George Sand

La Daniella, Vol. I.
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--Vous croyez donc qu'il faut se connaître depuis quinze ans pour
s'aimer? Il y en a qui disent le contraire.

--Vous ne m'avez pas répondu. Qu'entendez-vous par aimer, vous?

--Être l'un à l'autre.

--Pour combien de temps?

--Pour tout le temps qu'on s'aime.

--Chacun a sa mesure de fidélité. Je ne connais pas la mienne. Quelle
est la vôtre?

--Je ne la connais pas non plus.

--Ah bah! vous nel'avez jamais mise à l'épreuve? lui dis-je d'un air
sérieux.

Et, en moi-même, je pensais: «A d'autres, ma mignonne!»

--Je ne l'ai pas mise à l'épreuve, dit-elle, parce que je n'ai jamais
connu l'amour partagé.

--Voyons, soyons amis; ça ne vous engage à rien, et contez-moi ça.

--La première fois, c'était ici; j'avais quatorze ans. J'ai aimé...
Tartaglia.

--Merci de moi! j'aurais dû m'en douter!

--Non! C'était si bête de ma part, et il était déjà si laid! Mais
j'avais besoin d'aimer. Il était le premier qui me parlait d'amour comme
à une jeune fille, et j'étais lasse d'êre une enfant?

--Fort bien, au moins vous êtes franche. Et... il fut votre amant?

--Il aurait pu l'être s'il eût su mieux me tromper; mais j'avais
une amie qu'il courtisait en même temps que moi et qui m'en fît la
confidence. A nous deux, après avoir bien pleuré ensemble, nous fîmes le
serment de le mépriser, de nous moquer de lui; et, à nous deux, à
force de nous faire remarquer l'une à l'autre, par suite d'un reste de
jalousie, sa laideur et sa sottise, nous en vînmes à nous guérir si bien
de l'aimer, que nous ne pouvions le regarder, ni même parler de lui sans
rire.

--Allons, quant à celui-là, je respire! Et le second?

--Le second vint beaucoup plus tard. À quelque chose malheur est bon.
Le dépit et la confusion d'avoir rêvé à Tartaglia me rendirent plus
méfiante et plus patiente. Beaucoup de garçons me firent la cour; aucun
ne me plaisait. Je méprisais les hommes, et, comme cela me posait en
fille fière et difficile, ma coquetterie et mon orgueil y trouvaient
leur compte. Cela m'ennuyait bien quelquefois, d'être si hautaine; mais
c'était encore heureux pour moi de persister à l'être. N'ayant rien, si
je m'étais mariée toute jeune, je serais aujourd'hui dans la misère,
avec des enfants, peut-être avec un mari brutal, ivrogne ou paresseux
par-dessus le marché.

--Et le second amour?

--Attendez! Ce fut lord B***.

--Aie! moi qui le croyais vertueux!

--Il est vertueux. Il ne m'a jamais fait la cour, et il n'a jamais su
qu'il eût pu me la faire.

--Encore un amour pur?

--Un amour est toujours pur quand il est sincère, et, puisque lady
Harriet ne veut pas entendre parler de son mari, bien qu'elle en soit
jalouse pour le _qu'en dira-t-on_, j'aurais pu être honnêtement sa
rivale en secret et sans troubler le ménage; mais cela ne fut pas, parce
que... un jour, à Paris, je vis milord ivre. Cela ne lui arrive pas
souvent: c'est quand il a un surcroît de chagrin. J'eus à le soigner
pour que sa femme ne s'aperçût de rien. Je le trouvai si laid dans le
vin, si vieux avec sa figure pâle et son front sans perruque, si drôle
enfin dans son malheur, qu'il ne me fut plus possible de le prendre au
sérieux. C'est un homme excellent que j'aimerai toujours, le seul que
je regrette dans la famille; mais, si on me l'offrait pour père ou pour
mari, je le choisirais pour père.

--Allons! et de deux avec qui vous avez eu la bonne chance de vous
désillusionner à temps; mais le troisième?

--Le troisième? C'est vous.

Cette parole aimable méritait encore un baiser.

--Attendez! dit-elle après me l'avoir laissé prendre. Puisque vous êtes
un homme sincère, je dois tout vous dire. Je vous ai aimé à la folie,
mais cela a beaucoup diminué, et, à présent, je pourrais m'en guérir
comme je me suis guérie des autres.

--Dites-moi ce qu'il faudrait faire pour cela, afin que je ne le fasse
pas.

--Il faudrait essayer de me tromper, et, comme vous n'en viendriez pas à
bout..., je me dégoûterais de vous tout de suite.

--Qu'appelez-vous donc tromper?

--Aimer la Medora et vouloir me faire croire le contraire

--Sur l'honneur, je ne l'aime pas! A présent, m'aimez-vous?

--Oui, dit-elle avec résolution, mais en s'échappant de
mes bras. Cependant, écoutez ce que je veux vous dire encore.

--Je le sais, lui dis-je avec humeur; vous voulez que je vous épouse?

--Non! je ne veux pas me marier sans avoir éprouvé la constance de mon
amant et la mienne pendant plusieurs années; et, comme à cet égard vous
ne me promettez rien, comme je ne veux rien vous promettre non plus, je
ne songe pas avec vous au mariage.

--Alors, qui vous fait hésiter?

--C'est que vous ne m'avez pas encore dit que vous m'aimez.

--D'après votre définition de l'amour, qui est d'être l'un à l'autre,
nous ne pouvons pas encore nous aimer l'un l'autre.

--Oh! attendez, _signor mio!_ s'écria-t-elle en m'enveloppant de son
regard limpide, comme d'un flot de volupté, mais en me retirant ses
mains que j'avais prises par-dessus la table. Vous êtes subtil, et je ne
suis pas sotte. Au point où nous en sommes, s'aimer, c'est avoir envie
de s'aimer. Il faut que le désir soit grand de part et d'autre. Celui
d'une femme n'est jamais douteux, puisqu'elle y risque son honneur.
Celui d'un homme peut bien n'être qu'un petit moment de caprice,
puisqu'il n'y risque rien.

--Il paraît pourtant que j'y risque ma vie, si ce que vous m'avez dit de
votre frère et de vos autres parents est vrai?

--C'est malheureusement très-vrai. Mon frère, presque toujours ivre ou
absent, ne me surveille pas; mais, qu'une méchante langue lui monte la
tête, il peut vous assassiner.

--Eh bien, tant mieux, Daniella! Je suis charmé d'avoir ce risque à
courir pour vous prouver...

--Que vous n'êtes pas poltron? Ça ne prouve pas autre chose! Il me faut
une certitude de votre amour en échange de mon honneur.

