George Sand
LA DANIELLA
INTRODUCTION
I
Ce que nous allons transcrire sera, pour le lecteur, un roman et un
voyage, soit un voyage pendant un roman, soit un roman durant un voyage.
Pour nous, c'est une histoire réelle; car c'est le récit, écrit par
lui-même, d'une demi-année de la vie d'un de nos amis: année pleine
d'émotions, qui mit en relief et en activité toutes les facultés de son
âme et toute l'individualité de son caractère.
Jusque-là, Jean Valreg (c'est le pseudonyme qu'il a choisi lui-même)
n'était connu ni de lui ni des autres. Il avait eu l'existence la plus
sage et la plus calme qu'il soit possible d'avoir, au temps où nous
vivons. Des circonstances inattendues et romanesques développèrent tout
à coup en lui une passion et une volonté dont ses amis ne le croyaient
pas susceptible. C'est par cet imprévu de ses idées et de sa conduite
que son récit, sous forme de journal, offre quelque intérêt. Ses
impressions de voyage ne présentent rien de bien nouveau; elles n'ont
que le mérite d'une sincérité absolue et d'une certaine indépendance
d'esprit. Mais nous devons nous abstenir de toute réflexion préliminaire
sur son travail: ce serait le déflorer. Nous nous bornerons à quelques
détails sur l'auteur lui-même, tel que nous le connaissions avant qu'il
se révélât, par son propre récit, d'une manière complète.
J.V. (soit Jean Valreg, puisqu'il a pris ce nom qui conserve les
initiales du sien) est le fils d'un de nos plus anciens amis, mort, il
y a une douzaine d'années, au fond de notre province. Valreg père était
avocat. C'était un honnête homme et un homme aimable. Son instruction
était sérieuse et sa conscience délicate; mais, comme beaucoup de nos
concitoyens du Berry, il manquait d'activité. Il laissa, pour toute
fortune, à ses deux enfants, vingt mille francs à partager.
En province, c'est de quoi vivre sans rien faire. Partout, c'est de quoi
acquérir l'éducation nécessaire à une profession libérale, ou fonder un
petit commerce. Les amis de M. Valreg n'avaient donc pas à se préoccuper
du sort de ses enfants, qui, d'ailleurs, ne restaient pas sans
protection. Leur mère était morte jeune; mais ils avaient des oncles et
des tantes, honnêtes gens aussi, et pleins de sollicitude pour eux.
Pour ma part, je les avais entièrement perdus de vue depuis longtemps,
lorsqu'un matin on m'annonça M. Jean Valreg.
Je vis entrer un garçon d'une vingtaine d'années dont la taille et
la figure n'avaient, au premier abord, rien de remarquable. Il était
timide, mais plutôt réservé que gauche, et, voulant le mettre à l'aise,
j'y parvins très-vite en m'abstenant de l'examiner et en me bornant à le
questionner.
--Je me souviens de vous avoir vu souvent quand vous étiez un enfant,
lui dis-je; est-ce que vous vous souvenez de moi?
--C'est parce que je m'en souviens très-bien, répondit-il, que je me
permets de venir vous voir.
--Vous me faites plaisir: j'aimais beaucoup et j'estimais infiniment
votre père.
--_Ton père_! reprit-il avec un abandon qui me gagna le coeur tout de
suite. Autrefois, vous me disiez _tu_, et je suis encore un enfant.
--Soit! ton pauvre père t'a quitté bien jeune! Par qui as-tu été élevé
depuis?
--Je n'ai pas été élevé du tout. Deux tantes se disputèrent ma soeur...
--Qui est mariée, sans doute?
--Hélas, non! Elle est morte. Je suis seul au monde depuis l'âge de
douze ans; car c'est être seul que d'être élevé par un prêtre.
--Par un prêtre? Ah! oui, je me souviens, ton père avait un frère
curé de campagne; je l'ai vu deux ou trois fois: il m'a paru être un
excellent homme. Ne t'a-t-il pas élevé avec tendresse?
--Physiquement, oui; moralement, le mieux qu'il a pu, prêchant
d'exemple; mais, intellectuellement, d'aucune façon. Absorbé par ses
devoirs personnels, ayant, sur toutes choses, et même sur la religion
et la charité, des tendances toutes positives, comme on pouvait les
attendre d'un homme qui avait quitté la charrue pour le séminaire; il
m'a recommandé le travail sans me diriger vers aucun travail, et j'ai
passé dix ans près de lui sans recevoir d'autre instruction que celle
des livres qu'il m'a plu de lire.
--Avais-tu de bons livres, au moins?
--Oui. Mon père lui ayant confié par testament sa bibliothèque pour
m'être transmise à ma majorité, j'ai pu lire quelques bons ouvrages, et,
bien que tous ne fussent pas orthodoxes, jamais ce bon curé ne s'est
avisé de se placer entre moi et ce qu'il considérait comme ma propriété.
--Comment se fait-il qu'il ne t'ait pas mis au collège?
--Élevé par mon père, qui avait résolu de m'instruire lui-même et qui
m'avait donné les seules notions d'études classiques que j'ai reçues,
j'éprouvais pour le collège une antipathie que mon bon oncle ne voulut
pas même essayer de vaincre. Il disait, je m'en souviens, en me prenant
chez lui, que ce serait autant d'épargné sur mon petit avoir, et que je
serais bien aise, c'était son mot, de retrouver mon revenu capitalisé à
ma majorité. «D'ailleurs, ajoutait-il, puisque l'idée de mon frère était
de l'élever à la maison, je dois me conformer à son désir, et je sais
bien assez de latin pour lui enseigner ce qu'il en faut savoir.» Mon
brave oncle avait cette intention; mais le temps lui manqua toujours,
et, quand il rentrait, fatigué de ses courses, j'avoue que je ne le
tourmentais pas pour me donner des leçons. Il s'assoupissait après
souper dans son fauteuil, pendant que je lisais, à l'autre bout de la
cheminée, Platon, Leibnitz ou Rousseau; quelquefois Walter Scott ou
Shakspeare, ou encore Byron ou Goethe, sans qu'il me demandât quel livre
j'avais entre les mains. Me voyant tranquille, recueilli, et studieux
à ma manière, heureux et sans mauvaises passions, il s'est imaginé que
cette absence de vices et de travers était son ouvrage, et que n'être ni
méchant, ni importun, ni nuisible, suffisait pour être agréable à Dieu
et aux hommes.
--De telle sorte que tu penses n'avoir aucune grande qualité, aucune
grande faculté développée, faute d'une direction éclairée ou d'une
sollicitude assidue?
