqu'au temple de la
Sybille, où, en peu d'instants, la voiture fut prête à les ramener.

C'est alors seulement que je manifestai l'intention de rester à Tivoli
jusqu'au lendemain soir.

--Je comprends, dit lady Harriet, que vous désiriez voir tout ce que
nous n'avons pu voir aujourd'hui; mais ne vaudrait-il pas mieux revenir
par un beau temps que de vous mouiller ce soir, et peut-être encore
demain, pour voir un paysage sans soleil?

J'insistai. Lord B*** voulut alors rester avec moi, ce que, j'aurais
accepté s'il eût été convenable et prudent de laisser les femmes
traverser sans lui la campagne de Rome. En dernier ressort, lady Harriet
prononça, malgré mes refus et ma résistance, qu'elle me renverrait la
voiture le lendemain; et je fus obligé, pour conquérir ma liberté, de
prononcer à mon tour que je resterais peut-être plusieurs jours à Tivoli
pour dessiner.

Pendant ce débat, Medora demeura muette et les yeux attachés sur moi
avec une expression d'anxiété d'abord, puis de reproche et de dédain
qui me fut fort pénible à supporter. Enfin, la voiture partit, et je me
sentis allégé du poids d'une montagne.

Voilà, mon ami, un récit bien long, et peut-être trop circonstancié de
l'aventure qui me poussa à la solitude de Frascati. Je vous demande
pardon de me laisser aller à vous tout dire; mais il me semble que, si
je vous cachais quelque chose, il vaudrait mieux ne rien vous dire du
tout.

Quand je me retrouvai seul à Tivoli, au lieu d'aller voir les autres
cascades, je redescendis vers celles que je connaissais déjà. Le
gardien, ancien soldat au service de la France, voulut bien avoir
confiance en ma parole de ne pas attenter à mes jours (car, décidément,
cet abîme est regardé comme tentateur), et j'eus la liberté d'aller
rêver seul, à l'abri de la pluie, dans les cavernes.

Je ne rentrai pas sans remords dans celle où j'avais rendu ce maudit
baiser. J'en ressentais encore le frémissement dangereux; mais, au lieu
de m'y complaire, je me condamnai à un sévère examen de conscience, et
je reconnus que j'avais été coupable d'imprudence. N'aurais-je pas dû,
depuis les larmes bizarres que le soin d'apporter un chevreau avait fait
répandre, et toutes les singularités du reste de la route, deviner,
comprendre que j'étais l'objet d'un dépit tout prêt à se changer en
caprice et à se faire baptiser du nom de passion? Eh bien, non! je ne
m'en étais pas douté, apparemment! J'avais observé, sans grand intérêt
et comme malgré moi, cette étrange organisation. J'expliquais les
premières larmes par quelque souvenir, peut-être un souvenir d'amour,
réveillé en elle par une circonstance fortuite. J'expliquais la scène
des bijoux jetés dans le bois par une colère de reine, échouant devant
un sujet déterminé à ne pas être un courtisan. J'expliquais même le
baiser sur le front, par une hallucination de sa part ou de la mienne.
Jusque-là, jusqu'au moment où elle m'avait poursuivi pour me dire: _Je
vous aime_, je m'étais obstiné à croire à je ne sais quelle méprise, ou,
passez-moi le mot, à je ne sais quelle fumée d'hystérie nerveuse.

--Me voilà donc, pensai-je, en présence d'un amour bon ou mauvais, senti
ou rêvé, mais sincère à coup sûr, et aussi résolu que le mien serait
timide et involontaire! Le mien!

En me disant cela, je me tâtais le coeur, j'y appuyais les mains et j'en
comptais les battements comme le médecin interroge le pouls d'un malade,
et je découvrais, tantôt avec joie, tantôt avec effroi, qu'il n'y avait
pas là d'amour vrai, c'est-à-dire pas de foi, pas d'enthousiasme pour
cette incomparablement belle créature.

Le trouble que j'avais ressenti était donc tout simplement dans mes
sens, et pouvais-je me croire _engagé_, pour un baiser involontaire,
pour un mot que mes lèvres avaient prononcé, que mes oreilles n'avaient
pas entendu, que mon esprit ne pouvait même pas ressaisir?

--Il y aurait là, pensais-je, une question d'honneur vis-à-vis de lord
B*** et de sa femme, qui m'ont témoigné la confiance que l'on doit à un
homme de coeur. La moindre apparence, la moindre velléité de séduction
auprès de leur héritière me ferait rougir à mes propres yeux, et la
moindre expression, le moindre témoignage d'amour envers elle, serait
tentative de séduction, puisque je sens que je ne l'aime pas. Je n'ai
pas eu cette pensée, l'ombre même de cette lâche pensée, un seul
instant. Je la repousserais avec dégoût, si elle osait me venir; mais il
y a eu une seconde, un éclair d'égarement des sens, et, puisque dans de
telles occasions (la première, à coup sûr, dans mon inexpérience des
grandes aventures), je ne suis pas maître de moi, il faut que je m'en
préserve avec la prudence d'un vieillard.

Cependant j'éprouvais encore un malaise dont j'eus peine à trouver la
cause au fond de mon âme. Je me sentais honteux et comme avili d'être
si froid de raisonnement et si décidément vertueux en présence d'une
passion aussi échevelée que celle dont j'étais l'objet. Il me semblait
que Medora, avec sa folie et son audace, mettait son vaillant pied de
reine sur ma pauvre tête d'esclave craintif, et que mes scrupules me
faisaient un rôle misérable au prix du sien. Je me confessai obstinément
et je reconnus qu'il n'y avait, dans le sentiment de mon humiliation,
rien de plus que la suggestion d'un sot amour-propre. Que venait donc
faire l'amour-propre entre elle et moi? Pourquoi cet ennemi du juste
et du vrai se glisse-t-il dans les coeurs à leur insu, et quel est ce
besoin égoïste et vulgaire de jouer le premier rôle dans une partie qui
ne devrait avoir que le ciel pour témoin et pour juge?

J'aime à croire que, quand je ressentirai le véritable amour, je
n'aurai pas à lutter contre cette vanité funeste, que je me sentirai
complètement généreux et désarmé devant l'objet de mon adoration,
complètement naïf vis-à-vis de moi-même. Mais cette simplicité de coeur
et cette loyauté d'intentions, ne les dois-je pas également à la femme
dont je repousse les sacrifices?

--Va donc pour l'injuste mépris de cette amante superbe! m'écriai-je.

