--Oui, _mossiou_, je l'entends! Je ne suis pas sourd! bon piano! belle
musique! Tiens! c'est l'air de la _Norma_! Ah! si j'avais ma harpe, je
vous ferais entendre un joli duo, _mossiou_.
Nous restâmes quelques instants silencieux, écoutant le piano
fantastique, qui n'était ni aussi bon ni aussi bien joué que le
prétendait Tartaglia, mais qui, malgré nos anxiétés, nous donnait des
idées de gaieté folle, comme on en a dans les rêves, au milieu des plus
désagréables situations.
Nous ne fûmes pas moins étonnés de voir que les carabiniers restaient
parfaitement indifférents à cette nouvelle bizarrerie. Il était évident
qu'ils ne l'entendaient pas, et que, comme des cornets acoustiques, les
colonnes creuses du _terrazzone_ nous apportaient ces sons mystérieux,
aussitôt perdus dans les régions supérieures de l'air, et insaisissables
pour nos gardiens, placés à une centaine de pieds plus bas que nous.
--Donc, reprit Tartaglia, ils demeurent là-dessous, _les autres_! ils y
ont de bons appartements, ils y font bonne chère, et belle musique au
dessert! Et ils ne se doutent pas qu'ils ont des carabiniers sur la
tête!
--Cela, nous n'en savons rien; mais nous savons que, tout à l'heure, les
carabiniers ne se doutaient pas qu'ils eussent des prisonniers sous les
pieds.
--C'est vrai, puisqu'ils ont eu une si belle peur de cette fumée!
Or, comme je vous le disais, _mossiou_, nous avons là des camarades
d'infortune; mais par où sont-ils entrés?
--Par une issue extérieure qui existe, et que les carabiniers ne
connaissent pas.
--Ni la police non plus, je vous en réponds!
--Ni Daniella, ni Olivia non plus, car elles m'en eussent fait part.
--Et elles ne savent pas non plus qu'il y a ici d'autres réfugiés que
nous, car elles nous en eussent avertis!
--Eh bien!
--Eh bien... mais, s'il y avait une sortie à ce château du diable,
par-dessous le contre-fort de la grande terrasse... ces prisonniers
seraient partis ou en train de partir. Ils songeraient à filer, et non à
manger en étudiant la _Norma_ de Bellini.
--C'est ce que je me dis, et je vois leur captivité dans ces caves bien
plus effrayante que la nôtre.
--Ah! voilà ce qui m'intrigue, reprit Tartaglia en secouant la tête;
vous avez entendu ouvrir et fermer des portes. Il y a une communication,
entre eux et nous, plus facile que votre diable de galerie qui nous
ensevelira si nous continuons à la fouiller. Nous avons mal cherché,
_mossiou_?
--Il faut chercher encore!
--C'est ce que j'allais dire.
--Prenons toujours le pic et la pioche, et allume la lanterne.
--Mais dînez d'abord, _mossiou_, que diable!
--Non, nous dînerons après! Il faut suivre l'inspiration quand on la
tient. Je ne sais pas pourquoi je suis persuadé que nous allons réussir,
maintenant que nous avons la certitude de la présence _des autres_,
comme tu dis.
--Laissez-moi prendre beaucoup d'allumettes, _mossiou_. Tant que je vois
clair, je suis assez brave.
--Passons par mon atelier, j'ai là tout ce qu'il faut.
Je pris la clef de l'ancienne chapelle papale, que je me permets
d'appeler, sans façon, mon atelier, et nous y fîmes nos préparatifs. En
voyant, sur le chevalet, mon étude presque finie, dont, par parenthèse,
je ne suis pas trop mécontent, l'idée me vint que quelque accident
nouveau pourrait bien m'empêcher de l'achever, ainsi que l'album sur
lequel je vous écris mes aventures. Un instant d'attachement puéril pour
ces deux objets qui m'ont aidé à savourer mes joies, et à me distraire
de mes peines, s'empara de moi, et je grimpai à une échelle, au moyen de
laquelle je peux atteindre un creux de la muraille formant une sorte de
cachette que j'ai découverte par hasard, ces jours-ci. J'y déposai ma
petite toile et mon manuscrit. Je me disais qu'en cas de départ forcé je
les y retrouverais peut-être un jour.
--Que faites-vous là, _mossiou_? me dit Tartaglia inquiet; avez-vous
quelque pressentiment? Vous me rendez triste, moi qui avais bonne idée
de notre expédition de ce soir!
J'étais encore sur l'échelle, mais je ne songeais ni à descendre ni à
lui répondre. Nous nous regardâmes tous deux avec la même expression
de doute et de surprise: il nous semblait qu'on venait de frapper
légèrement à la porte du fond de la chapelle.
