En traversant la rue de la _Tomba-di-Lucullo_ (on dit qu'une vieille
tour qui est encastrée dans une des maisons de la ville, est le tombeau
de Lucullus), je ne rendis compte des chants discordants que j'avais
entendus. Une cinquantaine d'enfants des deux sexes, agenouillée dans la
crotte, glapissaient un cantique devant trois petites bougies allumées
autour d'une madone peinte à fresque sur le mur. J'allais passer
insoucieux, quand je vis arriver une douzaine de jeunes filles portant
des fleurs dont elles voilèrent complètement la madone, en les piquant,
une à une, dans le petit grillage de laiton qui la protégeait. La
Daniella était parmi elles, et chantait aussi; mais sa voix était perdue
dans ce vacarme, et je ne pus savoir si elle chantait plus ou moins faux
que les autres. Elle me vit, et me suivit des yeux en sonnant, mais sans
cesser de chanter et sans se déranger de la cérémonie.
Je n'osai m'arrêter, car on me regardait curieusement, et fade de
dévotion qu'on accomplissait n'empêchait pas les chuchoteries des jeunes
filles.
Je rentrai donc sans avoir pu échanger un mot avec la _stiratrice_, et
cela fait maintenant deux jours passés ainsi; ce qui est étrange après
la conversation que nous avons eue ensemble. Je crois bien qu'elle me
boude sérieusement, car j'ai fait le coup de tête de demander à la
Mariuccia pourquoi sa nièce ne venait plus la voir, et elle m'a répondu:
--Elle vient aux heures où vous n'y êtes pas.
XXII
8 avril.--Frascati.
Il a fait aujourd'hui un temps délicieux, clair et presque chaud.
C'était bien le cas de faire enfin, hors des villas, une belle promenade
à ma guise, et pourtant je n'en avais nulle envie. Après mon déjeuner,
je suis remonté à mon grenier. Grenier est le mot, car je suis de
plain-pied avec celui de la maison, et il faut même que je le traverse
pour arriver à mon logement; cela me fait une situation isolée qui ne me
déplaît pas.
La Mariuccia est arrivée pour faire mon ménage, et m'a poussé dehors
pour balayer. Je me tenais dans le grenier; elle m'a grondé parce que
j'y fumais mon cigare et risquais, selon elle, d'y mettre le feu.
--Est-ce que vous n'allez pas courir aujourd'hui? Il n'a pas fait si
beau depuis un mois!
Et, comme je trouvais des prétextes pour ne pas sortir:
--Eh bien! a-t-elle ajouté, vous n'aurez pas besoin de moi, et, si vous
restez, je vous confierai la garde de la maison.
--Vous allez donc sortir, Mariuccia?
--Eh! n'est-ce pas aujourd'hui le jeudi saint? Il faut que je m'occupe
de mes dévotions.
--Dites-moi à qui je dois ouvrir si l'on sonne.
--Personne ne sonnera.
--Pas même la Daniella?
--Elle moins que tout autre.
--Pourquoi ça?
--Parce qu'elle a fait un voeu hier, en sortant du sermon. Oh! le beau
sermon! Jamais je n'ai entendu mieux prêcher! Vous avez eu grand tort de
ne pas venir entendre cela. La Daniella a tant pleuré, qu'elle a juré de
faire ses pâques plus chrétiennement qu'elle ne les a encore faites, et,
pour s'y disposer, elle a été mettre des fours à la madone de _Lucullo_.
--Qu'est-ce que cela veut dire?
--Qu'elle faisait un voeu.
--Lequel?
--Ah! dame! vous êtes curieux?
--Très-curieux, vous voyez!
--Eh bien! voici ce que je leur ai conseillé à toutes, à la Daniella et
à une douzaine d'autres jeunes filles, qui me demandaient par quel voeu
elles devaient se sanctifier avant le jour de Pâques: «Portez des fleurs
à la Vierge, leur ai-je dit, et promettez-lui de ne pas parler à vos
amants avant d'avoir reçu l'absolution et la communion.»
--Vous avez eu là une belle idée, Mariuccia!
--Elles l'ont trouvée belle, puisqu'elles l'ont suivie. Ainsi, vous ne
verrez ma nièce ni aujourd'hui, ni demain, ni samedi.
--Votre nièce a donc un amant dans la maison?
--Eh! _chi lo sà_? dit la vieille fille en me regardant avec malice.
Puis elle rangea son balai et courut se faire belle pour aller entendre
les offices à l'église des Capucins. Je pensai que la Daniella l'y
rejoindrait, et je guettai sa sortie pour la suivre à distance.
Elle traversa l'enclos et en sortit par le petit chemin rapide qui
sépare les villas Piccolomini et Aldobrandini. Quand on a grimpé un
quart d'heure, on tourne à gauche et on grimpe encore l'avenue du
couvent, qui est vaste et ombragée. L'édifice est à mi-côte, tapi comme
un nid sous la verdure. Quand M. de Lamennais vint demeurer ici en 1832,
il demeura chez ces capucins, dont il pensait beaucoup de bien. Il
aimait aussi, m'a-t-on dit, cette retraite cachée dans la riche
végétation de h montagne, thébaïde charmante, entourée de villas
désertes et silencieuses.
Je regardai dans toute l'église; la Daniella n'y était pas, et, comme
les petits yeux malins de la Mariuccia m'observaient, je fus forcé de
me retirer. J'attendis un peu sur le chemin; ce fut en vain. Rien ne
prouvait que Daniella dût venir là. Je montai au-dessus du couvent et
vis ouverte la porte d'une villa que je n'avais pas encore explorée.
C'est la Rumnella, qui successivement appartenu à Lucien Bonaparte,
aux jésuites et à la reine de Sardaigne. Les jardins sont vastes et
dominent, de plus haut que tous les autres, la belle vue que j'ai déjà
de ma fenêtre de Piccolomini, à une demi-lieue plus bas. Le palais n'est
qu'une grande vilaine maison de plaisance, où la, reine de Sardaigne
n'est, je crois, jamais venue. Cependant elle, a fait faire des fouilles
aux environs, et, comme ce palais se nomme aussi villa Tusculana, je
pensai que les ruines de Tusculum devaient être par-là quelque part, et
je les cherchai, sans demander de renseignements aux jardiniers, voulant
garder le plaisir d'aller seul à la découverte.