Et, débarrassé de toute hésitation, comme de tout mécontentement
vis-à-vis de moi-même, je m'enveloppai de mon caban et j'allai voir les
autres gambades fantastiques de l'Anio, le long du mont Catillo.

L'Anio, ou Teverone, ou Aniene, car il a tous ces noms, arrive ici des
vallées élevées qui servent de bases aux groupes du mont Janvier. Il
y rencontre la brusque coupure d'une gorge qui, par un détour, doit
l'emmener, triste et souillé de toutes les eaux corrompues du steppe de
Rome, jusqu'au Tibre. Avant d'entrer dans l'affreux désert, il s'élance
fier, bruyant et limpide, comme pour faire ses adieux à la vie, à
l'air pur, aux splendeurs des hautes régions; mais cet emportement de
puissance mettait en danger la montagne où est Tivoli. Par un très-beau
travail, on a divisé son cours en plusieurs bras, et, laissant aux
usines, aux ruines et aux touristes de Tivoli le courant mystérieux des
grottes de Neptune et les ravissantes _cascatelles_ et _cascatellines_
qui s'épanchent plus loin en ruisseaux d'argent sur le flanc de
la montagne, on a contraint la plus forte masse des eaux à suivre
paisiblement deux magnifiques tunnels situés à peu de distance de
l'entonnoir naturel dont je vous ai parlé. C'est de ces tunnels jumeaux
que le fleuve se laisse tomber dans son lit inférieur en cataracte
tonnante, et cependant avec une effroyable tranquillité. On descend
ensuite dans la gorge pour voir d'en bas toutes ces chutes. La gorge est
charmante; elle n'a qu'un défaut: c'est d'être couverte et remplie d'une
végétation si splendide, qu'il est presque impossible de trouver
un endroit d'où l'on puisse voir l'ensemble de cette corniche si
merveilleusement arrosée.

Les ruines de toutes les villas antiques dont les noms sont célèbres ne
m'attirèrent nullement. Je suis las des ruines, et, devant la nature, à
moins qu'elles ne lui servent d'ornement, comme ce charmant temple de la
Sibylle au-dessus du gouffre de Tivoli, ou de la villa de Mécènes,
qui couronne les cascatelles, elles me deviennent honteusement
indifférentes.

Je passai la nuit dans le plus affreux lit et dans la plus affreuse
chambre de l'affreuse auberge de la Sybille, un vrai coupe-gorge
d'opéra-comique. Pourtant, je ne fus point assassiné, et les gens de la
maison, malgré leur mauvaise mine, me parurent d'excellentes gens.

Le lendemain, malgré la pluie et un commencement de fièvre, je
recommençai mes excursions; mais rien de ce que je vis ne valait pour
moi la grotte des Sirènes, et c'est là que je retournai contempler,
pendant deux heures, le torrent engouffré dans son puits sans issue.
Ce devait être là, certainement, l'antre favori de la fameuse sibylle
libertine, lorsque ces abîmes n'étaient accessibles que par des voies
mystérieuses, et que les _pâles mortels_ n'en approchaient qu'en
tremblant, effrayés du déchaînement des cataractes autant que des
oracles du destin.

Aujourd'hui, c'est un lieu de délices. Ces tapis de violettes et ces
buissons de myrtes par lesquels on descend mollement et sans danger
jusqu'au milieu de cette grande scène; ce torrent diminué qui ne menace
plus personne et qui n'a gardé de sa fureur que ce qu'il en faut pour
donner une émotion puissante sans lassitude et sans anéantissement;
cette grotte, dont les rudes anfractuosités s'embellissent de guirlandes
de lierre et de chèvrefeuille, et qui, percée de larges crevasses, vous
laisse voir, comme à travers un cadre, les profondeurs d'un paysage
magique, tout cela exerça sur moi un magnétisme étrange, et j'ai rêvé
là un bonheur que je demande pour paradis au Dieu bon. Oui, ce creux de
rochers, d'eaux agitées et de plantes vigoureuses, avec du soleil et
un air salubre, si c'était possible; une grotte pour abri et une femme
selon mon coeur, et je consens à être prisonnier sur parole durant
l'éternité.

Ma contemplation était si douce et mon corps si fatigué, que je
m'endormis comme lord B*** avait voulu s'endormir la veille, au bruit de
la cataracte. Quand je m'éveillai, Tartaglia était auprès de moi.

Vous avez tort de dormir là à l'humidité, me dit-il. Il y a de quoi être
malade.

Il avait raison: je me sentais mal partout. J'eus peine à remonter au
temple. Chemin faisant, Tartaglia, qui était retourné la veille à Rome,
m'apprit qu'il venait me chercher avec une voiture par l'_ordre de la
Medora_.

--C'est fort bien, lui répondis-je; tu vas t'en retourner comme tu es
venu. Je compte rester ici huit ou dix jours.

--Vous n'y songez pas, _mossiou_. Vous êtes dans l'endroit le plus
malsain de l'Italie, et vous allez y mourir. Prenez garde d'ailleurs à
ce qui va arriver. Dès que la Medora vous saura malade, elle viendra
avec sa famille, car ils font tous sa volonté, et elle est folle de
vous...

--En voilà assez, répondis-je avec colère. Vous me portez sur les nerfs
avec vos sottises. Il faut que tout cela finisse!

Et, prenant mon parti, je montai dans la voiture et donnai au cocher
l'ordre de me conduire à Rome chez Brumières.

Je croyais être délivré du Tartaglia, qui, me voyant irrité et un peu
en délire, avait fait mine de rester à Tivoli; mais, à mi-chemin,
m'éveillant d'un nouvel assoupissement fébrile, je vis qu'il était sur
le siège avec le cocher. Je renouvelai à celui-ci l'injonction de me
conduire chez Brumières. Mon intention était d'écrire, de chez lui,
une lettre d'adieux à la Famille B***, de faire prendre mes effets par
Tartaglia et de quitter Rome a l'instant même. Le cocher fit un signe
d'assentiment respectueux, et je me rendormis, vaincu par une torpeur
insurmontable.

