George Sand

La Daniella, Vol. II.
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»Je vous demande bien pardon, chers amis, continua Brumières, de vous
répéter ces légères paroles. Je sais que vous avez raisonné tout
autrement; mais je n'ai eu garde de contredire ma divinité. Les dieux
ont toujours raison. J'ai déclaré ma flamme avec une sincère éloquence,
et on ne m'a encore dit ni oui ni non; mais j'ai vu que ma passion ne
déplaisait pas, qu'on en attendait l'explosion depuis longtemps et qu'on
me permettait d'en dire bien long sans m'interrompre. On m'a laissé
mettre à genoux, baiser les mains et même un peu les bras. Bref,
j'attends une solution, et j'espère. Faites des voeux avec moi pour que
ce mariage déplaise beaucoup à lady Harriet, car si elle cédait il n'y
aurait plus pour Medora le moindre prétexte au mariage clandestin, ni le
moindre plaisir, puisque c'est l'esprit de contradiction qui la pousse
et, qu'à cette imagination blasée, il faut des luttes. Faute de luttes,
elle meurt d'ennui, voyez-vous, et j'ai parfois envie de lui dire tout à
coup que je ne l'aime pas et que je ne veux plus me marier. Si
j'avais ce courage et cette habileté-là, je suis bien sûr qu'elle se
persuaderait qu'elle est folle de moi, et qu'elle m'épouserait dans
l'espoir de me faire enrager.

Cette supposition de Brumières était si bien fondée, que j'eus un moment
l'idée de l'y encourager, par le sentiment de ma propre expérience.
Certes Medora ne m'a voulu pour mari qu'à cause de mon indifférence.
Mais, trop naïf pour donner des conseils de perversité à un ami,
j'essayai, au contraire, de lui prouver que, dans de pareilles
conditions de hasard et de caprice, son union avec Medora le rendrait
infailliblement très-malheureux et quelque peu avili; mais cela fut
impossible à lui faire entendre. Il ne voit dans tout cela qu'une
conquête difficile et _rare_, une lutte d'orgueil et de finesse, une
affaire qui fera honneur à son habileté et à sa persévérance.

--Vous verrez, dit-il en parlant de lui-même, que le _gaillard_ n'est
pas maladroit, et que la grande aventure da sa vie, le roman rêvé, la
fortune immense et la femme incomparable seront le prix de sa confiance
en sa destinée et en lui-même: Aide-toi, le ciel t'aidera.

--Bien, bien; j'admets que vous réussirez, que vous aurez cette
merveilleuse beauté et cette merveilleuse dot. Après? si l'on vous hait,
si l'on vous trompe?

--Ah! voilà ce que je ne crains guère! d'abord, parce qu'elle est froide
et fière; ensuite, parce que je ne suis pas un sot et que je me ferai
aimer d'elle.»

--Laisse-le donc faire, me dit Daniella quand nous fûmes seuls: il ne
l'aime pas, il ne veut qu'être riche. D'ailleurs, elle se moque de lui
comme des autres. Est-ce qu'il est fait pour flatter une vanité comme
la sienne? Il n'a pas de titre, il monte mal à cheval, il n'a pas de
réputation, enfin il n'a rien qui puisse tourner la tête à une Medora.

--C'est vrai; mais c'est déjà une vieille fille dont les sens se
décident peut-être à parler. Il est très-beau garçon. Elle cherche un
esclave, et il saura jouer ce rôle tout le temps qu'il faudra. Il a de
l'esprit, un peu de talent, beaucoup d'aplomb...

--Eh bien, qu'elle l'épouse! que t'importe?

Je vis que la jalousie de Daniella n'était pas si bien passée qu'elle ne
fût prête à se rallumer au moindre soupçon. Je la calmai en lui disant
que je m'intéressais à Brumières et nullement à Medora.

Le lendemain, j'eus une conversation très-vive avec lord B***, qui, de
temps en temps, vient nous voir le matin. Imaginez-vous que lady Harriet
s'est mis en tête de doter Daniella; qu'elle a entretenu l'abbé Valreg
de ce projet et que c'est là la cause de son subit apaisement. Les
papiers au moyen desquels je peux faire légaliser mon mariage sont
arrivés, et je dois me rendre demain à Rome avec Daniella et mes témoins
pour remplir cette formalité devant le consul de ma nation. Lady Harriet
veut, en cette circonstance, constituer à ma femme une dot de cent mille
francs, et il a fallu presque me fâcher pour me soustraire à cette
libéralité. Lord B*** comprend très-bien que je répugne à recevoir de
l'argent en récompense d'un acte d'humanité aussi simple que celui de la
via Aurélia. Il convient qu'en me tenant caché pour voir tranquillement
accomplir un vol et peut-être un meurtre, j'eusse été un lâche, et qu'il
ne résulte pas de mon _manque de lâcheté_ que l'on me doive un salaire.
Il reconnaît aussi qu'en venant soigner sa femme et en lui disant avec
esprit et douceur des choses qui l'ont émue et persuadée jusqu'à ramener
un peu de calme et de bonheur dans son ménage, ma Daniella n'a fait
qu'obéir à une belle et bonne inspiration de sa nature, et que tout cela
se paye avec le coeur, non avec la bourse. |

Mais lady Harriet _veut_, et milord est bien embarrassé pour la
contredire. Je veux être pendu s'il n'est pas redevenu amoureux de sa
femme, et même plus qu'il ne l'a jamais été, car il avait toujours
résisté à son influence quand elle était mauvaise, et aujourd'hui il la
subit aveuglément. Jadis il disait: «Je l'aime, bien qu'elle se trompe;»
maintenant il semble, dire qu'elle ne peut pas se tromper.

L'excellente dame comprend si peu que je sois humilié de ses bienfaits,
qu'elle aura un véritable chagrin, qu'elle sera humiliée elle-même, si
je les repousse, et son mari ne sait comment s'y prendre pour lui porter
ma réponse. Il a fallu transiger: il ne sera pas fait d'acte, Daniella
recevra un portefeuille, et mylord voudra bien le reprendre sans
_récépissé_, en disant à sa femme que nous l'avons prié d'être notre
dépositaire.

Daniella, présente à cette discussion, a eu la générosité et la
délicatesse de dire comme moi. Pourtant elle m'a fait quelques reproches
ensuite. Elle a déjà l'instinct passionné de la maternité, et elle
trouve que nous n'avons pas la droit de refuser ce qui assurerait à ses
yeux l'indépendance et le bien-être de notre enfant dans l'avenir. Elle
comprenait que nous ne dussions rien accepter de Medora; mais elle n'a
pas les mêmes scrupules vis-à-vis de lady Harriet, qui a toujours été
bonne pour elle et devant qui elle ne s'est jamais sentie humiliée.

