George Sand

La Daniella, Vol. II.
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--Comme tu es charmé de mon opinion sur ton compte, tout est pour le
mieux, et nous sommes satisfaits l'un de l'autre, n'est-il pas vrai?

--Excellence, je vous l'ai dit, s'écria-t-il avec conviction en se
levant, et je ne m'en dédis pas, je vous aime! Vous me traitez de
canaille et de gredin en écrit et en paroles; mais, avec la certitude
d'avoir un jour votre amitié comme vous avez la mienne, je prends tous
ces mots-là pour des facéties qu'on peut se permettre entre amis.

--A la bonne heure, ami de mon coeur! A présent, tu es bien sûr que je
ne conspire pas contre le pape, et tu voudras bien ne plus toucher à ce
que j'écris, à moins qu'il ne te plaise recevoir...

--Bah! vous menacez toujours et ne frappez jamais. Vous êtes bon,
Excellence, et jamais vous ne maltraiterez un pauvre homme qui n'aime
pas les querelles et qui vous est attaché. Pour moi, je ne me repens
pas d'avoir lu tout ce qui vous est arrivé dans ce pays, et surtout
l'histoire étonnante de ce maudit petit carré de fer-blanc que l'on a
trouvé dans votre chambre à Piccolomini. C'était là une chose qui me
tourmentait bien. Comment diable, me disais-je, a-t-il pu se procurer
cette chose-là? Et quand on l'a reçue, comment est-on assez étourdi pour
la laisser traîner?

--C'est donc bien précieux?

--Non, mais c'est dangereux.

--Qu'est-ce que c'est?

--Un signe de ralliement; vous l'avez bien deviné, puisque vous l'avez
écrit.

--Un ralliement politique?

--Eh! _chi lo sà?_

--Qui le sait? Toi!

--Et pas vous, je le vois bien! Allons, pensez que c'est un agent
provocateur qui vous a fait prendre cela; moi, je dis que c'est un
ennemi personnel.

--Qui? Masolino?

--Non, il n'a pas assez d'invention pour ça; et, d'ailleurs, pour oser
revêtir un habit de dominicain, il faut être plus protégé qu'il ne
l'est; c'est un ivrogne qui ne fera jamais son chemin. Avez-vous vu la
figure de ce faux moine?

--Oui, si c'est le même que j'avais remarqué à Tusculum; mais je n'en
suis pas certain.

--Et celui qui vient rôder par ici depuis quelques jours?

--C'est celui de Tusculum, j'en suis presque sûr.

--Et vous reconnaîtriez sa figure?

--Oui, je crois pouvoir l'affirmer.

--Faites-y bien attention si vous l'apercevez encore, et méfiez-vous!
Est-ce qu'il est grand?

--Assez.

--Et gros?

--Aussi.

--Ah! s'il est gros; ce n'est pas lui.

--Qui, lui?

--Celui que je m'imaginais; mais nous verrons bien; il faudra que je
découvre ce qui en est. Allons, dormez, Excellence. Tartaglia veille.

Il sortit en prenant la clef, et je me rendormis.

Je m'éveillai comme d'habitude, à cinq heures. Un instant je cherchai
ma compagne à mes côtés. J'étais seul, je me souvins. Je soupirai
amèrement.

Je m'habillai et donnai, de ma terrasse, un coup d'oeil aux environs.
Aussi loin que ma vue pouvait s'étendre, je ne vis pas une âme.
J'entendis seulement quelques bruits lointains du départ pour le travail
des champs. Tartaglia vint à six heures m'apporter des côtelettes et des
oeufs frais. Il avait un air soucieux qui m'effraya.

--Daniella est plus malade? m'écriai-je.

--Non, au contraire, elle va mieux. Voilà une lettre d'elle. Je la lui
arrachai des mains.

«Aie confiance et patience, me disait-elle. Je te reverrai, j'espère,
dans peu de jours, malgré les obstacles. Ne sors pas de Mondragone, et
ne te montre pas. Espère, et attends celle qui t'aime.»

--Elle me prescrit de ne pas me montrer, dis-je à Tartaglia, et tu
m'assurais pourtant que l'on me sait ici!

--Ah! _mossiou_, répondit-il avec un geste d'impatience, je ne sais plus
rien. Ne vous montrez pas, ce sera toujours plus prudent; mais il se
passe des choses que je ne peux plus m'expliquer... Aussi, je me disais
bien: «Pourquoi se donner tant de soins pour s'emparer de ce pauvre
petit artiste qui ne peut point passer pour dangereux? Il faut qu'il
serve de prétexte à autre chose...» et il y a autre chose, _mossiou_, ou
bien l'on s'imagine qu'il y a autre chose.

--Explique-toi!

--Non! vous n'avez pas de confiance en moi.

--Si fait! j'ai confiance en toi aujourd'hui; j'ai été à ta merci toute
cette nuit, j'ai dormi tranquillement; je suis persuadé que tu ne veux
me faire arrêter ni dedans ni dehors; parle!

--Eh bien! _mossiou_, dites-moi: êtes-vous seul ici?

--Comment? si je suis seul à Mondragone? Tu en doutes?

--Oui, _mossiou_.

--Eh bien, lui répondis-je, frappé de la même idée, si tu m'avais dit
cela le premier jour de mon installation, j'aurais été de ton avis.
Ce jour-là et la nuit suivante, j'ai pensé que nous étions deux ou
plusieurs réfugiés dans ces ruines; mais voici le huitième jour que j'y
passe, et, depuis ce temps, je suis bien certain d'être seul.

--Eh! eh! voilà déjà quelque chose. Quelqu'un de plus important et de
plus dangereux que vous a passé par ici; on le sait, on croit qu'il y
est encore, et, si on vous surveille, c'est par-dessus le marché,
ou parce que l'on vous suppose affilié à cette personne ou à ces
personnes... car vous dites que vous étiez peut-être plusieurs?

--Oh! cela, je le dis au hasard, et je peux fort bien te raconter ce qui
m'est arrivé. J'ai cru entendre marcher dans le Pianto.

--Qu'est-ce que c'est que le _Pianto_?

--Le petit cloître...

--Je sais, je sais! Vous avez entendu?...

--Ou cru entendre le pas d'un homme.

--D'un seul?

--D'un seul.

--Et après?

--Après? Pendant la nuit j'ai entendu, oh! mais cela très distinctement,
jouer du piano.

--Du piano? dans cette masure? Ne rêviez-vous pas, _mossiou_?

--J'étais debout et bien éveillé.

--Et la Daniella, l'a-t-elle entendu aussi?

--Parfaitement. Elle supposait que cela venait des Camaldules, et que
c'était l'orgue, dont le son était dénaturé par l'éloignement.

--Ce ne pouvait pas être autre chose. Donc, _mossiou_, vous ne savez
rien de plus?

--Rien. Et toi?