J'escaladai le jardin, qui monte toujours, par une allée fort
extraordinaire. C'est encore un de ces caprices italiens dont en n'a
point d'idée chez nous. Sur un terrain en pente semi-verticale, on a
écrit, c'est-à-dire planté en buis, nain et en caractères d'un mètre de
haut, cent noms de poëtes et d'écrivains illustres. Cela commence vers
Hésiode et Homère, et finit vers Chateaubriand et Byron. Voltaire et
Rousseau n'ont pas été oubliés sur cette liste, qui a été dressée avec
goût et sans partialité, par Lucien probablement. Les jésuites l'ont
respectée. Un petit sentier passe transversalement entre chaque nom, et,
au milieu de l'abandon général des choses de luxe de ce jardin, cette
fantaisie est encore entretenue avec soin.
Je parvins au sommet de la montagne, en m'égarant dans de superbes
bosquets. Puis je me trouvai sur un long plateau dont le versant est
aussi nu et aussi désert que celui que l'on monte depuis Frascati est
ombragé et habité. Devant moi se présentait une petite voie antique,
bordée d'arbres, qui, suivant à plat la crête douce de la montagne,
devait me conduire à Tusculum.
J'arrivai bientôt en vue d'un petit cirque de fin gazon, bordé de
vestiges de constructions romaines. Un peu au-dessous, je pénétrai, à
travers les ronces, dans la galerie, souterraine par laquelle, au moyen
de trappes, les animaux féroces, destinés aux combats, surgissaient tout
à coup dans l'arène, aux yeux des spectateurs impatients. Ce cirque n'a
de remarquable que sa situation. Assis sur le roc, au bout le plus élevé
d'une étroite gorge en pente, qui s'en va rejoindre, en sauts gracieux
et verdoyants les collines plus basses de Frascati et ensuite la plaine,
il est là comme un beau siège de gazon, installé pour offrir au voyageur
le plaisir de contempler à l'aise cette triste vue de la campagne de
Rome, qui devient magnifique, encadrée ainsi. Le renflement de la
colline autour du cirque le préserve des vents maritimes. Ce serait un
emplacement délicieux pour une villa d'hiver.
J'y pris quelques moments de repos. Pour la première fois depuis que
j'ai quitté Gènes, il faisait un temps clair. Les montagnes lointaines
étaient d'un ton superbe, et Rome se voyait distinctement au fond de
la plaine. Je fus étonné de l'emplacement énorme qu'elle occupe, et de
l'importance du dôme de Saint-Pierre, qui, tout le monde vous l'a dit,
ne fait pas grand effet, vu de plus près.
Un bruit, mystérieux s'empara de ma rêverie. C'était comme une plainte,
ou plutôt comme un soupir harmonieux et plaintif de la voix humaine.
Comme tout était désert autour de moi, j'eus quelque peine à découvrir
la cause de ce bruit intermittent, toujours répète et toujours le même.
Enfin, je m'assurai qu'il sortait de la galerie souterraine, où le bruit
de mes pas m'avait empêché de, l'entendre quand j'y avais pénétré. J'y
retournai. Ce n'était que le murmure d'une goutte d'eau filtrant de
la voûte et tombant dans une petite flaque perdue dans les ténèbres.
L'écho, du souterrain, lui donnait cette rare sonorité, qui ressemblait
au gémissement d'une divinité captive et mourante, ou plutôt à l'âme de
quelque vierge martyre s'exhalant sous l'horrible étreinte des bêtes du
cirque.
En quittant cet, amphithéâtre, je suivis, dans le désert, un chemin
jonché de mosaïques des marbres les plus précieux, de verroteries, de
tessons de vases étrusques et de gravats de plâtre encore revêtus des
tons de la fresque antique. Je ramassai un assez beau fragment de terre
cuite, représentant le combat d'un lion et d'un dragon. Je dédaignai de
remplir mes poches d'autres débris; il y en avait trop pour me tenter.
La colline n'est qu'un amas de ces débris, et la pluie qui lave les
chemins en met chaque jour à nu de nouvelles couches. Ce sol, quoique
souvent fouillé en divers endroits, doit cacher encore des richesses.
Le plateau supérieur est une vaste bruyère. C'était jadis, probablement,
le beau quartier de la ville, car ce steppe est semé de dalles on de
moellons de marbre blanc. Le chemin était, sans doute, la belle rue
patricienne. Des fondations de maisons des deux côtés attestent qu'elle
était étroite, comme toutes celles des villes antiques. Au bout de cette
plaine, le chemin aboutit au théâtre. Il est petit, mais d'une jolie
coupe romaine. L'orchestre, les degrés de l'hémicycle sont entiers,
ainsi que la base des constructions de la scène et les marches latérales
pour y monter. L'avant-scène et les voies de dégagement nécessaires à
l'action scénique sont sur place et suffisamment indiquées par leurs
bases, pour faire comprendre l'usage de ces théâtres, la place des
choeurs et même celle du décor.
Derrière le théâtre est une piscine parfaitement entière, sauf la voûte.
On est là en pleine ville romaine. On n'a plus qu'à atteindre le faîte
de la montagne pour trouver la partie pélagique, la ville de Télégone,
fils d'Ulysse et de Circé.
Là, ces ruines prennent un autre caractère, un autre intérêt. C'est la
cité primitive, c'est-à-dire la citadelle escarpée, repaire d'une bande
d'aventuriers, berceau d'une société future. Les temples et les tombeaux
des ancêtres y étaient sous la protection du fort. La montagne, semée de
bases de colonnes qui indiquent l'emplacement des édifices sacrés, et
bordée de blocs brute dont l'arrangement dessine encore des remparts,
des poternes et des portes, s'incline rapidement vers d'autres gorges
bientôt relevées en collines et en montagnes plus hautes. Ce sont
les monts Albains. Dans une de ces prairies humides où paissent les
troupeaux, était le lac Régille, on ne sait pas où précisément. Le sort
de la jeune Rome, aux prises avec celui des antiques nationalités du
Latium, a été décidé là, quelque part, dans ces agrestes solitudes.
Soixante et dix mille hommes ont combattu pour _être ou n'être pas_, et
le destin de Rome, qui, en ce terrible jour, écrasa les forces de trente
cités latines, a passé sur l'_agro Tusculan_, comme l'orage, dont la
trace est vite effacée par l'herbe et les fleurs nouvelles.
Vous savez l'histoire de Tusculum? Elle se résume en quelques mots comme
celles de toutes les petites sociétés antiques du Latium: établissements
hasardeux, quelquefois à main armée, sur des terres mal défendues, puis
fortifiées par l'esprit d'association civique, par la fertilité du sol,
et souvent par la situation inexpugnable; extension de l'association par
la ligue avec les établissements voisins; affermissement de l'existence
et commencements de civilisation, aussitôt que cessent le pillage et
l'hostilité entre les membres de cette race d'aventuriers fondateurs de
villes; puis, les grandes luttes contre l'ennemi commun, Rome, qui,
née la dernière, grandit à pas de géant, comme un fléau vengeur des
premières spoliations du sol antique; défaites tantôt partielles,
tantôt générales de la confédération latine; alliances subies plutôt
qu'acceptées avec le vainqueur; conspirations et révoltes, toujours
écrasées par l'implacable droit du plus fort; effacement final des
nationalités partielles, et fusion politique dans la grande nationalité
romaine.