J'ai eu quelque peine à lui persuader que ce serait peut-être un malheur
pour notre enfant de naître avec un héritage assuré, relativement trop
brillant pour la condition où je voulais l'élever. C'a été déjà une
sorte de malheur pour moi d'avoir un petit patrimoine, puisqu'en
considération de l'oisiveté où j'avais le droit de vivre, l'abbé Valreg
ne m'a rien fait apprendre tant que j'ai été sous sa tutelle. Si je
n'avais pas aimé la lecture, je serais devenu idiot, et si je n'avais
pas eu ensuite un certain courage, je ne me serais pas mis à même
d'avoir un état.

--Ta crainte d'avoir un enfant riche vient, me disait-elle, de
l'endurcissement d'intelligence de ton oncle. Il a voulu te rendre
esclave de ton petit capital, et tu as pris en aversion un moyen de
liberté dont on voulait te faire une chaîne; mais nous élèverons nos
enfants tout autrement: nous leur dirons...

--Nous leur dirons, malgré nous, la vérité. On ne peut pas se résoudre
à tromper ses enfants, même pour leur bien. Et, quand ils auront
ces distractions et ces langueurs de l'enfance qu'il faut combattre
doucement, mais sans se lasser, nous céderons, nous aurons peur de les
contrarier, de les fatiguer, nous en ferons des indolents et des oisifs.
Alors ils auront d'autres goûts que ceux de la frugalité et d'autres
besoins que ceux de l'âme. Ils se trouveront pauvres, car cent mille
francs, sache donc que c'est une goutte d'eau dans la mer pour ceux qui
ne les ont pas acquis par leur travail, et qui n'ont rien à faire que de
les dépenser.

Daniella s'assit dans un coin et pleura.

--Pourquoi pleures-tu? lui dis-je en l'embrassant.

--Parce que tu as raison, répondit-elle. Tu m'as fait songer à la
nécessité de contrarier notre bien-aimé, notre enfant, notre-trésor,
notre _tout_! et voilà que nous commençons avant qu'il soit né! Mais
c'est égal: il le faut! Tu m'apprendras à l'aimer sagement, à regarder
ta fierté, ton honneur et ton courage comme le plus bel héritage à lui
laisser. Allons, n'y pensons plus. Voilà deux fois que je suis riche, et
deux fois que tu me fais comprendre que toute ma fortune est dans notre
amour.



LIII

Mondragone, 7 juin.

Nous avons été hier à Rome, et nous voilà mariés indissolublement. Par
surcroît de bonheur, j'ai une commande. Le rêve de la Mariuccia s'est
réalisé. La princesse B***, s'étant fait raconter toute notre histoire
et me voyant enfin à l'abri de toute persécution, m'a demandé d'aller la
voir avec ma femme, à laquelle elle a fait l'accueil le plus gracieux.
Nous sortions du consulat, et je venais d'échapper à l'acte par lequel
lady Harriet voulait nous enrichir. La Providence nous envoyait donc
un soudain dédommagement et comme une récompense de notre confiance en
elle. La princesse a vu une pochade de moi que j'avais laissée emporter
par Brumières, et que celui-ci a eu l'obligeante idée de faire mettre,
à mon insu, sous les yeux de l'illustre propriétaire de Mondragone.
C'était précisément un projet de fresque, un entrelacement de fleurs,
de fruits et d'enfants, pour un joli petit plafond de salle de bain
projetée et déjà mise, l'année dernière, en état de recevoir une
décoration quelconque. La forme élégante de cette petite pièce m'avait
frappé, et, dans un moment de loisir, j'avais jeté mon idée sur du
papier à aquarelle. Il paraît que cette idée, a plu. On me charge
de l'exécuter, et on me fournira un aide pour m'affermir dans ma
connaissance, un peu incomplète, des procédés de la fresque. Si l'on est
content de mon travail, et que je ne désire pas quitter le pays, on me
confiera d'autres décorations dans le palais, et on fera arranger alors
le casino, pour me mettre, avec ma famille, à l'abri du froid en hiver.
C'est la seule occasion où l'on ait paru songer à envoyer de nouveau des
maçons et des charpentiers dans ce palais toujours en ruine, dont on
s'occupe, avant tout, d'enjoliver les boudoirs. Il est question de trois
mille francs pour mon travail de la saison, et il me semble que c'est
déjà bien joli pour un commençant de mon importance.

Et maintenant, me voilà devant ma composition, prenant des mesures et
débrouillant mon premier travail, afin d'entrer dans un rêve délicieux.
Tous ces _Amorini_, que je vais faire les plus beaux possibles, auront
certainement un air de famille. Ils ressembleront tous à Daniella,
laquelle veut déjà choisir celui qui lui plaira le mieux, pour le
regarder dit-elle, à toute heure, et pour que ses traits passent, de son
âme, sur le visage de son enfant.


Lady B*** se trouve si bien du séjour de Frascati, qu'elle songe à y
acheter une villa, afin d'y revenir tous les ans, et qu'elle prend des
arrangements pour passer tout l'été, soit dans sa propriété future, soit
à Piccolomini, qu'elle parle de meubler convenablement. Le bon accord
semble vouloir durer entre elle et son mari. Je crois qu'elle s'est
aperçue de ce fait bizarre, qu'après vingt ans de mariage fort maussade
lord B*** entrait dans une véritable lune de miel, et la satisfaction
d'inspirer de l'amour dans son arrière-saison flatte réellement
l'amour-propre de cette bonne et vertueuse dame. Elle a pris, avec son
époux, des manières de pudique chatterie, et des embarras de jeune
personne, et des coquetteries prudes qui seraient très-amusantes à
observer; mais la Medora raille tout cela avec tant d'aigreur que nous
nous abstenons même d'en sourire, Daniella et moi.

Ce réveil du vieux cupidon préposé à la gouverne du ménage B***; cette
refloraison de milady, qui en cachette de mylord teint ses cheveux un
peu blanchis par la maladie qu'elle vient de faire; la jalousie de
Felipone, qui commence, dit-on, à faire des scènes de passion à sa
perfide Vincenza; notre bonheur, à nous autres solitaires de Mondragone;
le printemps, les oiseaux, l'éloquence de Brumières, que sait-on? tout
et rien, ont inspiré enfin à Medora une sorte de goût pour son cavalier
servant; et le _gaillard_, comme il s'intitule lui-même, a eu l'adresse
de rendre lady Harriet assez contraire à ses espérances, ce qui leur
donne plus d'assiette. En réalité, lady B*** trouve, avec raison, que sa
nièce, use trop de la liberté accordée aux demoiselles anglaises et
que cette succession de soupirants encouragés et éconduits commence à
compromettre la dignité d'une tante et la bonne renommée nécessaire
à une fille à marier. Elle tiendrait à honneur de lui faire faire un
mariage convenable, à son point de vue, si elle avait le droit de
chasser Brumières de Piccolomini, et elle l'eût déjà fait. Il sent
très-bien qu'on l'admet à contre-coeur au rez-de-chaussée, et il s'en
réjouit. Il aspire au moment où on lui fermera la porte du salon au nez.
Ce jour-là Medora sera décidée à être madame de Brumières, car notre ami
a découvert, ou a bien voulu nous révéler, qu'il avait quelques petits
aïeux en réserve pour faciliter son établissement.

