George Sand

La Daniella, Vol. II.
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»--Medora ne partira pas avec le prince, puisqu'elle a revu M.
Valreg....

»Et puis je m'étais dit encore.

»--Voilà un bon prince, très-amoureux et très-libéral. Si, au lieu de me
fouler aux pieds, il me demandait conseil, il pourrait bien s'apercevoir
que je suis un homme dans l'occasion.

»Si bien que, voyez la destinée, _mossiou!_ quand je l'ai retrouvé dans
cette bourgade dont je vous parle (ça s'appelle Porto-Ercole), j'ai
été droit à lui et je lui ai dit des choses qui lui ont fait ouvrir
l'oreille, entre autres celle-ci:

»--La Medora est coiffée d'un garçon (je ne vous ai pas nommé) qui aime
ailleurs et ne veut point d'elle. Patientez, et si je vous fais épouser
cette belle, faites-moi votre intendant, je ne vous demande pas plus
d'un mois pour y réussir. J'y risquerai ma peau; mais la place que vous
me promettez vaut bien ça.

»--Je te l'ai donc promise? a dit le prince en riant. Eh bien, soit! Je
n'y risque rien, puisque tu n'y réussiras pas.

»Et moi:

»--Nous verrons!

Or, _mossiou_, me voilà habillé en honnête homme, comme vous le voyez,
et décidé à le devenir. Je commence bien, puisque j'ai donné au prince
le bon conseil de rendre les lettres, ce qui est une chose noble et
faite pour attendrir la Medora: qu'en pensez-vous? Mais vous êtes
préoccupé, et peut-être que mon bavardage vous ennuie?

Nullement; mais je vois que ma femme veut te parler, et qu'elle me fait
signe d'aller dans la cuisine.

En effet, Daniella avait eu l'inspiration de confier à Tartaglia le
danger où elle croyait Brumières si Felipone nous quittait avant deux
heures, et il abrégea toute explication en lui disant:

--Ah! ah! je sais! la Vincenza! Il est enfin jaloux!

Il se chargea de retenir Felipone, bien qu'il ne fît pas des souhaits
bien ardents pour la conservation des jours de Brumières. Il savait, par
le fermier, chez qui il était arrivé le matin même, que Brumières était
devenu le cavalier servant de Medora; mais il ne s'en inquiétait pas
beaucoup. Il pensait qu'elle se moquait de lui. Daniella se garda bien
de trahir le secret de Brumières. Nous en étions, elle et moi, les
seuls confidents. Les témoins, avertis à Rocca-di-Papa, ne savaient
pas eux-mêmes pour quel office ils étaient requis et à moitié payés
d'avance.

Pendant cette explication, j'aidais Felipone à désembrocher son lièvre,
et chaque instant qui s'écoulait me donnait la conviction qu'il ne
songeait qu'à manger, à rire et à babiller.

Quand nous eûmes apaisé la première faim. Tartaglia reprit devant le
fermier le thème favori de ses projets de fortune, et celui-ci me parut
très au courant de ses espérances relativement à la réconciliation du
prince avec la belle Anglaise. Il me sembla même comprendre, à quelques
monosyllabes échangés entre eux, que le prince était attendu à son
ancienne résidence de la _befana_ d'un jour à l'autre. Je regrettais la
peine inutile qu'il allait prendre et les nouveaux dangers qu'il venait
braver, mais je ne pouvais dire un mot pour lui faire donner un meilleur
avis. Avec des gens aussi pénétrants que mes deux convives, la moindre
réflexion eût pu conduire à la découverte du secret de Brumières.

Je laissai donc Tartaglia, je veux dire maintenant Benvenuto, se bercer
de rêves qui ne me semblaient pas tout à fait illusoires, puisqu'en
attendant il avait la confiance du prince. Il était évident qu'il lui
avait plu et qu'il pouvait désormais tenir sa parole de devenir un
honnête homme. Il avait du linge magnifique; un passe-port bien en
règle; de l'or plein ses poches: trois choses que j'avais toujours
entendu souhaiter à cet original, et moyennant lesquelles il assurait
pouvoir rentrer dans le sentier de la vertu.

--Voyez-vous, mes amis, nous dit-il au dessert, après s'être, je dois le
dire, très-convenablement tenu pendant le repas, il y a des pays où la
bonne conduite est assez encouragée pour qu'il y ait plaisir et profit à
en faire métier; mais il y en a d'autres où la condition des gens de ma
sorte est si dure et leur éducation si mauvaise, qu'ils ne peuvent pas
sortir du bourbier sans un secours extraordinaire. En Italie, où l'on
est obligé de tenir compte de la fatalité des choses, vous verrez,
si vous regardez bien, que les antécédents n'empêchent pas la
considération, et, tel que vous me voyez, je veux, avant qu'il soit
deux ans, être M. Benvenuto, intendant considéré, estimé de son maître,
redouté de la valetaille, marié à une gentille femme, et père d'un
beau garçon qui sera un jour avocat ou médecin, à moins qu'il n'ait la
vocation d'artiste, ce en quoi je ne veux pas le contrarier. Pourquoi
non? Eh! monsieur Valreg, croyez-vous donc que le métier de gredin soit
agréable? et que celui d'homme de bien ne soit pas le plus amusant de
tous, surtout pour le pauvre diable qui a vécu d'aumônes insultantes et
de coups de pied dans les mollets? Être homme de bien! c'était mon rêve,
comme celui des courtisanes folles est de devenir vieilles bourgeoises
dévotes. Quand on vient au monde avec la vocation de la vertu, on fait
comme vous; on souffre, on travaille, et l'on arrive par là au même but
que l'enfant prodigue qui rentre tout d'un coup au bercail, moyennant
qu'on lui offre du veau et des habits neufs. Seulement, vous avez pris
le chemin le plus long pour avoir une bonne renommée, car vous ne la
tiendrez bien qu'après vingt ou trente ans de sainteté, et encore vous
pourrez la perdre pour une mince peccadille; car le monde est ainsi
fait: plus on lui donne, plus il exige. Tandis que, si un coquin passe
tout à coup honnête homme, on lui en sait un gré infini. Ça étonne, ça
amuse, et ceux qui s'attribuent le mérite de l'avoir converti en sont si
fiers, qu'ils s'en vont le disant à tout le monde. Je suis sûr qu'avant
trois mois mon prince me prônera à tous ses amis comme son ouvrage; et
pourtant, la vérité est, monsieur Valreg, que si je dois quelque chose
à quelqu'un, c'est à vous, parce que... ma foi, je ne saurais dire
pourquoi! une sympathie, une persuasion, votre amour pour cette
Daniella, qui vaut quarante Medora... Mais chut! avant peu il faudra
dire à celle-ci _Votre Altesse_, et prendre ses ordres chapeau bas,
l'épée au côté!