Tartaglia, sans dire un mot, ôta ses souliers et alla coller son oreille
à cette porte. On y frappa discrètement une seconde fois.
Je lui fis signe d'ouvrir. La curiosité l'emportait en moi sur la
méfiance. Il subissait l'impulsion contraire, car il me fit signe, avec
énergie, de garder le silence, et, regardant à ses pieds, il ramassa une
lettre qu'on venait de passer sous la porte.
Je m'emparai de cette missive et la décachetai avec empressement. Elle
contenait ce qui suit, en français:
«Le prince de Mondragone vous prie de lui faire l'honneur de dîner et de
passer la soirée chez lui. _On fera de la musique_».
Il y avait sur l'adresse: «A monsieur Jean Valreg, _peintre, en son
atelier de Mondragone_». Le papier rose, satiné et parfumé, état
découpé, enguirlandé et orné, au coin, d'un écusson armorial doré et
enluminé.
J'examinais avec stupéfaction cet étrange billet, pendant que Tartaglia
se tenait les côtes pour s'empêcher de rire tout haut, tant il trouvait
la chose plaisante et l'idée du dîner agréable; mais quand je voulus
aller ouvrir au porteur de cette courtoise invitation, Tartaglia,
revenant à ses craintes, se mit en travers.
--Non, non! disait-il tout bas, c'est peut-être un piège; n'y allez pas,
_mossiou_. C'est comme le _souper du Commandeur_!
On frappait pour la troisième fois: c'était demander la réponse. Je
repoussai Tartaglia en lui reprochant tout haut sa méfiance, et j'ouvris
à un groom très-bien mis et d'une figure intelligente, dont les habits
élégants étaient seulement un peu poudreux et rayés ça et là de toiles
d'araignées, ornement indispensable de quiconque se promène dans les
salles de notre manoir.
--Qu'est-ce que le prince de Mondragone? lui demandai-je sans préambule,
en regardant derrière lui pour me convaincre qu'il était seul.
--C'est mon maître, répondit l'enfant en italien sans hésiter, et en
retenant une intention gaie ou moqueuse, sons l'air respectueux d'un
valet bien stylé.
--Belle réponse! s'écria Tartaglia. Cela ne nous apprend rien! Moi qui
connais la noblesse d'Italie, je vous jure, _mossiou_, que je n'ai
jamais entendu parler d'un prince de Mondragone!
--Monsieur veut-il faire réponse au prince? reprit le groom sans se
déconcerter.
Je crus devoir montrer le même sang-froid et prendre cette fantasmagorie
comme une chose toute naturelle.
--Dites à votre maître que j'irais bien volontiers si j'avais un habit;
mais...
--Oh! ça ne fait rien, monsieur! Il n'y a que des hommes. D'ailleurs, on
sait bien que vous êtes en voyage.
--Il appelle ça être en voyage! dit Tartaglia d'un ton piteux; mais
suis-je invité aussi, moi? car du diable si je reste seul!...
--Moi, je vous invite, répondit le groom; il y a repas et soirée aussi à
l'office.
--Mais..., reprit Tartaglia singeant ma réponse, c'est que je ne suis
pas en livrée!
--Ça ne fait rien, vous êtes aussi en voyage!
--Oui, oui, en voyage! Je ne m'en souvenais plus!
--Et à quelle heure cette soirée? demandai-je.
--Tout de suite, monsieur; on n'attend plus que vous.
--Ah! on m'attendait? Fort bien! Et où demeure le prince, s'il vous
plaît?
--Sous le _terrazzone_, monsieur.
--Je le sais bien; mais par où y va-t-on d'ici?
--Si vous voulez bien me suivre..., dit l'enfant en ramassant une petite
lanterne sourde qu'il avait déposée au seuil de la chapelle.
--Ah! _mossiou_! s'écria Tartaglia, à qui la gaieté était revenue, si au
moins j'avais eu le temps de brosser votre paletot et de donner un coup
de fer à vos cheveux! Mais qui pouvait s'attendre à cela?
Nous suivîmes le groom, qui nous conduisit droit au Pianto, descendit
le petit escalier, pénétra dans une des caves que j'avais explorées,
traversa des tas de décombres, en nous éclairant avec courtoisie et nous
avertissant à chaque obstacle qu'il semblait parfaitement connaître.