--Cela est certain, répondit le jeune garçon avec une singulière
tranquillité. Pourtant, je serais un misérable ingrat si je me plaignais
de mon oncle. Il a fait pour moi tout ce qu'il s'est avisé de faire
et ce qu'il a jugé le meilleur. Sa vieille servante a eu des soins si
maternels pour ma santé, ma propreté, mon bien-être; elle et lui ont si
bien assuré le charme de mes loisirs, en prévenant tous mes besoins; une
telle habitude de silence, d'ordre et de douceur régnait autour de moi
lorsque mon oncle s'absentait pour les soins de son ministère, qu'il
n'aurait pas eu de motifs pour s'inquiéter de moi. Chaque jour, songeant
au triple dépôt qui lui était confié, ma vie, mon âme et ma bourse, il
me faisait trois questions: «Tu n'es pas malade? Tu ne perds pas ton
temps? Tu n'as pas besoin de quelque argent?» Et, comme je répondais
invariablement _non_, à ces trois interrogations, il s'endormait
tranquille.
--Ainsi, repris-je, tu ne te plains de personne; mais tout à l'heure tu
avais sur les lèvres, comme par réticence, une sorte de plainte contre
toi-même.
--Je ne suis ni content ni mécontent de ce que je suis. N'ayant été
poussé dans aucune direction, je ne peux pas valoir grand'chose, et, si
je me suis permis de vous parler de moi, c'est qu'il faut bien que je
m'excuse de la visite que j'ai osé vous faire.
--Ta visite m'est agréable, ton nom m'est cher, et tu m'intéresses par
toi-même, bien que je ne pénètre pas encore beaucoup ton caractère et
tes idées.
--C'est qu'il n'y a rien à pénétrer du tout, dit le jeune homme avec un
sourire plutôt enjoué que mélancolique. Je suis un être tout à fait nul
et insignifiant, je le sais; car, depuis quelque temps, je commençais à
me lasser de mon bonheur et à reconnaître que je n'y avais aucun droit;
voilà pourquoi, dès que l'heure de ma majorité a sonné, j'ai demandé à
mon oncle la permission d'aller voir Paris, et, lui faisant part de mes
projets, j'ai obtenu son assentiment.
--Et quels sont tes projets? Peut-on t'aider à les réaliser?
--Je l'ignore. Je ne sais si l'on peut être utile à ceux qui ne sont
bons à rien; et il est possible que je sois de ceux-là. Dans ce cas,
vous pouvez me renvoyer planter mes choux, puisque, par malheur, je
possède assez de choux pour en vivre.
--Pourquoi par malheur?
--Parce que j'ai hérité de la part de ma pauvre petite soeur, et que
me voilà, depuis quelques jours de majorité, à la tête de vingt mille
francs.
En parlant ainsi avec simplicité et résignation, Valreg se détourna,
et je crus voir qu'il cachait une grosse larme venue tout à coup au
souvenir de sa jeune soeur.
--Tu l'aimais beaucoup? lui dis-je.
--Plus que tout au monde, répondit-il. J'étais son protecteur; je me
figurais être son père, parce que j'avais quatre ans de plus qu'elle.
Elle était jolie, intelligente, et elle m'adorait. Elle demeurait à
trois lieues du presbytère de mon oncle, et, tous les dimanches, on me
permettait d'aller la voir. Un jour, je trouvai un cercueil sur la porte
de sa maison. Elle était morte sans que j'eusse appris qu'elle était
malade. Dans nos campagnes sans chemins et sans mouvement, vous savez,
trois lieues, c'est une distance. Cet événement eut beaucoup d'influence
sur ma vie et sur mon caractère, déjà ébranlé par la mort de mon père.
Je perdis toute gaieté. Je ne fus pas consolé ou fortifié par une
tendresse délicate ou intelligente. Mon oncle me disait qu'il était
ridicule de pleurer, parce que notre Juliette était au ciel et plus à
envier qu'à plaindre. Je n'en doutais pas; mais cela ne m'enseignait pas
le moyen de vivre sans affection, sans intérêt et sans but. Bref, je
restai longtemps taciturne et accablé, et, j'ai beau faire, je me sens
toujours mélancolique et porté à l'indolence.
--Cette indolence est-elle le résultat de tes réflexions sur le néant de
la vie, ou un état de langueur physique? Je te trouve pâle, et tu parais
plus âgé que tu ne l'es. Es-tu d'une bonne santé?
--Je n'ai jamais été malade, et j'ai physiquement de l'activité. Je suis
un marcheur infatigable; j'aimerais peut-être les voyages; mais mon
malheur est de ne pas bien savoir ce que j'aime, car je ne me connais
point, et je suis paresseux à m'interroger.
--Tu me parlais cependant de tes projets: donc, tu n'as pas quitté ta
province et tu n'es pas venu à Paris sans avoir quelque désir ou quelque
résolution d'utiliser ta vie?
--Utiliser ma vie! dit le jeune homme après un moment de silence; oui,
voilà bien le fond de ma pensée. J'ai besoin que vous me disiez qu'un
homme n'a pas le droit de vivre pour lui seul. C'est pour que vous
me disiez cela que je suis ici; et, quand vous me l'aurez bien fait
comprendre et sentir, je chercherai à quoi je suis propre, si toutefois
je suis propre à quelque chose.
--Voilà ce qu'il ne faut jamais révoquer en doute. Si tu es bien pénétré
de l'idée du devoir, tu dois te dire qu'il n'y a d'incapables que ceux
qui veulent l'être.
Nous causâmes ensemble une demi-heure, et je trouvai en lui une grande
docilité de coeur et d'esprit. Je le regardais avec attention, et je
remarquais la délicate et pénétrante beauté de sa figure. Plutôt petit
que grand, brun jusqu'à en être jaune, un peu trop inculte de chevelure,
et déjà pourvu d'une moustache très-noire, il offrait, au premier
aspect, quelque chose de sombre, de négligé ou de maladif; mais un doux
sourire illuminait parfois cette figure bilieuse, et des éclairs de
vive sensibilité donnaient à ses yeux, un peu petits et enfoncés, un
rayonnement extraordinaire. Ce n'étaient là ni le sourire, ni le regard
d'une jeunesse avortée et infructueuse. Il y avait, dans la simplicité
de son élocution, une netteté douce et comme une habitude de distinction
qui ne sentaient pas trop le village. Enfin, bien qu'en effet il ne sût
peut-être rien, il n'était étranger à rien, et me paraissait apte et
prompt à tout comprendre.