Il babilla ainsi jusque vers neuf heures, et ses manières étaient
telles, que, si je ne l'eusse connu dans son abjection récente, j'aurais
pu croire qu'il avait toujours vécu parmi des gens honorables.

A force de regarder les personnes du grand monde en leur servant de
ruffian et de bouffon, il savait à l'occasion jouer le rôle d'un
subalterne décent et bien appris. Sa toilette soignée, sa barbe rasée,
sa chevelure insensée, élaguée maintenant et et collée aux tempes,
changeaient tellement sa figure et sa manière d'être, qu'il pouvait
espérer de n'être pas trop reconnu.

--Explique-moi ta présence à mon mariage, lui dis-je en le reconduisant
jusqu'au pianto avec le fermier qui, reprenait par là le chemin de sa
maisonnette.

--C'est bien facile. Ce jour-là j'étais envoyé déjà par le prince pour
tâter le terrain. J'avais revu miss Medora, et j'avais été mal reçu.
Mais le soir même j'y retournai, et je fus mieux écouté; votre mariage
avait changé ses idées. Voilà pourqoi je suis reparti pour chercher les
lettres.

--Et as-tu vu Medora aujourd'hui?

--Non, je vais la voir; j'ai rendez-vous avec elle chez Felipone pour
opérer la restitution, et mon éloquence saura mettre l'entrevue à profit
pour les intérêts de mon prince.

--À présent, dis-je à ma femme, quand je fus revenu auprès d'elle sur la
terrasse du casino, tu n'est plus inquiète? Felipone s'en va les yeux
bouffis, et il compte dormir comme un homme qui a chassé toute la
journée. Brumières a déposé son cadeau aux pieds de son idole; il est à
Piccolomini maintenant...

--Oui, répondit-elle, tout cela paraît ainsi; mais je ne suis pas
tranquille.

--Ah ça! sais-tu que tu me rendras jaloux de Brumières, avec tes
pressentiments et l'exagération de tes craintes?

--Mon _Giovanni_, répondit-elle avec candeur, ne sois pas jaloux de M.
Brumières; je me reprochais justement de ne pas assez penser à ce pauvre
gardon. Je ne puis songer qu'à mon parrain, qui est bien malheureux, je
te le jure! Je sais ce que c'est que la jalousie! j'en ai eu le coeur
mordu si cruellement! Je sais ce qu'il roule dans sa tête, ou ce qu'il
roulera demain, car, je suppose qu'il ne sache encore rien; si la
Vincenza est, de son côté, jalouse de Brumières, elle fera des
imprudences, et son mari ne pourra pas fermer les yeux plus longtemps.
S'il ne tue pas ce jeune homme, il tuera la Vincenza.

--Eh bien, répondis-je, ce ne sera pas une si grande perte!

--Cette femme-là est bien coupable et bien bornée! reprit Daniella; mais
Felipone l'aime avec passion, et, quand il l'aura tuée, il se tuera
lui-même, s'il n'en devient pas fou.

--J'espère, ma chère femme, que tu crées avec ton coeur et ton
imagination un roman plus noir que la réalité. Felipone aime sa femme
avec les sens. Tous ses traits indiquent la sensualité, rien de plus,
et ils expriment aujourd'hui, comme toujours, la sensualité
satisfaite. Avec des caresses, sa femme le ramènera. Il n'y a ni assez
d'enthousiasme ni assez de réflexion en lui pour qu'il prenne en haine
et en dégoût cette chair souillée et cet amour flétri.

--Tu raisonnes à ton point de vue; mais, chez nous, les sens font faire
plus de choses terribles que tu ne crois. Et puis, tu ne juges pas assez
bien le coeur de Felipone: il aime avec le coeur aussi. Il a été un père
pour moi dans les derniers temps, et il a pour toi une amitié qui prouve
qu'il est plus intelligent qu'il ne paraît. Va, nous perdrons beaucoup
en le perdant!

Je parvins à écarter les idées sombres de cette chère créature, et à lui
faire reprendre, avec assez d'attention, notre solfège; mais lorsqu'elle
fut endormie, elle eut des rêves effrayants, et, trois fois dans la
nuit, elle se leva pour aller écouter sur la terrasse. Elle ne pouvait
pas se persuader qu'elle n'eût pas réellement entendu des gémissements
et les bruits lointains d'une lutte horrible.

Quand le jour parut, elle s'habilla et me pria d'aller avec elle me
promener autour de la ferme des Cyprès. Je la voyais si agitée que je
cédai. Elle voulait passer par le souterrain. Je lui remontrai que
Tartaglia demeurait dans la _befana_, et que peut-être le prince y était
arrivé déjà.

--Il aura marché toute la nuit, lui dis-je, et il sera plus désireux de
dormir que de recevoir notre visite.

Nous descendîmes la sombre allée de cyprès et fîmes le tour de la ferme,
où les domestiques commençaient à s'agiter autour de leurs bêtes.

--Je suis étonnée de ne pas voir mon parrain, me dit Daniella, il est
toujours levé le premier.

Elle interrogea l'aîné des neveux, Gianino, un des orphelins qu'élève le
généreux fermier, le petit singe _alla cioccolata_. Il nous apprit que
Felipone était sorti avant le jour.

--Monte à sa chambre, me dit Daniella, et vois si son lit a été défait.
Sa femme couche encore à Piccolomini. Lady Harriet la garde jusqu'à la
fin de la semaine.

Le lit de Felipone était intact, il ne s'était pas couché.

--Tu vois! me dit Daniella; il avait les yeux bouffis d'un chasseur qui
tombe de sommeil. Sais-tu ce qu'il faut faire? Allons voir Onofrio; il
saura quelque chose.

Nous n'eûmes pas la peine d'aller jusqu'au paillis. Nous trouvâmes le
berger de Tusculum sur le plateau où fut le centre de la cité latine,
entre le cirque et le théâtre. Il écouta gravement nos questions et
parut ne pas les comprendre.

--Il est venu hier au soir, nous dit-il; il m'a payé; son argent est
bon; il est reparti tout de suite.

--Vous parlez de Brumières, lui dis-je; mais Felipone?

Il ne l'avait pas revu et paraissait de bonne foi. Fatigué de notre
insistance, il cessa de nous répondre et finit par nous dire:

--Enfants, laissez-moi tranquille; c'est l'heure de prier Dieu au soleil
levant, et vous me dérangez.

Il ne nous restait plus qu'un moyen de savoir la vérité; c'était d'aller
à Piccolomini ou à Rocca-di-Papa. Nous prîmes ce dernier parti. C'était
à sept heures que le mariage devait avoir lieu, et Brumières nous avait
dit qu'il irait le premier, avant la pointe du jour. Medora devait
être en route. En nous rendant au plateau _del buco_ par le revers de
Tusculum, nous pouvions arriver à temps pour la messe.