Enfin, il se glissa dans un couloir étroit, et s'arrêta devant une
petite niche creusée dans le mur, où je m'étais arrêté dans mes
recherches des jours précédents. Alors, il posa le doigt sur je ne sais
quelle tête de clou qui mit en mouvement une clochette, et se plaça
debout dans la niche, ôta poliment son chapeau en nous disant:
«Excusez-moi si je passe le premier pour vous annoncer,» tourna
lentement sur lui-même et disparut.
C'était un tour comme ceux qui servent, dans les couvents cloîtrés, à
faire entrer des paquets, et qui ont dû quelquefois servir à favoriser
des communications clandestines sans violer la lettre des règlements.
Celui-ci est en bois massif, mais couvert d'un débris de peinture qui me
l'avait fait confondre avec la vieille fresque qui l'encadre. Au bruit
sourd qu'il rendit en tournant sur son pivot de fer, je reconnus celui
qui m'avait inquiété. Il obéit à une impulsion donnée par derrière,
où des verrous massifs le tiennent assujetti et fermé comme une porte
véritable.
Cette machine, ingénieuse parce qu'elle est des plus simples, est à peu
près impossible à découvrir. Quand elle eût escamoté le groom en nous
présentant sa face convexe, elle se retourna pour nous ramener sa face
concave, où je me plaçai, pour me trouver tout à coup vis-à-vis d'un
homme en veste et tablier blancs, qui me salua en me baisant la main, et
s'empressa de tourner le demi-cylindre, où Tartaglia parut à son tour
en battant des mains et faisant des cris d'admiration. Il était dans la
fameuse cuisine gigantesque de Mondragone, dans la cuisine de ses rêves,
dans la _Befana_.
Je vais vous décrire ce local peut-être unique au monde, surtout
dans les circonstances où il se présentait à mes regards, et vous le
dépeindre comme si, du premier coup d'oeil, j'avais pu me rendre compte
des détails que j'eus le loisir d'examiner peu à peu.
C'est une salle voûtée divisée en trois compartiments, par deux rangées
de piliers massifs quadrangulaires. Cela ressemble à une église
souterraine, et c'est aussi grand. Un des côtés, que l'on pourrait
appeler des nefs, a fléchi, mais paraît assez solidement étayé: c'est
celui qui avoisine le Pianto et probablement l'écroulement de la galerie
que j'ai découverte avec Tartaglia, car l'eau que nous avions rencontrée
pénètre dans cette nef et y forme un beau réservoir au ras du pavé.
Cette eau courante le traverse, bouillonne parmi les fragments de ruine,
et s'enfuit dans un enfoncement sombre avec un bruit mystérieux.
C'est dans l'autre nef latérale que fonctionnaient, en ce moment, deux
des quatres cheminées monumentales dont nous avions vu la fumée passer
sur la petite terrasse du _casino_. Les réjouissantes odeurs dont
Tartaglia s'était délecté se trouvaient justifiées par des préparatifs
assez confortables. Outre le marmiton qui venait de m'accueillir, un
grand cuisinier à barbe noire, majestueux comme le roi des enfers en
personne, s'agitait lentement autour des fourneaux, et surveillait une
douzaine de casseroles de très-bonne mine.
Aucune espèce de porte, aucune croisée apparente ne trahit l'existence
de cet immense local, suffisamment chauffé et aéré par les vastes
cheminées. Toutes les anciennes issues sont murées par des massifs d'une
épaisseur égale à la profondeur de leurs embrasures; seulement, au
centre de la grande nef du milieu, un large escalier descend à un
péristyle terminé par une arcade à cintre rampant. Ce péristyle était
jonché de paille, et quatre bons chevaux y étaient attachés comme dans
une écurie.
Mais le détail le plus curieux de cette résidence, c'était le bout de
cette nef du milieu, réservé pour le principal habitant et arrangé ainsi
qu'il suit:
Dans une demi-rotonde un peu plus élevée sur le sol que le reste de
l'édifice, une grande vasque de marbre, correspondant probablement à
la fontaine extérieure située au bas des contreforts de la terrasse,
faisait danser irrégulièrement un petit jet d'eau, tout récemment remis
en exercice au moyen d'une tige de roseau. Une vingtaine de pots à
fleurs entouraient cette fontaine. C'étaient des fleurs de serre froide
assez communes, et quelques petits orangers, objets de luxe bourgeois,
ici tout comme à Paris; mais le maigre parfum de ces plantes était
neutralisé par ceux du poisson cuit au vin et de la graisse fondue
qui avaient chatouillé l'odorat de Tartaglia si agréablement, et
qui remplissaient énergiquement l'atmosphère où nous nous trouvions
introduits.