Quand je m'éveillai, j'étais si accablé, que je ne compris pas où
j'étais, et qu'il fallut les empressements de l'excellent lord B***
autour de moi pour m'éclairer sur la trahison de Tartaglia et du cocher.
J'étais au palais ***; je montais l'escalier du ma chambre, soutenu par
l'Anglais et la Daniella. Vous savez le reste; je dois ajouter que je me
suis si bien arrangé pour ne pas sortir de ma chambre jusqu'au moment du
départ, que je n'ai pas revu Medora. J'espère donc que son caprice est
passé; j'espère même qu'il n'y a pas eu caprice, et, quand j'y songe,
je reconnais que j'ai servi de titre à un roman dont elle avait fait le
plan avant de me connaître. Elle a vingt-cinq ans, elle est froide, elle
a refusé beaucoup de bons partis, a ce que l'on assure. Puis l'ennui est
venu, les sens peut-être; elle a résolu, dit-elle, d'épouser le premier
homme délicat qui l'aimerait sans le lui dire. Pourquoi s'est-elle
imaginé que j'étais cet homme-là, moi qui ne l'aimais pas du tout? Ou
elle a le ridicule de se croire irrésistible, ou il y a là-dessous
l'intrigue impertinente de Tartaglia, qui a eu plus d'effet que je ne
pensais.

Quoi qu'il en soit, me voilà loin de Rome, par un temps à ne pas mettre
un chien dehors, et, dans quelques jours, quand mes forces seront
revenues, s'il y a encore péril en la demeure comme disent les légistes,
je me sauverai plus loin encore.

Mais ne trouvez-vous pas que ma terreur de _casto Giuseppe_, comme dit
Tartaglia, dont je vous épargne les dernières remontrances, est d'une
fatuité ridicule?

A propos de Tartaglia, je dois vous dire que le drôle m'a soigné
paternellement, et que, maître de fouiller dans mes effets à toute
heure, il a pleinement justifié ce que lord B*** me disait de lui:

--C'est un vrai gredin, capable de vous arracher, par prières ou par
intrigue, votre dernier écu; mais c'est un valet fidèle, incapable de
vous dérober une épingle si vous n'avez pas l'air de vous méfier de
lui. En Italie, beaucoup de gens de cette classe sont ainsi faits: ils
pillent ceux qu'ils détestent; ils se font un plaisir de dévaliser ceux
qui veulent lutter de finesse pour se garantir; mais ils voleraient
volontiers, pour enrichir ceux qui, par leur confiance absolue,
obtiennent leur amitié. Ayez des serrures Fichet à vos coffres; cachez
votre bourse dans les trous de mur les plus invraisemblables: ils
déjoueront toutes vos ruses. Laissez la clef à la porte et l'argent sur
la table, ce sera chose sacrée pour eux. Ce vaurien a donc du bon comme
tons les vauriens... de même que tous les gens vertueux ont un coin de
perversité.

C'est toujours lord B*** qui parle, et je vous fais grâce des blasphème,
de sa misanthropie. Tant il y a que le Tartaglia me fatiguait, et
qu'après avoir bien payé, malgré lui, je dois le dire, ses bons
services, je suis charmé d'être délivré de son babil, de sa protection
et de ses suggestions matrimoniales.

Voici enfin un peu d'éclaircie dans le temps, et j'en vais profiter pour
visiter les jardins Piccolomini et faire le tour de mes domaines.



XVII

3 avril, à Frascati.

Depuis deux jours, bien que le soleil ne se montre pas plus qu'à
Londres, je me goberge de la douceur du temps. Les soirées sont froides
dans l'intérieur de Piccolomini; ma cheminée se garderait bien de ne pas
fumer; et d'ailleurs, le bois manque; mais quelqu'un qui me choie m'a
apporté un _brasero_[3], et cela me permet de me réchauffer les doigts
pour vous écrire. Le reste du temps, je suis dehors jusqu'à l'heure de
dormir, et je m'en trouve fort bien.

[Note 3: Brasero et le mot espagnol, apparemment familier à Jean
Yalreg.]

Ce _quelqu'un_ vous intrigue un peu, j'espère? Patience! je vous
raconterai. Il faut que je vous dise d'abord que je suis au beau milieu
d'un paradis terrestre, moyennant quelque chose comme trois francs par
jour, toutes dépenses comprises, ce qui me permettra de passer ici
plusieurs mois sans me préoccuper de ma pauvreté.

J'ignore ce que deviendra le climat. On m'annonce des chaleurs qui me
feront revenir de mes doutes sur le beau ciel de l'Italie. Dans l'état
de faiblesse où je suis encore, le temps doux et voilé que nous tenons
m'est fort agréable; mais il n'y aurait guère moyen de faire de la
peinture sans soleil, et il faut que ce pays-ci soit bien beau puisqu'il
l'est encore à travers son manteau de brouillards. Brumières, qui
voulait que je l'attendisse pour venir ici, m'annonçait bien que je
n'y trouverais pas encore le moindre effet pittoresque; mais je suis
peut-être moins peintre que contemplatif, et, quand je ne peux pas
essayer d'être un interprète quelconque de la nature, je n'en reste pas
moins son amant fidèle et ravi.

Figurez-vous que, sans sortir de mon jardin, j'ai la campagne, le
verger, la solitude et le désert. Le parterre qui s'étend devant la
maison n'annonce guère ce luxe: c'est un carré de légumes et de vigne,
enfermé dans des haies de buis taillé. En août, la vue est terminée par
une grande fontaine murale en hémicycle avec les niches et les bustes
classiques. L'eau est limpide, les plantes grimpantes abondent, et, sur
la terrasse dont cette architecture est le contre-fort, de beaux arbres
inclinent leurs branches touffues. Mais là n'est pas le charme de cet
enclos dont l'ancienne splendeur a fait place, d'une part à l'abandon,
de l'autre aux soins vulgaires de l'utilité domestique. Une belle allée
d'arbres centenaires s'en va en montant rapidement vers des terres
ensemencées et plantées d'oliviers. Heureusement, on a laissé subsister
ces arbres, et on n'a pu songer à niveler le terrain, de sorte que
l'ancien parc des Piccolomini, sacrifié au prosaïsme de l'exploitation,
a gardé ses chênes verts courbés en berceaux impénétrables au soleil et
à la pluie, ses aspérités de montagne et son clair ruisselet qui court
en bouillonnant sous des masses de fleurs sauvages. Il y a même un coin,
tout à fait inculte, qui forme ravin et qui se compose tout aussi bien
qu'un grand paysage. Le ruisseau qui sort d'une belle source dans
la villa voisine, nous arrive de la hauteur et forme une cascatelle
charmante qui, de son amphithéâtre de rochers et de verdure, arrose
une petite prairie tout à fait naturelle, traverse l'enclos et s'en va
réjouir une troisième villa contiguë à celle-ci. On voit qu'ici l'on
ne s'est pas disputé l'eau courante. Bien au contraire, on se l'est
libéralement distribuée, et, comme elle abonde partout, ceux qui ont
bien voulu lui permettre de rire et de sauter à travers leurs jardins
ont rendu à leurs voisins un véritable service.