Mais c'est ici que l'histoire très-confuse de ces nationalités vaincues
prendrait de l'intérêt si elle avait de plus grandes proportions, et
si elle n'était bouleversée à chaque instant par le flot des invasions
barbares. Ces peuples d'origines différentes, qui, tantôt, faisaient
alliance avec les Romains contre leurs voisins, et tantôt revenaient à
l'alliance naturelle contre Rome, conservèrent toujours un sentiment de
patriotisme étroit, ou plutôt un secret orgueil de race qui leur fit
même préférer le joug de l'étranger à celui de Home. Tusculum persista,
jusqu'au XIIe siècle, à trahir en toute occasion la cause romaine,
aimant mieux épouser celle des Allemands que celle des papes, comme si
l'affront subi au lac de Régule n'eût pas été effacé après un millier
d'années d'apparentes réconciliations. Enfin, les haine» du moyen âge
rallumèrent, dans toute sa rudesse barbare, l'antique inimitié. Les
Romains fondirent sur Tusculum, la pillèrent et la détruisirent de fond
en comble sous le pontificat du pape Célestin III. Une circonstance
caractéristique, c'est que le pape avait fait de l'abandon de la
citadelle de Tusculum la condition du couronnement de l'empereur, et
qu'à peine les Allemands étaient-ils sortis par une porte, les Romains
entrèrent par l'autre, livrant cette pauvre ville à toutes les horreurs
de la guerre. Et pourtant, Jésus avait passé dans l'histoire des hommes;
ses autels avaient remplacé ceux des Némésis païennes. Le vainqueur ne
s'appelait plus Furius, mais Célestin.
La société tusculane disparut avec sa ville, avec sa citadelle ses
temples et ses théâtres. Les fugitifs se dispersèrent. Quelques-uns se
groupèrent autour d'une chapelle située dans des bosquets naturels, sur
les gradins inférieurs de leur montagne, et qu'on appelait la Madone des
Feuillages (Frasche). De là le nom, de là la ville de Frascati; de là
le dédain et l'aversion de tout véritable _Frascatino_ pour Rome et ses
habitants.
--_Tutti ladri! tutti birbanti!_ s'écrie à chaque instant la Tusculane
Mariuccia, quand, on réveille le levain de, ses passions latines.
Et pourtant, la Mariuccia sait si peu l'histoire de son pays, qu'elle
prend Lucullus pour un pape, et la villa Piccolomini pour le berceau de
la race pélagique. Elle n'est jamais allée jusqu'à Tusculum, bien qu'il
n'y ait guère plus d'une lieue de distance; mais elle a des dictons
flétrissants pour toutes les autres villes du Latium, dictons qui
semblent le reflet d'antiques traditions de rivalité, au temps où
les Èques, les Sabins, les Albains, les Erniques et les Tusculans
ravageaient, à tour de rôle, leurs établissements naissants, et
s'enlevaient leurs troupeaux errants sur des terrains en litige.
La vue que l'on embrasse du sommet de l'_arx_ de Tusculum est des plus
romantiques. Là, on tourne le dos à l'éternelle Rome. Quand les bois de
châtaigniers sont feuillus, cette vue doit être plus belle encore;
mais, alors, des caravanes de peintres et de touristes envahissent
ces solitudes, et je m'applaudis d'être venu ici avant le beau temps,
puisque je possède ces lieux célèbres dans tout leur caractère de
mélancolique austérité. Les dévotions de la semaine sainte concentrent
la population indigène, déjà si clairsemée, dans les couvents et dans
les églises. Aussi loin que ma vue pouvait s'étendre, il n'y avait sous
le ciel d'autre créature humaine que moi et un berger assis sur la
bruyère entre ses deux chiens.
Je m'approchai de lui et lui offris de partager mon _repas_,
c'est-à-dire mon morceau de pain, et quelques amandes de pin grillées,
que la Mariuccia avait mises dans ma gibecière de promenade.
--Non, merci, me dit-il; c'est jour de jeûne, et je ne peux accepter;
mais je causerai avec vous, si vous vous ennuyez d'être seul.
C'était un robuste paysan de la marche d'Ancone, d'une quarantaine
d'années et d'une figure douce et sérieuse. Son grand nez aquilin ne
manquait pas de race; mais sa haute taille, ses cheveux blonds, ses
manières calmes, son parler lent et judicieux ne répondaient pas à
l'idée que je me serais faite d'un type de pâtre dans la campagne de
Rome. Des pieds à la tête, il était vêtu de cuir et de peaux comme
un Mohican. Il fait ses habits lui-même et les porte un an sans les
quitter. Alors ils sont usés et il s'en fabrique d'autres.
Après m'avoir donné quelques détails sur son genre de vie, il me parla
du lieu où nous étions.
--Il n'y a pas, dans tout Rome, me dit-il, un théâtre aussi entier et
aussi intéressant que celui de Tusculum. Et puis c'est plus agréable,
n'est-ce pas, de regarder des ruines dans un endroit comme celui-ci, où
personne ne vous gène, et où il n'y a pas de maisons nouvelles pour vous
déranger vos souvenirs?
J'étais fort de son avis. C'étaient là, en effet, les premières ruines
qui m'avaient ému réellement. A des vestiges illustres, à des souvenirs
historiques, il faut un cadre austère, des montagnes, du ciel, de la
solitude surtout. Ce berger est érudit; c'est à l'occasion, une espèce
de cicérone; mais il est discret, sobre de paroles, et bienveillant sans
familiarité importune et sans mendicité. Il passe sa vie à gratter la
terre, et il a chez lui, dans une cabane qu'il me montra au fond du
vallon, un petit musée d'antiquités ramassées à Tusculum. Je montai avec
lui sur la roche la plus élevée, et il me décrivit la vaste étendue
déployée autour de nous comme une carte géographique. Grâce à lui, je
sais maintenant mon Latium sur le bout du doigt, et je pourrai aller
partout sans guide. Rien n'est plus facile, aussitôt que l'on connaît
les principales montagnes par leur nom et par leur forme.
Je me suis donc promené avec les yeux et j'ai parcouru, en désir et en
espérance, des sites ravissants ou sévères. J'ai oublié, dans ce voyage,
mes préoccupations de ce matin. La locomotion, l'amour des découvertes,
ce je ne sais quoi d'enivrant dans la solitude inexplorée, ce sont là
d'exquises jouissances, et je me demande quelle société de femme m'en
donnerait de plus vraies.