Du reste, la demi-rotonde où l'on était en train de servir le repas
offrait un aspect de confortable ingénieusement conquis sur la tristesse
et le délabrement de l'édifice. Les froides parois étaient tendues de
vieilles tapisseries, jusqu'à la hauteur d'une dizaine de pieds. Le pavé
était recouvert de nattes, et, sous la table, de peaux de chèvres à
long poils. Un grand sofa, dont la vétusté était cachée par plusieurs
manteaux étalés dessus, ainsi que quatre fauteuils sur lesquels on avait
jeté des napperons blancs en guise de housses; un pianino assez
laid, placé sur une estrade de planches brutes, pour le préserver de
l'humidité; un vaste brasero allumé qui cuisait le pauvre instrument
d'un côté, tandis qu'il se morfondait de l'autre au voisinage de la
fontaine, circonstances qui m'expliquèrent bien pourquoi il m'avait paru
si faux; un magnifique bureau Pompadour, dont la marqueterie de bois
de rose était à moitié tombée et dont les cuivres étaient verdis par
l'oxyde; une toilette de nécessaire de voyage très-élégante, étalée sur
une table recouverte d'un grand cache-nez de cachemire, en guise de
tapis; un lit de fer, orné d'une courte-pointe d'indienne à fleurs, et
entouré d'un vieux paravent; une guitare qui n'avait plus que trois
cordes, la table, dressée au milieu de l'hémicycle et toute servie en
vieille faïence ébréchée et dépareillée, mais dont quelques pièces
étaient fort précieuses quand même; enfin, un _amorino_ en marbre blanc,
placé dans un petit myrte en caisse, taillé en berceau, objet de goût
qui avait la prétention d'être un _surtout_: tels étaient l'ameublement
et la décoration de cet appartement complet, improvisé dans un
compartiment de l'unique salle.
Le reste était à la fois la cuisine, le lavoir, l'écurie et le dortoir
des valets, dont les lits composés chacun d'une planche, d'une botte de
paille et d'un manteau, étaient très-proprement disposés sur les bases
colossales des piliers.
Je vous répète que ceci est un inventaire dressé après coup et à loisir;
car, dans le premier moment, passant de l'obscurité à la vive lumière
des torches qui éclairaient l'ensemble, et des bougies qui brillaient
dans la partie réservée au repas, si je vis quelque chose, je ne compris
absolument rien, sinon que j'avais à répondre aux politesses d'un
personnage accouru à ma rencontre, lequel se hâta de me dire qu'il
n'était pas mon hôte, mais un ami _du prince_; et qu'il allait me
conduire _au salon_.
Ce salon, vous le connaissez déjà. C'était l'espace compris entre le
sofa, les fauteuils, le pianino, la fontaine et le brasero.
Mon guide, dont la figure me tourmentait d'une vive réminiscence, et
devant lequel les valets se rangèrent en l'appelant _signor dottore_, me
demanda gaiement pardon de me faire passer par la cuisine, par l'écurie
et par l'office.
--La maison du prince est si mal distribuée, dit-il en riant, qu'il n'y
a pas d'autre entrée; mais ce qui corrige cet inconvénient, ajouta-t-il
d'un air expressif, en s'arrêtant au centre de l'édifice et en me
montrant l'escalier qui descendait à l'arcade fermée seulement par un
tas de paille, c'est qu'il y a une sortie!
XXXVI
Comme preuve de cette assertion, un palefrenier entrait, en cet instant,
en écartant la clôture de fourrage, et apportait de l'avoine aux chevaux
installés dans le péristyle au bas de l'escalier. J'allais exprimer
l'agréable surprise que me causait cette révélation, lorsque le prince
en personne, descendant les deux marches de son sanctuaire, vint au
devant de moi.
--Vous le voyez, monsieur, me dit-il, vous êtes libre et, si vous avez
une grande impatience de prendre la clef des champs, je ne vous retiens
pas ici malgré vous; mais, comme je me dispose moi-môme au départ (vous
voyez mes chevaux), j'ai pensé qu'il vous serait agréable de dîner
d'abord et d'attendre, en bonne compagnie, l'heure de minuit, préférable
à toute autre pour les gens qui ont, comme nous, quelque démêlé avec la
police locale. Mon ami, ajouta-t-il en s'adressant à Tartaglia, qui
me suivait comme un chien, allez trouver mes gens il leur est enjoint
d'avoir grand soin de vous.
--_Mossiou! mossiou!_ me dit Tartaglia en me retenant par mon vêtement,
n'acceptez pas ce dîner, ne parlez pas à cet homme-là. Je le connais,
moi! c'est le prince de...