--Ah! ma chère, m'écriai-je impatienté, voilà deux fois que vous
prononcez ce gros mot; ne le dites pas une troisième, car tout serait
fini entre nous.

Elle me regarda avec surprise; puis, haussant les épaules:

--Je comprends, dit-elle, vous n'y croyez pas? Et pourquoi n'y
croyez-vous pas?

--Ne vous fâchez pas! Si je savais ce que vous entendez par là,
peut-être y croirais-je.

--Il n'y a pas deux manières de l'entendre. Une fille qui aime hors de
la pensée du mariage est déchue. Tous les hommes se croient le droit de
lui demander d'être à eux, et si elle leur résiste, ils la décrient et
l'insultent.

--Vous me parlez, ma chère, comme si vous n'aviez jamais appartenu à
aucun homme. S'il en était ainsi, je vous donne ma parole d'honneur que
je ne chercherais point à être le premier.

--Et pourquoi cela?

--Parce que je suis trop jeune et trop pauvre pour devenir votre
soutien, dans le cas où notre amour prendrait de la durée; et parce que,
s'il n'en devait point avoir, je me reprocherais de nuire à une personne
qui m'a donné des soins et témoigné de l'amitié.

--C'est bien, dit-elle après avoir réfléchi.

Et, quand elle réfléchit ainsi, sa figure, hardie et sensuelle, prend
une singulière expression d'énergie.

Puis elle se leva et se mit en devoir d'enlever le couvert pour rompre
notre entretien. Je voulus le renouer; elle secoua la tête en silence
et descendit légèrement l'escalier du jardin. J'eus fort envie de l'y
suivre pour la forcer à me pardonner, car, de la fenêtre, je vis qu'elle
y était seule. Je la rappelai, elle ne bougea pas. J'hésitai quelques
moments, en proie à une agitation dont la vivacité m'effraya moi-même.
Ce n'était pas seulement, comme avec Medora, une tentation des sens;
c'était un attrait plus vif, et que la réflexion ne venait ni démentir
ni calmer.

Eh! que m'importait que cette Daniella fût menteuse et galante? Elle ne
m'en plaisait pas moins. J'avais été bien sot de vouloir la confesser.
Il y a en nous un fond de pédanterie qui nous gâte toute la spontanéité
de l'existence.

Mais elle avait eu la maladresse de parler de son honneur; c'était faire
appel au mien; la folie d'exiger de l'amour. Honneur et amour! ces deux
mots n'avaient certainement pas la même portée, le même sens pour elle
et pour moi. Ah! s'il était vrai qu'elle eût le droit de les invoquer,
combien peu je me soucierais de ce que l'on en pourrait dire et penser!
combien il me serait facile de purifier, par mon dévouement et ma
sincérité, le charme vulgaire que je subis!... Mais, s'il était vrai,
combien ma manière d'être avec elle aurait été grossière et indigne
d'elle jusqu'à ce moment! Quelles mauvaises pensées et quelle injurieuse
familiarité j'aurais à me faire pardonner, avant d'accepter ce premier
amour si vaillamment et si naïvement offert!

La crainte de faire une erreur stupide en sollicitant grossièrement une
vierge, s'empara de moi au milieu du délire qui me gagnait. Partagé
entre cette terreur et celle, beaucoup moins vive, d'être pris pour
dupe, je résolus d'attendre à mieux connaître cette fille pour reprendre
un entretien si délicat, et je me sauvai dans la campagne. J'y promenai
d'abord une émotion chagrine, une inquiétude pénible. Enfin, la beauté
de ces solitudes, où je suis roi, me calma et je vins à bout d'oublier
une tentation beaucoup trop soudaine pour ne pas créer quelque danger
nouveau à ma raison ou à ma conscience.

Je suis rentré, comme de coutume, à huit heures du soir. J'emporte dans
ces excursions un morceau de pain pour ne pas souffrir de la faim
entre mes deux repas, distants d'environ douze heures. L'_eau pure des
fontaines_ ne me manque pas, et suffit parfaitement à ma sensualité, car
elle est délicieuse.

Quand je pense au peu de besoins de bien-être auquel peut se réduire un
homme qui vit beaucoup par l'esprit, la soif des richesses et le désir
du luxe me jettent toujours dans un grand étonnement. Me voici dans un
pays où l'insouciance d'une part, et la pauvreté de l'autre, rendent
inconnues les mille recherches de nos climats et de notre civilisation.
Le premier aspect de ce dénûment étonne, parce qu'il fait un contraste
violent et comique avec le goût de l'ornementation; mais on s'y habitue
bien vite, et même on est tenté de chercher à simplifier encore cette
vie d'Arabe sous la tente.

Quand je me rappelle ce que, dans la limite du plus humble nécessaire,
il faut penser à se procurer chez nous pour arranger son existence, soit
dans une grande ville, soit à la campagne, je reconnais que la vie de
campement est, pour les pauvres, la seule rationnelle, libre et vraie.
Peut-être les riches font-ils le même rêve. Je m'imagine que les devoirs
se multiplient en raison des ressources, et que le riche libéral a
tout autant de sollicitude, de soucis, par conséquent, pour dépenser
noblement ses richesses, que l'avare en a pour les conserver et les
cacher. Si la propreté, qui est la grande volupté de la vie animale, et
dont les bêtes elles-mêmes nous donnent l'exemple, était compatible
avec la sobriété d'habitudes de ces peuples méridionaux, il faudrait
reconnaître que c'est nous qui sommes insensés d'avoir compliqué les
embarras de ce court voyage sur la terre, où nous nous installons comme
si nous étions sûrs d'y voir lever le soleil qui se couche.

Mais la malpropreté et le dénûment vont ensemble presque partout, et
l'homme semble fait de manière à ne pas trouver de milieu entre le
nécessaire et le superflu. Au fait, n'en est-il pas ainsi dans toutes
les manifestations de sa vie intellectuelle, morale et sociale?

Je n'ai pas revu la Daniella ce soir. Toujours partagé entre la crainte
de me livrer à elle plus ou moins qu'elle ne le mérite, j'ai eu sur moi
assez d'empire pour ne pas m'informer d'elle. Mariuccia n'est pas venue,
comme les autres jours, au devant de mon expansion, et je suis rentré
chez moi sans apercevoir d'autre visage que le sien et sans échanger une
parole avec elle. Pourtant, voilà sur ma table deux vases de fleurs qui
n'y étaient pas ce matin. Ce sont de grands iris d'un blanc de lait,
bien plus beaux que des lis, et d'un parfum plus fin. Je me suis
hasardé, tout à l'heure, à demander à la Mariuccia, au moment où elle
m'apportait ma petite lampe, si ces fleurs venaient du jardin de
Piccolomini. Je savais bien que non; mais j'espérais qu'elle me dirait
d'où elles venaient. Elle a fait d'abord semblant de ne pas m'entendre;
puis elle m'a dit d'un air terriblement narquois:

--C'est mon frère le capucin qui vous envoie cela.