--Vous avez raison, me dit-il en me quittant; mieux vaudrait le suicide
réel que le suicide de l'âme par nonchalance et par poltronnerie. Je
manque d'un grand désir de vivre; mais je ne suis pourtant pas dégoûté
maladivement de la vie, et je sens que, ne voulant pas m'en débarrasser,
je dois l'utiliser selon mes forces. Le scepticisme du siècle était venu
me blesser jusqu'au fond de nos campagnes. Je m'étais dit que, entre
l'ambition des vanités de la vie et le mépris de toute activité, il n'y
avait peut-être plus de milieu pour les enfants de ce temps-ci. Vous me
dites qu'il y en a encore. Eh bien, je chercherai, je réfléchirai,
et, quand, avec cette espérance, je me serai de nouveau consulté, je
reviendrai vous voir.
Il passa cependant six mois à Paris sans prendre aucun parti et sans
vouloir me reparler de lui-même. Il venait souvent chez nous, il était
de la famille; il nous aimait et nous l'aimions; car nous avions
promptement découvert en lui des qualités essentielles, une grande
droiture, de la discrétion et de la fierté, de la délicatesse dans tous
les sentiments et dans toutes les idées, enfin quelque chose de calme,
de sage et de pur, je ne dirai pas au-dessus de son âge, car cet âge
devrait être, dans les conditions normales de la vie, une sereine
éclosion de ce que nous avons de meilleur dans l'âme, mais au-dessus de
ce que l'on pouvait attendre d'un enfant livré de si bonne heure à sa
propre impulsion.
Ce qui me frappait particulièrement chez Jean Valreg, c'était une
modestie sérieuse et réelle. Cette première jeunesse est presque
toujours présomptueuse par instinct ou par réflexion. Elle a des
ambitions égoïstes ou généreuses qui lui font illusion sur ses propres
forces. Chez notre jeune ami, je remarquais une défiance de lui-même
qui ne prenait pas sa source, comme je l'avais craint d'abord, dans une
apathie de tempérament, mais bien dans une candeur de bon sens et de bon
goût.
Je ne pourrais pourtant pas dire que ce charmant garçon répondît
parfaitement au désir que j'avais de le bien diriger. Il restait
mélancolique et indécis. Cette manière d'être donnait un grand attrait à
son commerce. Sa personnalité ne se mettant jamais en travers de celle
des autres, il se laissait doucement entraîner, en apparence, à leur
gaieté ou à leur raison, mais je voyais bien qu'il gardait, par devers
lui, une appréciation un peu triste et désillusionnée des hommes et
des choses, et je le trouvais trop jeune pour s'abandonner au
désenchantement avant que l'expérience lui eût donné le droit de le
faire. Je le plaignais de n'être ni amoureux, ni enthousiaste, ni
ambitieux. Il me semblait qu'il avait trop de jugement et pas assez
d'émotion, et j'étais tenté de lui conseiller quelque folie, plutôt que
de le voir rester ainsi en dehors de toutes choses, et comme qui dirait
en dehors de lui-même.
Enfin, il se décida à me reparler de son avenir; et, comme il était
d'ordinaire très-peu expansif sur son propre compte, j'eus à refaire
connaissance avec lui dans une seconde explication directe, bien que je
l'eusse vu très-souvent depuis la première.
Dans ce court espace de quelques mois, il s'était fait en lui certains
changements extérieurs qui semblaient révéler des modifications
intérieures plus importantes. Il s'était promptement mis à l'unisson de
la société parisienne par sa toilette plus soignée et ses manières plus
aisées. Il s'était habillé et coiffé comme tout le monde; et cela, soit
dit en passant, le rendait très-joli garçon, sa figure ayant déjà
par elle-même un charme remarquable. Il avait pris de l'usage et de
l'aisance. Son air et son langage annonçaient une grande facilité
à effacer les angles de son individualité au contact des choses
extérieures. Je m'attendais donc à le trouver un peu rattaché à ces
choses, et je fus étonné d'apprendre de lui qu'il s'en était, au
contraire, détaché davantage.
II
--Non, me dit-il, je ne saurais m'enivrer de ce qui enivre la jeunesse
de mon temps; et, si je ne découvre pas quelque chose qui me réveille et
me passionne, je n'aurai pas de jeunesse. Ne me croyez pas lâche pour
cela; mettez-vous à ma place, et vous me jugerez avec indulgence. Vous
appartenez à une génération éclose au souffle d'idées généreuses. Quand
vous aviez l'âge que j'ai maintenant, vous viviez d'un souffle d'avenir
social, d'un rêve de progrès immédiat et rapide qu'à la révolution de
juillet, vous crûtes prêt à voir réaliser. Vos idées furent refoulées,
persécutées, vos espérances déjouées par le fait; mais elles ne furent
point étouffées pour cela, et la lutte continua jusqu'en février 1848,
moment de vertige où une explosion nouvelle vous fit retrouver la
jeunesse et la foi. Tout ce qui s'est passé depuis n'a pu vous les
faire perdre. Vous et vos amis, vous avez pris l'habitude de croire et
d'attendre; vous serez toujours jeunes, puisque vous l'êtes encore
à cinquante ans. On peut dire que le pli en est pris, et que votre
expérience du passé vous donne le droit de compter sur l'avenir. Mais
nous, enfants de vingt ans, notre émotion a suivi la marche contraire.
Notre esprit a ouvert ses ailes pour la première fois, au soleil de la
République; et tout aussitôt les ailes sont tombées, le soleil s'est
voilé. J'avais treize ans, moi, quand on me dit: «Le passé n'existe
plus, une nouvelle ère commence; la liberté n'est pas un vain mot, les
hommes sont mûrs pour ce beau rêve; tu vas avoir l'existence noble
et digne que tes pères n'avaient fait qu'entrevoir, tu es plus que
l'_égal_, tu es le _frère_ de tous tes semblables.»
--Est-ce ton oncle le curé qui te parlait de la sorte?
--Non, certes. Mon oncle le curé, qui n'avait pas peur pour sa vie
(c'est un homme brave et résolu), avait peur pour son petit avoir, pour
son traitement, pour son champ, pour son mobilier, pour son cheval. Il
avait horreur du changement, et, sans avoir ni ennemis ni persécuteurs,
il rêvait avec effroi le retour de 93.
»Quant à moi, je lisais les journaux, les proclamations, et j'entendais
parler. Je buvais l'espérance par tous mes sens, par tous mes pores, et
j'eus deux ou trois mois d'enfance enthousiaste qui furent ma seule, ma
véritable jeunesse.