Quelque diligence que nous pûmes faire, la messe finissait quand nous
entrâmes dans la ville. Les précautions n'avaient pas été prises avec
assez de soin pour que la curiosité ne fût pas éveillée par la dévotion
matinale d'une jeune dame déjà connue dans l'endroit, et qui arrivait
au galop de son cheval pour entendre la messe; Medora avait dédaigné de
prendre un déguisement et de laisser Otello dans le bois. Il piaffait,
au beau milieu de la rue, avec deux autres chevaux de belle apparence
que tenait le petit groom laissé par le prince à sa belle ingrate. La
population se pressait autour de l'église, située sur la plus grande
place de l'endroit, c'est-à-dire sur une petite plate-forme de rochers
très-irrégulière, à laquelle on monte par quelques marches taillées dans
la lave.

Nous vîmes alors sortir la petite foule qui avait pu pénétrer dans le
sanctuaire, et une voix qui me fit tressaillir de surprise cria sous le
portail:

--Place, place, rangez-vous donc!

C'était la voix de Tartaglia, et bientôt nous le vîmes apparaître en
grande tenue de majordome, donnant le bras à Felipone souriant et
endimanché. C'étaient là les deux témoins du mariage de Medora avec...

Devinez! Pour moi, je crus rêver et ne pus trouver une parole pour
exprimer ma surprise à Daniella, qui, malgré ses angoisses récentes,
partit d'un éclat de rire nerveux en voyant sortir de l'église, à leur
tour, les deux nouveaux époux: le prince et Medora, désormais princesse
de Monte-Corona.

J'étais sur le point de rire aussi; mais, revenant à moi, je courus à
Felipone et lui saisis brusquement le bras en lui disant:

--Felipone! où est M. Brumières?

--Il n'est pas là, répondit-il en se dégageant avec la force d'un
taureau, mais sans montrer ni peur ni colère.

--Réponds! dis-je à Tartaglia; qu'avez-vous fait de lui?

--Bien autre chose qu'un célibataire jusqu'à nouvel ordre, _mossiou_.
Soyez tranquille! Tartaglia est homme d'honneur, à présent, et ne laisse
faire de mal à personne. Vous retrouverez votre ami, sans une seule
égratignure, dans la niche que l'on m'a appris à connaître, et d'où je
sais, par expérience, qu'il est impossible de descendre sans échelle, à
moins de vouloir se casser en plusieurs morceaux sur le pavé.

--Et qui a fait ce beau tour-là?

--Moi, _mossiou_! C'est une idée de moi, et faites-m'en compliment,
ajouta-t-il en m'emmenant à l'écart pendant que Felipone se perdait dans
la foule: le fermier voulait le tuer. Oh! Daniella avait vu clair! Mais
j'ai fait comprendre à ce jaloux qu'un homme mort est plus tranquille
qu'un homme vivant, et qu'il serait bien plus vengé en faisant manquer
ce mariage qui était le but de l'ambition de son ennemi. Il s'est donc
chargé de l'attirer à la gueule du souterrain, sous prétexte que Medora,
qui était, en effet, à la ferme avec le prince, le demandait. Alors, il
l'a bâillonné adroitement sans lui faire de mal, et comme il est fort
(vous savez, c'est un boeuf!), il l'a porté à la _befana_ et incrusté
dans la niche, avec l'aide d'Orlando, le cuisinier du prince.

Pendant ce temps-là, le prince, que Medora (je dois dire à présent la
princesse) ne s'attendait pas à trouver à la ferme avec moi, rendait
lui-même les lettres, se soumettait, pardonnait, grondait, parlait,
pleurait, disait adieu, revenait; si bien qu'au bout d'une heure miss
*** se disait, avec raison, que son vieux soupirant était un galant
homme et qu'il valait mieux pour elle être princesse que bourgeoise.

Une seule chose l'embarrassait, c'est comment elle allait rompre avec
son Brumières. C'est alors que je suis intervenu pour révéler les amours
du pauvre garçon avec la piquante fermière. Dès lors, la cause, a été
entendue, et, en apprenant où le mari jaloux avait niché son rival, elle
en a en un fou rire...

--Comment aviez-vous su le mariage concerté?

--Par Vincenza, _mossiou_; Vincenza avait écouté aux portes, et par elle
je savais tout avant de vous voir.

Daniella, qui avait essayé en vain de rejoindre Felipone, vint à nous.

--Pendant que tu bavardes, dit-elle à Tartaglia, sais-tu ce que devient
M. Brumières, et si Felipone ne va pas...

--Ne craignez rien, répondit-il; Benvenuto pense à tout et ne veut pas
que cette noce, qui fait sa fortune, soit entachée d'un _accident_.
D'abord, Felipone est satisfait, et puis Orlando est là qui garde à vue
le prisonnier et qui en répond sur sa tête.

Pendant que je recevais ses révélations, Medora et son époux, environnés
de pauvres, semaient de l'or à poignées sur les marches de l'église, et,
comme toute la population tendait les deux mains en criant misère sur
tous les tons, ils avaient grand'peine à se frayer un passage vers
nous. Le prince m'avait aperçu et il réussit à venir m'embrasser avec
effusion. Je m'étonnais de le voir ainsi en public. Il m'apprit qu'il
avait la permission en règle de passer trois jours sur le territoire
romain. L'espoir de lui voir faire un riche mariage avait décidé
son frère le cardinal à le couvrir momentanément de sa protection
toute-puissante, qui rejaillissait nécessairement sur Tartaglia.

--Maintenant, me dit-il, mon premier soin va être de courir avec ma
femme chez lady B***. Je veux qu'elle obtienne notre pardon, et qu'elle
ne se sépare pas de sa tante et de son oncle sans s'être réconciliée
avec eux. Je suis certain que, maintenant, lady Harriet, qui détestait
M. Brumières, sera très-contente de se voir alliée à un homme de son
rang. Venez-vous avec nous? Vous plaiderez ma cause?

--Non, c'est impossible. D'abord, je suis à pied avec ma femme.

--Votre femme! s'écria-t-il avec empressement; présentez-moi donc à
elle!

Il baisa la main de Daniella, et lui demanda sa sympathie, avec ces
grâces courtoises qui siéent si bien aux grands seigneurs et qui leur
coûtent si peu vis-à-vis des femmes. Il était désolé de n'avoir pas de
voiture à lui offrir; mais, à Bocca-di-Papa, c'est là un meuble aussi
inconnu qu'inutile.