Je n'ai pas osé faire semblant d'en douter; seulement, quand; elle est
sortie, je lui ai crié en riant:

--Vous l'embrasserez pour moi.

--Qui? a-t-elle répondu.

Et, voyant que je lui montrais les fleurs:

--_Cristo!_ s'est-elle écriée avec sa mimique expressive: embrasser pour
vous le capucin?

Faut-il conclure vis-à-vis de moi-même? Faut-il prononcer, avant de
m'endormir, ce mot joyeux ou terrible: «Je suis amoureux?» Non, pas
encore. C'est peut-être une folle brise qui passe et dont je ferai aussi
bien de ne pas m'enivrer. Si c'est un vent d'orage.... Que le ciel
m'en préserve, moi qui, pour la première fois depuis les années du
presbytère, me trouve dans des conditions où le calme de l'esprit et
l'oubli de ma personnalité me seraient si salutaires et si doux!



XX

4 avril

Je me suis distrait forcément aujourd'hui de la préoccupation d'hier.
Brumières m'est arrivé vers dix heures avec un appétit d'enfer. La
Mariuccia a trouvé moyen de le faire déjeuner, et nous avons loué deux
rosses efflanquées qui nous ont portés, tant bien que mal, à Albano.
Notre première station a été au couvent de Grotta-Ferrata, que je pris
d'abord pour une forteresse. C'est une communauté très-riche de l'ordre
de saint Basile. Nous nous y arrêtâmes pour voir les fresques de la
sacristie.

Ces fresques sont du Dominiquin et très-bien conservées. C'est là qu'est
la composition célèbre du _Jeune Possédé_, une très-belle chose comme
sentiment, quoique d'une exécution un peu trop naïve. En repassant dans
l'église, je vis une cérémonie bizarre. Une confrérie de paysans revêtus
de robes jadis blanches, à revers rouges, et la tête couverte de leurs
mouchoirs sales, étalés de manière à leur couvrir le visage, entourait
une sorte de lit noir et or, en psalmodiant des prières. Au bout d'un
instant, ils remirent précipitamment leurs mouchoirs dans leurs poches,
jetèrent çà et là leurs costumes, et s'enfuirent en causant et en riant,
comme pressés de se débarrasser d'une corvée dégoûtante.

Je m'approchai du lit, qui restait au milieu de l'église déserte, et j'y
vis un objet que j'eus besoin de toucher pour le comprendre. Brumières,
qui était resté dans la sacristie, approcha à son tour, et s'y méprit.

--Qu'est-ce que cela? dit-il. Je ne connaissais pas cela. C'est
magnifique! quelle vérité, quel caractère! Voyez! on a imité jusqu'à la
bouffissure des mains malades.

--Que croyez-vous donc que ce soit? lui demandai-je: une figure de cire
ou de bois peint?

Il eut alors quelque doute, et appuya son doigt sur la main enflée, qui
se creusa sous cette empreinte.

--Pouah! fit-il, c'est une morte pour de bon! Que ne le disait-elle?

C'était une petite vieille qui devait rester exposée sur le catafalque
funéraire jusqu'au moment de la sépulture. Elle paraissait au moins
centenaire, et pourtant elle était très-belle dans le calme de la mort:
sa peau avait le ton mat et uni de la cire vierge; ses traits, fortement
accentués, n'avaient pas S de sexe, car un duvet, blanc comme la neige,
ombrageait ses lèvres rigidement fermées. Vêtue d'une robe de linge
blanc nouée au cou et aux poignets par des rubans noirs, la tête
ombragée d'un voile de mousseline, qui lui donnait l'aspect d'une
religieuse, elle semblait dormir dans une attitude aisée, les mains
pendantes sur le bord du lit mortuaire. Elle paraissait si recueillie et
si satisfaite dans son éternel sommeil; son mouvement semblait si bien
dire, comme le _Sonno_ de Michel-Ange: _Ne m'éveillez pas!_ qu'elle
donnait envie d'être mort comme elle, sans convulsion, sans regret,
semblable au voyageur qui trouve enfin un bon lit après les fatigues
d'une longue route.

Comme je m'étonnais de l'abandon de ce cadavre si proprement arrangé et
apporté là en cérémonie, puis tout à coup laissé sans surveillance et
sans prières dans l'église ouverte à la curiosité des passants:

--C'est toujours comme cela, me dit Brumières. La mort, en Italie, n'a
rien de sérieux, les honneurs qu'on lui rend ont plutôt un air de fête;
les larmes des parents et des amis n'accompagnent le défunt que jusqu'à
la porte de la maison. Le reste est pour le coup d'oeil, et même
quelquefois pour la farce. J'ai vu autrefois, sur la grande route de
la Spezia, un pauvre diable que deux hommes portaient au cimetière. Le
prêtre marchait d'un air allègre, regardant les filles qui passaient et
leur souriant, tout en marmottant les prières d'usage. Derrière lui
et autour de lui, sautait et gambadait, sans qu'il en parût choqué ou
seulement étonné, un jeune gars, vêtu de la robe noire et masqué de la
hideuse cagoule, portant une grande croix de bois noir et remplissant
l'office de _frère de la mort_. Ce garçon faisait mille contorsions
burlesques, courait après les filles pour les effrayer, et les
embrassait bel et bien sous le nez du prêtre, qui paraissait trouver la
chose fort plaisante. Je demandai aux passants ce que cela signifiait.
Cela ne fait pas de mal aux morts, me fut-il philosophiquement répondu.
Et, comme je demandais si on en usait aussi cavalièrement avec tous, un
bourgeois me dit:

--Non, sans doute; mais celui-ci n'est pas du pays.»

Une autre fois, à Naples, continua Brumières, j'ai vu porter à l'église
le cadavre d'un gros vieux cardinal, en grande pompe et à visage
découvert, comme c'est l'usage. On lui avait mis une couronne de roses,
et, le croiriez-vous? du fard sur les joues, pour réjouir la vue des
assistants.

A Castel-Gandolfo, en longeant à pied les murs extérieurs d'un autre
couvent:

--Tenez, me dit Brumières en s'arrêtant devant une petite fenêtre
grillée, voici autre chose qui vous fera voir comme on joue ici avec la
mort.