»Puis vinrent les journées de juin, qui apportèrent l'épouvante et la
colère jusqu'au fond de nos campagnes. Les paysans voyaient des bandits
et des incendiaires dans tous les passants; on leur courait sus, et mon
pauvre oncle, si humain et si charitable, avait peur des mendiants et
leur fermait sa porte. Je compris que la haine avait dévoré les semences
de fraternité avant qu'elles eussent eu le temps de germer; mon âme se
resserra et mon coeur contristé n'eut plus d'illusions. Tout se résuma
pour moi dans ce mot: Les hommes n'étaient pas mûrs! Alors je tâchai de
vivre avec cette pensée morne et lourde: La vérité sociale n'est pas
révélée. Les sociétés en sont encore à vouloir inaugurer son règne par
la force, et chaque nouvelle expérience démontre que la forme matérielle
est un élément sans durée et qui passe d'un camp à l'autre comme une
graine emportée par le vent. La vraie force, la foi, n'est pas née...
elle ne naîtra peut-être pas de mon temps. Ma jeunesse ne verra que des
jours mauvais, mon âge mûr, que des temps de positivisme. Pourquoi donc,
hélas! ai-je fait un beau rêve et salué une aurore qui ne devait pas
avoir de lendemain? Mieux eût valu vivre si loin de ces choses, que le
bruit n'en fût pas venu jusqu'à moi; mieux eût valu naître et mourir
dans la pesante somnolence de ces gens de campagne qu'un changement
quelconque trouble pendant un instant, et qui retombent avec joie dans
les liens de l'habitude, sous le joug du passé.
«Telle fut la rêverie douloureuse de mes années d'adolescence, augmentée
des douleurs particulières que je vous ai racontées.
«Aujourd'hui, j'arrive dans une société rapidement transformée par des
événements imprévus, poussée en avant d'une part, rejetée en arrière
de l'autre, aux prises avec des fascinations étranges, avec une pensée
énigmatique à bien des égards, comme le sera toujours une pensée
individuelle imposée aux masses. Je ne songe point ici à vous parler
politique: les inductions qui s'appuient sur des éventualités de fait
sont les plus vaines de toutes. Je me borne à chercher, dans l'avenir,
une situation morale quelconque, à laquelle je puisse me rattacher, et,
en regardant celle qui m'environne, je ne trouve pas ma place dans ces
intérêts nouveaux qui captivent l'attention et la volonté des hommes de
mon temps.
--Voyons, lui dis-je, j'ai très-bien compris tout ce qui t'a rendu
triste comme te voilà. Cette tristesse, loin de me sembler coupable, me
donne une meilleure opinion de toi; mais il est temps d'en sortir, je ne
dirai pas par un effort de ta volonté (il n'y a pas de volonté possible
sans un but arrêté), mais par un plus grand examen de cette société
actuelle que tu ne connais pas assez pour avoir le droit d'en
désespérer.
--Je n'en désespère pas, répondit-il; mais je la connais ou je la devine
assez, je vous jure, pour être certain qu'il faut y vivre enivré ou
désenchanté. Ce milieu paisible, raisonnable, patient, ces humbles et
bonnes existences d'autrefois, que me retrace le souvenir de ma
propre enfance dans la famille bourgeoise; cette honnête et honorable
médiocrité où l'on pouvait se tenir sans grands efforts et sans grands
combats, n'existent plus. Les idées ont été trop loin pour que la vie de
ménage ou de clocher soit supportable. Il y a dix ans, je me le rappelle
bien, on avait encore un esprit d'association dans les sentiments,
des volontés en commun, des désirs ou des regrets dont on pouvait
s'entretenir à plusieurs. Rien de semblable depuis que chaque parti
social ou politique s'est subdivisé en nuances infinies. Cette fièvre de
discussion qui a débordé les premiers jours de la République, n'a pas eu
le temps d'éclaircir des problèmes qui portaient la lumière dans leurs
flancs, mais qui, faute d'aboutir, ont laissé des ténèbres derrière eus,
pour la plupart des hommes de cette génération. Quelques esprits d'élite
travaillent toujours à élucider les grandes questions de la vie morale
et intellectuelle; mais les masses n'éprouvent que le dégoût et la
lassitude de tout travail de réflexion. On n'ose plus parler de rien de
ce qui est au delà de l'horizon des intérêts matériels, et cela, non pas
tant à cause des polices ombrageuses que par crainte de la discussion
amère ou oiseuse, de l'ennui ou de la mésintelligence que soulèvent
maintenant ces problèmes. La mort se fait presque au sein même des
familles les mieux unies; on évite d'approfondir les questions
sérieuses, par crainte de se blesser les uns les autres. On n'existe
donc plus qu'à la surface, et, pour quiconque sent le besoin de
l'expansion et de la confiance, quelque chose de lourd comme le plomb et
de froid comme la glace est répandu dans l'atmosphère, à quelque étage
de la société que l'on se place pour respirer.
--Cela est certain; mais l'humanité ne meurt pas, et, quand sa vie
semble s'éteindre d'un côté, elle se réveille de l'autre. Cette société,
engourdie quant à la discussion de ses intérêts moraux, est en grand
travail sur d'autres points. Elle cherche, dans la science appliquée
à l'industrie, le _royaume de la terre_, et elle est train de le
conquérir.
--Voilà ce dont je me plains précisément! Elle ne se soucie plus du
royaume du ciel, c'est-à-dire de la vie de sentiment. Elle a des
entrailles de fer et de cuivre comme une machine. La grande parole,
l'_homme ne vit pas seulement de pain_, est vide de sens pour elle
et pour la jeune génération, qu'elle élève dans le matérialisme des
intérêts et l'athéisme du coeur. Pour moi qui suis né contemplatif, je
me sens isolé, perdu, dépouillé au sein de ce travail, où je n'ai rien
à recueillir; car je n'ai pas tous ces besoins de bien-être que tant de
millions de bras s'acharnent à satisfaire. Je n'ai ni plus faim ni
plus soif qu'il ne convient à un homme ordinaire, et je ne vois pas la
nécessité d'augmenter ma fortune pour jouir d'un luxe dont je ne saurais
absolument que faire. Je demanderais tout simplement un peu d'aise
morale et de jouissance intellectuelle, un peu d'amour et d'honneur; et
ce sont là des choses dont le genre humain n'a plus l'air de se soucier.
Croyez-vous donc que tous ces grands frais de savoir, d'invention et
d'activité par lesquels le présent montre sa richesse et manifeste sa
puissance, le rendront plus heureux et plus fort? Moi, j'en doute. Je ne
vois pas la vraie civilisation dans le progrès des machines et dans la
découverte des procédés. Le jour où j'apprendrais que toute chaumière
est devenue un palais, je plaindrais la race humaine si ce palais
n'abritait que des coeurs de pierre.