Les collines Tusculanes ne sont, d'ici à leur point le plus élevé (
Tusculum), qu'un immense jardin partagé entre quatre ou cinq familles
princières. Et quels jardins! celui de Piccolomini ne compte plus. Vendu
à des bourgeois qui font argent de leur propriété, il n'a de beau que
ce que l'on n'a pu lui ôter. Hais la villa Falconieri, qui le borne à
l'est, et la villa Aldobrandini, qui le borne au couchant, la villa
Conti, qui touche à cette dernière; plus haut, la Ruffinella, et, en
revenant vers l'est, la Taverna et Mondragone, tout cela se tient et
communique si bien, que j'en aurais pour trois heures à vous décrire ces
lieux enchantés, ces futaies monstrueuses, ces fontaines, ces bosquets
et ces escarpements semés de ruines romaines et pélasgiques; ces ravins
de lierre, de liseron et de vigne sauvage, où pendent des restes de
temple, et où tombent des eaux cristallines. Je renonce au détail, qui
viendra peut-être par le menu; je ne peux que vous donner une notion de
l'ensemble.

Le caractère général est de deux sortes: celui de l'ancien goût
italien, et celui de la nature locale qui a repris le dessus, grâce à
l'indifférence ou à la décadence pécuniaire des maîtres de ces folles
et magnifiques résidences. Si vous voulez une exacte description de ces
résidences, telles qu'elles étaient encore il y a cent ans, vous la
trouverez dans les spirituelles lettres du président de Brosses, l'homme
qui, malgré son apparente légèreté, a le mieux vu l'Italie de son
temps. Il s'est beaucoup moqué des jeux d'eaux et girandes, des statues
grotesques et des concerts hydrauliques de ces villégiatures de
Frascati. Il a eu raison. Lorsqu'il voyait dépenser des sommes folles et
des efforts d'imagination puérile pour créer ces choses insensées, il
s'indignait de cette décadence du goût dans le pays de l'art, et il
riait au nez de tons ces vilains faunes et de toutes ces grimaçantes
naïades outrageusement mêlés aux débris de la statuaire antique. Il
appelait cela gâter l'art et la nature à grands frais d'argent et de
bêtise, et je m'imagine que, dans ce temps-là, quand tous ces fétiches
étaient encore frais, quand ces eaux sifflaient dans des flûtes, que les
arbres étaient taillés en poire, les gazons bien tondus et les allées
bien tracées, un homme de sens et de liberté, comme lui, devait à bon
droit s'indigner et se moquer.

Mais, s'il revenait ici, il y trouverait un grand et heureux changement:
les Pans n'ont plus de flûte, les nymphes n'ont plus de nez. A beaucoup
de dieux badins, il manque davantage encore, puisqu'il n'en reste qu'une
jambe sur le socle. Le reste git au fond des bassins. Les eaux ne
soufflent plus dans des tuyaux d'Orgue; elles bondissent encore dans des
conques de marbre et le long des grandes girandes; mais elles y chantent
de leur voix naturelle. Les rocailles se sont tapissées de vertes
chevelures, qui les rendent à la vérité. Les arbres ont repris leur
essor puissant sous un climat énergique, et sont devenus des colosses
encore jeunes et pleins de santé. Ceux qui sont morts ont dérangé la
symétrie des allées; les parterres se sont remplis de folles herbes; les
fraises et les violettes ont tracé des arabesques aux contours des tapis
verts; la mousse a mis du velours sur les mosaïques criardes: tout a
pris un air de révolte, un cachet d'abandon, un ton de ruine et un chant
de solitude.

Et maintenant, ces grands parcs jetés aux flancs des montagnes, forment,
dans leurs plis verdoyants, des vallées de Tempé, où les ruines rococo
et les ruines antiques dévorées par la même végétation parasite donnent
à la victoire de la nature un air de gaieté extraordinaire. Comme,
en somme, les palais sont d'une coquetterie princière ou d'un goût
charmant; que ces jardins, surchargés de détails puérils, avaient été
dessinés avec beaucoup d'intelligence sur les ondulations gracieuses du
sol, et plantés avec un grand sentiment de la beauté des sites; enfin,
comme les sources abondantes y ont été habilement dirigées pour assainir
et vivifier cette région bocagère, il ne serait pas rigoureusement vrai
de dire que la nature y ait été mutilée et insultée. Les brimborions
fragiles y tombent en poussière; mais les longues terrasses d'où l'on
dominait l'immense tableau de la plaine, des montagnes et de la mer; les
gigantesques perrons de marbre et de lave qui soutiennent les ressauts
du terrain, et qui ont, certes, un grand caractère, les allées couvertes
qui rendent ces vieux Édens praticables en tout temps; enfin, tout ce
qui, travail élégant, utile ou solide, a survécu au caprice de la mode,
ajoute au charme de ces solitudes, et sert à conserver, comme dans des
sanctuaires, les heureuses combinaisons de la nature et la monumentale
beauté des ombrages. Il suffit de voir, autour des collines de Frascati,
l'aride nudité des monts Tusculans, ou l'humidité malsaine des vallées,
pour reconnaître que l'art est parfois bien nécessaire à l'oeuvre de la
création.

Mais voyez donc, mon ami, comme je défends _mes villas_ contre les
injures du président de Brosses, et peut-être contre les critiques que
j'appréhende de votre part! C'est que l'amour de la propriété s'est
emparé de moi, quand je me suis vu ici seul, absolument seul de mon
espèce artiste, jouissant de toutes ces résidences désertes. D'ici à un
ou deux mois, me dit-on, il ne viendra à Frascati ni seigneurs indigènes
ni _forestieri_, et, sous ce dernier titre, on confond les artistes, les
touristes et les malades de tout genre qui cherchent l'air salubre au
commencement des grandes chaleurs. En attendant, les villas ne sont
habitées que par leurs gardiens, de bons vieux serviteurs qui me
confient les clefs des parcs avec une bonne grâce charmante; ce qui me
permet de choisir chaque jour celui qui me plaît, ou de les parcourir
tous dans une grande excursion, si j'ai de bonnes jambes.