Je m'approchai, et je vis dans l'intérieur d'une petite chapelle, une
hideuse bouffonnerie: un squelette tombant en poussière était agenouillé
dans une attitude suppliante, devant un autel fait d'ossements humains.
La croix, les flambeaux, un lustre en roue suspendu à la voûte, étaient
composés de tibias, de côtes, de mâchoires et de vertèbres artistement
agencés dans l'intention, à la fois lugubre et facétieuse, d'appeler
l'attention des passants. C'était un appel à la charité publique, et,
dans ce pays de misère, la dévotion trouvait le moyen d'y répondre, car
le pavé de la chapelle était littéralement jonché de gros sous.

C'était, en effet, quelque chose de bien caractéristique que ce
squelette agenouillé qui représentait, non la prière, mas la mendicité.

--Vous le voyez, me dit Brumières, ici, les morts mêmes tendent la main
aux passants.

Nous nous retournâmes pour voir, d'une terrasse ombragée de grands
arbres, le lac d'Albano. Pour un lac, c'est bien peu de chose, et, comme
les collines environnantes sont sans haute végétation et sans caractère,
il me fut impossible de partager l'admiration de mon compagnon. C'est un
garçon d'esprit et un artiste intelligent devant les choses d'art; mais,
tout littérateur qu'il est en même temps que peintre, car il écrit des
articles très-spirituels pour ce que l'on appelle, à Paris, la _petite
presse_, je crois qu'il n'aime pas la nature, ou, du moins, qu'il ne
porte, dans son amour pour elle, aucune délicatesse, aucun discernement.
Il l'accepte partout ici telle qu'elle est, comme un écolier ou comme
un moine cloîtré accepterait n'importe quelle femme, vieille ou jeune,
noire ou blanche. Pourvu qu'il y ait de l'air vif, du ciel bleu, des
lignes crues, et surtout des noms et des souvenirs, il croit que le plus
pauvre coin de la nature méridionale est préférable aux plus beaux sites
et aux plus beaux aspects de celle du Nord. Nous sommes en discussion
perpétuelle sur ce point. Il est, du reste, comme beaucoup de touristes
qui ne croient qu'aux choses lointaines ou célèbres. Les humbles beautés
de leurs champs paternels n'existent pas pour eux, et l'amour des pays
de tradition et de soleil est chez eux à l'état de fétichisme.

--Au fait, me répondait-il en riant, quelle description oserait-on faire
de Château-Chinon ou de toute autre bourgade de votre France centrale?
Qui dit Auvergne, Marche ou Limousin, dit quelque chose que tout le
monde est censé connaître.

--Et que personne ne connaît!

--J'en conviens; mais, vous-même, vous voilà ici cherchant un beau ciel
et de beaux sites?

--Oui, je les cherche, et je trouve un ciel gris et des sites très
au-dessous de leur réputation. Maintenant que je me rappelle certains
aspects des environs de Marseille, où vous n'avez pas voulu me suivre,
je me demande si ce que j'ai vu de la Provence n'est pas infiniment plus
beau que ce que je vois de l'Italie. Ce qu'il y a de certain, c'est que
je n'ai pas encore rencontré ici une aussi belle journée que celle que
j'ai passée sur les hauteurs de Saint-Joseph, et cependant c'était jour
de mistral. Tout à l'heure, dans la gorge boisée de Marino, ajoutai-je,
je vous disais que j'avais été élevé dans des ravins cent fois plus
pittoresques, et que cette gorge rocailleuse, avec son ruisseau maigre
et son village perché sur la colline, me paraissaient jolis, mais tout
petits.

--Mais la tristesse de ce site, mais son caractère à nul autre
semblable?

--Il n'est pas un coin de l'univers, si vulgaire qu'il paraisse,
qui n'ait son caractère unique au monde, pour qui est disposé à le
comprendre ou à le sentir. Mais avouez que l'imagination est souvent
pour beaucoup dans nos impressions, et que, si l'on ne vous disait
pas que Marino est un ancien repaire de brigands, sur cette route
de Terracine féconde en sujets de mélodrames; enfin, que, si vous
rencontriez ce village et ce site sur un chemin de fer, à vingt-cinq
lieues de Paris, vous n'y feriez pas la moindre attention?

--J'en conviens de tout mon coeur. Il n'a pour moi des airs de drame et
de roman que parce qu'il est sur la terre du roman et du drame. Donc, je
suis un voyageur naïf, tandis que vous, avec votre prétention de voir
les choses par elles-mêmes, et de ne les juger que par ce qu'elles sont,
vous vous ôtez tout le plaisir qu'elles vous donneraient, si vous les
acceptiez pour ce qu'elles paraissent ou pour ce qu'elles rappellent.

Tout en cheminant, à grand renfort d'éperons, pour soutenir le trot de
nos montures, je me demandais si Brumières avait raison, et si, avec sa
nature parisienne irréfléchie, à la fois moutonnière et fantaisiste, il
n'était pas plus aisément satisfait, par conséquent plus heureux que
moi. Après y avoir réfléchi et fait un notable effort pour suivre vos
conseils, c'est-à-dire pour me rendre compte de moi-même, je fus en
mesure de lui répondre.

Nous étions arrivés à l'Aricia, l'antique Aricia des Latins, aujourd'hui
une toute petite bourgade gracieusement située. Nos chevaux se
reposaient, et, appuyés sur le parapet d'un magnifique pont à trois
rangées d'arches superposées, ouvrage moderne digne des anciens Romains,
nous reprîmes la conversation. Ce site-là était vraiment bien joli. Le
pont monumental remplit un profond ravin pour mettre de plain-pied la
route d'Aricia à Albano. Il passe donc par-dessus tout un paysage vu en
profondeur, et ce paysage est rempli par une forêt vierge jetée dans un
abîme. Une forêt vierge fermée de murs, c'est là une de ces fantaisies
que des princes peuvent seuls se passer. Il y a cinquante ans que la
main de l'homme n'a abattu une branche et que son pied n'a tracé un
sentier dans la forêt Chigi. Pourquoi? _Chi lo sa?_ vous disent les
indigènes.

Cela m'a rappelé ce que vous me racontiez d'un palais aux portes et aux
fenêtres murées depuis vingt ans, sur le boulevard de Palma, à l'île
Majorque, par suite d'une volonté testamentaire dont nul ne savait la
cause. Il y a, dans ces contrées de vieille aristocratie omnipotente,
des mystères qui défrayeraient nos romanciers, et qui excitent en vain
nos imaginations inquiètes. Les murs se taisent, et les gens du pays
s'étonnent moins que nous, habitués qu'ils sont à ne pas savoir la cause
de faits bien plus graves dans leur existence sociale.