--Je comprends, dit-il en me quittant, que vous soyez pressé d'aller
délivrer ce pauvre M. Brumières. En le faisant, dites-lui de ma part que
je jure sur l'honneur n'avoir eu connaissance du tour qui lui a été
joué que lorsque c'était un fait accompli. Maintenant, s'il trouve que
j'aurais dû aller le délivrer et lui céder ma place à l'église ce matin,
dites-lui que j'ai trois jours à passer dans le pays et que je suis à
ses ordres.

--Je ferai votre commission; mais je lui dirai en même temps qu'il
aurait mauvaise grâce à ne pas se tenir coi.



LVI

Nous retrouvâmes Brumières, non plus dans la niche, mais dans le Pianto,
où Orlando, voyant l'heure du mariage écoulée, l'avait conduit et laissé
à lui-même. Le pauvre garçon nous fit beaucoup de peine. Il s'était
défendu avec tant de rage, qu'il était courbaturé à ne pouvoir bouger
sans de vives douleurs. De plus, le chagrin, la honte et le colère lui
avaient donné la fièvre. Orlando, en le délivrant de l'humiliation de
la niche, lui avait tout appris. Il était comme hébété de désespoir et
d'étonnement.

Nous le conduisîmes chez nous, où nous lui fîmes un lit et de la tisane.
Il dormit quelques heures et se sentit mieux; mais il ne voulut pas
laisser mettre le fauteuil où nous le fîmes asseoir, sur la terrasse du
casino. Il semblait qu'il ne voulût pas voir le jour. Il disait, moitié
pleurant, moitié riant, que les nuages et les oiseaux se moqueraient de
lui. Il traduisait la plaintive chanson des grandes girouettes en un
rire satanique.

Quand il vit qu'il n'y avait aucune ironie dans l'intérêt que nous lui
exprimions, il se rasséréna un peu, et nous nous convainquîmes bientôt
que son dépit et sa contrariété passeraient aussi vite que son amour
était venu. Il n'avait jamais aimé Medora avec le coeur. Il manquait une
belle affaire et il la manquait ridiculement il n'avait guère d'autre
souci.

Malgré cette mauvaise situation, il se montra homme d'esprit, et par
conséquent équitable.

--Elle m'a joué, dit-il; elle a ri cruellement de ma mésaventure, cela
devait être. Elle avait barre sur moi à cause de cette sotte liaison
avec la Vincenza. Avec un peu de raison et de justice, elle aurait pu
se dire que je n'aimais qu'elle, et que, si j'avais subi la fermière
jusqu'au dernier moment, c'était bien faute de savoir comment me
débarrasser d'elle sans esclandre. Mais une femme orgueilleuse comme
Medora ne peut pardonner ce qui semble un outrage à sa beauté et à sa
puissance. C'était la seconde fois qu'elle se trouvait en rivalité
avec une de ces femmes qu'elle considère comme appartenant à une race
inférieure à la sienne. Elle ne pouvait avaler cela. J'ai payé pour
deux! Quant au prince, il a fait ce que j'eusse fait sans scrupule à sa
place, et je pense vous avoir prouvé hier que, si je ne lui cherche pas
querelle, ce n'est pas par poltronnerie. Il me semble qu'une provocation
ferait croire à Medora que je suis inconsolable. Or, il n'en est point
ainsi. Ma colère se passe, et ma consolation se trouvera.

Le personnage à qui Brumières rendit encore plus de justice fut
Felipone. Il nous raconta avec émotion, et avec plus de couleur que je
n'en puis mettre dans ce récit, ce qui s'était passé entre lui et le
fermier.

»--Cet Italien ventru est un homme, nous dit-il, un homme de rare
énergie que j'aurais bien voulu étrangler, cette nuit, à cause de sa
force physique, mais dont, malgré tout, j'étais obligé d'admirer la
force morale. Je ne sais pas si c'est lui qui a eu l'idée de m'attirer
dans ce piége, mais j'y ai donné complètement. C'est la Vincenza,
perfide ou résignée, qui est venue me dire, à Piccolomini, que Medora me
demandait. Celle-ci était montée dans sa chambre à huit heures, après
avoir reçu et agréé mon bijou étrusque au jardin. Moi, j'avais couru si
vite sur les chemins à pic de Tusculum, que je n'en pouvais plus. Devant
me lever avant le jour, je m'étais jeté sur mon lit. N'importe, je me
relève, je m'habille, je crois que Medora m'attend au jardin ou dans le
casino de Baronius, où nous avions coutume de babiller souvent jusque
minuit. Je retrouve la Vincenza dans l'escalier.

»--C'est chez mon mari qu'on vous attend, me dit-elle.

»Je soupire d'avance, et me voilà courant de plus belle. Arrivé à la
ferme, je commence à me dire que Felipone veut, en effet, se débarrasser
de moi. Mais le jockey de Medora vient à moi et me dit que sa maîtresse
est dans la chambre basse, celle qui communique avec le souterrain. Je
sentais de plus en plus le piége; mais que faire? Si Medora était là, en
effet, pouvais-je reculer? À peine entré dans cette maudite chambre, où
je ne voyais pas la moindre lumière, je me sens pris dans une couverture
qui m'enveloppe la tête, et j'ai beau crier et jurer, on m'importe dans
le souterrain comme on ferait d'un petit enfant. Arrivé dans la fameuse
cuisine, je suis lié et bâillonné par plusieurs personnages dont l'un
m'est inconnu. Felipone était l'autre. Cette fois il y avait de la
lumière.

»Je pensais qu'on allait m'égorger; aussi, je me défendais en désespéré,
et j'essayais de hurler comme un diable. Une demi-heure de résistance
enragée ne m'a servi de rien, sinon, qu'à me laisser brisé et épuisé. Eh
bien, pendant tout ce temps, Felipone était admirable de sang-froid, je
devrais dire héroïque; il me terrassait encore plus par là que par la
force de ses muscles. Au milieu de mon exaspération, j'entendais les
courtes phrases qu'il me jetait de temps en temps:

»--Signore, vous êtes imprudent de vous tant défendre... Vous me teniez
sans pitié... J'ai juré de ne pas vous faire de mal... jugez si j'ai
de la peine à tenir parole. Ne m'injuriez pas, ne me faites pas perdre
patience. Il m'en faut beaucoup!»

Et, de temps en temps, il s'adressait à son acolyte:

«--Tu vois, Orlando, si je le blesse et si je le serre trop fort. A
moins de l'embrasser et de lui dire que je l'aime, que puis-je faire de
mieux?

»Quand ils m'eurent attaché comme une momie et porte dans la niche, au
moyen d'une double échelle, Felipone resta au moins cinq minutes à me
regarder attentivement. L'autre était descendu.