--Moi, je saurai! Dites-moi encore, _mossiou_, avez-vous été partout
dans cette grande carcasse de château?

--Partout où l'on peut aller.

--Jusque dans les caves sous le _terrazzone_?

--Jusque dans la partie de ces caves qui n'est pas murée.

--Il y a grand danger à y aller, à ce qu'on dit?

--Oui, à y aller sans lumière et sans précautions.

--Mais il n'y a pas de précautions et pas de chandelle qui empêcheraient
cette grande terrasse de crouler, et elle ne tient à rien.

--Qui t'a dit cela?

--Felipone, le fermier de la laiterie des Cyprès.

--Il est vrai que sa femme empêche les enfants de venir jouer dessus;
mais cette crainte me paraît une rêverie. Un pareil massif, assis sur un
pareil roc, est à l'abri du temps.

--Mais non pas des tremblements de terre, et ils ne sont pas rares ici.
On dit que des voûtes immenses se sont écroulées, et qu'un beau jour
le _terrazzone_ se crèvera tout au moins s'il ne dégringole pas tout à
fait. Il y a, sur cette terrasse, des endroits où l'eau séjourne, où il
pousse du jonc et où l'on enfonce comme dans un marécage. C'est pour
cela que l'on a muré l'entrée du _cucinone_ (la grande cuisine), dont
les colonnes à girouettes étaient les cheminées, et qui était elle-même,
à ce que l'on m'a dit, une des plus belles choses qu'il y ait dans le
pays. Du temps que j'étais ânier et guide à Frascati, j'ai essayé deux
ou trois fois d'y pénétrer. Découvrir une entrée praticable, c'eût
été une bonne affaire. J'en aurais sollicité le monopole auprès de
l'intendant de la princesse, et j'y aurais conduit les voyageurs; mais
impossible, _mossiou_! Sitôt que l'on donne seulement un coup de pioche
dans ces vieux murs souterrains, on entends des bruits, des éboulements
et des craquements sourds qui font dresser les cheveux sur la tête.
C'est au point que les gens du pays croient qu'il y a quelque diablerie
là dedans, et que les enfants disent que c'est le logis de la _Befana_.

--Qu'est-ce que c'est que la _Befana_?

--Une chose dont on a peur et qu'on ne voit jamais; un esprit-bête qui
fait le bien et le mal.

--Le nom me plaît. Nous appellerons cet endroit-là la _Befana_.

--Je veux bien, _mossiou_, mais je n'y crois pas.

--Et tu ne crois pas non plus qu'il puisse y avoir quelqu'un de caché
dans ce logis de la _Befana_?

--Non certes, _mossiou_, mais la cave qui est sous le petit cloître que
vous appelez le _Pianto_?

--Je m'en suis inquiété, car j'aurais voulu découvrir une sortie
souterraine en cas d'envahissement; mais cela me paraît également fermé
par les éboulements, et d'ailleurs il y a des grilles massives aux
soupiraux.

--Je le sais! J'ai voulu limer ça dans le temps, dans l'idée de
retrouver l'entrée des cuisines; mais la peur m'a pris parce que cette
grille soutenait une partie lézardée dont la fente s'agrandissait à vue
d'oeil, à mesure que je travaillais. Si vous aviez bien regardé, vous
auriez vu une barre de fer qui est déjà bien entamée; et avec ça,
_mossiou_, ajouta-t-il en me montrant une lime anglaise très-fine, avec
ce petit instrument qu'un homme de bon sens doit toujours avoir sur lui
à tout événement, on pourrait continuer, si on était sûr de ne pas se
faire écraser par la galerie du cloître!

--Pourquoi faire? Espères-tu que, par là, nous trouverions une issue?

--_Chi lo sà_?

--Mais puisqu'en restant ici je ne peux pas être pris! Puisque j'ai juré
à la Daniella de ne pas bouger!

--Vous avez raison, _mossiou_, quant à vous; mais, quant à moi, si je
trouvais le secret du château, j'en tirerais quelques sous à l'occasion.
Un jour que j'aurai le temps... et le courage! je veux essayer encore!

J'avais fini de déjeuner. Je laissai Tartaglia déjeuner à son tour, et
je me rendis à mon atelier, où je viens de vous écrire ce chapitre et où
je vais essayer de travailler pour dissiper ma mélancolie.


5 heures.

Je reprends pour vous dire que, pendant que j'étais à peindre, j'ai
entendu frapper violemment, à plusieurs reprises, à la porte de la
grande cour. Tartaglia, tout effaré, est venu à moi en me disant:

--Cachez-vous quelque part, _mossiou_; on enfonce les portes!

--Non, lui dis-je, c'est Olivia qui est forcée d'amener quelque voyageur
pour ne pas éveiller les soupçons, et qui m'avertit par un signal
convenu.

Je ne me trompais pas. A peine m'étais-je réfugié dans le _casino_, que
je vis, par la fente de la porte de ma terrasse, Olivia passer sous le
portique de Vignole et regarder de mon côté avec inquiétude. Quand elle
se fut assurée que mon sanctuaire était bien fermé, elle alla rejoindre
ses voyageurs, qu'elle sut tenir à quelque distance. C'étaient des
bourgeois marseillais qui décrétèrent, à voix haute et retentissante,
que cette ruine était _horrible_ et _dégoûtante_, et qui, effrayés de
voir courir autour d'eux ces petits serpents dont je vous ai parlé,
parurent peu disposés à explorer l'intérieur du palais. Mais ils étaient
escortés d'un grand homme sec, vêtu, en revanche, d'un habit noir
très-gras, qui éveilla l'attention de Tartaglia.

--Voyez celui-ci, _mossiou_, me dit-il dans l'oreille. Il n'est pas de
cette compagnie; il fait le _cicerone_, mais ce n'est pas son état, et
il trompe Olivia qui ne le connaît pas. Je le connais, moi; regardez-le
bien: l'avez-vous vu quelque part?

--Oui, certainement; mais où? je ne saurais le dire.

--Est-ce celui qui vous a remis l'amulette?

--Peut-être. Il est de la taille du moine que j'ai vu ce soir-là; mais
il faisait nuit.

--Est-ce le moine de Tusculum!

--Non, à coup sûr! Le moine de Tusculum était gras et beau; celui-ci est
maigre et laid.

--Et le moine de la terrasse aux girouettes?

--C'était celui de Tusculum et non celui-ci.

--Mais enfin, où avez-vous vu celui que vous voyez maintenant? Chercher
bien!

--Attends! j'y suis!

J'y étais en effet: c'est le bandit que j'ai assommé sur la via Aurelia.

--Regarde bien, dis-je à Tartaglia, s'il a au front une cicatrice.

--Et une belle! répondit mon rusé compagnon, qui me comprit sans
autre explication. C'est bien lui! Alors, ça va mal _mossiou_. C'est
_vendetta_! Et _vendetta_ romaine est pire que _vendetta_ corse!...



XXXIII

Mondragone, le...