Au reste, ce caprice-là, qui serait bien concevable de la part d'un
propriétaire artiste, est une agréable surprise pour l'artiste qui
passe. Sur les flancs du ravin s'échelonnent les têtes vénérables des
vieux chênes soutenant dans leur robuste branchage les squelettes
penchés de leurs voisins morts, qui tombent en poussière sous une mousse
desséchée d'un blanc livide. Le lierre court sur ces mines végétales,
et, sous l'impénétrable abri de ces réseaux de verdure vigoureuse et de
pâles ossements, un pêle-mêle de ronces, d'herbes et de rochers va se
baigner dans un ruisseau sans rivages praticables. Si l'on n'était sur
une grande route, avec une ville derrière soi, on se croirait dans une
forêt du nouveau monde.

En fait d'arbres, je n'ai jamais rien vu d'aussi monstrueux que les
chênes verts des _galeries_ d'Albano. On appelle ainsi les chemins qui
entourent cette localité célèbre en suivant une corniche faite de main
d'homme, au-dessus de la plaine immense qui dentelle la Méditerranée. Ce
pays du Latium est largement ouvert, fertile, plantureux et pittoresque.
Je vous dirai, par le menu, ce qui manque à cette riche nature; mais je
n'oublie pas que je suis sur le pont gigantesque d'Aricia, planant sur
la forêt Chigi, et causant avec Brumières.

--J'étends votre raisonnement et le mien à toutes choses, lui disais-je,
et cela n'en prouve qu'une seule, c'est que chaque organisation suit sa
logique personnelle et croit tenir la vraie notion, la vraie jouissance
des biens terrestres. Je vous avoue donc humblement que je me crois
infiniment mieux partagé que vous. Je n'ai pas cette bienveillance sans
bornes et sans conteste que vous accordez à tout ce qui est réputé
précieux. Je suis privé, en effet, de cette expansion continuelle d'une
âme continuellement satisfaite; mais j'ai en moi des trésors de volupté
pour les joies qui s'adaptent bien à mon coeur et à mon intelligence.
J'ai l'esprit un peu critique peut-être, ou un peu rebelle à
l'admiration de commande; mais, quand je rencontre ce que je peux
considérer comme mien, par la parfaite concordance de l'objet avec mon
sentiment intérieur, je suis si heureux dans mon silence, que je ne peux
m'en arracher. J'ai toujours pensé que, le jour où je rencontrerai le
coin de terre dont je me sentirai véritablement épris, je n'en sortirai
jamais, cela fût-il aux antipodes ou à Nanterre, cela s'appelât-il
Carthage ou Pézénas; de même que...

J'achevai ma phrase en moi-même, comme vous m'avez souvent reproché de
le faire; mais Brumières, perspicace en ce moment, l'acheva tout haut.

--De même, dit-il, que, le jour où vous rencontrerez la femme dont vous
vous sentirez complètement amoureux, qu'elle soit reine de Golconde ou
laveuse de vaisselle, vous serez à elle éternellement... mais non pas
exclusivement, j'espère?

--Exclusivement, je vous le jure; ne voyez-vous pas; par mes
continuelles restrictions, que je porte en moi, dans le sentiment de la
nature et de la vie, un idéal qui n'a pas encore été satisfait et que je
ne serai pas assez sot pour laisser échapper s'il se présente?

--Diantre! s'écria mon compagnon, je suis heureux que ma _princesse_
(c'est ainsi qu'il persiste à appeler Medora) ne vous entende pas parler
de la sorte. Je serais enfoncé à cent pieds au-dessous du niveau de la
mer! D'autant plus que depuis cette course, sans moi, à Tivoli, c'est
étonnant comme mes actions ont baissé!

--Allons donc!

--Je ne plaisante pas. Soit que vous ayez été délicieux durant
cette promenade, soit que votre maladie vous ait rendu ensuite
très-intéressant, ou enfin que votre exploit sur la _via Aurelia_ ait
laissé un souvenir ineffaçable, je trouve, surtout depuis votre départ,
que vous faites des progrès effrayants, tandis que j'en fais à reculons
dans le coeur de cette belle. Jean Valreg, ajouta-t-il moitié riant,
moitié menaçant, si je pensais que vous vous moquez de moi, et que vous
agissez pour votre propre compte....

--Si vous me demandez cela avec des yeux flamboyants et le ton terrible,
je vas vous envoyer promener, mon cher ami! mais, si vous faites
sérieusement un dernier appel à ma loyauté, avec la volonté de prendre
ma parole pour une chose sérieuse... dites, est-ce ainsi que vous
m'interrogez?

---Oui, sur votre honneur et sur le mien!

--Eh bien, sur mon honneur et sur le vôtre, je vous renouvelle mon
serment de ne jamais songer à miss Medora.

--Vous êtes donc bien sûr de pouvoir le tenir? Voyons, cher ami, ne vous
fâchez pas; je suis l'homme du doute, puisque je doute de moi-même;
puisque, moi, je n'oserais pas vous faire, en pareille circonstance, le
serment que vous me faites si résolument.

--Alors, gardez vos soupçons. Que voulez-vous que j'y fasse?

--Non! non! j'accepte votre parole! Je la tiens pour sacrée quant à
présent; mais songez que, d'un jour à l'autre, vous pouvez regretter de
me l'avoir donnée!

--Pourquoi, et comment cela?

--Eh! mon Dieu! on ne sait ce qui peut se passer dans la cervelle d'une
jeune fille aussi exaltée que Medora le paraît dans de certains moments.
Si elle concevait pour vous... une fantaisie, je suppose; si elle vous
avouait un préférence....

--En sommes-nous là! lui dis-je pour couper court à des suppositions qui
m'embarrassaient un peu: venez-vous, rival débonnaire, me signaler les
dangers, c'est-à-dire les avantages de ma situation?

Brumières sentit la crainte du ridicule et s'empressa de me rassurer;
mais, au retour, tout le long du chemin, il ne put se défendre de
revenir sur ce sujet, et j'eus bien de la peine à me préserver des
questions directes; questions auxquelles je n'aurais pas hésité à
répondre par autant de mensonges effrontés. Cette éventualité me prouve
bien que la vérité absolue n'est pas possible quand il s'agit de femmes.

Je vins à bout de calmer Brumières par une vérité, qui est la
déclaration obstinée de mon absence de penchant pour Medora. Mais, quand
cela fut bien posé, sa satisfaction se changea en un certain dépit
contre l'insulte que ce dédain faisait à son idole, et il épuisa toutes
les formules de l'admiration pour me prouver que j'étais aveugle et que
je me connaissais en femmes comme un _croque-mort en baptêmes_.