Oui! voilà ce qu'on se dit tant que la femme est loin!
--Où est la maison où Cicéron composa ses _Tusculanes_? demandai-je au
pâtre, pour voir jusqu'où allait son érudition.
--_Chi lo sà?_ répondit-il en me montrant, non loin du cirque où j'avais
fait ma première station, un édifice assez bien conservé. Les uns disent
que c'est ici; d'autres disent que c'est le jardin où est maintenant
la Ruffinella. Toutes les fois qu'on déterre une nouvelle ruine, les
savants décident que c'est la chose tant cherchée, et que toutes les
anciennes ne valent plus rien. Mais qu'est-ce que cela vous fait? Il n'y
a pas, sur toute cette montagne, un endroit où Annibal, Pompée, Camille,
Pline, Cicéron et cent autres personnages puissants, rois, empereurs,
généraux, consuls, savants on papes, n'aient foulé la bruyère où voilà
vos pieds, et respiré l'air que vous respirez maintenant.
--Je ne crois pas, répondis-je; la bruyère est jeune, l'air est vieux
et corrompu. Il était pur et salubre quand Rome était puissante.
Croyez-vous qu'un État pareil eût pu avoir son siège dans ce marécage
empesté qui est là-bas derrière nous?
--Eh bien, du moins, les gens célèbres que vous savez ont regardé les
montagnes que vous regardez, et, quand ils vinrent ici pour la première
fois, ils demandèrent peut-être les noms des cimes et des vallées
à quelque pauvre diable comme moi, de même que vous me le demandez
maintenant. Vous me direz qu'ils ont aussi regardé le même soleil et la
même lune que vous pouvez regarder à toute heure du jour et de la nuit.
C'est ce que je me suis dit souvent.
--Il y a cette différence entre eux et moi que je ne suis qu'un pauvre
diable comme vous.
--Eh! _chi lo sà?_ Il parait qu'il vient ici, tous les ans, des
personnes célèbres qui aiment à voir Tusculum, et dont on m'a dit les
noms; mais je n'en ai pas retenu un seul. Dans mille ans d'ici, les
bergers de Tusculum les auront appris par la tradition et les diront
comme je vous dirais ceux de Galba, de Mamilius on de Sulpicius.
--Vous en concluez donc que les hommes célèbres ne font pas tant d'effet
de près que de loin?
--Toutes choses sont ainsi. Voyez, ce pays est assez beau; mais j'en
connais bien qui sont plus beaux, et où personne ne va. Cependant on dit
qu'il vient ici des voyageurs du fond de l'Amérique, le plus éloigné de
tous les pays, si je ne me trompe, pour voir ces morceaux de marbre que
je retourne avec mon pied. Ils y ramassent des briques, des cassures de
verre et des mosaïques, et les emportent chez eux. On dit qu'il n'y a
pas un coin sur la terre où quelqu'un ne conserve précieusement un petit
morceau de ce qui traîne à terre dans la campagne de Rome. Vous voyez
donc bien que ce qui est ancien et lointain paraît plus précieux que ce
qui est nouveau et proche.
--Vous dites vrai; mais la raison de cela?
Il haussa les épaules, et je vis qu'il allait, encore une fois, se tirer
d'affaire par l'éternel _chi lo sa_, si commode à la paresse italienne.
--_Chi lo sa_, lui dis-je bien vite, n'est pas une réponse qui convienne
à un homme de réflexion comme vous. Cherchez-en une meilleure, et,
quelle qu'elle soit, dites-la-moi.
--Eh bien! reprit-il, voilà ce que je m'imagine: quand nous vivons, nous
vivons; c'est-à-dire que, grands ou petits, nous sommes sujets ans mêmes
besoins, et les grands ne peuvent pas se faire passer pour des dieux.
Quand ils n'y sont plus depuis longtemps, on s'imagine qu'ils étaient
faits autrement que les autres; mais, moi, je ne m'imagine pas cela, et
je dis qu'un vivant que personne ne connaît est plus heureux qu'un mort
dont tout le monde parle.
--Vivre vous paraît donc bien doux?
--Eh! la vie est dure, et cependant on la trouve toujours trop courte.
Elle pèse, mais on l'aime. C'est comme l'amour, on donne la femme au
diable, mais on ne peut se passer d'elle.
--Êtes-vous donc marié?
--Quant à moi, non. Un pâtre ne peut guère se marier tant qu'il court
les pâturages. Mais vous, vous devez avoir femme et enfants?
--Mais non! Je n'ai que vingt-quatre ans!
--Eh bien! voulez-vous attendre que vous soyez vieux? Quel est le plus
grand bonheur de l'homme? C'est la femme qui lui plaît, et, quand on est
riche, je ne comprends pas qu'on vive seul.
--Je vous ai dit que j'étais pauvre.
--Pauvre avec des habits de drap, de bons souliers et des chemises
fines? Si j'avais de quoi acheter ce que vous avez là sur le corps, je
garderais mon argent pour avoir un lit. Quand on a le lit, on est vite
marié. Si vous couchiez, comme moi, en toute saison sur la paille, je
vous permettrais de dire que vous êtes forcé de rester garçon. Tenez,
regardez ce désert, nous n'y sommes que trois, et deux de nous sont
forcés à la solitude!
Je suivis la direction de mon regard, et je vis un moine noir et blanc
qui traversait le théâtre de Tusculum.
--Celui-ci, reprit le pâtre, est esclave de son voeu, comme je suis
esclave de ma pauvreté. Vous, vous êtes libre, et ce n'est ni au moine
ni à moi de vous plaindre. Mais voilà que le soleil baisse. La bergerie
est loin; il faut que je vous quitte. Reviendrez-vous ici?
--Certainement, quand ce ne serait que pour causer avec vous. Comment
vous nommez-vous, pour que je vous appelle, si vous êtes dans une de ces
gorges?
--Je m'appelle Onofrio. Et vous?
--Valreg. Au revoir!
Nous nous serrâmes la main et je redescendis vers le théâtre, regardant
l'attitude pensive du moine qui s'était arrêté au milieu des ruines. Le
coucher du soleil était admirable. Ces terrains, à coupures brusques
et à plateaux superposés couverts de verdure, prenaient des tons
éblouissants éclairés ainsi de reflets obliques. Les courts gazons
brillaient tantôt comme l'émeraude et tantôt comme la topaze. Au loin,
la mer était une zone d'or pâle sous un ciel de feu clair et doux. Les
montagnes lointaines étaient d'un ton si fin, qu'on les eût prises pour
des nuages, tandis que les déchirures et les ruines des premiers plans
accusaient nettement leurs masses noires sur le sol brillant. Le moine,
immobile comme une colonne, projetait une ombre gigantesque.