--Tu as raison, et tu as tort. Si tu prends le palais rempli de vices et
de lâchetés pour le but du travail humain, je suis de ton avis; mais, si
tu vois le bien-être général comme un chemin nécessaire pour arriver à
la santé intellectuelle et à l'éclosion des grandes vérités morales, tu
ne maudiras plus cette fièvre de progrès matériel qui tend à délivrer
l'homme des antiques servitudes de l'ignorance et de la misère. Pour
être sage, tu devrais conclure ceci: que les idées ne peuvent pas plus
se passer des faits que les faits des idées. L'idéal serait sans doute
de faire marcher simultanément les moyens et le but; mais nous n'en
sommes pas là, et tu te plains d'être né cent ans trop tôt. J'avoue que
j'ai eu souvent envie de m'en plaindre aussi pour mon compte; mais ce
sont là des désespoirs trop sublimes dont nous n'avons pas le droit
d'entretenir nos semblables, sous peine d'être fort ridicules.
--J'en conviens, dit Jean Valreg après avoir un peu rêvé. Je suis un
plus grand ambitieux que ces vulgaires ambitieux que j'accuse. Mais il
faut conclure. Je ne me sens pas né industriel, je n'entends rien aux
affaires. Les sciences exactes ne m'attirent pas. Je n'ai pas été à même
de faire des études classiques. Je suis un rêveur; donc, je suis un
artiste ou un poëte. C'est de ma vocation que je veux vous parler; car,
vous le voyez, je suis fixé.
«J'ignore si j'ai des dispositions pour un art quelconque; il y en a un
pour lequel j'ai de l'amour. C'est la peinture. Je vous raconterai plus
tard comment ce goût m'est venu, si cela vous intéresse. Mais cela ne
prouvera rien; je n'ai peut-être pas la moindre aptitude, et, dans tous
les cas, je suis d'une ignorance primitive, absolue. Je vais essayer
d'apprendre ce qui peut être enseigné. J'irai dans l'atelier de quelque
maître. Je me ferai d'abord esclave du métier, et, quand j'en tiendrai
un peu les procédés, je lâcherai la bride à mes instincts. Alors, vous
me jugerez, et, si j'ai quelque talent, je ferai des efforts pour en
avoir davantage. Sinon, j'accepterai ma nullité avec une résignation
complète, et peut-être avec une certaine joie.
--Aïe! m'écriai-je, voici le fond de paresse ou d'apathie qui reparaît.
--Vous croyez?
--Oui! pourquoi se réjouir d'être nul?
--Parce qu'il me semble que le talent impose des devoirs immenses, et
que j'aurais plutôt le goût des humbles devoirs. C'est si peu la paresse
qui me conseille, que, si je trouvais à m'employer honorablement au
service d'une grande intelligence, je me sentirais fort heureux d'avoir
à jouir de sa gloire sans en porter le fardeau. Avoir tout juste assez
d'âme pour savourer la grandeur des autres, pour la sentir vivre au
dedans de soi, sans être forcé par la nature à la manifester avec éclat,
c'est un état délicieux que j'ambitionne; c'est mon rêve de douce
médiocrité que je caresse: la médiocrité de condition, avec l'élévation
du coeur et de la pensée, l'expansion dans l'intimité, la foi à quelque
chose d'immortel et à quelqu'un de vivant. Suis-je donc si coupable à
vos yeux, de vouloir apprendre pour comprendre, et de ne rien désirer de
plus?
--A la bonne heure! Essaye! Je ne crois pas que cette modestie t'empêche
d'acquérir du talent, si tu dois en avoir. Il faudra pourtant songer à
apprendre assez pour faire au moins de cette peinture un petit métier;
car, avec tes mille francs de rente...
--Douze cents francs! Mon revenu capitalisé depuis dix ans par mon
oncle, a porté mon revenu à ce chiffre respectable de cent francs par
mois. Mais je me suis bien aperçu, depuis que je vis à Paris, que, par
le temps qui court, il est impossible de mener avec cela la vie de
loisir et de liberté. Il faudrait le double et beaucoup d'ordre. La
question est d'acquérir l'un et de me procurer l'autre, non pas pour
mener cette vie de fils de famille que je ne convoite pas, mais pour
payer le matériel de mon apprentissage, qui est dispendieux, je le sais.
--Que feras-tu donc, je ne dis pas pour avoir une rigoureuse économie,
cela dépend de toi, mais pour gagner cent francs par mois, en sus de ta
rente, sans renoncer à la peinture, qui, pendant trois ou quatre ans au
moins, ne te rapportera rien et te coûtera beaucoup?
--Je ne sais pas, je chercherai! Si j'ai besoin de votre conseil et de
votre recommandation, je viendrai vous les demander.
Deux mois après, Jean Valreg était violon dans l'orchestre d'un petit
théâtre lyrique. Il était bon musicien et jouait assez bien pour faire
convenablement sa partie. Il ne s'était jamais vanté de ce talent, que
nous ne lui supposions pas.
--J'ai pris ce parti sans consulter personne, me dit-il; on eût essayé
de m'en détourner; et vous-même...
--Je t'eusse dit ce qui doit être vrai: c'est qu'avec les répétitions du
matin et les représentations du soir, il ne te reste guère de temps
pour étudier la peinture. Mais peut-être as-tu renoncé à la peinture?
peut-être préfères-tu maintenant la musique?
--Non, dit-il, je préfère toujours la peinture.
--Mais où diable avais-tu appris la musique?
--Cela s'apprend tout seul, avec de la patience! J'en ai beaucoup!
--Pourquoi ne pas te perfectionner dans cet art-là, puisque tu as un si
bon commencement?
--La musique met trop l'individu en vue du public. Perdu dans mon
orchestre, je n'attirerai jamais l'attention de personne; mais, le
jour où je serais un virtuose distingué, il faudrait me produire et me
montrer; cela me gênerait. Il me faut un état qui me laisse libre de ma
personne. Si je fais de la mauvaise peinture, on ne me sifflera pas
pour cela. Si j'en fais d'excellente, on ne m'applaudira pas quand je
passerai dans la rue; tandis que le virtuose est toujours sur un pilori
ou sur un piédestal. C'est une situation hors nature, et qu'il faut
avoir acceptée de la destinée comme une fatalité, ou de la Providence
comme un devoir, pour n'y pas devenir fou.
--Enfin, tu as du temps de reste pour l'atelier?