»--Vous voilà bien couché, _signore mio_, me dit-il; vous pouvez faire
un somme et oublier ceux à qui vous avez ôté le sommeil pour toujours.
On m'a dit que vous aimeriez mieux être mort que vexé comme vous voilà,
pendant que votre maîtresse s'en va se marier avec un autre, et rit de
vous savoir où vous êtes. Voilà pourquoi je ne vous ai pas enlevé un
cheveu. Pourtant, je vous le dis, il faudra vous en aller; je ne réponds
de moi que jusqu'à demain.

»Et, en me parlant ainsi, il souriait toujours; mais je commençais à
trouver son hilarité pétrifiée plus effrayante que celle des diables du
_Jugement dernier_ de Michel-Ange.»

--Vous voyez, dit Daniella à Brumières, il faut vous en aller! vous
n'êtes pas hors de péril.

--Certes, je le sais bien! et dès que je pourrai mettre un pied devant
l'autre, je quitterai ce maudit pays sans vouloir y rencontrer une
figure humaine.

La Mariuccia vint nous voir dans la soirée. Brumières voulut être
présent au récit qu'elle nous fit de la réconciliation de Medora avec
sa tante, et pria notre petite tante, à nous, de ne pas lui épargner un
détail des railleries dont il avait dû être l'objet. Mais on n'avait
rien su à Piccolomini de sa triste aventure. On pensait seulement qu'il
avait été congédié la veille et qu'il était parti dans la nuit. On s'en
réjouissait. La Medora avait fait très-bien les choses. Elle était
entrée chez sa tante au moment du déjeuner; elle s'était mise à genoux
pour demander pardon de toutes ses révoltes. Lady Harriet lui avait fait
un bon sermon sur sa manière de vivre, sur ses courses, le soir et le
matin, à des heures indues, et, sur son intimité inconvenante avec M.
Brumières. En ce moment, le prince, qui se faisait petit et gentil
derrière la porte, s'était jeté aussi aux pieds de milady, en se
déclarant l'heureux époux; et l'on avait déjeuné ensemble de bonne
amitié.

Le lendemain matin, le prince vint à Mondragone de très-bonne heure, et
voulut voir Brumières.

--Monsieur, lui dit-il, je vous ai fort contrarié et suis prêt à vous en
rendre raison; mais, avant tout, je veux vous tirer d'un danger que mon
intendant Benvenuto m'a fait connaître, et qui s'aggrave d'un instant
à l'autre. Je ne quitte ce pays-ci qu'après-demain. Je vous prie
donc d'accepter ma voiture et l'escorte d'Orlando et de Benvenuto,
aujourd'hui même, jusqu'à Rome. De là, vous gagnerez Civita-Vecchia avec
le même Orlando, qui m'y attendra pour l'embarquement. Vous pourrez,
vous, vous embarquer dès demain. Nous nous reverrons ensuite où, quand
et comme vous voudrez.

Brumières refusa; mais l'entrevue se termina par une poignée de main.

Une heure après, lord B*** vint, avec sa voiture, chercher Brumières
pour le conduire jusqu'au bateau à vapeur. Felipone n'avait pas reparu
depuis que nous l'avions rencontré à Rocca-di-Papa. Benvenuto, qui se
démenait et s'ingéniait pour ne pas laisser ensanglanter le prologue de
ses belles destinées, pensait que le fermier guettait sa proie, et il
avait averti lord B*** de sauver au moins la vie au pauvre amoureux
éconduit.

Brumières nous quitta en nous donnant de sincères témoignages
d'affection et de gratitude, en nous priant de donner de sa part à la
Vincenza le bijou étrusque que Medora venait de lui renvoyer.

--Voulez-vous donc faire tuer la Vincenza par son mari? lui dit
Daniella. Gardez ce présent pour la première duchesse à qui vous ferez
la cour.

Brumières pâlit à l'idée de la situation terrible où il laissait la
Vincenza, et sourit à celle d'une plus brillante conquête. Nous vîmes
bien que ses déceptions ne l'avaient pas guéri de la manie des grandes
aventures.

Le prince et la princesse partirent pour Gênes le jour où expirait la
permission de séjour du prince dans les États romains. Nous ne revîmes
pas Medora. Le prince vint nous faire ses adieux, ses protestations
d'amitié et ses offres dans le cas où je voudrais aller décorer son
palais.

Benvenuto ne voulut accepter de moi aucune espèce de récompense pour les
services qu'il m'avait rendus.

--Je suis plus riche que vous, maintenant, me dit-il, et si jamais vous
êtes dans la gêne, souvenez-vous de l'ami Tartaglia, qui sera heureux de
vous obliger.

Lady Harriet, se sentant tout à fait remise, congédia la Vincenza le
jour même. Celle-ci vint nous trouver pour savoir si nous avions des
nouvelles de son mari.

--Quoi! lui dit ma femme indignée, tu nous demandes cela avec cette
tranquillité?

--Je sais, répondit l'effrontée petite créature, que M. Brumières est en
sûreté et que Felipone ne fera pas de malheur.

--Lequel des deux vous intéresse? lui demandais-je.

--Eh! mon pauvre mari, puisque l'autre me trompait.

--Et tu ne crains rien pour toi-même? dit Daniella.

--Que veux-tu que je craigne? J'ai aidé Felipone à se venger en faisant
manquer le mariage.

--Et tu es sûre de le gouverner encore?

--_Chi lo sa!_ répondit-elle; mais je suis sûre qu'il ne me fera point
de mal.

--Et tu ne crains pas qu'il ne s'en fasse à lui-même?

--Qu'il ne se tue? Oh! si tous les maris trompés se punissaient comme
cela de leur confiance, nous serions toutes veuves!

Il n'y avait pas à la chapitrer. C'est une nature insouciante et
audacieuse.

--Va, au moins, soigner les neveux de ton mari, lui dit Daniella. Si je
ne m'étais occupée d'eux depuis quelques jours, je crois qu'ils auraient
fait maigre chère.

--Bah! tu t'intéresses à ces petits singes? Moi, ils m'ennuient et me
dégoûtent!

--Alors je les plains, si ton mari ne revient pas. Pour qu'il oublie
ainsi ces pauvres créatures, il faut qu'il soit bien loin ou bien
tourmenté.

Daniella parlait encore lorsque Felipone entra dans le Pianto où nous
étions en ce moment. Sa femme alla à lui pour l'embrasser. Il la baisa
sur les deux joues avec la même aisance que si rien ne se fut passé, et
la pria doucement d'aller mettre un peu d'ordre à la maison.

--Passe devant, lui dit-il, et enlève les matelas et les couvertures
restés dans la _befana_. Je vais t'aider.

Elle descendit l'escalier du Pianto en chantonnant, et en nous jetant, à
la dérobée, un regard de triomphe moqueur qui semblait dire: «Vous voyez
ce pauvre homme!»