Quelle douce manière de posséder, n'est-ce pas? n'avoir rien à
surveiller, rien à ordonner, rien à réparer; quitter quand bon me
semblera, sans me soucier de ce que les choses deviendront en mon
absence; revenir de même, sans que personne fasse attention à moi; jouir
sans contrôle et sans contestation de plusieurs Trianons de caractères
différents; me promener en pantoufles dans tous les paysages de Watteau,
sans risquer de rencontrer personne à qui je doive mes égards et ma
conversation! Vraiment, je suis trop heureux, et j'ai peur que ce ne
soit un rêve. Tout cela à moi, pauvre diable qui ai vécu trois ans
à Paris, triste et courbé sous la préoccupation de payer la vue des
gouttières et les bottes à tremper dans la boue liquide des rues! A moi
tout cela pour trois francs par jour, sans que j'aie à me tourmenter
de cette responsabilité de soi-même, si rigoureuse pour la dignité de
l'individu, mais si funeste à la poésie et à l'indépendance, dans les
grands centres de civilisation! Par quelles vertus ai-je mérité d'être
gâté à ce point! Et la Mariuccia, qui plaint ma figure absorbée, mon air
nonchalant, et qui regarde avec une maternelle pitié mon mince bagage,
et ma bourse plus mince encore!

Cette Mariuccia est un être excellent et divertissant au possible. Elle
est rieuse et bavarde comme le ruisseau de son jardin, et, pour peu
qu'on l'excite par des questions, elle arrive à une éloquence pétulante,
accompagnée d'une mimique exaltée qui la transfigure en une sorte de
pythonisse rustique. Elle est un spécimen si complet et si naïf de
sa Classe et de sa localité, que je vois, mieux que dans un livre,
à travers ses descriptions, ses préjugés et ses raisonnements, le
caractère du milieu où je me trouve jeté.

Mais un autre type plus étrange encore aux yeux d'un homme naïf tel que
moi, c'est ce quelqu'un dont il faut enfin que je vous entretienne.
Aussi, je reprends mon récit où je l'ai laissé.

Hier matin, je demandai à la Mariamoda si elle avait fait blanchir mon
linge.

--Certainement, dit-elle en apportant une corbeille de linge blanc,
humide et frippé. La vieille femme qui m'aide à mes lessives s'en est
chargée.

--C'est fort bien; mais je ne peux pas porter ce linge sans qu'il soit
repassé.

Le mot repasser m'embarrassa; car, si je sais un peu ma littérature
italienne, je n'ai pas encore à mon service tout le vocabulaire de la
vie pratique, et la Mariuccia n'entend pas un mot de français. J'appelai
la pantomime à mon secours, et, comme si un gueux de mon espèce eût
prétendu à un grand luxe en exigeant du linge passé au fer, elle s'écria
d'un air stupéfait:

--Vous voulez la _stiratrice_?

--C'est cela! la repasseuse! Est-ce une industrie inusitée à Frascati?

--Oh! oui-da, reprit-elle avec orgueil; il n'y a pas de pays au monde où
l'on trouve des meilleures _artisanes_.

--Eh bien, confiez ceci à une de vos merveilleuses ouvrières.

--Voulez-vous que ce soit ma nièce?

--Je ne demande pas mieux, répondis-je, étonné du regard clair et
pénétrant que son petit oeil gris attachait sur le mien.

Elle remporta la corbeille, et, à l'heure où je rentrais pour souper,
car je me suis arrangé pour rester dehors le plus tard possible, je
trouvai installées autour d'un brasero, dans une grande pièce du
rez-de-chaussée, où la Mariuccia juge plus commode de me servir mes
repas, trois personnes qui causaient, les pieds sur la cendre chaude et
les coudes sur les genoux: c'était la vieille femme en haillons qui fait
la perpétuelle _biancheria_ de Mariuccia, un gros capucin de bonne mine,
et une fille mince dont un grand mouchoir de laine rouge enveloppait la
tête et les épaules. Les deux femmes ne se dérangèrent pas. Le capucin
seul se leva et me fit des politesses qui aboutirent à l'humble demande
d'un baïoque, un sou du pays, pour les besoins de son ordre. Je lui en
donnai cinq, qu'il reçut avec une profonde reconnaissance.

--Cristo! s'écria la vieille femme, à laquelle il montra, d'un air naïf,
cette grosse pièce de cuivre dans sa main crasseuse, quelle générosité!

Et, se tournant vers moi, elle m'accabla d'une grêle d'épithètes
élogieuses. Pour n'être pas enivré de ses flatteries, je lui donnai
vite deux baloques qui restaient dans ma poche, et elle se confondit
en révérences et en tentatives de baisements de mains auxquelles je me
hâtai de me soustraire.

Mais, voulant savoir jusqu'où allait cette misère ou cette passion pour
la mendicité, je m'adressai à la jeune fille, dont je ne voyais pas
la figure cachée sous son châle, et qui me semblait très-proprement
habillée.

--Et vous, mademoiselle, lui dis-je en m'asseyant sur l'escabeau
qu'avait laissé libre le frère quêteur à côté d'elle, est-ce que vous ne
me demandez rien?

Elle releva la tête, écarta son châle rouge, et me tendit la main sans
rien dire.

--Daniella! m'écriai-je en la reconnaissant à la pâle lueur que le
brasero renvoyait à sa figure; Daniella à Frascati! Daniella qui tend la
main...

--Pour que vous y mettiez la vôtre, répondit-elle en souriant. Vous êtes
cause que j'ai perdu une bonne place; mais je ne la regrette pas, s'il
me reste votre amitié.

--Parlez plus bas, lui dis-je; expliquez-moi...

--Oh! je n'ai pas besoin d'en faire un secret, reprit-elle; je n'ai
rien fait de mal; et, d'ailleurs, le frère Cyprien est mon oncle, et la
Mariuccia est ma tante. C'est moi qui suis la _stiratrice_, et je vous
rapporte votre _biancheria_.

--Oui, oui, dit la Mariuccia, qui venait d'entrer et qui posait mon
humble dîner sur la table, nous sommes tous parents: le capucin est mon
frère, la vieille femme est ma tante, à moi, et vous pouvez parler tous
les deux devant nous; c'est en famille, rien ne sortira d'ici.

--C'est très-bien, pensai-je; il n'y manque que le cousin Tartaglia pour
que tout Frascati sache les particularités sérieuses ou ridicules de ma
retraite à Frascati.

--Daniella, dis-je à la jeune fille, je vous prie de ne pas...

--C'est bien, c'est bien, dit la vieille femme en sortant; causez
ensemble; nous savons toute l'histoire. Pauvre Daniella! ce n'est pas sa
faute, c'est une bonne fille qui nous a tout dit..