Dans tout cela, nous cherchons Tartaglia sans retrouver sa trace. Le
secours important qu'il nous a donné pour notre mariage, revirement
inattendu de ses idées au sujet de mon union avec Medora, l'emploi
de son temps depuis sa disparition de Mondragone, rien ne nous a été
expliqué. Après nous être apparu comme un revenant dans l'église de
Frascati, il s'est évanoui comme une ombre avant que nous ayons pu
le remercier. Felipone prétend n'en savoir pas plus que nous sur son
compte. Il nous a raconté qu'il s'était assuré d'abord, pour nous servir
de témoin, Simone di Mattia, traiteur de la _Campana_ un de ses amis,
habituellement ivre de la veille, et par conséquent incapable de
réfléchir aux conséquences d'une brouille avec le curé; mais, au moment
de se mettre en route, maître Simone s'était ravisé prudemment, prouvant
par là, disait Felipone, qu'il portait mieux son vin que celui des
autres. Si bien que notre ami le fermier s'était vu très en peine
pendant quelques instants, et sur le point de nous faire abandonner
l'entreprise pour ce jour-là, lorsque Tartaglia, déguisé en berger de la
montagne, s'était trouvé comme tombé du ciel au coin de la rue. Il avait
accepté l'offre de nous assister, sans hésitation, disant qu'il m'aimait
trop pour ne pas consentir à empirer ses relations déjà très-mauvaises
avec l'autorité. Felipone n'avait pas eu le temps de lui en demander
davantage. La cloche de l'église était en branle.

Onofrio, que nous allons voir de temps en temps, nous à dit l'avoir vu
rôder, le soir de ce jour-là, autour de Tusculum; il ne l'a pas aperçu
depuis.


15 juin, Mondragone.

Nous l'avons enfin retrouvé, mêlé aux nouveaux événements que j'ai à
vous raconter.

Il fut décidé, le 8 de ce mois, que miss Medora épouserait M. de
Brumières à la _chasuble_. Voici Ce qui s'élait passé pour amener cette
résolution: autorisé à faire sa demande à lady Harriet pour un mariage
en règle, Brumières s'était arrangé pour déplaire, et pour s'entendre
dire devant Medora, jusque-là railleuse et comme prête à se dédire s'il
était agréé, des choses assez blessantes, telles que: «J'espère que
ma nièce réfléchira.--Je n'ai aucun autre droit sur elle que celui
de l'intérêt que je lui porte; mais si elle m'accordait la moindre
autorité, j'en userais pour la détourner de vous, qui n'avez pas les
opinions et les sentiments du monde où elle est appelée à vivre.»

Il faut vous dire que Brumières, qui n'a aucune espèce d'opinions,
s'était posé, ce jour-là, en homme _très-avancé_ et même beaucoup
trop avancé, en présence de lady B***, et que Medora, qui, en fait
d'indifférence absolue sur toute matière politique, est absolument dans
le même cas que son adorateur, avait trouvé neuf et divertissant d'être
excessivement philosophe, en paroles, à son exemple.

La chose prévue arriva: lady Harriet fut scandalisée, et Medora se
déclara victime persécutée. Jour et heure furent pris pour l'union
clandestine. Seulement, elle jugea à propos de taire une légère
modification au programme dont Daniella lui avait donné l'exemple
Craignant que le curé de Frascati ne fût sur, ses gardes, elle décida
qu'on se marierait à Rocca-di-Papa, où elle comptait passer les premiers
jours de son mariage.

C'était donc un enlèvement en règle dont Brumières nous annonça le
bonheur et la gloire, et même il eut la fantaisie de m'avoir pour un de
ses témoins, faveur dont je le remerciai négativement, ne voulant rien
faire qui pût être désagréable à lady B***.

C'est à Rocca-di-Papa précisément que nous reçûmes cette confidence en y
rencontrant le futur. Il s'y était rendu pour examiner la localité. Nous
avions été là, nous autres, pour nous promener, et moi surtout pour
regarder des enfants, car ils vivent _en tas_ dans cette petite ville,
et ils y sont à peu près. nus en cette saison. On y peut donc étudier
leurs mouvements dans toute la liberté de la nature.

Je n'ai rien vu d'aussi étrange et d'aussi pittoresque, en fait de
construction, que cette bourgade de Rocca-di-Papa. Je vous ai décrit la
gorge sauvage meublée d'une sorte de forêt vierge qui occupe le fond du
précipice _del buco_. Nous avions laissé ce désert sur notre gauche
et suivi le chemin plus large et plus doux qui, à travers les bois de
châtaigniers, monte vers la ville. Daniella, en passant auprès des
_trois pierres_, détourna la tête pour ne pas voir l'endroit du fourré
où elle m'avait surpris avec Medora. Ce lien lui rappelait le seul
chagrin que nous nous soyons causé l'un à l'autre.

Rocca-di-Papa est un cône volcanique couvert de maisons superposées
jusqu'au faîte, qui se termine par un vieux fort ruiné. Les caves d'une
zone d'habitations s'appuient sur les greniers de l'autre; les maisons
se tombent continuellement sur le dos; le moindre vent fait pleuvoir
des tuiles et craquer des supports. Les rues, peu à peu verticales,
finissent par des escaliers qui finissent eux-mêmes par des blocs de
lave supportant une ruine difficile à aborder, et flanquée d'un vieil
arbre qui se penche sur la ville, comme une bannière à la pointe d'un
clocher.

Tout cela est vieux, crevassé, déjeté et noir comme la lave dont est
sorti ce réceptacle de misère et de malpropreté. Mais, vous savez, tout
cela est superbe pour un peintre. Le soleil et l'ombre se heurtent
vivement sur des angles de rochers qui percent de toutes parts à travers
les maisons, sur des façades qui se penchent l'une contre l'autre, et
tout à coup se tournent le dos pour obéir aux mouvements du sol âpre et
tourmenté, qui les supporte, les presse et les sépare. Comme dans les
faubourgs de Gênes, des arceaux rampants relient de temps en temps les
deux côtés de la ruelle étroite, et ces ponts servent eux-mêmes de rues
aux habitants du quartier supérieur.

Tout est donc précipice dans cette ville folle, refuge désespéré des
temps de guerre, cherché dans le lieu le plus incommode et le plus
impossible qui se puisse imaginer. Les confins de la steppe de Rome sont
bordés, en plusieurs endroits, de ces petits cratères pointus, qui ont
tous leur petit fort démantelé et leur petite ville en pain de sucre,
s'écroulant et se relevant sans cesse, grâce à l'acharnement de
l'habitude et à l'amour du clocher.