--Peu, mais j'en ai. Mon apprentissage durera plus longtemps que si
j'avais toutes mes heures disponibles; mais il est possible maintenant;
tandis que, sans cette ressource de mon violon, il ne l'était pas du
tout. J'aurais pu, il est vrai, disposer de mon capital, sauf à n'avoir
pas un morceau de pain et pas de talent dans trois ou quatre ans d'ici;
mais, si je parlais à mon oncle de lui retirer la gestion de cette belle
fortune, il me donnerait sa malédiction et me croirait perdu. J'aurai
donc de l'ordre bon gré mal gré; c'est-à-dire que je me contenterai de
manger mon superbe revenu. Donc, tout est bien ainsi. L'état que je
fais ne m'ennuie pas trop. Je râcle mon violon tous les soirs comme une
machine bien graissée, tout en pensant à autre chose. Je suis l'amant
d'une petite comparse assez jolie, bête comme une oie et tant à fait
dépourvue de coeur. C'est si facile d'avoir affaire à des femmes de
cette espèce, que je ne m'inquiète pas d'être trahi ou abandonné par
celle-là. J'en retrouverais, le lendemain une autre, qui ne vaudrait ni
plus ni moins. Ma vie est occupée, et, si elle est un peu assujettie, je
m'en console en me disant que je travaille pour conquérir ma liberté.
C'est quelquefois un peu pénible, et il n'est pas bien certain que je
n'eusse pas pris le chemin le plus sûr et le plus court en m'établissant
dans mon village, et en épousant quelque belle dindonnière qui m'eût
doucement abruti, en me faisant porter des habits rapiécés et des
marmots à joues pendantes. Mais j'ai voulu vivre par l'esprit et je n'ai
pas le droit de me plaindre.
Je fis un voyage, et, au bout de deux ans, je retrouvai Jean Valreg à
Paris dans une situation analogue. Il s'était lassé de l'orchestre; mais
il avait trouvé des écritures à faire chez lui, le soir, et des leçons
de musique à donner dans une pension, deux fois par semaine, il gagnait
donc toujours une centaine de francs par mois, et continuait à étudier
la peinture. Il était toujours mis avec une propreté scrupuleuse et un
certain goût. Il avait toujours ces excellentes manières et cet air de
parfaite distinction qu'il avait pris on ne sait où, dans sa propre
nature apparemment; mais il était plus pâle qu'autrefois et paraissait
plus mélancolique.
--Voyons, lui dis-je, tu m'as écrit plusieurs lettres pour me demander
de mes nouvelles, et je t'en remercie, mais sans jamais me parler de
toi, et je m'en plains. Tu me dis aujourd'hui que tu as réussi à te
maintenir dans ton travail, dans tes idées et dans ta conduite. Mais tu
as quelque chose comme vingt-trois ans, et, avec cette persévérance dont
tu viens de faire preuve, tu dois avoir acquis quelque talent. Il faut
que j'aille chez toi voir ta peinture.
--Non, non! s'écria-t-il, pas encore! Je n'ai aucun talent, aucune
individualité; j'ai voulu procéder logiquement et me munir, avant tout,
d'un certain savoir. Je tiens maintenant le nécessaire, et je vais
essayer de me trouver, de me découvrir moi-même. Mais, pour cela, il
faut une toute autre vie que celle que je mène, et qui est horrible, je
ne vous le cacherai plus; si horrible pour moi, si antipathique à ma
nature, si contraire à ma santé, que, sachant votre amitié pour moi, je
n'ai pas voulu vous écrire l'état de souffrance où, depuis deux ans, mon
coeur et mon âme sont plongés. Je pars, je vais passer un mois chez mon
oncle et ensuite un ou deux ans en Italie.
--Ah! ah! tu as donc le préjugé de l'Italie, toi? Tu crois que l'on y
devient artiste plus qu'ailleurs?
--Non, je n'ai pas ce préjugé-là. On ne devient artiste nulle part quand
on ne doit pas l'être; mais on m'a tant parlé du ciel de Rome, que je
veux m'y réchauffer de l'humidité de Paris, où je tourne au champignon.
Et puis, Rome, c'est le monde ancien qu'il faut connaître; c'est la voie
de l'humanité dans le passé; c'est comme un vieux livre qu'il faut
avoir lu pour comprendre l'histoire de l'art; et vous savez que je suis
logique. Il est possible qu'après cela je retourne dans mon village
épouser la dindonnière, accessible à tout propriétaire de ma mince
étoffe. Je dois donc me maintenir dans ce milieu: faire tout mon
possible pour devenir un homme distingué, et en même temps, tout mon
possible pour accepter sans fiel et sans abattement le plus humble rôle
dans la vie. Rester dans cet équilibre ne me coûte pas trop, car je suis
tiraillé alternativement par deux tendances très-opposées: soif d'idéal
et soif de repos. Je vais voir laquelle l'emportera, et, quoi qu'il
arrive, je vous en ferai part.
--Attends un peu, lui dis-je comme il prenait son chapeau pour s'en
aller. Si tu échouais dans la peinture, ne tenterais-tu pas quelque
autre carrière? La musique...
--Oh! non. Jamais la musique! Pour l'aimer, il faudra que je l'oublie
longtemps; mais, plutôt que d'en vivre, j'aimerais mieux mourir: je vous
ai dit pourquoi.
--Il faut pourtant que tu sois artiste, puisque tu as la haine des
choses positives, et que tu n'as pas fait d'études classiques. Il m'est
venu une idée en lisant tes lettres, c'est que tu pourrais bien avoir
quelque talent de rédaction.
--Être homme de lettres! moi? Non! je n'ai fait qu'entrevoir et deviner
le monde et la vie sociale. Rédiger n'est pas écrire, il faut penser,
et je suis un homme de rêverie ou un homme d'action; je ne suis pas un
homme de réflexion. Je conclus trop vite, et, d'ailleurs, je ne
sais conclure que par rapport à moi-même. La littérature doit être
l'enseignement direct ou indirect d'un idéal. Songez donc que je n'ai
pas trouvé le mien!
--N'importe! veux-tu me faire une promesse sérieuse?
--Vous avez le droit d'exiger tout ce qui dépend de ma volonté!
--Eh bien, tu feras pour moi, pour moi seul, si tu veux, car je te
promets le secret, si tu l'exiges, une relation détaillée de ton voyage,
de tes impressions, quelles qu'elles soient, et même de tes aventures,
s'il t'arrive des aventures. Et cela pendant un an, sans lacune de plus
de huit jours.
--Je vois pourquoi vous me demandez cela. Vous voulez me forcer à
m'examiner dans le détail de la vie et à me rendre compte de ma propre
existence.
--Précisément. Je trouve que, sous l'empire de certaines résolutions
prises à des intervalles assez éloignés et rigidement observées, tu
oublies de vivre, et tu restes dans une attente perpétuelle qui te prive
des petits bonheurs de la jeunesse. En te rendant mieux compte de
tes vrais besoins et de tes légitimes aspirations, ta arriveras
insensiblement à des formules plus sages.