Cette conversation m'ennuya considérablement, car elle m'empêcha de
donner aux objets extérieurs l'attention que j'aime à leur donner quand
je me mets en route dans ce but. Décidément, il vaut mieux être seul que
dans un tête-à-tête où le coeur n'a rien à voir. Je n'avais pas mis dans
les prévisions de ma journée, en m'éveillant, que je passerais cette
journée de loisir à parler de miss Hedora. Pouah, la discussion! pouah,
l'esprit! pouah, les préoccupations d'avenir et de fortune! Je ne suis
bon à rien de tout cela, et il me tardait de me retrouver seul; je me
disais involontairement tout bas:

--J'ai assez vu Brumières aujourd'hui.



XXI

4 avril.

Comme nous rentrions à Frascati, nous nous trouvâmes, sur la place
extérieure, face à face avec la Daniella, belle comme un astre. Elle
avait une robe de soie aventurine, un tablier tourterelle, un châle de
crêpe de Chine écarlate sur la tête, du corail en collier et en pendants
d'oreilles; enfin tout attifée de la défroque de lady Harriet, mélangée
et rajustée à la mode de Frascati, elle avait l'air d'une perdrix rouge.

Je ne sais trop pourquoi je fis semblant de ne pas la voir, peut-être
par un sentiment de jalousie que je n'eus pas le temps de raisonner.
J'espérais peut-être que Brumières ne la verrait pas; mais il la vit,
jeta la bride sur le cou de son cheval, et, courant à elle, il lui fit
fête comme à une amie favorable à sa cause. Je vis alors qu'il ne savait
rien du renvoi de la soubrette, et que, dans la famille B***, on disait
avoir accordé à celle-ci la permission d'aller passer quelques jours
dans sa famille.

--Vous allez sans doute revenir bientôt, lui disait Brumières:
voulez-vous que je vous remmène ce soir à Rome?

--Jamais! répliqua la _stiratrice_ d'un air de reine, après l'avoir
laissé jusque-là dans son erreur, comme par malice.

--Comment, jamais? s'écria Brumières; vous êtes donc brouillée avec
votre belle maîtresse?

--A jamais! répéta Daniella avec le même accent d'orgueil indomptable.

--Contez-moi donc ça? dit Brumières, curieux de tout ce qui pouvait lui
révéler quelque particularité du caractère de Medora.

Jamais! répéta la Frascatine pour la troisième fois en tournant les
talons.

Brumières la retint.

--Faudra-t-il lui faire cette réponse de votre part, si elle m'interroge
sur votre compte?

--Si vous lui dites que vous m'avez vue, et si elle vous demande comment
je parle d'elle, vous lui direz que je lui pardonne, mais que je ne
retournerai jamais avec elle, quand elle me donnerait mon pesant d'or.

Elle s'éloigna sans m'accorder un regard, et Brumières m'accabla
de questions. C'est ce que je redoutais, étant las de tonte cette
diplomatie. Je m'en tirai comme je pus, en feignant, de ne rien savoir
et de n'avoir échangé que quelques mots avec la Daniella depuis mon
retour à Frascati. Je me gardai, de lui dire sa parenté avec la
Mariuccia et ses habitudes à la villa Piccolomini.

En me taisant ainsi et en feignant la plus profonde indifférence, je
sentis que je devenais de plus en plus mécontent de la façon légère dont
Brumières parlait d'elle.

--Que se sera-t-il donc passé entre la maîtresse et la servante?
disait-il. Je donnerais gros pour le savoir. Voyons, vous ne l'ignorez
pas, vous qui avez été au mieux à Rome avec cette fille!

Et, comme je m'en défendais, il se moqua de moi.

--Vous me faites poser, dit-il tout à coup, tomme frappé d'un trait de
lumière. Elle est votre maîtresse! C'est pour cela qu'on l'a renvoyée,
et c'est parce qu'on l'a renvoyée que vous êtes ici!

--Je serais très honteux que vous eussiez deviné juste, lui répondis-je.
Ce serait bien grossier de ma part, d'avoir pris ainsi mes aises dans
une maison respectable et d'en avoir fait chasser cette pauvre fille,
qui, après tout, peut être fort honnête, quoi que vous en pensiez.

Le voiturin qui va tous les jours de Frascati à Rome, sous le titre
usurpé de diligence, arriva sur la place, et Brumières n'eut que le
temps de me dire adieu.

Pour revenir à Piccolomini, je fis un détour, suivant au hasard, et
comme malgré moi, la direction que, quelques moments auparavant, j'avais
vu prendre à la _stiratrice_.

La ruelle dans laquelle je m'engageai me conduisit au faubourg qui
forme ravin, du côté des anciennes constructions romaines. Tout cet
escarpement est très-pittoresque. De vieilles maisons démesurément
hautes, et plongeant à pic dans le précipice, sont assises sur des
masses qui se confondent avec les rochers et qui sont d'énormes blocs
de ruines antiques. Sous la gigantesque végétation qui les recouvre, on
reconnaît des pens de murailles colossales, revêtues de _mattoni_, des
escaliers et des portes qui, liés à des fragments entiers d'édifices par
l'indestructible ciment des anciens, sont tombés là sur le flanc ou à la
renverse. Et, pour soutenir tout cet éboulement, qui lui-même soutient
les constructions modernes, on a fiché, ça et là, de vieilles poutres
qui portent le tout tant bien que mal, jusqu'à ce qu'un de ces petits et
fréquents tremblements de terre, dont on ne s'occupe guère ici, achève
de tout emporter dans la plaine. Il y a de la place en bas; c'est
apparemment tout ce qu'il faut.

Parmi ces décombres, dont plusieurs laissent à nu de profondes
excavations pleines d'eau, les habitants du faubourg ont établi des
caves, des lavoirs, des celliers et des terrasses. Sur le couronnement
d'une petite tour ruinée, je vis, au milieu du splendide revêtement de
mousse qui miroitait sur tout ce tableau au soleil couchant, de grosses
touffes d'iris blancs sortant des fentes du ciment. Quelque chose de
mystérieux m'avertit que c'était là le jardin de la Daniella, et je
m'imaginai que je devais la trouver elle-même dans cette maison, on
plutôt dans cette tour carrée que flanquent, jusqu'à la moitié, deux
restes de tourelles rondes de construction plus ancienne. Cette
habitation est la plus étrange et la plus démesurée du faubourg. Elle
a une porte en arceau qui donne sur la rue basse, et dont la largeur
occupe presque toute la façade d'entrée, si toutefois on peut appeler
façade un long tuyau de maçonnerie perpendiculaire. Un sale ruisseau
passe sous le seuil et va se perdre, tout à côté, dans un de ces
cloaques antiques qui sont des abîmes.