--Mes enfants, nous dit le fermier en nous serrant les mains, priez pour
moi, vous qui croyez... Je suis un homme bien à plaindre.

Sa bouche ne cessa pas de sourire en proférant ce premier et dernier
aveu de son désespoir.

--C'en est fait de la Vincenza! me dit Daniella.

--Suivons-le!

--A quoi bon? Aujourd'hui ou demain, elle est condamnée!

--Peut-être que non! Le premier moment est le plus à craindre.

Je m'élançai sur les pas du fermier: mais il avait pris si rapidement
l'avance, que je trouvai la porte tournante déjà fermée et verrouillée
en dedans. Je frappai en vain, on n'ouvrit pas. Cette porte massive a au
moins six pouces d'épaisseur, et ne laisse point passer le bruit qui se
fait dans la _befana_, masquée qu'elle est, de ce côté-là, par un second
mur en briques et une autre porte bien jointe.

Je collai en vain mon oreille contre la fente imperceptible que le tour
laissait entre le bois et l'encadrement de pierre. Plus de cinq minutes
se passèrent sans que j'entendisse d'autre bruit que celui des pas de
ma femme, qui venait me rejoindre Puis il nous sembla que quelqu'un
se jetait dans l'intervalle des deux portes en murmurant des paroles
confuses; et aussitôt nous distinguâmes la voix claire du fermier qui
disait: _Basta!_ (c'est assez). La seconde porte, en se refermant, nous
sembla couvrir, de son bruit sourd, un cri étouffé, et tout rentra dans
le silence.

--Ces agitations te font mal, dis-je à Daniella, qui tremblait et ne
pouvait plus se soutenir. Je ne veux plus te voir suivre ce cauchemar.
La vie de ton enfant est plus précieuse que celle de Vincenza. Va-t'en,
et prends patience, si tu m'aimes. Je te jure que je vais faire tout ce
qui sera humainement possible pour empêcher Felipone...

--Il n'est plus temps, va! me dit Daniella. Je ferai ce que tu veux.
Tâche de savoir ce que va devenir mon pauvre parrain.

Elle quitta ce lieu sinistre, et je sortis de Mondragone pour courir
à la ferme, sans espoir de pénétrer par là dans le chemin souterrain
(Felipone avait dû prendre ses précautions), et sans beaucoup de chance
d'arriver à temps, quand même le passage serait libre. Le tour qu'il
faut faire pour retourner à la porte des cours et redescendre la
longueur du château en dehors, avant d'entrer sous les cyprès prend déjà
au moins dix minutes; il en faut au moins autant pour descendre l'allée
en courant, et je n'osais guère courir, dans la crainte d'être observé
et d'attirer l'attention sur l'événement que je voulais conjurer.

Depuis quelque temps et surtout depuis le jour où Felipone avait
disparu, la ferme était à l'abandon. Les deux domestiques: étaient aux
champs; les enfants jouaient dans la petite cour. Je demandai à Gianino
si son oncle était revenu. Il secoua la tête négativement, et je vis
passer sur sa figure jaune et camuse une expression de tristesse et
d'inquiétude que l'insouciance de son âge n'emporta qu'avec effort.
J'essayai, à tout hasard, d'entrer dans la salle basse: elle était
solidement fermée, comme de coutume.

J'attendis une heure. J'allai, comme en me promenant, à la prairie où
est la petite chapelle qui donne issue au souterrain dans la campagne.
Elle était également fermée d'un énorme; cadenas. Je retournai à
Mondragone et redescendis aux caves de la porte tournante: rien que
ténèbres et silence. J'allai consulter Daniella, qui priait devant la
madone du portique.

--Que faut-il faire? lui dis-je.

--Rien, s'il a fait ce qu'il voulait; nous devons paraître ne rien
savoir. En le cherchant et en le demandant, nous l'envoyons à
l'échafaud. Laissons passer encore une heure, et j'irai porter à manger
à ces pauvres orphelins. Felipone les a oubliés lui si bon pour eux.
Quand j'ai vu le commencement de cet abandon, je me suis dit: «C'est
bien mauvais signe!» La journée s'écoula sans rien changer à nos
angoisses. Vers le soir, Daniella me proposa d'aller voir Onofrio.

--Si mon parrain ne s'est pas tué avec sa femme, il est là. Onofrio
était son meilleur ami.

La pénétration de Daniella n'était pas en défaut. Sur les ruines du
cirque de Tusculum, nous trouvâmes Felipone assis auprès du berger. Les
moutons broutaient, autour d'eux, l'herbe fine de l'amphithéâtre. Le
soleil se couchait; une douce brisa effleurait, sans les agiter, les
cheveux rudes et frisés du fermier.

--Voilà une belle soirée, nous dit-il en venant à notre rencontre; on
est bien ici, et vous avez raison d'y venir voir coucher le soleil.

--C'est, dit Onofrio avec son calme habituel, un des plus beaux endroits
de la Campagne de Rome, et, dans les plus mauvaises journées de l'hiver,
on n'y sent point de froid. C'est là que je viens me chauffer au mois
de janvier. Ça ne fait de mal à personne, n'est-ce pas? La bon Dieu ne
trouve pas que ça use son soleil quand les pauvres gens, à qui l'on
dispute un fagot dans ce monde, vont lui demander un peu de son grand
feu.

Nous interrogions avec anxiété la figure de ces deux hommes; il n'y
avait chez eux aucun effort visible pour s'entretenir avec nous de
la pluie et du beau temps. Ils semblaient continuer une conversation
paisible et rêveuse.

--C'est une pauvre vie que la vie de berger, dit Felipone; et pourtant
moi qui, étant garçon, courais un peu les filles et le cabaret dans
la ville, j'ai quelquefois désiré d'être seul et dévot comme ce
chrétien-là. Si j'avais cru en Dieu, je n'aurais pas fait les choses à
demi: je me serais fait moine ou berger. Plutôt berger, car le moine
s'abrutit à recommencer tous les jours la même promenade et à marmotter
d'heure en heure les mêmes prières, tandis que le berger va où il veut
et dit à Dieu ce qu'il a envie de lui dire.

--Le berger a ses jours de peine et de plaisir, reprit le sentencieux
Onofrio. Dans ce temps-ci il n'est pas à plaindre, et le pays où me
voilà fixé depuis dix ans est des meilleurs. Mais dans ma jeunesse, j'ai
eu de bien mauvaises saisons à passer, dans des endroits où je ne voyais
jamais personne, et où la fièvre me tenait éveillé toute la nuit. Allez!
la nuit est bien longue quand on n'a, pour se désennuyer, que le bruit
du tonnerre et les grands éclairs qui vous font voir la plaine toute
bleue. On dit son chapelet en comptant les gouttes de pluie qui tombent
sur le toit de paille. Si on ne croyait à rien. Felipone, on deviendrait
aussi bête que les brebis que l'on garde.