--Vous me trouvez donc fou?
--C'est l'être toujours que de ne l'être jamais un peu.
--Je ferai ce que vous m'ordonnerez. Cela me sera peut-être bon; mais,
si, à force de caresser mes propres pensées, j'allais devenir plus fou
que vous ne souhaitez?
--Je t'indique à la fois l'excitant et le calmant: la réflexion!
Je lui offris de faciliter son voyage par cette assistance de père à
enfant qu'il pouvait accepter de moi. Il refusa, m'embrassa et partit.
Huit jours après, je reçus de lui une assez longue lettre, qui était
comme la préface de son journal, et que je transcrirai presque
littéralement, ainsi que la suite de ce travail sur lui même, auquel je
l'avais décidé à se livrer.
III
JOURNAL DE JEAN VALREG
Commune de Mers, 10 février 183*...
Me voici à mon poste, je commence: non pas encore une relation de ce
qui m'arrive, car je suis bien sûr qu'ici rien ne m'arrivera qui mérite
d'être rapporté, mais un résumé de certaines choses de ma vie que je
n'ai pas su vous dire quand vous me les demandiez.
D'abord, vous vouliez savoir pourquoi, n'ayant jamais été rudoyé ou
maltraité en aucune façon, j'avais ce caractère réservé, cette aversion
à parler de moi aux autres, cette difficulté à m'occuper moi-même
de moi-même. Je n'en savais rien. Je m'en rends peut-être compte
maintenant.
Mon oncle l'abbé Valreg n'est pas du tout spirituel ni méchant, ce
qui ne l'empêche pas d'être excessivement railleur. C'est une nature
excellente, rude et enjouée. Il est si positif, que tout ce qui échappe
à son appréciation étroite et rapide lui est sujet de doute et de
persiflage. Il a pris ce tour d'esprit, non-seulement en lui-même, mais
encore dans l'habitude de vivre avec la Marion, sa vieille et fidèle
gouvernante, la meilleure des femmes dans ses actions, la plus
dédaigneuse et la plus malveillante dans ses paroles. Il n'est pas de
dévouement dont elle ne soit capable envers les gens les moins dignes
d'intérêt de la paroisse; mais, en revanche, il n'en est pas, parmi les
plus dignes, qu'elle ne déchire à belles dents sitôt qu'elle prend son
tricot ou sa quenouille pour faire la _causette_ du soir avec M. l'abbé,
lequel, moitié riant, moitié dormant, l'écoute avec complaisance, et
s'entretient ainsi en belle santé et en belle humeur aux dépens du
prochain.
Ceci est fort inoffensif, car, avec leur grand esprit de conduite, ces
deux braves personnages ne confient leurs médisances et leurs dédains
à personne du dehors. Mais j'y ai été initié si longtemps, que
certainement quelque chose a dû en rejaillir sur moi et m'habituer, à
mon insu, à une méfiance instinctive dans mes relations.
Pourtant je n'ai pas à me reprocher d'avoir partagé cette malveillance
générale. Au contraire, il me semble que je m'en défendais; mais je me
persuadais peut-être insensiblement que j'en méritais ma part, et que,
si l'abbé Valreg me l'épargnait, c'est uniquement parce que j'étais son
parent et son enfant d'adoption. Quant à ses moqueries, étant placé sous
sa main pour lui servir de but, j'en étais incessamment criblé. C'était
avec une intention paternelle et affectueuse, je n'en saurais douter,
mais c'était de la moquerie quand même. Bon régime, certes, pour
tuer tout germe de sottise et de vanité, mais régime excessif par sa
persistance, et qui devait me conduire jusqu'au détachement trop absolu
de moi-même.
Pour vous donner une idée, une fois pour toutes, des façons ironiques de
mon oncle, il faut que je vous raconte mon arrivée ici, avant-hier au
soir.
Comme aucune diligence, aucune patache ne dessert notre village, je vins
à pied, à la nuit tombante, par un temps doux et des chemins affreux.
--Ah! ah! s'écria mon oncle dès qu'il me vit, c'est fort heureux!
Hé! Marion! c'est lui! c'est mon coquin de neveu! Fais-le souper,
tu l'embrasseras après; il a plus faim de soupe que de caresses.
Assieds-toi, chauffe-toi les pieds, mon garçon. Je te trouve une fichue
mine. Il paraît que tu ne gagnes pas déjà si bien ta vie, là-bas, car tu
as fait maigre chère, ça se voit. Ah çà! il paraît que tu t'en vas en
Italie pour détrôner Raphaël et... et les autres fameux barbouilleurs
dont je ne sais plus les noms! Ça me flatte de penser que je vas avoir
un homme célèbre dans ma famille; mais ça n'augmentera guère ton
patrimoine, car il y a le vieux proverbe: _Gueux comme un peintre!_
Tu es donc toujours toqué? Allons, soit. Pourvu que tu restes honnête
homme! Mais ne mange pas tout ton bien avant que je sois mort, et ne
fais pas de dettes, car je ne te laisserai pas la rançon d'un roi.
D'ailleurs, je t'avertis que je veux m'en aller le plus tard possible,
et, si j'en juge par ta figure, je me porte mieux que toi. Prends garde
que je ne t'enterre!
Après beaucoup de quolibets de ce genre, l'abbé Valreg me fit plusieurs
questions, dont il n'écouta pas ou ne comprit pas les réponses, ce qui
lui servit de texte pour me railler de nouveau.
--L'Italie! dit-il, tu crois donc que les arbres y poussent les racines
en l'air, et que les hommes y marchent la tête en bas? Voilà une bêtise,
d'aller hors de chez soi étudier la nature, comme si partout les hommes
n'étaient pas aussi bêtes et les choses de ce monde aussi laides! Quand
j'étais jeune, mes supérieurs, sous prétexte que j'étais fort et en état
de voyager, voulaient me persuader d'être missionnaire. Moi, je leur
disais: «Bah! bah! il n'y a pas besoin d'aller chez les Chinois pour
trouver des magots, et dans les îles de la mer du Sud pour rencontrer
des sauvages!»
Quand j'eus soupé, et, bon gré mal gré, mangé plus que ma faim (la
Marion se dépitant quand je ne faisais pas assez d'honneur à ses mets),
mon oncle voulut voir quelque preuve de mon travail à Paris et de mes
progrès en peinture.
--Tu crois, sans doute, que ce serait _margaritas ante porcos_, dit-il
gaiement; tu te trompes. Pour juger ce qui est fait pour les yeux, il ne
faut que des yeux. Allons, déballe! Je veux voir les chefs-d'oeuvre de
mon futur grand homme.