Cette obstination s'explique par le bon air et la belle vue. Mais cette
vue est achetée au prix d'un vertige perpétuel, et cet air est vicié par
l'excès de saleté des habitations. Femmes, enfants, vieillards, cochons
et poules grouillent pêle-mêle sur le fumier. Cela fait des groupes bien
pittoresques, et ces pauvres enfants, nus au vent et au soleil, sont
souvent beaux comme des Amours. Mais cela serre le coeur quand même. Je
crois d'ailleurs que je ne m'habituerais jamais à les voir courir sur
ces abîmes. L'incurie des mères, qui laissent leurs petits, à peine âgés
d'un an, marcher et rouler comme ils peuvent sur ces talus effrayants,
est quelque chose d'inouï qui m'a semblé horrible. J'ai demandé s'il
n'arrivait pas souvent des accidents.

--Oui, m'a-t-on répondu avec tranquillité, il se tue beaucoup d'enfants
et même de grandes personnes. Que voulez-vous la ville est dangereuse!

J'entrai dans une des plus pauvres maisons pour me faire une idée de
l'existence de ces êtres. Je fus surpris de la quantité de provisions et
d'ustensiles entassés dans ce bouge infect, Jarres et tonneaux pleins
de pois, de châtaignes, de grains et de fruits secs; solives garnies de
mais, d'oignons, de fromages, de viande de porc salé; vases de terre,
de bois et de faïence; linge dans le cuvier de lessive; lits énormes;
images de dévotion, chapelets bénits, statuettes et reliquaires, tout
était pêle-mêle, et si encombré, qu'autour de la cheminée, de la table
et des lits, il y avait à peine moyen de poser les pieds et de passer
les épaules sans fouler ou renverser quelque chose.

Cette abondance en désordre, couverte de crasse et de vermine, me donna
à penser. Ces gens sont donc pourvus de tout ce qui est nécessaire à la
vie; le sol est fertile, et ils possèdent dix fois plus d'aliments et
de meubles que la plupart des journaliers de mon pays, dont les
maisonnettes, propres et bien rangées, ne se remplissent jamais que de
ce qui est strictement nécessaire au jour le jour. Chez nous, le pauvre
n'a pas de provisions dans les mauvaises années; il travaille pour le
pain du lendemain, il court après le fagot de la veillée, la femme lave
et raccommode sans cesse les pauvres vêtements de la famille. Ici, il
n'y a point de mauvaises années; on recueille et on entasse, jusque sur
son oreiller, des denrées variées; on engraisse des animaux domestiques
jusque sous son lit; on paye des journaliers pour cultiver la terre,
et on ne raccommode pas les hardes; on ne travaille pas, on se laisse
dévorer par la vermine; on se vautre au soleil et on tend la main aux
passants: voilà l'existence des localités fertiles et saines. D'où
vient?

Vous répondrez; moi, je reprends mon récit. Nous sortîmes de la ville,
non sans peine, par une ruelle étroite, rapide et glissante d'eau de
fumier, où passait une caravane de mulets chargés de genêts qui ne
laissaient pas de place aux passants, et qui ne pouvaient s'arrêter à la
descente. Nous avions hâte de fuir ce taudis navrant d'où, cependant,
par la fenêtre de toute baraque immonde, l'oeil plonge sur des abîmes
de verdure splendide, sur les brillants petits lacs, sur les ravins
délicieux et sur les immenses horizons de montagnes d'opale. Nous
marchâmes tout au plus dix minutes, et nous atteignîmes la source _del
buco_.

C'est une fontaine abondante qui s'épanche dans de grandes auges de
pierre blanche, lavoir pittoresque dans les rochers, sur des cimes
sauvages. Les eaux s'échappent en nombreux filets qui bouillonnent sur
un sol de roche ondulée, et vont, à quelques pas de là, se réunir et
s'engouffrer dans le _buco_.

Nous étions sur les plateaux qui forment d'immenses terrasses entre
les monts Albains et les monts Tusculans, non loin du prétendu camp
d'Annibal. Sous nos pieds, dans la fêlure gigantesque du mur de
roches que nous tâchions en vain de côtoyer, tombait la cascade et se
dressaient les créneaux brisés de la petite tour où j'ai passé des
heures si heureuses et si tristes. Il n'y a là de frayé qu'un sentier
effroyable où je ne voulus pas laisser Daniella se hasarder. Je
m'assurai que, d'en haut comme d'en bas, ma belle cascade fantastique et
ma tour sont à peu près impossibles à voir sans se casser le cou. Les
formes étranges de ces plateaux, rehaussés de cônes aigus ou tronqués,
et les formidables brisures de leurs flancs escarpés attestent les
convulsions violentes des âges volcaniques. Sur un de ces plateaux, où
un vent frais soufflait avec impétuosité dans sa chevelure, Daniella
ramassa pour vous des gentianes d'un bleu veiné de rose et de petites
jacinthes sauvages qui sont des plantes adorables de forme et de
couleurs, mais dont malheureusement vous n'aurez que les squelettes.

Daniella était triste en cueillant ces fleurs et en regardant l'âpre
paysage qui nous environnait: des plaines incultes, des taillis
impraticables, des ruisseaux sans cours, formant marécage jusque sur
les cimes battues du vent; tout cela s'étendant, d'un côté jusqu'à
Monte-Cavo (_mons Albanus_), de l'autre jusqu'au revers de _l'arx_ de
Tusculum, qui vu de la hauteur, se trouvait beaucoup plus près que, de
mon refuge dans le précipice, je ne l'avais imaginé.

--Allons-nous-en, me dit Daniella; mon corps et mon âme se refroidissent
ici. Le bruit de cette cascade me fait mal. Tu n'as pas voulu me laisser
apercevoir la tour maudite, et tu as bien fait: je sens que je ne la
reverrai jamais sans remords.

--Et moi j'aime quand même cette cascade qui chantait pendant ton
sommeil, et cette ruine où, après tant d'heures d'inquiétude et de
chagrin mortel, je t'ai enfin pressée dans mes bras et endormie sur mon
coeur.