--Je n'ai jamais dit que je ne croyais à rien, répondit le fermier; je
crois à la folie des hommes et à la malice des femmes.

En parlant ainsi, il fit un mouvement de la tête en arrière pour rire de
son gros rire frais et sonore. Daniella me serra le bras pour me faire
remarquer, entre son menton, et sa cravate, des traces d'ongles toutes
récentes: la Vincenza s'était défendue.

--Où est ta femme? lui dit-elle quand le berger se leva pour rassembler
son troupeau.

--Ma femme? dit-il d'un air étonné. Elle est à la maison je pense.

Cela fut dit si naturellement, que j'en fus complètement dupe. Nous
revînmes ensemble jusqu'à la ferme. Gianino, en apercevant son oncle, se
mit à courir et se jeta à son cou. Cet enfant, laid et disgracieux, mais
intelligent et sensible, se pendait à lui et l'étranglait de caresses.

--Pauvre petit, dit le fermier en l'asseyant sur son épaule, il
s'ennuyait sans moi.

--Est-ce que tu vas encore t'en aller? dit l'enfant.

--Non, mon _Gianinuccio_; à présent, je vas rester à la maison: je suis
las de me promener.

--Et ma tante? est-ce qu'elle ne va pas rentrer aussi

--Elle n'est donc pas revenue, ta tante?

--Cela t'étonne? dit Daniella à son parrain en le regardant fixement.

--Non, répondit le fermier impassible, en posant l'enfant par terre,
elle aura suivi son dernier amant.


... juin

C'est la seule explication que, depuis quinze jours, nous ayons obtenue
de Felipone. Nous avons reçu des nouvelles de Brumières. Il est
à Florence. Il nous dit qu'il se porte bien, et nous demande, en
post-scriptum, si le fermier n'a pas trop battu sa petite femme.



LVII

... juin,

Mondragone.

Mais ne pensez pas que, depuis ces quinze jours, nous nous soyons
tenus tranquilles, renonçant à retrouver la victime de cette terrible
vengeance conjugale.

Dans la nuit qui suivit l'événement, Daniella, ne pouvant dormir et en
proie à un état fébrile qui m'inquiétait, me dit tout à coup:

--Lève-toi, ami! Il faut pénétrer dans cette _befana_ maudite. Qui sait
s'il a eu le courage de tuer sa femme? Elle n'est peut-être en punition
que pour un temps...

--Je n'espère plus rien; mais, pour te calmer, me voilà prêt à essayer
l'impossible. Que crois-tu que je doive faire? Lorsque j'ai cherché,
avec Benvenuto, le chemin de cette _befana_, j'en ai approché beaucoup,
puisque le docteur m'a dit avoir entendu notre travail et en avoir été
inquiet.

--Ce travail était dangereux, je ne veux pas que tu le reprennes; mais,
moi, je crois, je dis qu'il y a une autre entrée à la _befana_ que celle
que nous connaissons, une entrée que Felipone a découverte depuis le
temps que le prince et le docteur y étaient, et dont il se réserve le
secret pour lui seul.

--Qui te donne cette pensée-là?

--Une espèce de vision que je viens d'avoir. Oh! ne me regarde pas d'un
air inquiet, ne me crois pas en délire. Je dis une vision, ce n'est pas
autre chose qu'un souvenir; mais un souvenir qui s'était effacé tout
à fait et qui vient de me revenir, comme j'étais là, moitié pensant,
moitié rêvant. Écoute! Le jour où Felipone nous donna l'idée de nous
marier en dépit du curé, je l'avais rencontré dans la partie tout
abandonnée du parc qui est entre l'allée des cyprès et le mur de
clôture. Il creusait une espèce de fossé, et, comme ce n'est pas là son
ouvrage, je m'en étonnai. Il ne me donna pas une bonne raison; mais
je n'y fis que peu d'attention, et tant de choses intéressantes m'ont
occupée ce jour-là et le lendemain, que je n'ai pas gardé souvenir d'une
chose si indifférente. Voilà qu'elle me revient et c'est peut-être Dieu
qui veut que je m'en souvienne. Allons-y.

--Reste tranquille, j'irai seul. Dis-moi où cela est

--Non, tu ne trouverais pas. Prends tous tes outils; je porterai la
lanterne sourde.

Nous nous glissâmes parmi les lauriers et les oliviers jusqu'aux fourrés
épais que Daniella n'avait jamais explorés attentivement, mais où, avec
un instinct remarquable, elle retrouva l'emplacement où elle avait
vu fouiller. Au lien d'un fossé il y avait une butte de terre qui ne
paraissait pas de fraîche date. Un épais tapis de mousse témoignait, au
contraire, d'un long abandon.

Daniella, qui tenait la lanterne, se baissa et toucha cette croûte de
mousse qui se détacha et vint presque tout entière à la main. Elle avait
été placée là, elle n'y avait pas poussé; et elle était si verte et si
fraîche, qu'elle n'y avait été placée que peu d'heures auparavant.

A la suite de ces observations je n'hésitai pas à me servir de la pioche
et de la bêche. La terre, légère et toute fraîchement remuée, fut
écartée en moins de dix minutes. Je trouvai quelques dalles disposées en
forme de double escalier formant le toit d'une ouverture carrée à fleur
de terre.

Je me penchai sur le bord de cette ouverture, et je sentis le vide.

J'eus encore recours aux papiers enflammés jetés dans ce vide, et je vis
l'intérieur d'un vaste puits qui s'évasait dans le fond. C'était une
glacière. Je pus fixer la corde à noeuds dont je m'étais muni, à la base
d'un petit arbre qui masquait en partie l'ouverture. Daniella m'éclaira
en faisant lentement descendre la lanterne au moyen d'une ficelle.
Nous n'avions plus d'hésitation, plus de doutes; cet atterrissement
artificiel nous mettait trop sûrement sur la voie.

Je n'eus à descendre que la hauteur d'environ trois mètres. Avant le
fond de la glacière je trouvai un passage très-bas et très-étroit où
je pensai que le gros Felipone ne passait pas sans peine; et, après un
court trajet, je me trouvai dans la grande galerie qui conduit à la
befana. Je revins sur mes pas pour calmer les inquiétudes de ma femme et
lui dire de venir me rejoindre par le Pianto. J'avais toute espérance de
sortir par le tour, après avoir constaté le fait mystérieux, horrible
probablement, que nous poursuivions.

Je pénétrai sans obstacle dans_ la befana_. La faible clarté de ma
bougie ne me permettait pas d'en voir l'ensemble, et, après l'avoir
explorée dans tous les sens, je commençai à croire que nous avions rêvé
une catastrophe. J'allai ouvrir à Daniella, qui arriva bientôt derrière
la porte tournante, et que j'étais pressé de tranquilliser.