Toujours à Mondragone! Mais je ne date pas l'_en-tête_ de ce chapitre,
ne sachant si je vous écrirai, en ce moment, une ligne ou un volume. Je
vais reprendre mon récit où je l'ai laissé.

Le bandit fit plusieurs tentatives pour quitter la compagnie, qu'il
escortait et pour se glisser dans l'intérieur; mais Olivia, qui s'était
fait accompagner de son fils aîné, et qui apparemment avait conçu
quelque soupçon, ne le perdit pas de vue et l'obligea de sortir, au bout
de quelques instants, avec la famille marseillaise à laquelle il s'était
donné pour guide. Elle referma les portes à grand bruit pour m'avertir
que le danger était passé, et Tartaglia me servit mon dîner comme si de
rien n'était.

--Tu penses donc, lui dis-je, que cet honnête personnage est de la
police?

--J'en suis sûr, _mossiou_. Vous allez dire que j'en suis aussi; mais
cela n'est pas. Je sais que celui-ci en est, parce que c'est lui le
témoin qui a déposé pour Masolino, affirmant qu'il vous avait vu
souiller et profaner l'image de la madone, et parce que son témoignage
a été admis tout de suite, sur quelques mots échangés entre lui et le
commissaire.

--Tu étais donc là, toi, que tu sais comment les choses se sont passées?

Tartaglia se mordit les lèvres et reprit:

--Eh bien, quand j'y aurais été? Que savez-vous si l'on ne m'a pas
appelé, comme citoyen honorable, pour donner des renseignements sur
votre compte?

--Et qu'as-tu dit de moi?

--Que vous étiez un jeune homme incapable de conspirer, un artiste un
peu sot, un peu fou, un peu bête.

--Merci!

--C'était le moyen de détourner les soupçons, et vous voyez que je ne me
conduisais guère en mouchard, puisqu'en sortant de cet interrogatoire,
j'ai couru avertir la Mariuccia de vous faire cacher. Vous vous
demandiez comment je vous savais ici, je devais le savoir, puisque
l'idée était de moi.

Cette explication me fit du bien. Elle justifiait Daniella de l'excès
de confiance que je me sentais porté à lui reprocher. Tartaglia avait
provoqué cette confiance par son zèle, et, du reste, il la justifiait
pleinement désormais à mes yeux.

--Ah çà! lui dis-je, touché de son assistance, ne cours-tu aucun danger
à te dévouer ainsi à moi?

--Eh! _mossiou_, répondit-il, il y a du danger à faire le bien, il y en
a à faire le mal, il en a encore à ne faire ni bien ni mal. Donc, celui
qui pense au danger perd son temps et sa prévoyance. Il faut faire, en
ce monde, ce que l'on veut faire. Je ne me donne pas à vous pour brave
devant la gueule d'une carabine, non! mais, devant une intrigue, si
épineuse qu'elle soit, vous ne me verrez jamais reculer. Là où l'esprit
sert à quelque chose, je ne crains rien; je ne crains que les forces
brutales, comme la mer ou le canon, les balles ou la foudre, toutes
choses qui ne raisonnent pas et n'écoutent rien.

Comme il en était là, le grelot se fit entendre. Je courus à la porte du
parterre. C'était le capucin qui m'apportait des nouvelles de sa nièce.
Elle continuait à me recommander la patience. En outre, Olivia me
faisait dire qu'un des plus grands dangers était passé. En quoi
consistait ce danger? C'est ce que le bonhomme ne sut pas me dire,
mais Tartaglia fut, comme moi, d'avis qu'il s'agissait de la visite de
_Campani_, c'est le nom qu'il donne à mon bandit de la via Aurelia.

Le capucin nous avait suivis jusqu'au casino, et je vis avec déplaisir
qu'il se disposait à s'y installer comme la veille. Il avait trouvé le
souper bon, et, sans raisonnement ni préméditation de gourmandise, il y
revenait, poussé par l'instinct, comme un chien qui flaire une cuisine.
Or, je ne connais pas d'être plus ennuyeux que ce bonhomme avec ses
trois ou quatre phrases banales, ses redites stupides et son sourire
hébété.

--Bourre-lui sa besace, dis-je à Tartaglia, en français, et trouve moyen
de m'en délivrer tout de suite.

--Ça n'est pas difficile, répondit le Frontin de Mondragone; et même
sans nous dégarnir de nos vivres, dont nous avons plus besoin que
lui.--Mon cher frère, dit-il au capucin, il ne faut pas rester ici. J'ai
appris qu'on allait poser des sentinelles à sept heures, c'est-à-dire
dans dix minutes.

--Des sentinelles! dit le moine effaré.

--Oui, pour nous prendre par famine, et, si vous ne voulez pas partager
notre sort...

--Tais-toi donc, lui dis-je à l'oreille, il va effrayer Daniella en lui
portant cette fausse nouvelle.

Mais le capucin était déjà en fuite, et il nous fallut courir après
lui pour lui ouvrir la porte du parterre. Alors seulement Tartaglia se
disposa à le détromper, mais il n'en eut pas le temps. Au reflet de
la lune qui argentait la base des murailles, nous vîmes briller deux
baïonnettes qui se croisèrent devant le capucin, et une voix forte
prononça en italien:

--On ne passe pas.

La facétie de Tartaglia se trouvait être une réalité. Nous étions
bloqués à Mondragone.

Fra Cyprien recula avec tant d'effroi et de précipitation qu'il alla
tomber dans les bras de la bacchante couchée parmi les orties.

--Diantre! me dit Tartaglia en refermant la porte avec plus de présence
d'esprit, mais non avec moins de frayeur; les carabiniers! voilà du
nouveau! Mais, ajouta-t-il après un un moment de réflexion, ceci ne me
regarde pas; c'est impossible ou bien ce n'est que provisoire. Restons
tranquilles jusqu'à demain.

--Non, repris-je, sachons tout de suite à quoi nous en tenir. Ouvre le
guichet et demande passage pour le capucin. Je vais m'effacer pour qu'on
ne me voie pas.

--Au fait, pourquoi pas? répondit Tartaglia. Les agents de police m'ont
vu entrer ce matin. Ils me connaissent, ils ne m'ont rien dit. Voyons,
essayons!

Il ouvrit le guichet et présenta sa réclamation. Un sous-officier de
carabiniers s'approcha, et le dialogue suivant s'établit entre eux:

--Ah! c'est vous? dit la voix du dehors.

--C'est moi, ami, répondit courtoisement Tartaglia; je vous salue.

--Vous demandez à sortir.

--Pour un pauvre frère quêteur qui, me voyant ici, m'a demandé l'aumône.
Je lui ai ouvert parce que...

--Épargnez-nous les mensonges. Ce frère quêteur est là, qu'il y reste.

--C'est impossible.

--C'est la consigne.