--Et moi, dit le capucin en ramassant sa besace et son bâton, je vous
présente mes révérences, seigneur étranger... Danieluccia, je prierai
pour toi, afin que l'orgueil de cette Anglaise soit vaincu par la
miséricorde divine!

Je vous laisse à penser si j'étais de bonne humeur de voir ébruiter
ainsi ce qui avait pu se passer à propos de moi dans la famille B***. Je
voulus faire expliquer la Daniella.

--Non, pas à présent, me répondit-elle; vous me en colère. Je vas porter
votre linge dans votre chambre et je reviendrai.



XVIII

3 avril.

--Qu'est-ce? qu'y a-t-il? demandai-je à la Mariuccia. Que vous a-t-elle
donc dit, à tous tant que vous êtes?

--Les choses comme elles se sont passées, répondit-elle; cette Anglaise,
la grosse dame, je la connais bien! Elle vient presque tous les ans à
Frascati; mais je n'ai jamais pu dire son nom....

--Eh bien?

--Eh bien, il y a deux ans, elle a pris ma nièce en amitié et elle l'a
emmenée. Elle la payait bien et la rendait très-heureuse; et puis, quand
elles ont été là-bas, en Angleterre, je crois, lady Bo..., lady Bi...,
au diable son nom! a pris une nièce, la... la...

--N'importe!

--La Medora! Voilà son nom, à elle! Il parait qu'elle est belle: comment
la trouvez-vous?

--Je n'en sais rien; allez toujours.

--Eh! vous savez bien qu'elle est belle et riche, mais méchante... Non:
la Daniella dit qu'elle est bonne, mais folle. Elle a commencé par aimer
ma nièce comme si la pauvre fille eût été sa soeur. Elle a voulu l'avoir
à elle seule pour son service. Elle lui donnait des robes de soie,
des bijoux, de l'argent. Oh! dans une année, la Daniella a plus gagné
qu'elle ne gagnera dans tout le reste de sa vie, à moins qu'elle ne
veuille encore quitter le pays et suivre d'autres _forestieri_; mais
je ne le lui conseille pas: vous autres étrangers, vous êtes tous
maniaques, bizarres!

--Merci; après?

--Après, après! Vous savez bien que vous avez dit à ma nièce qu'elle
était plus jolie que sa maîtresse. Depuis ce moment-là, la signorina n'a
plus voulu la supporter; elle l'a tourmentée, chagrinée, offensée. La
petite a répondu deux ou trois paroles un peu vives, et, pendant que
vous étiez encore malade, on l'a renvoyée. Allons, il n'y a pas grand
mal; on lui a fait un beau cadeau, et elle pourra bien se marier ici
avec qui elle voudra. On est toujours mieux dans son pays que sur les
chemins; et, si vous l'aimez, ma nièce, si elle vous plaît, et que vous
souhaitiez rester chez nous, il ne tient qu'à vous d'être son mari. Vous
êtes peintre, vous trouverez de l'ouvrage dans les villas. Justement,
la princesse Borghèse veut faire réparer Mondragone. Vous ferez de la
fresque et vous gagnerez bien de quoi élever vos enfants.

--Ainsi, répondis-je, émerveillé du plan rapide de la Mariuccia, vous
avez arrangé tout cela en famille, avec la vieille femme, le capucin
et... la Daniella?

--La Daniella ne dit rien du tout; on ne sait pas si elle vous aime;
mais...

--Mais vous le pensez, puisque vous me mariez avec elle?

--Eh! qui sait?

Le _chi lo sa_ de la Mariuccia est son grand et dernier argument.
Elle le dit si souvent à tout propos, que j'ai déjà compris que cela
signifiait en certaines occasions: _Laissez-moi faire_, et en certaines
autres: _Je n'y tiens pas_.

--Cette fois, l'accent était problématique, et je dus insister pour
savoir si j'étais tombé dans une de ces intrigues dont Brumières et
Tartaglia m'avaient signalé les fâcheuses conséquences; mais l'oeil
clair et la figure enjouée de Mariuccia ne permettaient pas le soupçon,
et, dans ses réponses subséquentes, je ne vis que l'empressement d'une
bienveillance irréfléchie pour sa nièce et pour moi.

--S'il en est ainsi, pensai-je, je dois avoir une franchise égale.

Et, comme la Daniella ne reparaissait pas, je priai sa tante de monter
avec moi dans ma chambre, où nous la trouvâmes occupée à brosser mes
habits et à ranger mes ustensiles de toilette, comme si elle eût été à
mon service.

--Que faites-vous là? lui dis-je en entrant, avec un peu de dureté.

Elle me regarda avec un mélange de décision et de douceur qui paraît
être dans son caractère comme sur sa physionomie.

--Je nettoie et je range votre appartement, répondit-elle, comme je
faisais à Rome, pendant que vous étiez malade.

Le souvenir des soins empressés et intelligents de cette bonne fille me
fit rougir de ma brusquerie.

--Ma chère enfant, lui dis-je, asseyez-vous, et causons. Je veux savoir
comment je suis la cause de votre séparation d'avec la famille B***.
Vous avez dit, à ce sujet, ce que vous avez cru devoir dire; il faut que
je le sache, afin de redresser la vérité si vous vous êtes trompée en ce
qui me concerne.

--C'est aisé à dire, répondit-elle avec assurance. Vous avez fait le
projet d'épouser la Medora. Comme vous avez beaucoup d'esprit, vous avez
deviné que, pour la rendre amoureuse de vous, elle qui n'a jamais
pu être amoureuse de personne, il fallait faire semblant de devenir
amoureux d'une autre, sous son nez, et vous avez réussi à le lui
persuader. Moi, j'aurais été sacrifiée à ce jeu-là, si j'avais eu
affaire à de mauvais maître; mais lady Harriet est généreuse, et, avec
ce qu'elle m'a donné en me congédiant, j'aurais tort de me plaindre.
N'est-ce pas là ce que j'ai dit, ma tante Mariuccia?

--Peut-être, répondit la tante; mais j'avais compris que le _signore_ te
plaisait, et je pensais que tu lui avais plu. À présent, si les choses
vont autrement, s'il doit épouser l'Anglaise et que ton dos lui ait
servi d'échelle, il te devra un beau cadeau de noces, et tout est dit.

Bien que l'explication de la Daniella dût couper court à toute pensée
d'alliance entre elle et moi dans l'esprit de ses parents, je ne pus
supporter le plan ridiculement fourbe qu'elle m'attribuait à l'égard de
sa maîtresse. Je crus devoir m'en expliquer avec elle.