Il me fallut ouvrir ma malle et la retourner dans tous les sens pour lui
prouver que je n'avais qu'un très-mince et très-portatif attirait de
peintre en voyage, et pas le plus petit croquis à lui montrer.
Il en fut très-mortifié.
--Ça n'est pas aimable de ta part, s'écria-t-il. Tu devais bien penser
que je m'intéresserais à tes grands talents, et je commence à croire que
tu n'as rien fait qui vaille dans ton Paris. S'il en était autrement, tu
te serais appliqué pour m'apporter au moins une jolie image coloriée par
toi. Tu avais des dispositions, cela est sûr; mais je parierais que tu
n'as songé qu'à flâner, là-bas!
À force de retourner mon bagage, la Marion finit par découvrir une
figure d'académie qui m'avait servi à envelopper un paquet de crayons.
Comme c'était déchiré et chiffonné, que les pieds et la tête manquaient,
elle ne comprit pas tout de suite ce qu'elle examinait; puis, tout à
coup, jetant un cri d'horreur et d'indignation, elle s'enfuit en se
recommandant à tous les saints.
--Fi! dit mon oncle en regardant cette nudité qui avait épouvanté la
Marion, est-ce là un état? Quoi! vous passez votre temps à copier des
personnes toutes nues? C'est une occupation bien dégoûtante, et à quoi
ça peut-il servir? D'ailleurs, ça me paraît bien grossièrement fait!
J'aimais beaucoup mieux les jolis petits bonshommes que tu inventais
autrefois. C'était plus soigné, et c'était plus décent. Les habillements
de la campagne étaient parfaitement imités, et tout le monde pouvait
regarder ça! Mais, parlons raison, ajouta-t-il en jetant au feu mon
académie. Comment t'es-tu comporté dans cette grande Babylone? As-tu
fait des dettes?
--Non, mon oncle.
--Si fait, conte-moi ça.
--Je vous jure que non: j'aurais trop craint de vous effrayer et de vous
affliger; mais, à l'avenir, si voulez bien vous laisser convaincre de
certaines vérités positives, il est possible...
--Tu me trompes, tu es endetté
--Non, sur l'honneur!
--Mais tu as le projet...
--Je n'ai aucun projet. Seulement, j'ai à vous dire que je suis las
d'un système d'économie qui va forcement jusqu'à l'avarice, et qui, si
j'avais le malheur d'en prendre le goût, me conduirait à l'égoïsme le
plus stupide. Je comprends les privations qu'on s'impose en vue des
autres; mais celles qui n'ont d'autre but que notre propre bien-être
dans l'avenir sont étroites et déraisonnables. Jusqu'ici, ma parcimonie
a été pour moi une question d'honneur. Vous m'aviez fait jurer que je ne
dépasserais pas mon revenu, et, enfant que j'étais, je m'étais laissé
arracher ce serment sans prévoir, sans savoir qu'avec cent francs par
mois on ne vit pas à Paris, ou que, si l'on y vit, c'est à la condition
de ne jamais s'intéresser à un être plus pauvre que soi, et de
s'absorber dans une prévoyance sordide. Je n'ai pas pu vivre ainsi: j'ai
travaillé pour doubler mon revenu, mais j'ai travaillé de la manière la
plus abrutissante et la plus antipathique; ce qui ne m'a pas
empêché d'être forcé de me priver de mille jouissances morales ou
intellectuelles qui eussent développé mon coeur et mon esprit. Enfin,
malgré tout, j'ai résolu le problème d'apprendre ce que je voulais
apprendre, sans manquer, dans ma manière d'être, à aucune bienséance, et
sans négliger trop les occasions de voir de temps en temps une société
d'élite où il m'a été permis de pénétrer sans choquer les regards de
personne. À présent, je m'en vais dans un pays où l'on peut être pauvre
et s'instruire, comme artiste, sans trop souffrir, à ce que l'on m'a
dit; mais, avant de me séparer de vous une seconde fois, mon bon et
cher oncle, je viens vous dire que je reprends ma parole, et que je ne
m'engage nullement à respecter mon patrimoine, si mes besoins d'artiste
et mes sentiments d'honnête homme m'obligent à l'entamer.
A la suite de cette déclaration nécessaire, il y eut une discussion
assez vive entre l'abbé Valreg et moi. Il était outré de me voir dans
des idées si nouvelles pour lui, qui n'avait jamais songé à me demander
compte d'aucune idée. Mais, quand il m'eut dit tout ce que lui suggérait
sa conviction, mélange assez singulier d'égoïsme et de charité, qui
consiste à faire la part des autres et la sienne propre, sans jamais se
laisser aller à aucun entraînement pour eux ou pour soi-même, il prit
bravement son parti, et, incapable de s'affecter de quelque chose au
point de perdre une heure de sommeil, il se calma en disant:
--Allons, c'est assez se tourmenter pour un jour; nous penserons à cela
demain.
En ce moment, l'horloge de l'église sonnait neuf heures, et mon oncle
s'assoupit aussitôt comme autrefois, avec cette régularité de fonctions
digestives qui appartient aux tempéraments vigoureux. La Marion rentra,
rangea la salle, enleva la table, causant tout haut avec moi, faisant
claquer ses sabots sans précaution sur le plancher sonore. Quand tout
fut en ordre, elle cria dans l'oreille de son maître, qui, habitué à ce
vacarme, ouvrit tranquillement les yeux sans tressaillir:
--Allons, monsieur l'abbé, on s'en va! bonne nuit! c'est l'heure de
faire vos prières et de vous mettre au lit.
Elle me conduisit à la chambre que j'ai habitée pendant la moitié de
ma vie, veilla à ce que je ne manquasse de rien, m'embrassa encore une
fois, et monta, à grand bruit, à l'étage supérieur. Un quart d'heure
après, tout dormait au presbytère, y compris votre serviteur, fatigué
par les rudes chemins du pays et les durs raisonnements de l'abbé
Valreg.
Le lendemain, c'est-à-dire hier, mon oncle voulut, à l'heure au souper,
reprendre la discussion; je vins à bout de reculer toute explication
jusque vers neuf heures moins un quart, et je compte l'amener ainsi,
avec un quart d'heure de dispute chaque soir, à s'habituer, sans
secousse trop vive, à ma diabolique résolution.
Vous allez croire comme lui, peut-être, que j'ai quelque folie en tête,
quelque projet de Sardanapale à l'endroit de mon capital de vingt mille
francs. Il n'en est rien pourtant. Je n'ai d'autre projet que celui
d'aller devant moi, et de ne pas me sentir esclave d'une situation
consacrée par un serment.