--Elle ne me concerne pas, je suppose, moi qui suis venu ici pour tendre
des lacets aux lapins... Vous savez qu'il y en a beaucoup dans ces
ruines...

--Lapin vous-même; c'est assez, taisez-vous.

--Mais... ami... songez à qui vous parlez; c'est moi!... c'est moi
qui...

--C'est vous qui trahissez. Attention, vous autres! apprêtez armes!

--Quoi donc? vous prétendez... Laissez-moi vous parler bas.
Approchez!...

--Je n'approcherai pas. Je veux bien vous dire la consigne. Personne
n'entrera ici, personne n'en sortira, d'ici à quinze jours... _et plus!_

--J'entends, s'écria Tartaglia effaré. _Cristo!_ vous n'êtes pas des
chrétiens! Vous voulez nous faire mourir de faim?

--Vous avez porté des vivres ce matin; il fallait en porter davantage:
tant pis pour vous!

--Mais...

--Mais c'est assez. Fermez votre guichet ou je commande le feu sur cette
porte. Carabiniers! en joue!

Tartaglia n'attendit pas que l'on commandât le feu, il ferma
précipitamment le guichet.

--Ça va mal! ça va bien mal, _mossiou!_ me dit-il quand nous eûmes
ramené au casino le capucin éperdu. Je n'aurais pas cru qu'on en
viendrait là. Avec les gens de la police... (il y a là dedans tant
d'espèces d'originaux!) nous nous en serions tirés; mais ces démons
de carabiniers n'entendent à rien et ne connaissent que leur damnée
consigne. _Sancto Dio!_ que faire pour leur persuader de laisser sortir
ce moine et de me permettre d'aller aux vivres demain matin?

--Tu as pu regarder dehors: sont-ils beaucoup?

--Environ une douzaine, campés dans le gros massif de fortification
antique qui est en dehors, juste en face de la grande porte de la cour.
Il y a là de grandes voûtes où ils ont établi leur poste. J'ai vu les
chevaux. De là, ils surveillent à bout portant, pour ainsi dire, les
deux portes.

--Attends, lui dis-je; laissons le capucin ici se remettre, et allons
faire une ronde.

--A quoi bon, _mossiou_? J'ai tout exploré et vous aussi! Vous savez
très-bien que, sur la face nord, tout est muré. D'ailleurs, tenez,
ajouta-t-il en sortant avec précaution sur la petite terrasse du casino,
voyez! ils sont là aussi. Ils allument même un feu de bivouac pour
passer la nuit!

En effet, douze autres carabiniers occupaient la grande terrasse
au-dessous de celle où nous étions; nous fîmes l'exploration de tous les
côtés du château, par où une descente, au moyen de la corde à noeuds,
nous eût été tant soit peu possible. Tout était gardé. Nous comptâmes
cinquante hommes autour de notre citadelle. C'était plus qu'il n'en
fallait pour nous bloquer. La grille de l'esplanade, dont, au reste,
nous n'avions pas les clefs (cela est du domaine de Felipone), et qui se
trouve très-voisine des portes du parterre et de la grande cour, était
gardée aussi; précaution assez inutile, puisque nous ne pouvions pas
aller sur l'esplanade dite le _terrazzone_.

--Ah! _mossiou_! s'écria Tartaglia en rentrant de nouveau dans le casino
avec moi, nous sommes pris! Il est évident que l'on respectera notre
asile, en prenant à la lettre la défense du cardinal de franchir les
portes du château; car il n'est pas besoin de cinquante hommes pour
faire sauter les gonds ou pour mettre le feu aux battants; mais on nous
fera dessécher ici tout doucement, ou bien on tirera sur nous au premier
mouvement que nous ferons pour sortir. N'avancez pas comme ça la tête
au-dessus des balustres, _mossiou_! ils sont capables de vous envoyer
des balles, sous prétexte que vous avez la tête _estra-muros_.

Le pauvre Tartaglia était démoralisé; d'autant plus que, pendant notre
ronde, le capucin, pour se remettre de son épouvante, avait avalé les
restes copieux de mon souper.

--_Ogni santi_! (Par tous les saints!) s'écria Tartaglia en lui
arrachant le plat des mains, nous avons là un joli convive! J'ai beau
être un cuisinier de génie et un homme de ressources, que ferons-nous,
_mossiou_, de ce capucin qui mange comme six, de cet estomac
d'_autriche_ (Tartaglia voulait sans doute dire _autruche_), de cette
sangsue qui sera capable de nous sucer vivants pendant notre sommeil?
Va-t'en au diable, _capucino_! ajouta-t-il en italien, je ne me charge
pas de toi. Tu t'arrangeras pour faire cuire à ton usage les herbes de
la cour. C'est bien bon pour un homme dont l'état est de se mortifier;
mais, si tu touches à nos vivres, tiens, vois-tu, je te mets à la
broche, quelque osseux et peu appétissant que tu sois.

Le pauvre capucin tomba sur ses genoux en demandant grâce; il pleurait
comme un enfant.

--Rassurez-vous, frère Cyprien, lui dis-je, et rassure-toi aussi,
Tartaglia. La position n'est pas si mauvaise qu'elle vous semble. Avant
tout, sachez que, le jour où nous manquerons de vivres, et où toute
tentative d'évasion sera reconnue impossible, je ne vous laisserai
pas souffrir inutilement une heure de plus. J'irai me livrer, en
franchissant le seuil de la porte, et vous serez immédiatement délivrés.

--Je ne le souffrirai pas, _mossiou_! s'écria Tartaglia avec une emphase
héroïque; nous tiendrons ici jusqu'à ce qu'il nous reste un chardon à
mettre sous la dent et un souffle de vie dans les mâchoires.

--Bon, bon! merci, mon pauvre garçon; mais ceci me regarde. Du moment
que votre vie serait en danger, je me croirais relevé de mon serment
envers Daniella.

--Je vous en relève! murmura le capucin avec effusion; je vous absous de
tout parjure et de tout péché.

--Voyez-vous ce poltron et cet égoïste de moine! reprit Tartaglia avec
mépris. Eh! je me moque bien de sa peau, à lui! mais sachez, _mossiou_,
qu'en vous livrant vous ne me sauveriez pas. Vous avez bien entendu que
l'on m'accuse de trahir... ceux qui me croyaient leur compère pour vous
persécuter et vous engager à sortir d'ici! Mon affaire, à présent, n'est
donc pas meilleure que la vôtre, et j'aimerais mieux devenir aussi
sec qu'une pierre de ces ruines que d'avoir maille à partir avec le
saint-office. Ce n'est pas la première fois que je goûte de la prison...
et je sais ce qui en est! Ne songez donc pas à une générosité inutile.
Quant à ce moine, j'espère bien que, pour l'empêcher de jeûner et de
maigrir, comme c'est son devoir, vous n'irez pas nous exposer...

--Je ne t'exposerai pas; tu seras toujours libre de rester; mais je ne
le laisserai pas souffrir ce pauvre homme qui est venu ici...