--Ma chère, lui dis-je, il vous a plu d'interpréter ma conduite dans un
sens que je désavoue absolument. Je n'ai pas fait semblant d'être épris
de vos charmes. C'a été une plaisanterie dont j'étais loin de prévoir
les conséquences et que personne, je l'espère encore, n'a prise au
sérieux. Quoi qu'il en soit, j'ai eu un grand tort, puisque le résultat
de ceci a été une mésintelligence momentanée entre vous et des personnes
auxquelles vous deviez être attachée. Je suis assez coupable sans que
vous me prêtiez un projet aussi absurde et aussi cupide que celui de
vouloir me faire aimer d'une personne trop riche pour moi et que je ne
connais pas assez pour l'aimer moi-même. Je vous prie donc, dans vos
épanchements avec votre nombreuse famille, de ne pas me faire jouer
inutilement ce vilain rôle.

--Inutilement! reprit-elle en français, français qu'il me faut vous
traduire plus que si c'était de l'italien. Vous consentiriez cependant à
ce que je le fisse utilement?

--Voulez-vous bien vous expliquer?

--Si ma famille se persuadait que nous nous aimons, vous et moi, il
y aurait pour vous quelque inconvénient à le laisser croire, et il
vaudrait mieux donner à penser que vous ne songez qu'à la Medora.

--Et quel serait l'inconvénient dont vous parlez?

--Des coups de couteau pour vous et des coups de poing pour moi.

--De la part de qui? Je veux tout savoir.

--De la part de mon frère, un méchant homme, je vous avertis.... Je ne
dépends que de lui, je n'ai plus ni père ni mère.

--Alors, c'est une menace sous laquelle il vous a plu de me placer, en
faisant vos confidences....

--Moi, vous menacer et vous exposer! s'écria la Daniella en levant
au ciel ses yeux étincelants. _Cristo!_ croyez-vous que j'aurais dit
seulement que je vous connaissais, si Tartaglia ne fût venu ici ce
matin?

--Tartaglia? Bon! voici le bouquet! Et qu'est-il venu faire à Frascati?

--Il est venu savoir de vos nouvelles de la part de la Medora, mais
en secret, et en se servant d'un prétexte, car il paraît qu'elle est
inquiète de vous et qu'elle s'en cache, parce qu'elle craint de vous
avoir fâché par ses refus. Alors, comme ce pauvre garçon s'est mis en
tête de faire réussir votre mariage avec elle, il a dit à la Mariuccia
qu'il fallait m'empêcher de vous voir, parce que vous me feriez la cour
et que vous ne m'épouseriez pas. Voilà comment, en venant ici rapporter
votre linge, j'ai été forcée de répondre à des questions, et, si tout
cela s'est embrouillé dans la cervelle de ma tante, ce n'est pas de
ma faute; mais le capucin est prudent, la vieille femme est bonne, la
Mariuccia est excellente, et les choses en resteront là, pourvu que
vous me permettiez de leur dire que vous ne pensez qu'à la Medora.
Autrement...

--Autrement?

--Autrement, des idées viendront à mon frère, et il vous fera un mauvais
parti.

--C'est assez revenir sur ce danger-là, ma chère, lui dis-je avec
impatience. Je me suis pas habitué à me battre au couteau; mais, de
quelque façon que je m'y prenne, gare à votre frère et à tous vos
parents et amis, s'ils me cherchent noise. Je suis d'un naturel
très-doux; mais je sens qu'avec des exploiteurs comme avec des bandits,
je peux devenir très-méchant et vendre ma peau extrêmement cher à
quelques-uns.

En parlant ainsi à Daniella, en italien, afin que la Mariuccia
l'entendît, je les observais attentivement l'une et l'autre, la première
surtout, que je crois assez rusée et qui pourrait bien avoir pour moi,
non pas une passion de keepsake, comme miss Medora, mais un sentiment
fondé sur des vues intéressées. La Mariuccia, quoique fine, me parut
n'avoir que de bonnes intentions. Quand à la _stiratrice_, il me fut
difficile de pénétrer ses sentiments. Elle semblait épier les miens
propres: nous restions donc tous deux sur la défensive.

Quand j'eus fini de parler, elle garda un instant le silence, comme pour
chercher une solution à une situation qu'il lui plaisait apparemment
de croire embarrassante ou périlleuse; et, tout à coup, au lieu de me
répondre elle s'adressa à sa tante.

--Je vous ai raconté, lui dit-elle, que le _signore_ avait tué un voleur
et mis deux autres en fuite auprès de Casalmorte, Je sais comme il est
hardi, et plus fort qu'il n'en a l'air: je l'ai vu se battre avec ces
mauvaises gens. Si quelqu'un doit avoir peur, ce n'est pas lui, et
Masolino fera bien de se tenir tranquille.

Puis, se retournant vers moi, elle ajouta en français:

--Mais pourquoi donc, pour éviter des querelles, ne voulez-vous point
passer pour amoureux de la Medora?

--Parce que cela n'est pas vrai, et que je déteste le mensonge,
répondis-je avec impatience. Il vous a plu d'inventer cela; mais soyez
sûre que, si j'établis ici quelque relation qui me mette à même de vous
démentir, je n'y manquerai dans aucune occasion.

Ses yeux brillèrent d'une satisfaction si vive, que je compris qu'entre
la maîtresse et la suivante, il y avait un duel de vanité féminine en
règle, dont le hasard m'avait rendu l'objet litigieux.

--C'est étonnant, cela! dit-elle en se maniérant avec beaucoup de
gentillesse, il faut l'avouer. Comment est-il possible que vous ne
vouliez pas d'elle qui vous aime tant?

Sur ce mot-là, je me fâchai tout rouge. Que Medora se soit follement
confiée à mon honneur, cela n'est pas douteux; mais il ne sera pas dit
qu'elle s'y soit confiée en vain; et, fût-elle tout à fait indigne de ma
loyauté, il me resterait encore à la disculper pour l'honneur de lady
Harriet et de l'excellent lord B***. J'imposai donc silence aux malices
de la soubrette avec tant de sévérité, qu'elle baissa les yeux comme
effrayée, et se retira bientôt avec une confusion feinte ou réelle.

Je regrettai qu'elle n'eût pas témoigné quelque regret qui me permît de
la congédier plus amicalement. Elle m'a soigné si bien, que je lui dois
de la reconnaissance, et je n'ai pu encore trouver le moment de la lui
exprimer, puisqu'elle avait disparu du palais *** avant mon départ de
Rome.