--Tu ne te souviens donc plus que j'ai été injuste, violente, folle et
cruelle? C'est là le seul crime de ma vie, mais il est grand et il me
fait trembler de peur quand j'y pense. Tu sais bien ce que je disais
dans nos premiers jours de Mondragone: Dieu, que j'ai offensé quand je
me suis donnée à toi sans sa permission, me punira: et il m'a punie
plus sévèrement que je ne l'avais prévu. Que j'aie été séparée de toi,
maltraitée, insultée, battue, volée et tout cela avec de mortelles
inquiétudes sur ton compte, je m'y attendais presque. La conscience de
mon péché m'en donnait comme un avertissement; mais que, le premier jour
où j'ai été réunie à toi, un jour que j'aurais dû passer en prières et à
tes genoux pour adorer et remercier Dieu, j'aie été coupable envers toi,
que je t'aie odieusement fait souffrir!... voilà un jour de l'enfer qui
m'a été imposé, et quand je me souviens de mon délire, je me sens un
vertige comme si le démon me serrait la gorge et me tenaillait le
coeur en me criant: «Ce n'est pas la seule fois que je t'aurai en ma
puissance; je reviendrai, et tu recommenceras!» O mon Dieu, mon Dieu!
s'écria ma pauvre Daniella avec exaltation, faites que je ne recommence
pas! faites-moi mourir plutôt que de me laisser vivre pour le malheur de
ce que j'aime!

Je la consolai en lui jurant qu'elle pouvait retomber dans sa jalousie,
sans danger désormais.

--C'est ma faute, lui dis-je si, tous deux, nous avons tant souffert.
J'ai été surpris par la douleur, j'ai manqué de foi et de force.
J'aurais dû trouver des paroles et des caresses pour te détromper et te
rassurer, des formules sacrées pour chasser ton démon. J'étais fatigué
et malade; et puis j'avais en moi-même, dans ce triste lieu, des pensées
sinistres et lâches. J'avais boudé la providence comme un sot enfant
boude sa mère. Je m'étais révolté contre les heures qui ne marchaient
pas assez vite; j'avais été fou! Je méritais donc une punition et je
l'ai subie. A présent je n'en crains plus d'autre, je n'en mériterai
plus. Notre amour nous sanctifiera et chassera le mauvais esprit qui
rôde autour des coeurs heureux. Nous ferons de notre passion une
religion et une vertu. N'est-ce pas déjà fait? N'ai-je pas été bien
inspiré de braver pour toi tous les reproches et de briser tous les
obstacles, de refuser les dons de la richesse et de vouloir être tout
pour toi, à moi tout seul? Tu vois bien que Dieu nous pardonne et nous
bénit, puisque je suis sorti de tous mes dangers, et que tout ce que
j'ai demandé au ciel se réalise: toi, un enfant, du travail et de la
dignité!

Elle essuya ses larmes, et, gagnée par ma foi, elle remercia Dieu avec
enthousiasme.

Non, je ne crois pas qu'elle redevienne le jouet de la violence de ses
instincts. Je lui ai dit ce que je pense; je ne la crains pas, cette
femme que j'adore. Je sens que je l'amènerai doucement à combattre
l'impétuosité de ses premières impressions, et que je lui apprendrai à
être heureuse.

Nous nous remettions en route pour Tusculum lorsque Brumières cria après
nous et accourut pour nous accompagner, en nous faisant part de son
triomphe.



LIV

Il venait de Rocca-di-Papa, où il avait trouvé des témoins et pris
connaissance des circonstances nécessaires au succès de son entreprise.
Quand il eut bien bavardé, il s'aperçut qu'il me mettait dans une
situation délicate: il me fallait, ou abuser de sa confiance, ou
tromper lord et lady B*** dans le cas où, ayant quelque soupçon, ils me
questionneraient. Je résolus de ne pas les voir ce jour-là et de rentrer
tard à Mondragone, pour le cas où milord viendrait m'y rendre visite
dans l'après-midi.

--Puisque vous retournez par ce côté-ci de Tusculum, dit Brumières (et
cela me paraît en effet le plus cour), je vais avec vous.

Il fut convenu qu'il nous laisserait chez Onofrio; mais, quand nous
entrâmes chez le berger, la curiosité de voir le petit musée qu'il s'est
fait dans son paillis le retint. Brumières est flâneur, comme le sont
les caractères enjoués et communicatifs.

Nous étions là depuis un quart d'heure lorsque je m'entendis appeler du
dehors. Je sortis, croyant reconnaître la voix de Felipone. C'était lui,
en effet, armé de son fusil, suivi de deux chiens de chasse et portant
quelques perdrix dans sa gibecière.

--Avec qui êtes-vous là-dedans? me demanda-t-il en me montrant la
cabane.

--Avec ma femme et Brumières. Pourquoi n'entrez-vous pas?

--Je vais entrer. Je n'étais pas sûr que ce ne fût pas un étranger, et,
vous savez, on est sot, on est timide!

--Vous, timide?

--Mais oui, avec les gens que je ne connais pas.

--Eh bien, vous connaissez Brumières, venez!

--Oh! certainement, je le connais: un bon enfant, un charmant garçon!

Je le regardai pour voir s'il n'y avait pas d'amertume dans cet éloge.
La figure ronde et placide du fermier témoignait do la plus entière
candeur.

Je pensai que la Vincenza avait, en femme supérieure qu'elle est dans
l'art du mensonge, endormi les soupçons de son mari, et je retournai
vers la cabane, croyant que Felipone me suivait; mais il me rappela.

--Attendez donc, me dit-il, j'ai quelque chose à vous dire. Appelez donc
ma filleule, ça la regarde aussi.

J'appelai Daniella, qui fit quelques pas vers nous. En ce moment Onofrio
était dehors aussi, occupé, à quelque distance, à penser un de ses
chiens mordu par une vipère. Brumières était sur le seuil, regardant
avec intérêt une _fibula_ étrusque d'une grande beauté.

Daniella regarda Felipone, répondit avec calme:

--J'y vais.

Et, m'appelant:

--Je ne peux pas marcher, s'écria-t-elle, une épine vient d'entrer dans
mon soulier, et je n'ose faire un pas de crainte de l'enfoncer.

Je volai à son secours.

--Baisse-toi, me dit-elle tout bas, et fais semblant de chercher. Il n'y
a pas d'épine à mon pied, mais il y a là, devant nous, mon parrain qui
veut tuer M. Brumières.

--Tu rêves! Il est aussi tranquille et aussi gai que de coutume.

--Non! je te jure. Je l'observe depuis un moment, il veut nous éloigner
d'ici. Tu vas voir qu'il nous fera un comte pour nous renvoyer.

--Eh bien, que faire?

Ne pas le perdre du vue et nous placer toujours entre lui et son but.
Reste là, toi, ne quitte pas ce pauvre garçon d'un pas. Mon parrain
t'aime et ne tirera pas au risque de te blesser. Moi, je tâcherai de le
distraire, si c'est une mauvaise pensée qui vient de le surprendre, ou
de le confesser et de le convertir, si c'est un parti pris d'avance.

Je ne croyais nullement au danger que supposait Daniella; je suivis
néanmoins son conseil Je m'approchai de Brumière, tandis qu'elle allait
rejoindre Felipone, lequel, appuyé sur son long fusil, nous attendait
d'un air calme, avec son éternel sourire aux deux coins d'une lèvre
épaisse et vermeille.