--Pour manger notre soupe! Il n'avait pas d'autre souci!

--N'importe! c'est l'oncle de ma chère Daniella, c'est le frère de la
bonne Mariuccia, et, d'ailleurs, c'est un homme!

--Non, non! s'écria Tartaglia oubliant ses habituelles simagrées de
respect pour tout ce qui porte la livrée de l'Église; un capucin
n'est pas un homme! Et plutôt que de vous laisser prendre pour sauver
celui-là, je vous débarrasserais tout de suite de vos scrupules en le
faisant sortir... n'importe par où!

Le capucin était tellement horrifié de ces menaces, qu'il était comme
pétrifié sur sa chaise. J'imposai silence à Tartaglia. Je priai le
pauvre moine de se tranquilliser et de compter sur moi. Il m'écoutait
sans avoir l'air de comprendre. Il était au bout de ses facultés
d'émotion et de raisonnement. Et, d'ailleurs, il avait pris un tel
à-compte de macaroni sur la famine à venir, qu'il n'éprouvait plus
que la pesanteur de la digestion. Il s'endormait sur la table. Je le
conduisis à sa paille, en lui donnant, pour s'envelopper, ma couverture
de laine, sacrifice dont il ne songea pas même à me remercier.

Je retrouvai Tartaglia livré à ses réflexions et plus tranquille que je
ne l'avais laissé.

--Voyons, _mossiou_, dit-il, il faut raisonner, et, quand on raisonne,
on se console toujours un peu. Il est impossible que la Daniella,
sachant comme on nous traque...

--Hélas! voilà ce que je crains? C'est son inquiétude et son agitation!
Elle voudra se lever, aller à Rome...

--Non, non! elle ne le pourrait pas. Son frère est là pour l'en
empêcher; et, d'ailleurs, si Olivia voit qu'il y a du danger à lui faire
savoir où nous en sommes, elle le lui cachera; mais Olivia agira, ou
bien la Mariuccia! On ne peut empêcher ni l'une ni l'autre d'aller à
Rome. Lord B*** est peut-être revenu de Florence. Le cardinal, quand il
saura de quelle manière on interprète sa défense, fera évacuer les parcs
et jardins. Enfin, tout ceci est l'affaire de quelques jours et il
s'agit de patienter avec une maigre chère.

--Avons-nous des vivres pour quelques jours?

--Certainement! Nous avons les lapins apprivoisés; il y en a quatre. On
peut vivre à deux avec un lapin par jour.

--Nous sommes trois!

--Le capucin aura les os: il a de si bonnes dents, des dents de requin!
et puis, nous avons la chèvre!

--Pauvre chèvre! Mieux vaut la garder; elle donne du lait, et, avec du
lait, on vit.

--C'est vrai, gardons la chèvre. La pâture ne lui manquera pas. Par
ce temps printanier, ce qu'elle tond d'un côté repousse de l'autre.
Seulement, il faudrait l'empêcher d'aller dans le parterre, où elle
dévaste certaines racines qui m'ont bien l'air d'être mangeables, faute
de mieux.

--Précisément, j'ai vu là des asperges sauvages. Nous lui interdirons le
parterre.

--Et que diriez-vous, _mossiou_, d'une brochette de moineaux de temps en
temps?

--Eh! eh! cela peut être agréable à l'occasion.

--Avec une petite barde de lard autour! j'ai eu la bonne idée d'en
apporter un beau morceau que nous ferons durer longtemps. Et puis, avec
des trappes, comme je le disais au carabinier, on prend des lapins
sauvages, _mossiou_! Et il y en a ici, je vous en réponds!

--Je n'en ai jamais vu un seul; mais, en revanche, il y a des rats
magnifiques.

--Fi, _mossiou_! avant d'en venir là, nous aurons épuisé tous les
oiseaux du ciel!

--Mais comment les prendras-tu, ces oiseaux? Nous n'avons ni fusil ni
poudre.

--Nous ferons des arcs et des flèches, _mossiou_! Je n'y suis pas
maladroit, non plus qu'à la fronde.

--Je songe à quelque chose de plus sûr, lui dis-je en riant: c'est à
faire des épinards avec des orties. J'ai lu quelque part que c'était
absolument la même chose.

Tartaglia fit la grimace.

--Possible! dit-il; mais je crois que je laisserai ma part de ce mets-là
au capucin.

Vous voyez que la gaieté nous était revenue, et j'aidais mon compagnon
à faire des projets gastronomiques, puisque c'était là sa préoccupation
dominante. La mienne était de trouver moyen de faire évader le moine,
afin qu'il pût au moins dire à Daniella que je prenais patience, et que
j'étais pourvu de vivres pour longtemps.

--Écoute, dis-je à Tartaglia, tout cela est réglé, et nous voilà bien
sûrs de pouvoir attendre environ une semaine; mais nous croiserons-nous
les bras, et ne chercherons-nous pas cette issue souterraine qui a
certainement existé et qui doit exister encore?

--Ah! voilà, fit-il en soupirant, a-t-elle jamais existé?

--Mais on sortait de ces cuisines où tu as tant cherché à entrer! On
y entrait par le palais, et on en sortait par le jardin au bas du
_terrazzone_.

--Je vous entends, _mossiou_, dit Tartaglia, dont l'esprit actif se
réveille dès qu'on fait appel à sa sagacité. Si nous pouvions sortir de
cette cuisine, que nous appelons la _Befana_, nous nous trouverions au
bas du _terrazzone_, tandis que les carabiniers sont dessus, et nous
entrerions tout de suite dans un fourré de lauriers qui est là, et, de
là, dans l'allée de cyprès; et, de là, dans la cour de Felipone, qui
nous laisserait certainement évader. C'est un brave homme, je le
connais.

--Eh bien?

--Eh bien, oui, on sortirait par les cuisines, s'il y avait une sortie;
mais je ne la connais pas, _mossiou_; elle doit être souterraine, car je
n'entends pas le cri des sentinelles au bas du grand contre-fort sans
yeux du _terrazzone_, ce qui prouve bien qu'on regarde comme impossible
une évasion de ce côté-là.

--Raison de plus pour diriger nos efforts de ce côté-là. Il y a toujours
moyen de percer un mur, eût-il dix pieds d'épaisseur; et, d'ailleurs, je
compte comme toi sur la découverte d'un passage souterrain.

--Comme moi, vous dites? Eh! je n'y compte déjà pas tant, quoique j'en
aie ouï parler. Mais, _mossiou_, vous oubliez une chose, c'est que la
grande affaire, ce n'est pas encore tant de sortir de cette fameuse
_Befana_ que d'y entrer!

--Eh bien! la cave du _Pianto_? Et ton barreau entamé il y a si
longtemps? et ta lime anglaise qui ne te quitte jamais? et nos quatre
bras pour travailler?