Je passai tout près de lui, comptant qu'il me tendrait la main, et que,
pour un sou, j'aurais de lui quelque parole qui serait le résultat de sa
méditation. Mais, soit qu'il n'appartint pas à un ordre mendiant, soit
qu'il eût peur de se trouver seul avec un inconnu dans ce lieu désert,
il me regarda avec méfiance et appuya la main sur son bâton. Ce geste
m'étonna, et je le saluai pour le tranquilliser. Il me rendit mon salut,
mais se détourna de manière à me cacher sa figure, qui m'avait paru
belle et fortement caractérisée.
Je passai outre, non sans me retourner pour me rendre compte de
l'inquiétude de cet homme, dont le voeu de pauvreté devrait être
au moins une source d'insouciance et de sécurité. Il avait disparu
précipitamment vers les gradins de l'hémicycle.
Je m'en allai, pensant aux paroles naïves et sensées du pâtre
philosophe: «Le plus grand bonheur de l'homme, c'est la liberté
d'aimer».
En effet, tout le monde n'a pas cette liberté. Et moi qui la possède,
j'ai déjà laissé passer des années qui eussent pu être pleines de
bonheur. A quoi les ai-je employées? A interroger mes forces, mon
intelligence, mon avenir, et à sacrifier à cette attente de l'inconnu
les plus beaux jours de ma jeunesse. Moi qui me croyais parfois un peu
plus sage que mon siècle, j'ai fait comme lui: j'ai lâché la proie pour
l'ombre, le certain pour le douteux, le temps qui s'écoulait pour un
temps qui ne sera peut-être pas. Qu'est-ce que cette chimère du travail,
ce besoin de développer l'intelligence au détriment des forces du coeur?
Ne les use-t-on pas à les laisser dans l'inaction? Et pourquoi, pour qui
cette tension de la volonté vers un but aussi incertain que le talent?
Comment se fait-il que je n'aie pas encore rencontré l'amour sur mon
chemin? Est-ce parce que je suis plus difficile, plus exigeant qu'un
autre? Non, car mon idéal a toujours été vague en moi-même. Je ne me
suis jamais fait le portrait de la femme à qui je dois me livrer sans
réserve. Je me promettais de la reconnaître en la rencontrant; mais je
ne me disais pas qu'elle dût être grande ou petite, blonde ou brune.
--Elle viendra, me disais-je, quand je serai digne d'être aimé;
c'est-à-dire quand j'aurai fait de grands efforts de courage, de
patience et de sobriété pour être tout ce que je puis être en ce monde.
Il me semblait suivre un bon raisonnement, cultiver ma vie comme un
jardin d'espérance; mais n'était-ce pas là une suggestion de l'orgueil?
Apparemment je comptais, comme Brumières, trouver une des merveilles de
ce monde, puisque je m'appliquais à faire une merveille de moi-même.
Ne pouvais-je me contenter d'une humble fille de ma classe, qui m'eût
accepté tel que je suis, et qui m'eût aimé naïvement, saintement, et
sans rien concevoir de mieux que mon amour?
Et j'aurais été heureux! tandis que je n'ai été que prudent et
raisonnable; vous aviez mille fois raison de le penser. J'ai, mille fois
peut-être, étouffé le cri de mon coeur, peut-être ai-je passé mille
fois auprès de la femme qui m'eût révélé le vrai de la vie. Je me suis
acharné à voir les dangers d'une passion prématurée; je n'ai pas compris
l'ivresse de ces dangers, et ce vaillant, ce généreux sacrifice de la
raison qui accepte la grande folie de l'amour, telle que Dieu nous l'a
donnée.
Je songeais ainsi en descendant de Tusculum, et travers les taillis de
chênes. Le rapide sentier, tout pavé en polygones de lave, était encore
une rue de la ville antique, et, sous les racines des arbres, je voyais
apparaître des restes de constructions enfouies. Je passai devant le
couvent des Camaldules et devant la villa Mondragone, qui était fermée,
et je rentrai à Piccolomini par des chemins étroits, encaissés, où je
devins tout rêveur, tout agité de mon problème personnel.
Les objets extérieurs agissent sur moi d'une manière, souveraine. Devant
un beau site, je m'oublie, je m'absente pour ainsi dire de moi-même;
mais, quand je marche dans un endroit sombre et monotone, je m'interroge
et me querelle. Cela m'arrive, du moins, depuis quelque temps. Je
n'avais jamais tant pensé à moi. Sera-ce un bien ou un mal? La
solitude que je suis venu chercher me rendra-t-elle sage ou insensé?
C'est-à-dire, étais-je insensé ou sage avant cette épreuve? Je crois que
nous nous acclimatons rapidement, au moral comme au physique, et que je
deviens déjà Romain, c'est-à-dire porté à la vie de sensation plus
quîà la vie de réflexion. Quand j'ai fait un effort pour savoir
si j'appartiendrai à l'une ou à l'autre, je suis bien tente de me
tranquilliser avec le _chi lo sà_ de la Mariuccia et du berger de
Tusculum.
XXIII
9 avril, villa Mondragone.
Je vous écris au crayon dans des ruines. Toujours des ruines! J'aime
beaucoup l'endroit où je suis; j'y peux passer la journée entière dans
un immense palais abandonné, dont j'ai les clefs à ma ceinture. Mais
j'ai bien des choses à vous raconter, et je reprends mon récit où je
l'ai laissé l'autre jour.
En dînant, pour ainsi dire, avec la Mariuccia, qui s'assied auprès de ma
chaise pendant que je mange, j'arrivai, je ne sais comment, à reparler
du voeu de la Daniella.
--Ainsi, disais-je, elle ne parlera à aucun homme avant le jour de
Pâques?
--Je n'ai pas dit comme cela. J'ai dit qu'elle ne parlerait pas à son
amant avant d'avoir fait toutes ses dévotions; mais je n'ai pas dit que,
tout de suite après, elle recommencerait à lui parler.
--Ah! oui-da! Ainsi ce pauvre amant est condamné à attendre son bon
plaisir?
--Ou celui de la madone.
--Ah! il arrivera un moment où la madone fera savoir qu'elle
autorise...?
--Quand toutes les fleurs seront séchées et tombées... Mais
je vous en dis trop; vous êtes un hérétique, un païen, un _mahométan_!
Vous ne devez rien savoir de tout cela.
Je pressai la bonne fille de s'expliquer. Elle aime à causer, et elle
céda. J'appris donc que les rigueurs de la Daniella dureraient aussi
longtemps que les fleurs piquées par elle dans le grillage qui protège
la madone de la _Tomba-di-Lucullo_ ne seraient pas entièrement tombées
en poussière ou emportées par le vent, disparues, en un mot.