J'entrai d'autant plus aisément que cette ouverture n'avait aucune
espèce de porte. Je montai un grand escalier malpropre et usé qui me
parut être le chemin commun à plusieurs des habitations superposées le
long du précipice. Celle-ci présente sur la rue une face d'environ
vingt pieds de large sur au moins cent pieds de hauteur, percée
irrégulièrement, et, comme au hasard, de petites ouvertures qu'on
n'oserait appeler des fenêtres. Quand j'eus gravi à peu près soixante
marches, je trouvai une autre porte sur le flanc de la maison, et je me
vis de niveau avec le sommet des tourelles antiques, par conséquent avec
le parterre de deux mètres carrés où croissaient les iris blancs. Je ne
pus résister à l'envie de sortir de la cage de l'escalier où, jusque-là,
je n'avais été vu de personne, pour explorer cette petite plate-forme,
que couvrait un berceau de roses grimpantes.

Il n'y a rien de plus joli que ces grappes de petites rosés jaunes; le
feuillage, ressemblant à celui du frêne, est superbe, et la tige prend
les proportions sans fin du lierre et de la vigne. Ce rosier se plaît
beaucoup ici, et celui-ci a toute l'élévation des tours, c'est-à-dire
une cinquantaine de pieds. Ses rameaux, entrelacés sur des cannes de
roseau, ombragent la petite plate-forme et reprennent leur ascension sur
le flanc de la maison, bien décidés à grimper aussi haut qu'il y aura du
mur pour les porter.

Sous ce berceau, un petit tombeau de marbre blanc, en forme d'autel
antique, ramassé dans les décombres et couché sur le flanc, sert de
siège. Quelques giroflées garnissent irrégulièrement le pourtour ébréché
de la plate-forme, et, sur la terre rapportée qui les nourrit, je vis
la trace d'un tout petit pied dont le talon, creusé plus que le reste,
indiquait une bottine de femme, chaussure plus élégante que celle des
pauvres artisanes de Frascati, et qui m'avait paru n'être portée que par
la Daniella. Cette trace approchait du bord de la plate-forme, et une
empreinte plus arrondie me fit deviner qu'on s'était agenouillé là, tout
au bord, pour atteindre, en se penchant sur l'abîme, les fleurs d'iris
blancs sortant du mur, deux pieds plus bas.

Comme ce jardin, ou plutôt cette tonnelle, n'a aucune espèce de rebord,
et que le ciment des pierres ébranlées criait sous le pied, il me passa
un frisson par tout le corps, en songeant à ce que j'éprouverais en
voyant là une femme aimée se pencher en dehors, ou seulement s'asseoir
sur le tombeau adossé au fragile édifice de bambous romains qui porte
les branches légères du rosier.

Je m'y assis un instant pour me rendre compte, ou plutôt pour me rendre
maître d'une émotion si soudaine et si vive; car je me ferais en vain
illusion, chaque minute qui s'écoule accélère les battements de mon
coeur, et, désir ou affection, sympathie ou caprice, je me sens envahi
par quelque chose d'irrésistible.

Je vins à bout, cependant, de me raisonner. Si c'était là, en effet,
la résidence de la _stiratrice_ et que cette jeune fille fût honnête,
devais-je m'engager plus avant dans une visite qui pouvait lui attirer
des chagrins ou des dangers? Et, si elle n'était qu'une vulgaire
intrigante, qu'allais-je faire en donnant, bien que dûment averti, tête
baissée dans un guêpier? De toutes manières, la raison me disait de fuir
avant que les commères du voisinage m'eussent aperçu.

Je m'arrêtai à une solution passablement absurde, qui était d'explorer
consciencieusement l'intérieur de cette grande vilaine bâtisse, où
je supposais que la pimpante soubrette de miss Medora devait habiter
quelque affreux bouge. Quand j'aurai surpris là, pensai-je, la hideuse
malpropreté qui m'a fait reculer devant des maisons de meilleure
apparence, je serai si bien guéri de ma fantaisie, qu'elle ne mettra
plus en péril ni le repos de cette fille ni le mien.

Je quittai donc la plate-forme; je rentrai dans l'intérieur; je
commençai à gravir l'escalier, qui, jusque-là, n'était, en| effet, qu'un
passage public, c'est-à-dire une _servitude_ commune à huit ou dix
maisons adjacentes, posées trop au bord de l'escarpement pour avoir
d'autre issue.

L'escalier, tout en moellons, dont plusieurs portaient des traces
d'inscriptions romaines, devenait de plus en plus rapide, étroit et
sombre. De temps en temps, je rencontrais un palier ou une échelle
conduisant à des portes cadenassées. Plusieurs c'étaient en si mauvais
état, que je pus regarder à travers: c'étaient des chambres hideuses,
meublées d'un ou de plusieurs grabats énormes, de quelques chaises
de paille plus ou moins cassées, et de cette multitude de pots et de
cruches de toute matière et de toute dimension qui sont ici le fonds du
mobilier.

Dans une pièce plus vaste, également déserte et cadenassée, je vis une
grande table et un attirail de fer et de fourneaux..

--Bon! pensai-je, voilà l'atelier de la _stiratrice_. Le local était
tellement nu, qu'il n'y avait rien à conclure pour ou contre la propreté
qui pouvait y régner d'habitude.

Je montai encore. Mais comment se faisait-il que cette maison,
évidemment habitée, n'eût pas, en ce moment, une seule figure humaine à
me montrer, une seule parole humaine à me faire entendre? En passant
la tête par un des jours de l'escalier; je plongeais dans toutes les
fenêtres ouvertes des maisons voisines, et je voyais ces maisons
également désertes et silencieuses, bien que les chiffons pendus à des
cordes et les vases égueulés sur les fenêtres me prouvassent qu'elles
n'étaient pas abandonnées à la ruine qui les menace. Enfin, je me
rappelai que la Mariuccia m'avait parle d'un fameux capucin qui devait
prêcher, à cette heure-là précisément, dans une des églises de la ville,
et je m'expliquai le désert qui m'environnait et la brillante toilette
de la Daniella. Sans aucun doute, toute la population était au sermon,
et je pouvais continuer sans danger mon exploration. Le son de la cloche
m'avertirait du moment où je ferais bien de déguerpir.

Ainsi rassuré, j'arrivai au dernier étage. Une porte, dont la gâche ne
mordait plus, s'ouvrit comme d'elle-même quand j'y appuyai la main.
L'escalier continuait, mais ce n'était plus qu'une vis en bois sans
rampe, une sorte d'échelle. Si je n'étais pas chez la _stiratrice_,
j'étais du moins chez quelque personnage mystérieux dont les habitudes
ou les besoins d'élégance contrastaient singulièrement avec le reste de
ce taudis, car les degrés de bois étaient couverts d'une natte de jonc
très-propre, et la porte à laquelle ils s'arrêtaient était fermée, en
guise de loquet, par un bout de ruban rosé passé dans deux pitons.