--Et les pierres qui se disjoignent, _mossiou_?... et la lézarde qui
s'agrandit dès qu'on ébranle la grille du soupirail?

--Bah! nous étayerons!

--Nous étayerons une construction de peut-être cent pieds de haut, à
nous deux, _mossiou_?...

--Oui quelques briques bien placées suffiraient pour empêcher le dôme de
Saint-Pierre de s'écrouler. Voyons, il n'est que neuf heures; voilà le
vent qui s'élève, et qui couvrira le bruit de notre travail. C'est une
circonstance rare depuis quelque temps, et dont il faut profiter. Nous
sommes lestés d'un bon souper, nous sommes dispos, nous sommes de bonne
humeur; attendrons-nous la faim, la tristesse, le découragement?...

--Allons-y, _mossiou_, s'écria Tartaglia en se levant, et, à la
française, allons-y gaiement!

Mais au moment de prendre la bougie, il s'arrêta.

--Nous ferions mieux, dit-il, de nous coucher de bonne heure et de
ménager le luminaire. Le jour où nous manquerons de bougie et de
chandelle... Cela peut devenir bien incommode et bien dangereux,
_mossiou_, de ne pas voir clair dans ce taudis!

--Bah! nous sommes approvisionnés de cela aussi pour une semaine, et,
d'ailleurs, la question est maintenant de sortir d'ici.

Quand Tartaglia m'eut fait voir la barre limée par lui, je reconnus
avec chagrin qu'en réussissant à scier la grille, nous ferions
indubitablement tomber le petit cintre de pierres du soupirail; et
comment savoir où s'arrêterait l'écroulement de cet édifice, abandonné
depuis plus de cinquante ans à toutes les influences de la destruction?

Mais, après mûr examen, je crus pouvoir affirmer qu'en étayant le milieu
avec une pile de briques sur champ, et en soutenant les bas-côtés avec
deux grosses boules de pierre qui servaient d'ornement autrefois à je ne
sais quelle construction dans ce préau, et qui gisent maintenant dans
les ronces, nous pouvions enlever la grille sans danger, et nous glisser
encore par l'ouverture du soupirail.

Les mesures étant prises et les matériaux rassemblés, nous nous mîmes
à l'oeuvre, et les pléiades étaient sur nos têtes, c'est-à-dire qu'il
était environ minuit, quand deux barres, enlevées sans accident, nous
laissèrent le passage libre. Mais nous étions fatigués, nous avions
chaud, et Tartaglia éprouvait une extrême répugnance à risquer
l'aventure. Il avait des vertiges, il lui semblait que le pavé oscillait
sous ses pieds. Il me supplia d'attendre au lendemain.

--Si rien n'a bougé demain matin, dit-il, je vous jure d'être gai comme
un merle, et de descendre là dedans en sifflant la _cachucha_.

Je cédai, et, une heure après, nous étions endormis, en dépit de la voix
des sentinelles qui s'appelaient et se répondaient autour des murailles,
et de la lueur du feu du bivouac, qui projetait un reflet rouge jusque
sur les dalles de la terrasse du casino.



XXXIV

Mondragone, 22 avril.

Hier matin, nous avons déjeuné copieusement; malgré mes recommandations
de sobriété et de prudence, Tartaglia a la passion de la cuisine. Faire
de bons plats et en manger sa bonne part, voilà pour lui une jouissance
intellectuelle et physique du premier ordre. Il aurait aussi le goût de
l'économat; son rêve serait de devenir majordome dans une grande maison.
En attendant, il est fier et comme charmé, malgré notre situation
précaire, de commander, dans les ruines de Mondragone, à une valetaille
imaginaire, et d'y ordonner toutes choses en vue du bien et la
satisfaction de ses seigneurs. Je crois qu'il y a des moments où il me
prend pour l'ombre d'un ancien pape, car il sollicite mes éloges avec
une ardeur naïve, et je suis forcé de l'en accabler et de paraître
très-sensible à ses soins, sous peine de le voir s'affecter et se
démoraliser.

Il semble aussi que, de son côté, il soutienne son personnage facétieux
et comique dans l'intention de me conserver en belle humeur; mais c'est
peut-être tout simplement le résultat d'une habitude invétérée de
poserie burlesque. Ainsi, ce matin, je l'ai trouvé dans le parterre avec
le capucin, qu'il avait affublé d'un torchon en guise de tablier de
cuisine, et qu'il employait à la recherche des asperges sauvages. Il lui
avait donné un nom. Ce n'était plus frère Cyprien; c'était _Carcioffo_
(artichaut).

--Il n'y a plus de moine ici, disait-il. Il n'y a plus qu'un marmiton,
un éplucheur de légumes, un plumeur de volaille, sous les ordres du chef
Tartaglia; et, si _Carcioffo_ ne travaille pas, _Carcioffo_ ne mangera
pas.

--Tu n'oublies qu'une chose, lui dis-je, c'est que nous n'avons ni
légumes ni volaille.

--Pardon, Excellence, voilà des asperges, petites, mais succulentes; et,
quant à la volaille..., regardez!

Il me montrait une poule morte dans son panier.

--Tu es donc sorti?

--Hélas! non. J'ai essayé, et comme hier, au moment où j'appelais par le
guichet, on a répondu par ce mot stupide et brutal: _En joue_! Moi, j'ai
répondu: _Feu_! en fermant le guichet, et je les ai entendus rire.

--Rire? c'est bon signe pour toi. Ils s'adouciront peut-être en ta
faveur.

--Non, _mossiou_. L'Italien, ça rit toujours, mais ça ne se radoucit
point pour ça!

--Mais cette poule, d'où vient-elle?

--C'est eux, _mossiou_, c'est les carabiniers qui me l'ont donnée.

--Ah bah! ils consentent à nous faire passer des vivres? Oh! alors...

--Non, non! ils ne nous font rien passer du tout; pas si sots! mais ils
sont sots quand même, car cette pauvre bête, qui vient je ne sais d'où,
s'étant approchée apparemment de l'avoine de leurs chevaux, ils ont
voulu la prendre; ils l'ont manquée, effrayée, et, comme elle vole
bien, elle est venue se percher sur notre mur, où... crac! d'un coup de
pierre, je l'ai abattue à mes pieds. Eh! ce n'est pas maladroit, ça,
_mossiou_!

--Non certes!

--Mais, dit le capucin, elle n'est pas tombée d'un coup de pierre; elle
a volé de mon côté, et c'est moi qui vous ai aidé à la prendre et a lui
tordre le cou.

--Taisez-vous, _Carcioffo_, reprit Tartaglia; vous ne devez jamais
contredire votre supérieur!