Il me vint à l'esprit de faire une folie des plus innocentes. Sur le
minuit, je mis le nez à la fenêtre: il pleuvait, la nuit était noire.
Le vent soufflait avec force. Toute la ville de Frascati dormait.
Je m'enveloppai de mon caban, je sortis facilement de l'enclos. En
escaladant les rochers au-dessus de la petite cascade, je me trouvai de
plain-pied sur le chemin, vis-à-vis le parc de la villa Aldobrandini.
Redescendre jusqu'à la tombe de Lucullus fut l'affaire de quelques
instants. Je n'avais pas rencontré une âme. Sans la lampe qui l'éclaire
toute la nuit, j'aurais eu quelque peine à retrouver, dans les ténèbres,
la petite fresque de la madone. Ce pâle rayon me permit de reconnaître
les jonquilles que j'avais très-bien remarquées, la veille, dans les
mains de la Daniella, au moment où, avec son sourire mystérieux, elle
avait accompli cette dévotion devant moi. Je respectai les violettes et
les anémones des autres jeunes filles, mais j'enlevai avec soin, jusqu'à
la dernière, les jonquilles flétries de mon _amoureuse_, et je les mis
dans ma poche. Ce larcin _perpétré_, je descendais de la borne sur
laquelle j'étais grimpé pour atteindre le grillage, lorsqu'une voix
d'homme fit entendre l'exclamation suivante:
--_Cristo_! quel est le brigand qui profane la sainte image de la
Vierge?
Dans ce pays d'espionnage et de délation, mon espièglerie sentimentale
pouvait être incriminée et m'attirer quelque désagrément. J'eus la
présence d'esprit de ne pas me retourner et de souffler rapidement la
petite lampe. Enhardi par ma prudence, l'inconnu m'accabla d'un déluge
d'injures pieuses: j'étais un chien, un fils de chien, un Turc, un
juif, un Lucifer; je méritais d'être pendu, écartelé, et mille autres
douceurs. J'avais bonne envie de régaler le dos du saint homme, quel
qu'il fût, d'une série de répliques muettes proportionnées à l'éloquence
de son indignation; mais la raison me conseillait de profiter des
ténèbres pour m'esquiver sans l'attirer sur mes traces.
C'est le parti que j'allais prendre, lorsque je me sentis saisir le bras
par une main incertaine, qui m'avait cherché à tâtons contre le mur. Je
n'hésitai plus alors à me débarrasser du curieux par un mirifique coup
de poing, accompagné d'un plantureux coup de pied qui l'atteignit
n'importe où. Je l'entendis trébucher contre la borne, glisser et tomber
n'importe dans quoi; ce qui me permit de jouer des jambes et de rentrer
chez moi sans m'être trahi par une seule parole. Comme le quidam m'avait
paru passablement ivre, je ne pensai pas qu'après avoir fait un somme
dans la boue où je l'avais décidé à se coucher, il se souvint de
l'aventure.
La journée du vendredi saint s'annonçant pluvieuse et sombre; je me
permis de dormir la grasse matinée. La Mariuccia, s'impatientant contre
ma paresse, entra dans ma chambre, et, quand je m'éveillai, je la vis,
méditant sur ma chaussure crottée et sur mon caban encore humide.
--Eh bien! Mariuccia, qu'y a-t-il? lui dis-je en me frottant les yeux.
--Il y a que vous êtes sorti cette nuit! répondit-elle d'un air de
consternation si comique, que je ne pus m'empêcher d'en rire.--Oui, oui,
riez! reprit-elle: vous avez fait là une belle affaire!
Et, comme j'essayais de nier, elle me montra les jonquilles flétries,
que j'avais mises sur la cheminée.
--Eh bien! après? que voulez-vous?
--Que ces fleurs-là étaient sur le grillage de la sainte madone, et que
vous avez été, cette nuit, les retirer, pour empêcher ma nièce de tenir
son voeu. Voilà les amoureux! Mais, malheureux enfant, vous avez fait là
un péché mortel; vous avez outragé la sainte madone; vous avez éteint la
lampe, et, ce qu'il y a de pis, c'est que vous avez été vu.
--Par qui?
--Par mon neveu Masolino, le frère de la Daniella, le plus méchant homme
qu'il y ait à Frascati. Heureusement, il avait bu, selon sa coutume, et
il ne vous a pas reconnu; mais il a déjà fait son rapport, et je suis
sûre que les soupçons pèseront sur vous, parce que vous êtes le seul
étranger qu'il y ait maintenant dans le pays. On enverra des espions ici
pour me questionner. Donnez-moi ce caban que je le cache, et brûlez-moi
bien vite ces maudites fleurs.
--À quoi bon? Dites la vérité. Je n'ai fait aucune profanation. J'ai
pris ces fleurs pour taquiner une jeune fille qu'il n'est pas nécessaire
de nommer...
--Et vous croyez que l'on ne se doutera pas de son nom? On prétend que
l'on vous a vu entrer avant-hier dans la maison qu'habite ma nièce.
Est-ce vrai, cela?
--La Mariuccia est si brave femme, que je n'hésitai pas à me confesser.
Elle fut touchée de ma sincérité, et je ris, du reste, qu'elle était
flattée de mon goût pour sa nièce.
--Allons, allons, dit-elle, il ne faut plus faire de pareilles
imprudences. Si Masolino vous eût surpris dans la chambre de sa soeur,
il vous eût tué.
--Je ne crois pas, ma chère! Sans me piquer d'être un champion bien
robuste, je le suis assez pour me défendre d'un ivrogne; et il est
heureux pour votre neveu que je ne l'aie pas rencontré, cette nuit, en
haut de l'escalier de la maison dont vous parlez.
--_Cristo_! l'auriez-vous frappé, cette nuit?
--J'espère que oui. Il m'avait beaucoup insulté, et il mettait la main
sur moi. Je me suis débarrassé de lui sans peine.
--Il ne s'est pas vanté de cela! Peut-être ne l'a-t-il pas senti:
les ivrognes ont le corps si souple! Mais il n'était pas assez ivre,
cependant, pour ne pas voir et entendre. Avez-vous parlé?
--Non.
--Pas un mot?
--Pas une syllabe?
--C'est bien! mais, pour l'amour de Dieu et de vous-même, n'avouez rien
à personne... S'il se souvient d'avoir été battu, et s'il apprend que
c'est par vous, il s'en vengera!
---Je l'attends de pied ferme; mais je veux tout savoir, Mariuccia!
Votre neveu est-il homme à vouloir exploiter mon inclination pour sa
soeur?
--Masolino Belli est capable de tout.
--Mais quel intérêt peut-il avoir à me vouloir pour beau-frère? Je ne
suis pas riche, vous le voyez bien!