--Il n'y a rien, il n'y a personne, lui dis-je. S'il eût renfermé là sa
victime il aurait cadenassé cette porte, par où elle pouvait sortir.

--Mais s'il l'a tuée! As-tu cherché partout! Tiens, voilà une chose
nouvelle ici. La grande cheminée qui donne près du casino est murée.

--Cela n'a-t-il pas été fait pour nous empêcher d'entendre les cris de
Brumières lorsqu'on l'a tenu ici toute une nuit?

--Il nous a dit qu'on l'avait bâillonné. On n'aurait pas pris cette
peine-là si la cheminée eût été murée.

Je crevai, à coups de pioche, la cloison de briques qui fermait
l'orifice de la cheminée, et je vis qu'on avait entassé du foin
derrière cette maçonnerie encore fraîche. Felipone avait donc pris ses
précautions d'avance pour que l'on n'entendit pas, du casino, les cris
de la victime.

--Puisqu'il a eu tant de préméditation, dis-je à ma femme, il n'y a pas
d'espoir à conserver. S'il l'a tuée, il a eu le sang-froid de l'enterrer
quelque part, soit ici, soit ailleurs, dans les souterrains, peut-être
dans la glacière par où je suis descendu, et dont il a eu le soin de
masquer l'entrée.

Nous examinâmes toutes choses. Le lit où Tartaglia avait couché une
nuit, avant celle où il avait arrangé, à la ferme, le mariage du prince,
était encore dans le fond de l'hémicycle avec les matelas et les
couvertures. Nous nous rappelions que le fermier avait attiré sa femme
dans la _befana_ en lui donnant pour prétexte qu'il fallait remporter
cette garniture de lit, et le lit n'était pas dégarni. Les échelles qui
avaient servi à porter Brumières dans la niche et à l'en faire descendre
étaient encore là. J'y montai, je ne retrouvai dans la niche qu'un
bouton de manchette, que je reconnus appartenir à Brumières. Il n'y
avait aucune trace d'une lutte quelconque.

--N'importe, dit Daniella, j'ai rêvé que je devais venir ici, et je n'en
sortirai pas sans une certitude.

Et, toute pâle et frémissante, elle cria par trois fois, de sa vois
pleine et accentuée, dans le sourd et morne édifice le nom de Vincenza.

Au troisième appel, un léger frémissement se fit entendre, et nous nous
élançâmes vers les décombres d'où le son était parti.

Nous trouvâmes, dans le fond de la partie écroulée, la malheureuse femme
assise et idiote. Ses vêtements déchirés, ses cheveux épars collés à son
front par le sang coagulé sur son visage, la rendaient méconnaissable et
si effrayante, que Daniella, superstitieuse, recula en disant:

--C'est la véritable _befana_!

La victime était hors d'état de nous répondre. Elle essaya de se lever
et retomba. Je l'emportai dans le casino, où nos soins lui rendirent la
raison, mais non la force. Elle avait perdu tant de sang, qu'elle
était épuisée. Elle avait reçu à la tête un seul coup d'un assommoir
quelconque. Elle n'avait rien vu. Elle avait une large blessure près de
la tempe, mais elle ne la sentait pas, et demandait seulement si elle
avait quelque chose au visage. Elle parut soulagée dès qu'elle sut
qu'elle n'était pas défigurée.

Le sang était arrêté; les os du crâne ne me parurent point lésés, il
était évident que Felipone avait voulu tuer, qu'il croyait avoir tué,
mais que sa main avait manqué de force et qu'il n'avait pas eu le
courage de porter un second coup. Cet homme si adroit et si fort n'avait
pas pu tuer la femme qu'il aimait. La Vincenza se rappelait avoir lutté,
avant d'être emmenée jusqu'au réservoir, où elle pensait qu'il avait
voulu la noyer. Puis elle était tombée sous un choc violent et n'avait
eu conscience de rien, jusqu'au moment où elle nous avait entendus
parler, Daniella et moi, dans la _befana_. Elle n'avait pas reconnu nos
voix; elle ne se rendait encore compte de rien en ce moment-là. Mais, en
s'entendant appeler par son nom, et par une voix qui, disait elle,
en lui avait pas fait peur, elle était venue à bout, par un effort
machinal, de nous répondre.

Elle pensait avoir été poussée dans le réservoir après le coup qui lui
avait ôté la connaissance, et elle ne se trompait probablement pas,
car ses vêtements fripés paraissaient avoir été mouillés jusqu'à la
ceinture. Mais elle avait dû revenir à elle, étant seule, et se traîner
jusqu'à la place où nous l'avions retrouvée. Ç'avait été un effort tout
instinctif, sa mémoire ne pouvait ressaisir ce fait.

Elle ne put même nous donner ces vagues détails qu'après quelques heures
de repos. Daniella eut beaucoup de peine à la réchauffer, et passa le
reste de la nuit à la soigner. J'avais de mon mieux pansé et fermé la
blessure avec le collodion et la toile adhésive qu'à mon départ du
presbytère l'abbé Valreg, grand _remègeur_ en sa paroisse, avait fourrés
dans ma malle, en cas d'accident. Je lui ai vu faire tant de pansements
charitables, où je l'aidais naturellement, que je n'y suis pas trop
maladroit.

Grâce à un tempérament peu irritable et à un sang très-pur, la malade
n'eut pas la réaction nerveuse que je redoutais, et, au bout de deux
jours, la cicatrice était fermée dans les meilleures conditions
possibles. Il nous fallut agir avec beaucoup de mystère: d'une part,
pour ne pas exposer Felipone à des poursuites; de l'autre, pour ne pas
exposer sa femme à une nouvelle vengeance.

J'avais, dès la nuit même de cette recouvrance inespérée, fait
disparaître les traces de mon entrée dans la glacière, après être
remonté par là, afin de laisser le tour fermé en dedans. Je pouvais
présumer que Felipone n'aurait jamais la force de retourner dans la
_befana_, mais s'assurerait des issues, pour que personne ne pût
constater son crime. Je ne me trompais pas: il travaillait à murer et à
condamner pour jamais l'entrée du souterrain dans sa cave. Je le sus par
Gianino, qui l'entendait maçonner et porter des pierres durant la nuit;
et, malgré ses précautions, je le vis, en outre, sortir un matin des
massifs de la glacière. J'allai voir furtivement ce qu'il avait fait. Je
trouvai la butte exhaussée et complètement plantée d'arbres. Une autre
fois, je vis Onofrio, sans chiens et sans troupeau, auprès de la
chapelle de Santa-Galla. Là aussi, probablement, on avait muré le
passage.
                
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