Voyant que le capucin se prêtait en riant à être l'esclave et le jouet
de Tartaglia, pourvu que celui-ci consentît à le nourrir, je crus devoir
ne pas me mêler de leurs relations. Seulement, je les observais sans en
avoir l'air, afin d'intervenir s'il arrivait que le pauvre frère devint
victime de la malice de notre Scapin ou de sa propre cupidité. Mais je
fus bientôt à même de constater que Tartaglia, au milieu de tous ses
vices de bohémien, est naturellement bon et même charitable et généreux.
Tout en accablant le moine de menaces et de quolibets, il le soignait
fort bien, et je vis que ce régime convenait très-fort au capucin, qui,
abandonné à lui-même, se serait laissé complètement abrutir par l'effroi
et la tristesse de la situation.

Après le déjeuner, je surpris Tartaglia rangeant et cachant avec soin
certains paquets. C'était une provision de lazagnes et de _capellini_,
autre pâte de même genre, qu'il avait apportée avant-hier matin, et dont
il ne voulut pas me dire la quantité.

--Non, non! s'écria-t-il en couvrant cette réserve de son tablier
de cuisine; vous vous laisseriez aller à en donner au capucin, qui
mangerait plus que sa faim. Il mangera comme nous, ni plus, ni moins.

--A la bonne heure; mais voici le moment de travailler au Pianto.
Viens-tu?

--Oui, oui, partons! Mais cachons tout, et fermons bien le casino.

Nous laissâmes le capucin en prières devant une Vierge Louis XV qui est
sous le portique, et nous retournâmes à notre soupirail, munis de la
corde à noeuds et de deux bougies.

Tout allait bien; la petite voûte n'avait pas bougé: aucune partie de
l'édifice n'avait fléchi. Nous descendîmes sans peine dans la cave.
Nous montâmes sur le tas de décombres qui obstrue l'arcade, et nous
parvînmes, en un quart d'heure de travail, à en déblayer assez pour nous
faire un passage. Tartaglia cause plus qu'il ne travaille. La fatigue du
pionnier lui est très-antipathique; mais il m'anime par son babil, que
j'arrive à trouver très-divertissant.

L'arcade, devenue praticable, me semble être une découverte assez
sérieuse. Elle s'ouvre sur une galerie qui tourne en demi-cercle et qui
a dû servir de lit artificiel à un courant d'eau destiné à alimenter
cette fameuse cuisine que nous cherchons.

Cette galerie est large de cinq pieds et haute de quinze ou vingt.
C'est un ouvrage magnifique. La voûte est en très-bon état. Des dépôts
sédimenteux sur les parois attestent le passage et le séjour des eaux.
Pourtant l'élévation de la voûte ferait croire que c'était un passage
pour des cavaliers lansquenets.

Nous marchâmes à la lueur de nos bougies pendant environ cinq minutes,
et, autant que j'en puis juger, nous étions sous le _terrazzone_; nous
en suivions le mouvement demi-circulaire. Aucun bruit ne parvenait
jusqu'à nous.

Nous chantions déjà victoire, lorsque nous fûmes arrêtés net par un
écroulement qui me parut dater de plusieurs années. La voûte avait cédé.
L'eau filtrant, du _terrazzone_ probablement, avait à la longue causé ce
désastre. Le sol était inondé d'une flaque où nous l'entendions tomber
goutte à goutte.

--Ou bien encore, me dit Tartaglia, c'est un craquement souterrain,
résultat d'un tremblement de terre.

--Peu importe la cause, répondis-je. Il s'agit de savoir si nous
pourrons triompher de l'accident.

Je revins sur mes pas, je les comptai, j'observai le mouvement de la
galerie, je consultai les souvenirs et les observations de mon compagnon
sur la forme et l'étendue extérieure de la terrasse. Nous n'en pouvions
plus douter, nous étions tout près de la face extérieure centrale. La
voûte qui nous abritait supportait l'immense et magnifique balustrade
qui entoure l'esplanade. Une porte, une issue, une bouche quelconque
devait être là, devant nous, sous cet éboulement. Il fallait le
traverser.

--Nous le pourrons, dis-je à Tartaglia; il faut le pouvoir! Nous
étudierons avec soin la superposition des blocs écroulés. Nous ne
toucherons pas à ceux qui nous préservent d'un prolongement de rupture
dans la voûte; nous fouirons pierre à pierre, et nous creuserons, parmi
ces débris, un couloir suffisant!

--C'est bien dangereux, dit-il en secouant la tête, et cela peut durer
plus d'un mois!

--Mais cela peut n'être ni long ni dangereux, nous n'en savons rien.

--De même que notre blocus peut n'être ni l'un ni l'autre, si nous en
attendons la fin sans nous éreinter et nous exposer!

--De même qu'il peut être l'un et l'autre, si nous en attendons la fin
sans rien faire!

--Vous avez raison, _mossiou_! Allons! j'aime les gens qui raisonnent
juste. D'ailleurs, vous avez une confiance et un courage qui me
plaisent, et, avec vous, je sens que je ferais des choses que je
n'aurais jamais tentées tout seul! Oui, oui, avec vous, je descendrais
dans un volcan, dans un enfer.

Nous retournâmes chercher des outils, c'est-à-dire nous en fabriquer
tant bien que mal avec ceux que les ouvriers ont laissés ici pour
d'autres usages. Comme il les ont abandonnés hors de service, nous
étions d'abord assez mal outillés; mais la découverte d'un pic énorme
et d'une pioche en assez bon état nous permettent, depuis ce matin, de
travailler utilement. Nous avons ouvert dans la journée trois pieds de
tranchée.

Aux heures de repos, nous surveillons nos carabiniers, qui paraissent se
déplaire beaucoup autour de cette ruine menaçante en certains endroits.
Tartaglia a imaginé de faire tomber de temps en temps des pierres pour
les inquiéter; mais ce jeu est dangereux, et, quelque doute leur étant
venu, l'officier a commandé de faire feu à tout hasard sur la première
brèche qui s'ouvrirait aux murailles.

J'examine ces gendarmes, et je vois qu'ils sont beaucoup plus fins que
les nôtres. Es sont italiens. Ce n'est pas ici que l'idée viendrait de
les chansonner comme on le faisait chez nous, il y a quelques années,
sur la candeur proverbiale de _leur institution_. Je crois bien qu'ils
ne doivent pas être aussi incorruptibles; mais je ne suis pas assez muni
d'argent pour espérer de les séduire, quand même je pourrais m'aboucher
avec eux, ce que la surveillance de leurs chefs rend jusqu'ici tout à
fait impossible.

Je ne m'ennuie ni ne me décourage. Sans le chagrin que j'éprouve en
songeant aux anxiétés de ma Daniella, et le serrement de coeur qui me
saisit au souvenir de ma trop courte félicité, je prendrais gaîment
l'étrange existence qui m'est faite. Tartaglia m'amuse malgré moi, et le
capucin paraît s'accoutumer sans effort à son rôle de _Carcioffo_. Il
dort à genoux devant la madone du portique, son chapelet enlacé aux
doigts, tout le temps que nous passons à travailler. La prévoyance n'est
pas le fléau de son imagination, et, tant qu'il aura quelque chose à
mettre sous la dent, il conservera son sourire de crétinisme béat.