--Allons donc! Vous savez peindre, et, avec cela, on gagne toujours de
quoi être bien habillé, bien logé et bien nourri comme vous voilà. Tout
est relatif. Vous êtes très-riche en comparaison de n'importe quel
artisan de Frascati, et, si Masolino se mettait dans la tête de vous
faire épouser sa soeur, ou de vous forcer à donner de l'argent, il
sait bien qu'un _cavaliere_ comme vous trouve toujours à gagner ou à
emprunter une centaine d'écus romains pour sauver sa vie d'un guet-apens.
--Merci, ma chère Mariuccia! Me voilà renseigné, et je sais à qui j'ai
affaire. Messire Masolino Belli n'a qu'à bien se tenir; j'aurai toujours
une centaine de coups de bâton français à son service.
--Ne riez pas avec cela. Ils peuvent se mettre dix contre vous. Le
mieux, mon cher enfant, sera de vous bien cacher dans vos amours, et de
ne jamais voir la petite hors de cette maison-ci, où mon neveu ne met
jamais les pieds.
--Et qui l'en empêche?
--Moi, qui le lui ai défendu une fois pour toutes. Il ne se gênerait pas
pour me désobéir et me frapper, s'il ne me devait quelque argent; mais
je le tiens par la crainte d'avoir à me payer.
Par la suite de la conversation, j'appris, sur ce fameux Masolino, des
détails assez curieux. Cet homme n'est peut-être pas toujours aussi
réellement ivre qu'il le paraît. Son existence est mystérieuse. Il est
censé demeurer à Frascati; mais on ne sait jamais précisément où il est.
Sa famille passe fort bien un mois et plus sans l'apercevoir. Il occupe
une chambre dans la maison où Daniella est établie; mais personne
n'entre jamais dans cette chambre, et, si l'on frappe à la porte, qu'il
y soit ou non, il ne répond jamais. Ses absences et ses apparitions
sont tout à fait imprévues. Il est toujours censé boire en secret dans
quelque cabaret du lieu ou des environs, avec des amis. C'est une
habitude de cachotterie qu'il a prise pour échapper aux réprimandes de
sa femme, et qu'il a gardée depuis qu'il est veuf; mais sa femme disait
autrefois qu'il devait cacher ses orgies dans quelque souterrain
inconnu, dans quelque lieu inaccessible, car elle l'avait maintes fois
cherché des semaines entières, jusque dans les égouts de la ville, sans
retrouver aucune trace de lui. Quand il reparaissait, il lui échappait
des paroles qui pouvaient faire croire qu'il venait de loin; mais,
quelque pris de vin qu'il fût ou qu'il parût être, jamais son secret ne
s'était formulé clairement. Il a exercé dans sa jeunesse la profession
de corroyeur; mais, depuis une dizaine d'années, il n'a fait oeuvre de
ses bras, et on ne sait de quoi il a vécu.
--Il faut pourtant, ajoute la Mariuccia, qu'il ait plus que le
nécessaire, puisqu'il trouve moyen de boire plus que sa soif.
D'après tous ces renseignements, je soupçonne ce _galantuomo_ d'être un
faux ivrogne, ou de s'adonner à la boisson dans ses moments perdus. Je
pense que le fond de son existence est le brigandage ou l'espionnage;
peut-être l'un et l'autre, car il paraît qu'autour de Rome ces deux
professions ne sont pas incompatibles.
Ce qui m'importait plus que tout ceci, c'était de savoir si la Daniella
se croirait suffisamment relevée de son voeu pour reparaître à
Piccolomini, et je l'attendais avec une vive impatience. Chaque fois que
sonnait la cloche de la grille, je courais à ma croisée; mais c'était
une suite de visites de commères ou de voisines, qui venaient
s'entretenir avec la Mariuccia des affaires de la maison et de la
propriété Piccolomini, de la taille des oliviers ou de la vigne, de la
lessive, de l'emmagasinement des pois, du sermon de fra Sinforiano,
et, par occasion, de la profanation de la madone. J'entendais les
conversations établies sur le perron, et il me sembla que plusieurs de
ces personnages étaient plus curieux que de raison. La Mariuccia m'avait
dit: «Dans notre pays, on ne sait jamais qui est espion ou qui ne l'est
pas.» J'admirai l'adresse et le sang-froid des réponses de la bonne
fille, et j'entendis même qu'elle me faisait passer pour malade depuis
la veille.
--Le pauvre enfant, disait-elle, a eu la fièvre cette nuit, et je l'ai
veillé, sans le quitter, jusqu'au jour.
Mon alibi ainsi constaté, les questionneurs se retiraient plus ou moins
persuadés.
Enfin, la Mariuccia vint m'annoncer qu'elle allait visiter les chapelles
du saint-sépulcre, et qu'elle me priait de n'ouvrir à personne, pas même
à sa nièce, si je la voyais paraître à la grille.
--Oh! pour cela, je ne vous le promets pas du tout, lui dis-je.
--Il faut me le promettre, reprit-elle. La Daniella a une clef, et,
si elle veut venir, elle viendra sans que vous tiriez la corde de ma
fenêtre. Dans votre impatience, il ne faut pas vous montrer à ceux qui
pourraient passer devant la grille dans ce moment-là.
Quand la Mariuccia fut sortie, je descendis au jardin, malgré la pluie,
pour examiner le local sous un rapport que je n'avais pas encore songé à
constater, à savoir si on pouvait y entretenir une intrigue avec mystère
et sécurité. Je vis que cela était impossible, à moins que les gens de
la maison, c'est-à-dire la Mariuccia, la vieille Rosa, et les quatre
ouvriers employés au jardin et aux terres adjacentes fussent dans la
confidence; pourvu que le jardin eût une clôture réelle au delà du
potager; pourvu que l'on n'entrât et ne sortît point par la grille à
claire-voie qui donne en pleine rue; pourvu, enfin, que l'on ne risquât
point de rendez-vous tous les jours de fête et les dimanches, parce
que, ces jours-là, l'autre grille de Piccolomini, qui donne sur la via
Aldobrandini, est ouverte au public, et que le haut du jardin sert de
promenade ou de passage aux gens de la ville.
Je conclus de mes observations que le secret de mes relations futures
avec la _stiratrice_ était une plaisanterie, et j'avoue que j'entrai en
méfiance contre les avertissements et les précautions illusoires de la
bonne Mariuccia.
Je remontai à mon grenier, bien résolu, quand même, à risquer
l'aventure, dès que je serais assuré du courage et de la résolution de
ma complice.