En outre, bien que j'aie d'elle une médiocre opinion, je dois
reconnaître que j'ai pour sa figure et ses manières des moments de
sympathie réelle. Je l'entendis causer jusqu'à minuit avec la Mariuccia
dans le grenier voisin de ma chambre. Je ne voulais ni ne pouvais saisir
un mot de leurs longs discours; mais je vis bien à l'intonation tantôt
narrative, tantôt gaie de leur dialogue, que Daniella n'était pas
très-inquiète de son sort. La durée de ce tranquille babillage, qui
accompagnait je ne sais quel travail, me prouvait aussi qu'elle n'était
pas sous le coup d'une surveillance bien redoutable. Enfin, j'entendis
ouvrir les portes, descendre l'escalier de bois de l'étage que nous
occupons, Mariuccia et moi, et grincer sur ses gonds la grille de
l'enclos qui donne sur la ruelle malpropre et montueuse décorée du nom
emphatique de _via Piccolomini_.



XIX

3 avril.

Ce matin, vers six heures, je fus éveillé par une voix douce et pleine
qui, du dehors, appelait Rosa: c'est le nom de la vieille femme, tante
et servante de la Mariuccia. Cette manière d'appeler résumait tout le
chant de la langue italienne. Tandis que nous autres, quand nous voulons
nous faire entendre au loin, nous escamotons la première syllabe et
prolongeons le son sur la dernière, on fait ici tout l'opposé; et le
nom de Rosa, crié, ou plutôt chanté en octave descendante, avait une
euphonie très-agréable. En me frottant les yeux pour m'éveiller tout à
fait, je reconnus que c'était la voix de la _stiratrice_. Je me levai
pour regarder à travers ma persienne: je la vis dans la rue apportant un
très-joli brasero de forme ancienne et d'un poli étincelant. Au bout
de quelques instants, la Mariuccia mit la tête à sa fenêtre et tira
successivement deux cordes. La grille du jardin s'ouvrit, puis la porte
d'entrée de la maison, pour donner passage à la Daniella.

Une demi-heure après, la Mariuccia entrait chez moi avec ce brasero tout
allumé.

--J'espère que vous n'aurez plus froid, me dit-elle. Le brasier d'en bas
est trop grand pour votre chambre; il vous aurait donné mal à la tête,
et ma nièce m'a empêché hier au soir de vous le monter; mais elle en
avait un plus petit, que voilà.

--Elle s'en prive pour moi? C'est ce que je ne veux pas.

Et j'appelai la Daniella, qui chantait dans le grenier voisin.

--Vous êtes beaucoup trop bonne pour moi, lui dis-je, pour moi qui ne
suis plus malade, et qui n'ai été dans votre vie qu'un incident
fâcheux et désagréable. Je vous remercie bien amicalement et bien
fraternellement; mais je vous prie de garder pour vous ce meuble, encore
utile dans la saison où nous sommes.

--Et qu'en ferais-je? répondit-elle: je ne rentre dans ma chambre que
pour dormir.

Et, sans attendre ma réponse, elle dit à la Mariuccia que mon déjeuner
était prêt, et qu'elle allait me le servir.

--Ne tardez pas à descendre, ajouta-t-elle en s'adressant à moi avec
gaieté, si vous ne voulez pas que vos oeufs frais soient durs, comme
hier!

Et elle descendit légèrement le dédale d'escaliers rapides qui conduit
aux degrés de pierre des étages inférieurs.

--Comme hier? dis-je à la Mariuccia, qui commençait à ranger ma chambre.
Votre nièce était donc ici déjà hier matin? Elle y vient donc tous les
jours?

--Mais certainement. Elle n'a pas encore beaucoup d'ouvrage dans le
pays. Elle a un peu perdu sa clientèle, mais elle la retrouvera vite:
elle est si aimée et si bonne ouvrière! En attendant, elle m'aidera à
mon ouvrage comme elle faisait souvent autrefois. C'est une bonne fille
qui m'aime bien et qui est vive comme un papillon, douce comme un
enfant, complaisante _comme un ange_. Est-ce que cela vous gêne, qu'elle
trotte dans la maison autour de moi? Ça ne vous coûtera pas un sou de
plus; c'est moi qu'elle sert, et non pas vous.

Les choses me paraissant arrangées ainsi, il ne me restait qu'à les
accepter dans la mesure où elles me sembleraient acceptables. Mon
déjeuner me fut servi par la jeune fille, dont la propreté, beaucoup
moins suspecte que celle de sa tante, la vivacité et les délicates
attentions m'eussent été très-agréables, si je ne sais quelle méfiance
ne m'eût tenu sur la défensive. Il y avait, dans ses manières avec
moi, une provocation évidente, mais une provocation tendre et comme
maternelle dont je ne pouvais me défendre d'être encore plus touché que
flatté. Je résolus d'en avoir le coeur net, et, comme, en se baissant
vers moi pour me servir du café, sa joue effleurait la mienne plus que
de raison, je lui donnai de grand coeur le baiser qu'elle semblait
appeler.

Je fus étonné de la voir rougir et frissonner, comme si cette liberté
l'eût prise au dépourvu. Je suppose pourtant qu'elle n'est pas grisette,
Italienne et jolie, et qu'elle n'a pas couru le monde deux ans en
qualité de soubrette élégante, sans avoir eu bon nombre d'aventures plus
sérieuses. Aussi, pour en finir avec toute comédie de sa part ou de la
mienne, je crus devoir lui poser nettement la question.

--Vous ai-je offensée? lui dis-je en l'attirant près de moi.

--Non, répondit-elle sans hésiter, et en me caressant de son plus beau
regard.

--Vous ai-je déplu?

--Non.

--Vous me permettrez d'espérer...?

--Tout, si vous m'aimez; rien, si vous ne m'aimez pas.

Cela était dit si nettement, que j'en fus tout abasourdi.

--Qu'entendez-vous par aimer? repris-je.

--Si vous le demandez, vous ne savez donc pas ce que c'est?

--Je n'ai jamais aimé.

--Pourquoi?.......

--Parce que je n'ai rencontré apparemment aucune femme qui me parût
digne d'un amour comme je l'entendais.

--Vous n'avez donc pas cherché?

--L'amour ne se trouve pas en le cherchant. On le rencontre peut-être au
moment où l'on ne s'y attend pas.

--Suis-je celle qui vous paraîtrait digne de l'amour comme vous
l'entendez?

--Comment le savoir?

--Il y a quinze jours que vous me connaissez!

--Je ne vous connais pas plus que vous ne me connaissez vous-même.
                
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