--Voilà un bijou admirable, me dit Brumières, que je m'arrangeais pour
masquer comme par hasard. Regardez comme cette petite tête de bélier est
ciselée, et comme ces ornements de filigrane sont sobres et bien placés.
Il est impossible que ce berger sache le prix d'une pareille chose, et
il faut que vous m'aidiez à lui acheter ça, pas trop cher. Ce sera mon
cadeau de noces pour demain, en attendant que je puisse faire mieux.

Je m'approchai avec lui d'Onofrio, non pour aider à tromper celui-ci,
mais pour continuer à interposer ma personne entre Brumières et
Felipone. Onofrio est d'une probité rigide, ce qui ne veut pas dire
qu'il ait un désintéressement aveugle et qu'il soit facile de le
tromper. Brumières, en brocanteur exercé, lui demanda négligemment si
c'était là une véritable antique, feignit de croire que cela pouvait
être une imitation en or de Naples, comme il s'en fait beaucoup, ajouta
que ces imitations lui plaisaient d'ailleurs autant que les originaux,
et que, copie ou non, il en offrait deux écus romains, voulant bien
payer un brave homme instruit et hospitalier.

A cette proposition, la figure douce du berger prit une expression de
mépris austère.

--Vous êtes un enfant, dit-il; rendez-moi ça. Ce n'est pas pour les gens
qui ne s'y connaissent pas, c'est pour les artistes.

Brumières, un peu piqué, s'obstina à dire qu'il était à peu près
impossible de distinguer une copie bien faite d'un original.

--Je ne suis pas orfèvre, répondit froidement Onofrio; je suis berger.
Je ne fais pas de bijoux, j'en trouve. Je n'ai jamais été dans les
boutiques de Naples; je retourne et fouille les pierres de Tusculum. Ce
n'est pas à moi que vous persuaderez que j'ai acheté ou fabriqué cette
agrafe.

--Un voyageur peut l'avoir achetée à Florence ou à Naples, et l'avoir
perdue à Tusculum.

--Comme vous voudrez! dit le berger en reprenant le bijou avec un
profond dédain.

Brumières l'avait blessé, non-seulement dans sa probité, mais encore
dans son amour-propre d'antiquaire. Je regardai du côté de Felipone, qui
marchait à quelque distance avec Daniella. Je me disais qu'en cas
de mauvais dessein de la part du mari de Vincenza, ce ne serait
probablement pas Onofrio qui porterait grand secours à l'imprudent
Brumières.

Ce dernier, qui n'avait rien à offrir à sa fiancée, et qui trouvait là
la seule occasion de lui faire un présent, s'obstina à marchander et
offrit jusqu'à deux cents francs de la broche étrusque.

--Non, lui dit Onofrio; je ne la donnerais pas à M. Valreg pour ce
prix-là; pour vous, ce sera cinq cents francs.

--Merci de la préférence! s'écria Brumières. Vous m'en voulez donc?

--Vous avez voulu me tromper, je vous rançonne.

--Allez au diable!

--Prenez garde d'y aller avant moi, _signore!_

L'accent de cette réponse fut si marqué, relativement au flegme
ordinaire d'Onofrio, que je commençai à croire Brumières en danger.

--Allons-nous-en, lui dis-je à voix basse; il ne fait peut-être pas bon
pour vous ici. Il me regarda avec étonnement, et je lui fis part de mes
doutes.

Il n'en tint pas grand compte.

--Je sais par Vincenza, dit-il, que son mari, pour la première fois de
sa vie, commence à la soupçonner; mais c'est lord B*** qu'il accuse de
vouloir la séduire, parce que le brave Anglais, reconnaissant des soins
donnés par elle à lady Harriet lui a fait de trop riches présents.
Voilà, ce que c'est que d'être opulent et généreux. Moi qui, pour
vingt-quatre heures encore, suis gueux comme un peintre, je ne cours pas
le risque d'être accusé d'acheter le coeur des femmes à prix d'or.
Mais voyons, nous perdons le temps; voulez-vous me rendre un service?
Marchandez et achetez pour moi ce bijou. Il me le faut à tout prix.

--Onofrio ne le livrera pas sans argent comptant, même à moi son ami,
car il voit bien que ce n'est pas moi qui achète, et je présume que, pas
plus que moi, vous n'avez deux ou trois cents francs sur vous?

--Certes; non, mais je courrai à Frascati chercher l'argent.

--C'est inutile, venez jusqu'à Mondragone et prions Onofrio de nous
suivre; je le payerai.

Onofrio me céda la broche pour trois cents francs, mais il refusa de
venir se faire payer à Mondragone. Il ne pouvait pas s'absenter. Les
autres paillis étaient trop éloignés, aucun berger ne pouvait venir
surveiller ses bêtes et sa demeure. Quand il s'absentait, il prenait
ses arrangements dès la veille. Il nous offrait d'apporter le bijou le
lendemain soir. C'était trop tard pour Brumières. J'imaginai de prier
Felipone, qui s'était rapproché de nous, de garder le paillis jusqu'au
retour du berger. C'était l'affaire d'une heure au plus. De cette
manière je séparais les deux rivaux, et j'emmenais Brumières.

Felipone répondit courtoisement qu'en toute autre circonstance il se
ferait un plaisir d'obliger M. Brumières, mais il était forcé de rentrer
de suite à Mondragone.

--Daniella sait qu'il le faut, me dit-il; vous n'avez pas voulu écouter
ce que j'avais à vous dire là-dessus, mais elle vous en fera part.

En toute autre circonstance, comme disait Felipone, il eût été tout
naturel de demander à celui-ci de répondre pour nous du payement afin
que Brumières put emporter le bijou; mais je ne pus surmonter la
répugnance que j'éprouvais à demander au fermier l'ombre d'un service
d'argent pour l'homme qui le trahissait, et Brumières lui-même, malgré
son assurance ordinaire, ne s'en sentit pas le courage.

Il y avait, d'ailleurs, quelque chose de trop significatif, de la part
d'un homme aussi obligeant et aussi prévenant que Felipone à ne pas
proposer, môme à moi, sa garantie.

--Eh bien, allons chez vous, me dit Brumières. Vous me prêterez, et je
reviendrai payer. Je serai encore de retour à Frascati avant la nuit.

Je crus remarquer un sourire particulier sur les lèvres retroussées du
fermier; mais, sur une figure où l'enjouement est comme une contraction
nerveuse habituelle, il est très-difficile de saisir un mouvement de
l'âme.