Mais quoi! elle était là, dans ma chambre, elle m'attendait. Elle était
entrée par une porte de dégagement que je ne connaissais pas et qui
aboutit aux caves de la maison. Elle avait ma bague au doigt. Ses beaux
cheveux étaient ondés avec soin. Malgré une robe noire et une tenue
de dévote, elle avait l'oeil brillant et le sourire voluptueux d'une
fiancée vivement éprise. Je me sentais violemment épris pour mon compte.
J'avais soif de ses baisers; mais elle se déroba à mes caresses.
--Vous m'avez relevée de mon voeu, dit-elle; vous êtes venu jusque dans
ma chambre m'apporter l'anneau du mariage.... Laissez-moi faire mes
pâques; après cela, nous serons unis.
Je retombai du ciel en terre.
--Le mariage? m'écriai-je; le mariage?...
Elle m'interrompit par son beau rire harmonieux et frais. Puis elle
reprit sérieusement:
--Le mariage des coeurs, le mariage devant Dieu. Je sais bien que c'est
un péché de se passer de prêtre et de témoins, mais c'est un péché que
Dieu pardonne quand on s'aime.
--Il est donc bien vrai que vous m'aimez, chère enfant?
--Vous verrez! Je ne puis vous rien dire encore. Il faut que je pense
à mon salut, et que je tourne mon coeur vers Dieu si ardemment, qu'il
bénisse nos amours et nous pardonne d'avance la faute que nous voulons
commettre. Je prierai pour nous deux, et je prierai si bien, qu'il ne
nous arrivera point de malheur. Mais, pour aujourd'hui, ne me dites
rien, ne me tentez pas, il faut que je me confesse, que je me repente et
que je reçoive l'absolution pour le passé et pour l'avenir.
Tel fut le résumé de l'étrange système de piété de cette Italienne.
J'avais bien oui dire que ces femmes-là voilaient l'image de la Vierge
en ouvrant la porte à leurs amants; mais je n'avais pas l'idée d'un
repentir par anticipation et d'un péché _réservé_, comme ceux dont
j'entendais parler avec tant d'assurance et de conviction. J'essayai de
combattre cette religion facile; mais je la trouvai très-obstinée, et je
fus véhémentement accusé de manquer d'amour, parce que je manquais de
foi.
--Adieu, me dit-elle; l'heure du sermon sonne, et j'ai encore trois
chapelles à visiter aujourd'hui. Demain, vous ne me verrez pas, ni
dimanche non plus. Je ne suis venue que pour vous dire de ne pas faire
d'imprudence, et de ne pas chercher à me voir, parce que, d'une part, je
dois me sanctifier, et que, de l'autre, mon frère est à Frascati.
--Dites-moi, Daniella, est-il vrai que votre frère vous maltraiterait
s'il me voyait occupé de vous?
--Oui, quand ce ne serait que pour savoir s'il peut vous effrayer.
--Vous avez donc l'expérience de ce qu'il peut faire en pareil cas?
--Oui, à propos de vous. Il a déjà entendu dire que le Français de
Piccolomini était venu dans notre maison, et il m'a fait, ce matin, de
terribles menaces. Vous me défendriez contre lui, je le sais; mais vous
ne serez pas toujours là, et les coups seraient pour moi.
--Alors, je serai prudent, je vous le jure!
Le roulement d'une voiture et le sonde la cloche interrompirent la
conversation.
--C'est lord B*** qui vient vous voir, dit-elle après avoir regardé
furtivement par la fenêtre; je reconnais son chien jaune. Lord B***
vient sûrement vous chercher pour vous faire voir le jour de Pâques à
Rome; allez-y, vous me rendrez service; mais revenez le soir!
--Vous n'êtes donc plus jalouse de...?
--De la Medora?... N'ai-je pas votre anneau? Si, après cela, vous étiez
capable de me tromper, je vous mépriserais tant, que je ne vous aimerais
plus.
XXIV
9 avril.
On sonnait à casser la cloche. La jeune fille se sauva par où elle était
venue en me criant:
--A dimanche soir!
Et j'allai ouvrir à lord B***, qui venait effectivement me chercher. Je
me laissai emmener.
--Tout va au plus mal depuis que vous n'êtes plus chez nous, me dit-il
quand nous fumes sur la route de Rome. Lady Harriet me trouvait moins
maussade quand vous étiez là pour me foire valoir, en m'aidant à
développer mes idées. J'ai eu le malheur de recourir au moyen extrême
contre l'ennui et la tristesse: je me suis enivré tous les soirs, seul
dans ma chambre. Cela m'arrive rarement; mais il y a des temps si
sombres dans ma vie, qu'il faut bien que cela arrive. Mu femme n'en sait
rien; mais, comme je suis plus calme et plus abattu aux heures où elle
me voit, elle s'impatiente davantage. J'y gagne seulement d'être plus
indifférent à ses impatiences.
--Et votre nièce? n'est elle pas un peu meilleure pour vous que par le
passé? Il m'avait semblé, le jour de notre promenade à Tivoli, qu'elle y
était disposée?
--Vous vous serez trompé. Ma nièce, c'est-à-dire la nièce de ma femme,
est d'une humeur massacrante depuis votre départ. C'est à croire, Dieu
me damne! qu'elle était amoureuse de vous... et, s'il faut vous dire
tout...
Je me hâtai d'interrompre lord B***. Il a des moments de trop grande
expansion, comme doit les avoir un coeur trop souvent refoulé, et je ne
veux pas savoir par lui ce que je sais par moi-même.
--Si une pareille maladie avait pu s'emparer du cerveau de miss Medora,
lui dis-je, il est à croire que cela n'aurait pas survécu à mon départ.
--C'est ce que je me suis dit. Elle a, d'ailleurs, tant monté à cheval
avec un de nos cousins qui est arrivé cette semaine, qu'elle doit
avoir secoué rudement ses vapeurs. A vous dire vrai, c'est aujourd'hui
seulement, depuis cinq jours, que je suis an peu lucide. Il se pourrait
que, pendant _mon absence intellectuelle_, Medora fût devenue amoureuse
de ce cousin, qui est beau, riche et grand amateur de chevaux et de
voyages. Il m'a semblé, ce matin, qu'elle était font impatiente de
sortir avec lui, et que, de son côté, Richard B*** se faisait attendre
avec l'impertinence d'un homme aime.
--A la bonne heure! pensai-je; la crise de Tivoli est oubliée, et il
m'est permis de l'oublier aussi.
Quoique jusque-là, j'eusse résisté au désir de lord B*** en refusant
d'aller demeurer chez lut, je cédai à ses instances, n'y voyant plus
d'inconvénients, et pensant qu'il y en aurait, au contraire, à paraître
fuir son hospitalité.
J'employai le reste du voyage a le sermonner sur son désespoir bachique,
et à le supplier de renoncer à ce funeste moyen de combattre le dégoût
de la vie.