J'en étais là, vous écrivant ces choses, pendant que Tartaglia mettait
mon couvert, quand une circonstance inouïe ne fit courir sur la petite
terrasse du casino.

--_Mossiou! mossiou!_ disait Tartaglia criant à voix basse, comme on
s'habitue à le faire dans notre situation: voyez, voyez! Pouvez-vous
expliquer pareille chose? Est-que je rêve? Est-que vous la voyez aussi?
Regardez donc le haut des grandes clarinettes du _terrazzone_!

Je levai la tête et vis les mascarons grotesques de ces grands tuyaux de
cheminée se détacher en noir sur un fond rougeâtre, en même temps que,
de leurs vastes bouches, sortaient des tourbillons de fumée.

--Tout est perdu, mon pauvre Tartaglia, m'écriai-je. Les carabiniers ont
trouvé l'entrée de cette fameuse cuisine: ils y sont installés, ils s'y
réchauffent et y ont établi leur cantine.

--Non, non, _mossiou_. Voyez! ils sont aussi étonnés que nous! Ils
regardent et s'interrogent; ils cherchent de tous côtés, ils croient que
nous avons mis le feu au château. Le feu à quoi, dans ces caves, je vous
le demande? Qu'ils sont sots! Mais les voilà aussi en peine que nous,
je vous jure, et même davantage, car ils n'osent pas rester sur la
terrasse.

En effet, une panique s'était emparée de nos gardes, et leurs officiers
avaient beaucoup de peine à les calmer.

--Au fait! dis-je à Tartaglia absorbé, la chose est assez importante!
Comment l'expliques-tu?

--Je ne l'explique pas, _mossiou_! dit-il en faisant le signe de la
croix. On me l'avait toujours dit, que le diable revenait ici, et que
l'on y voyait le feu des cuisines briller comme du temps où les papes
y donnaient des festins de Lucullus! Mais je ne le croyais pas, je ne
l'aurais jamais cru, et je vous avoue qu'à cette heure je me repens de
mes fautes et recommande mon âme à Dieu!



XXXV

Mondragone, le...

Je continue à ne pas dater avant d'avoir écrit la série d'aventures que
j'ai à vous apprendre, et que je vous raconte quand et comme je peux.

Je continue pourtant aussi à suivre une division par chapitres, qui me
sert à régulariser les moments que je vous consacre. Vous savez que je
suis un homme d'ordre, et cela me revient en dépit de la vie agitée que
je mène.

Je vous ai laissé faisant peut-être vos commentaires sur cette fumée
fantastique qui s'échappait des longs tuyaux du _terrazzone_.

Je ne cherchais pas à expliquer ce que je voyais, mais je ne partageais
pas la consternation de Tartaglia. Bien au contraire, je ne sais quel
espoir vague m'était suggéré par cette circonstance inexplicable. Je
partis même d'un éclat de rire, en entendant mon Scapin mêler aux
patenôtres qu'il débitait pour recommander à Dieu sa pauvre âme
pécheresse; l'observation suivante:

--Mon Dieu, comme ça sent la graisse fondue!

Puis il reprit du même ton dolent, moitié dévot, moitié ironique:

--Ayez pitié de moi, Seigneur! Douze cierges à mon saint patron si vous
me sauvez de cette diablerie et de cette damnée odeur de cuisine qui me
réjouit malgré moi; car, depuis deux jours je n'ai pas mangé ma faim,
et, en ce moment, je serais capable d'avaler le diable en personne!

--Mais c'est que tu as raison, m'écriai-je frappé de la justesse de sa
remarque: ça sent la cuisine!

--Et la bonne cuisine, je vous jure, _mossiou_! Ça nous arrive ici à
bout portant. Ils ne sentent pas ça en bas, les carabiniers! Je parie
qu'ils s'imaginent sentir la poudre! Ils croient que nous avons miné la
terrasse et que nous allons les faire sauter.

--Crois-tu? Eh bien, la première chose dont il faut nous occuper, c'est
de voir si nous ne pourrions pas profiter de cette panique pour nous
évader. Voyons! regarde bien, toi qui as des yeux de lynx, s'ils sont
assez loin pour nous permettre de descendre par la corde.

--Non, _mossiou_; ils sont là, à droite et à gauche, sur les allées qui
aboutissent au _terrazzone_, et ils nous verraient comme je vous vois,
par ce beau clair de lune.

--Eh bien, ils tireront sur nous, mais ils nous manqueront; la terrasse
est si grande!

--Beaucoup trop grande dans tous les sens pour que je sois tenté de la
traverser sous leur feu! D'ailleurs, que ferons-nous quand nous aurons
atteint la balustrade? Encore la corde à noeuds pour descendre dans les
lauriers? Et le temps de l'attacher?... et les balustres qui ne tiennent
à rien! Et puis croyez-vous que l'allée de cyprès ne soit pas gardée?

--Il est bien question d'allée! Une fois au bas de l'esplanade, nous
avons, pour fuir et nous cacher, plus d'une lieue carrée de jardins et
de parcs remplis de massifs d'arbres, de ruines et de fourrés!

--Ah! mon Dieu, _mossiou_, voilà que ça sent le poisson! Oui! je vous
jure que ces clarinettes de la _Befana_ nous envoient une délicieuse
odeur de poisson frais!

--C'est vrai! mais que nous importent les mystères de cette cuisine de
sorciers? Il s'agit de fuir.

--Il est trop tard, _mossiou_! voilà les carabiniers qui reviennent et
la fumée qui se dissipe. Allons! monseigneur Lucifer est servi, et nous
sommes toujours prisonniers.

Nous observâmes quelques instants nos gardiens. Nous vîmes les officiers
arpenter bravement le _terrazzone_ et s'efforcer d'y ramener leurs
hommes; puis capituler avec l'idée que cet espace nu serait tout aussi
bien gardé par des sentinelles posées à chaque extrémité.

--Ces gens ont peur, dis-je à Tartaglia; le moindre bruit un peu
ressemblant à une explosion souterraine, que nous viendrions à bout de
produire dans les salles basses du château, les mettrait en fuite, car
il est certain qu'ils rêvent mine, écroulement.

--Moi, je rêve quelque chose de plus raisonnable, _mossiou_, reprit
Tartaglia sortant de sa méditation. Écoutez-moi, et si je suis fou, ne
me croyez jamais!

--Voyons ton idée!

--Nous ne sommes pas seuls cachés ici: en doutez-vous maintenant?

--Pas plus que toi... Alors?

--Alors, _mossiou_, les gens qui font si belle cuisine sous le
_terrazzone_, sans s'inquiéter de montrer leur fumée, et sans remords de
nous envoyer cruellement la bonne odeur de leur ripaille...

--Tais-toi, écoute! lui dis-je en l'interrompant. A présent crois-tu que
j'aie rêvé le son d'un piano?
                
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