Nous reprîmes le chemin de Mondragone, Daniella, Brumières et moi.
Felipone nous laissa passer devant et resta encore quelques moments à
causer avec Onofrio; puis nous le vîmes nous suivre avec son fusil et
ses chiens. Il marchait vite pour nous rejoindre, et Daniella nous
engageait à doubler le pas, afin de sortir avant lui de la petite gorge
encaissée et boisée qui descend de Tusculum aux Camaldules. Mais cet
empressement me parut devoir exciter les émotions de Felipone plutôt que
de les apaiser, et Brumières, d'ailleurs, s'y refusa avec obstination.

Quand nous nous trouvâmes engagés dans les zigzags ombragés de ce ravin,
nous perdîmes de vue le fermier.

--Voilà un joli petit bois, nous dit Brumières; mais il faut convenir
que c'est un vrai coupe-gorge.

Je lui répondis que j'en avais fait déjà la remarque lors de ma fuite
nocturne avec le prince et Medora.

--Le fait est, dit Daniella, qu'il a été assassiné ici plus de gens
qu'on n'en sait le compte, et que M. Brumières ferait bien puisque
mon parrain ne peut le voir, de prendre sa course et de s'en aller à
Frascati sans s'inquiéter de ce bijou, qui ne vaut pas le danger qu'il
lui cause. Brumières regarda derrière lui et réfléchit un instant.

--A quoi pensez-vous? lui demandai-je. Ce n'est pas le moment de
s'arrêter.

--Croyez-vous réellement, dit-il, que ce gros joufflu, avec son rire
bête, ait, dans son front court, la fâcheuse pensée, et, dans le
caractère, l'énergie désagréable de m'envoyer une balle?

--Moi, répondis-je, je ne crois pas qu'il ait cette pensée. Quant à
l'énergie nécessaire pour se venger, je peux vous dire qu'il l'a à un
degré très-prononcé.

Je songeais, en ce moment, à l'espèce de rage atrocement joviale avec
laquelle Felipone avait craché à la figure de Masolino criblé par lui de
chevrotines et couché dans le sang, à ses pieds.

--Et moi, dit Daniella, en prenant le bras de notre ami pour le forcer à
avancer, je vous répète, je vous jure que mon parrain veut vous tuer.

--Il vous l'a dit?

--S'il me l'avait dit, c'est qu'il ne serait pas décidé à le faire. Ce
que l'on veut faire, on n'en parle pas, et s'il avait laissé paraître
quelque chose de son dessein, c'est qu'il ne serait pas encore mûr.

--Mais, s'il n'en dit rien et s'il n'en laisse rien paraître, comment
pouvez-vous le supposer?

--Pour voir ce qu'un Italien a au fond des yeux, répondit Daniella
marchant toujours, il faut des yeux italiens. J'ai vu ce que pensait mon
parrain dans le redoublement de sa gaieté. Il souffre bien allez!

--Pauvre cher homme! dit en riant Brumières.

--Voyons, lui dis-je, avouez-nous la vérité: Felipone ne vous a-t-il pas
surpris avec sa femme?

--Eh bien... oui et non! Ce matin nous étions dans un bosquet de la
villa Falconieri, en tout bien tout honneur, cette fois, je vous jure!
La Vincenza s'avisait, un peu tard, d'être jalouse de Medora, ce qui,
par parenthèse, me fait beaucoup désirer d'aller planter ma tente
conjugale à Rocca-di-Papa, car cette jalousie intempestive pourrait être
fort incommode. Je la rassurais de mon mieux, et je mentais comme un
arracheur de dents pour l'empêcher d'élever la voix, et, malgré tout,
elle parlait un peu trop haut. Enfin, j'ai réussi à me débarrasser
d'elle sans trop de criailleries; et, comme je revenais seul, par une de
ces jolies allées de buis taillé qui sont comme flanquées de murailles
vertes, je me suis trouvé nez à nez avec messer Felipone... Tenez, comme
je m'y trouve; encore, dit-il en baissant la voix et en nous montrant
le fermier, qui, coupant le ravin en ligne perpendiculaire, venait en
souriant à notre rencontre.

Et Brumières ajouta:

Il m'a regardé et salué gracieusement, comme il fait encore en ce
moment-ci.

Brumières parlait encore, qu'un coup de feu passa au-dessus de nos
têtes. C'était Felipone, qui, placé maintenant à dix pas de nous, sur un
rocher, venait de tirer sur un lièvre.

--Cherche; cherche! cria-t-il à ses chiens, qui s'élancèrent dans le
ravin au-dessous de nous.

Il les suivit, descendant cette pente verticale avec une agilité que
n'eussent pas fait supposer ses jambes courtes et son gros ventre, mais
dont je lui avais déjà vu donner des preuves dans notre fuite vers le
_buco_.

--Il tient à montrer son coup d'oeil et son jarret, dit Brumières, en
le voyant ramasser son lièvre au fond de la gorge. Si c'est une menace
facétieuse, elle est de bon goût, et cet homme-là, commence à me plaire.
Mais vous avez eu peur, bonne Daniella.

--Oui, pour vous, dit-elle. J'ai entendu le plomb siffler trop près de
vous pour que cela n'ait pas été fait exprès. Il a voulu vous effrayer.

--Eh bien, c'est très-gentil de sa part, dit Brumières, et je ne le
croyais pas si spirituel. Mais ces gaietés-là pourraient devenir
dangereuses pour vous, et, quant à moi, rester davantage à vos côtés
serait une lâcheté insigne. D'ailleurs, il faut en avoir le coeur net.
Si ce gaillard-là veut m'assassiner, il m'attendra, demain ou ce soir,
au coin d'une haie: j'aime autant savoir à quoi m'en tenir tout de
suite.

--N'y allez pas! dit Daniella en essayant de le retenir; il a encore un
canon de fusil chargé.

Brumières ne l'écouta pas; il s'élança dans le ravin en criant à
Felipone:

--Il n'est pas mort, ne le tuez pas! je voudrais le voir vivant!

Il parlait du lièvre, que l'autre tenait par les oreilles.

Ce courage ou cette confiance imposèrent à Felipone; ou bien nous étions
trop près pour qu'il voulût nous avoir pour témoins de sa vengeance;
ou bien encore Daniella s'était trompée en lui supposant des pensées
tragiques.

Nous les entendîmes causer ensemble de bon accord sur la manière dont le
lièvre avait été tué.

--Vous l'avez massacré, disait Brumières, avec votre plomb à chevreuil.

--Bah! répondait Felipone, tout ce qui porte est bon!

Nous les vîmes longer le petit torrent sans eau qui parcourt le fond de
la gorge. Ils se dirigeaient vers Mondragone et prenaient sur nous de
l'avance. Bientôt nous les perdîmes de vue sous le taillis, et, après
avoir marché vite pour ne pas perdre nos distances, nous nous arrêtâmes
pour écouter.

--J'ai entendu comme un cri étouffé, dit Daniella.

Nous prêtâmes l'oreille: un gros rire, celui de Felipone, se fit
entendre.

--Tu vois bien que tu t'es trompée, dis-je à ma femme attentive et pâle.