Je me résolus à frapper. Personne ne répondit. J'hésitai à dénouer le
ruban, qui me semblait une marque de confiance respectable; mais ce
pouvait bien être aussi l'enseigne d'une demeure suspecte. Je cédai à la
curiosité: j'entrai.

C'était une assez grande pièce, puisqu'elle occupait tout le carré du
faite de la maison. Les murs, récemment blanchis au lait de chaux,
n'avaient pour ornements qu'un crucifix, un joli bénitier de faïence
ancienne et quelques gravures de dévotion. Une statuette d'ange, moulée
en plaire, était posée dans une petite niche, à la tête du lit. Une
grande palme bénite de la fête des Rameaux, toute fraîche encore,
ombrageait l'oreiller. Le lit blanc, d'un aspect virginal, la carreau
recouvert de nattes, les deux chaises de fabrique frascatine, en paille
tressée et en bois orné de dorures naïves; la table de toilette avec sa
nappe garnie de grosses dentelles de coton, sa glace brillante, et
tous les petits ustensiles qui attestent un soin consciencieux et même
recherché de la personne; de gros bouquets de cyclamens roses dans des
vases de terre cuite, qui étaient peut-être des urnes cinéraires; un
rideau de mousseline, non encore ourlé, à l'unique fenêtre: je ne sais
quel air embaumé de propreté scrupuleuse et de sensualité chaste, voilà
quel était l'intérieur, tout fraîchement arrangé, de la _stiratrice_.

Mais étais-je bien chez elle? Et, si j'étais chez elle, en effet, ne
pouvais-je pas m'attendre à voir arriver quelque chaland initié à la
honteuse signification du ruban rosé? Était-il possible, encore une
fois, qu'une jolie fille, libre d'allures et de principes comme elle
paraissait l'être, comme elle l'avait été en me disant: «_Espérez tout_
si vous m'aimez,» vécût là saintement dans un sanctuaire d'innocence, au
milieu des humbles recherches féminines d'une coquetterie bien entendue,
sans songer à tirer parti de sa supériorité d'esprit, de luxe et de
manières sur toutes ses compagnes? Imaginer une grisette de Frascati
vertueuse ou seulement désintéressée, n'était-ce pas, selon Brumières,
le comble du don quichottisme?

Que m'importait, après tout? Et pourquoi cette dévorante inquiétude?
Pourquoi vouloir trouver une vestale dans une fillette à l'oeil
provoquant et à la démarche voluptueuse? N'était-ce pas assez de voir
qu'elle avait, relativement, autant de soin de sa jeunesse et de ses
charmes que miss Medora elle-même? Rencontrer cette initiation à la vie
civilisée chez une Italienne de cette classe, n'était-ce pas une bonne
fortune à ne pas dédaigner?

An beau milieu de ces réflexions d'une grossière philosophie, je devins
d'une tristesse mortelle, sans trop savoir pourquoi. J'étais assis sur
la chaise peinte et dorée, auprès de la fenêtre. A travers les fleurs
d'une grosse touffe de pétunia blanche, qui poussait d'elle-même dans
les fentes d'une pierre, comme chez nous les violiers jaunes, je
pouvais plonger de l'oeil dans le gouffre immonde de la _Cloaca_, où se
précipitaient des ruisseaux d'eau de lessive et de fumier. Et pourtant,
un air vif, passant, à la hauteur où j'étais, sur toutes ces émanations
pestilentielles, ne s'imprégnait autour de moi que des parfums de ces
fleurs et de cette chambre. La splendide verdure des rochers et des
ruines tendait à couvrir et à cacher la sentine impure, et, dans le ciel
immense qui s'étendait sur la campagne de Rome et sur les montagnes
bleues de l'horizon, il y avait quelque chose de si doux et de si pur,
qu'on ne pouvait allier la pensée du vice avec celle de l'habitante de
cette cellule aérienne.

--Mais quoi! pensais-je en m'arrachant au charme qui me dominait, ce
vaste ciel et ces sales décombres, ces fleurs luxuriantes et ces égouts
infects, ces yeux enivrants et ces coeurs souillés, n'est-ce pas là
toute l'Italie, vierge prostituée à tous les bandits de l'univers,
immortelle beauté que rien ne peut détruire, mais qu'aussi rien ne
saurait purifier?

Le son de la cloche m'avertit que l'on sortait de l'église. Comme
j'allais quitter cette chambre, incertain encore de la réalité de ma
découverte, un objet qui n'avait pas encore frappé mes regards me prouva
que j'étais bien chez la Daniella, et cette preuve fut en même temps une
révélation émouvante. Dans la niche qui contenait la statuette de l'ange
gardien, je remarquai une pierre d'une forme étrange: c'était un de ces
petits cônes de lave sulfureuse que j'avais cassés à la solfatare, sur
la route de Tivoli. J'aurais hésité à le reconnaître si, dans le tube
qui perfore ces petits cratères, on n'eût planté une fleur de pervenche
desséchée, et cette fleur, je la reconnus pour l'avoir cueillie auprès
du temple de la sibylle. Medora l'avait prise et mise avec soin dans du
papier, circonstance qu'en ce moment-là je n'avais attribuée qu'à une
sentimentalité anglaise pour le sol de l'Italie. Elle m'avait aussi
demandé un de mes échantillons de la solfatare, et j'y vis une petite
étiquette marquant la date de cette promenade. Daniella lui avait-elle
volé ce souvenir, ou l'avait-elle ramassé dans les balayures? C'est ce
que je me promis de savoir. Quoi qu'il en soit, je fus touché de le voir
là, posé au chevet de son lit comme une relique, et j'y crus trouver une
réponse éloquente à tous mes soupçons, tant il est vrai que la femme
qui nous aime se purifie, par ce seul fait, dans notre ombrageuse
imagination.

Des voix lointaines, qui chantaient horriblement faux je ne sais quels
cantiques, me donnèrent un second avertissement. Je renouai le ruban
rose à la porte; puis, entraîné par ma fantaisie de coeur, je le
dénouai, et je rentrai dans la chambre pour placer sûr la pierre de
soufre un petite bague antique assez jolie, que j'avais achetée à Rome,
au columbarium de Pietro. Enfin, je me hâtai de sortir, de descendre et
de regagner l'intérieur de la ville, avant que les habitants du faubourg
eussent reparu sur les hauteurs.
                
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