--Je n'entends pas rire l'autre! répondit-elle.

Nous quittâmes le chemin pour tâcher de regarder vers le fond. C'était
impossible. Nous nous égarions dans le robuste entrelacement des chênes
nains, dont les feuilles sèches tenaient encore et interceptaient la
vue. La nuit tombait, et quand nous nous retrouvâmes sur le chemin, non
loin du couvent, nous avions perdu assez de temps pour que nos gens
eussent regagné Mondragone, si tant est qu'ils fussent sortie de la
gorge. Nous n'osions appeler Brumières dans la crainte de hâter la
résolution que Daniella attribuait au fermier.

Notre inquiétude cessa à la porte de Mondragone où nous attendaient
Felipone toujours gai, et Brumières sain et sauf. Ils étaient les
meilleurs amis du monde. Malgré ma joie de revoir l'amant de Vincenza
hors de danger, je ne pus me défendre d'un mouvement de mépris pour le
mari.

--Ce lièvre est jeune et encore chaud, nous dit ce dernier. Il sera
tendre et vous allez le manger à votre dîner. Je m'invite et me charge
de le faire cuire. Êtes-vous des nôtres, monsieur Brumières.

--Ce serait avec plaisir, répondit-il, mais c'est impossible. Il faut
que je coure payer et chercher la _fibbia_, et que je retourne à
Piccolomini à jeun. Plaignez-moi et buvez à ma santé.

Je lui remis la petite somme; Il partit en courant, et Felipone se mit à
débiter des facéties et du latin de moine, du latin de cuisine, comme on
dit chez nous, en arrosant le lièvre au feu de la nôtre.

Nous ne le quittions pas, et Daniella, toujours inquiète de ses
desseins, feignait de s'intéresser beaucoup aux talents culinaires de
son parrain afin de l'empêcher de s'esquiver pour suivre ou attendre
Brumières au coin du bois.

Tout à coup il essuya sa figure ruisselante de sueur, en nous disant:

--Mes bons enfants, j'ai à vous annoncer une nouvelle qui vous
surprendra bien. Déjà j'ai dit la chose à Daniella sans vouloir nommer
la personne! Elle a eu l'air de ne pas me croire; mais vous allez voir!
Un ami que l'on croyait perdu est retrouvé, et, si vous le voulez bien,
je vas le chercher pour le faire souper avec nous!...

--Qui? demandai-je.

--N'importe, dis que non! murmura Daniella, à mon oreille. Il veut nous
quitter; c'est un prétexte.

--J'y vais avec vous, répondis-je en m'adressant au fermier. J'en aurai
plus tôt la surprise.

--Ça n'est pas la peine, répondit-il; je l'entends qui met le couvert.
Il est là.

En effet, un bruit d'assiettes se faisait entendre dans la petite salle
à manger. J'y entrai. Un domestique, en habit noir tout neuf et en
manchettes d'un blanc irréprochable, avait la figure tournée vers le
buffet; mais sa petite taille et sa tournure hasardée étaient trop
remarquables pour que je pusse hésiter à le reconnaître.

--Tartaglia! m'écriai-je en courant à lui.

--Non plus Tartaglia, _mossiou_, me dit-il en me saluant avec une grâce
bouffonne, mais Benvenuto, comme on me nomme dans les autres pays.
Benvenuto, premier valet de chambre, homme de confiance, et, sous peu,
intendant de la maison de Son Altesse le prince de Monte-Corona, à
Gênes!

--Quoi! tu es entré au service de ce bon prince? Où est-il? comment
va-t-il?

--Il se porte bien, et il réside à Gènes, comme je vous le dis.

--Mais toi? comment te trouves-tu ici?

--Il m'a chargé d'une mission de confiance (il baissa la voix).
Je reviens _incognito_ rapporter à la belle Medora des lettres
compromettantes; le prince est grand et généreux.

--C'est bien; mais, dans le peu de temps qui s'est écoulé depuis le jour
où tu m'as servi de témoin, tu n'as pas eu le temps d'aller à Gênes et
d'en revenir?

--Je l'aurais eu, mais je n'ai pas fait un si long voyage. Le prince
était encore à la frontière des États romains quand il m'a donné son
amitié, ma place auprès de lui, et la commission dont je m'acquitte.



LV

Daniella était enchantée de revoir Tartaglia et de le savoir heureux.

--Puisque tu veux mettre le couvert à ma place, lui dit-elle, tu vas au
moins souper avec nous.

Mais à peine eut-elle fait cette invitation, qu'elle se tourna vers moi,
comme pour me demander pardon d'avoir oublié mes anciennes méfiances et
mon peu de goût pour la société de ce singulier personnage.

Mais les événements m'avaient prouvé de reste que Tartaglia était loyal
en amitié, et j'étais trop son obligé pour hésiter à l'admettre sur le
pied d'égalité où ma femme avait toujours été avec lui. Je confirmai
l'invitation ce dont il parut extrêmement flatté.

--Vous êtes bon comme un homme d'esprit, me dit-il; vous avez raison,
_mossiou_, de tendre la main à Tartaglia pour l'élever à vous. Tartaglia
n'est pas un mauvais homme, vous le savez bien; mais, entre nous soit
dit, c'était quelquefois une vraie canaille. Que voulez-vous! la
jeunesse, les passions, la misère, un peu de vin par-ci, un peu de
paresse par-là, et aussi le libertinage! Mais Tartaglia est devenu
vieux, et, un beau jour, il s'est dit qu'il fallait faire une bonne fin.
L'occasion l'a servi, c'est-à-dire que le ciel l'a aidé. Écoutez son
aventure:

«En se sauvant des griffes de la police, qu'il avait trahie par
dévouement à l'amitié, il s'est trouvé dans une petite bourgade de la
maremme siennoise, où une méchante chaloupe pontée venait de déposer un
plus illustre fugitif, notre cher susdit prince. Vous savez, _mossiou_,
comment il avait laissé traiter le pauvre Tartaglia par ses gens, dans
cette maudite _befana_ où il faisait, on peut bien le dire, la figure
d'un saint dans une niche. Eh bien, tout en passant la nuit ainsi
enchâssé et béatifié, Tartaglia avait fait ses petites réflexions, par
suite de ses petites remarques, et il s'était dit: Ce beau cheval noir
que j'ai vu là, au bas de l'escalier, c'est Otello, je le connais bien.
Je l'ai pansé et promené assez souvent, ne fût-ce qu'une certaine nuit
sur la route de Frascati, où, par parenthèse (on peut tout dire à
présent), je vous ai empêché de tomber dans les griffes de Campani (le
diable ait son âme!) en vous faisant passer pour M. Mangin, le préfet de
police.... Mais je continue! Donc j'avais reconnu la dame voilée puisque
j'avais reconnu Otello, et je me disais:
                
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