Celui qu'on appelait le docteur me prit par le bras, comme pour
m'encourager à suivre le prince qui nous ouvrait la marche. Tartaglia,
passant de l'autre côté, me dit à l'oreille:
--Ceci gâte notre affaire et nous compromet! Nous voici affiliés à...
--Eh bien, venez-vous! dit le docteur, qui me supposait intimidé. Ne
craignez pas de parler au prince: c'est le plus aimable homme du monde.
--Je le vois bien, répondis-je; mais permettez-moi de dire un mot à mon
compagnon d'aventures.
--Ah! pardon! faites.
Je fis deux pas en arrière avec Tartaglia. Il voulait parler, je l'en
empêchai.
--Il ne s'agit pas de m'apprendre avec qui je me trouve: on va
certainement me le dire. D'ailleurs, ce mystère m'amuse. Mais toi, tu es
libre, on te l'a dit. Si tu veux fuir...
--Seul et à jeun, _mossiou_? Oh! non certes! Nous voilà chez le diable,
je veux tâter de son ordinaire.
--Mais, si tu étais mon ami, comme tu le prétends, tu irais d'abord
flairer ce passage souterrain, et tu viendrais à bout d'aller dire à la
villa Taverna que...
--Je suis votre ami, répondit-il et je vais tâcher de faire savoir à la
Daniella que nous fuyons cette nuit.
--Non pas! non pas! Dis-lui que je veux partir, mais que je ne partirai
pas sans elle. J'attendrai qu'elle soit guérie.
--_Cristo!_ vous ne voulez pas profiter...?
--Ah! pas de discussion! N'es-tu pas libre, toi, dès a présent? Va, si
tu m'aimes!
Je sais maintenant qu'avec ce mot-là je gouverne mon pauvre diable. Il
s'élança dans l'escalier; mais le docteur qui, sans nous écouter, ne
nous perdait pas de vue, revint vers nous, en me disant avec politesse,
mais d'un ton sérieux:
--Ne donnez pas encore de commissions dehors, monsieur; ce serait pour
nous et pour vous une grave imprudence. Attendez minuit...
Il fallut se résigner et rappeler Tartaglia, qui alla flairer les
casseroles et faire connaissance avec les cuisiniers. Moi, je suivis le
docteur et le prince au salon, où l'on m'offrit un fauteuil. Le prince
était déjà étendu nonchalamment sur le grand sofa, et il entama la
conversation avec aisance en me parlant peinture, en me demandant ce que
je pensais de l'influence de l'Italie sur les artistes des autres pays,
en me questionnant, enfin, sur mes opinions à l'égard des divers maîtres
de la France moderne: tout cela sans faire la moindre allusion à ma
situation présente, non plus qu'à la sienne, et en discourant avec
esprit et légèreté sur toutes choses, hormis celle qui devait le plus me
préoccuper.
Pendant cette causerie étrangement calme et qui semblait beaucoup plus
faite pour un salon de Paris que pour le lieu où nous étions, le docteur
s'occupait du service, _ex professo_, et s'ingéniait avec le valet
de chambre pour suppléer à ce qui pouvait manquer à l'élégance et au
confort de la table. Le groom n'avait qu'une idée, c'était de faire
monter le jet d'eau, et, en changeant les becs de roseau, il lui
arrivait à tout instant de nous arroser, ce que le prince souffrait avec
une grande patience, se contentant de lui dire de temps en temps:
--Carlino, fais donc attention! Il fait déjà assez humide ici.
Alors, il se mettait à parler de son _habitation_ comme un homme qui en
discute avec désintéressement les inconvénients et les avantages.
--C'est fort laid, disait-il; mais c'est si bien situé! La vue est
magnifique, de la terrasse du casino.
Je ne pus m'empêcher de lui dire que j'étais beaucoup mieux logé que
lui, et qu'il devait beaucoup souffrir dans cette grande cave.
--Mais ce n'est pas une cave, répondit-il. Nous sommes en contre-bas de
la montagne, voilà tout; et, sans les infiltrations des eaux égarées
dans les murs par suite de la rupture de plusieurs canaux, il ferait ici
aussi sec que chez vous; mais, avec beaucoup de braise on s'en tire,
vous voyez.
--Pourtant, ces fenêtres et ces portes murées... Le soleil n'entre
jamais dans cette grande salle?
--Aussi, à l'exception de ces deux derniers jours, ne l'avons-nous
habitée que la nuit. Les cours du château sont si vastes et si belles,
et le petit cloître est si charmant! Nous n'avions que quelques pas
à faire pour respirer un air pur; et puis, par ici, ajouta-t-il en
montrant le milieu de l'édifice où est situé l'escalier, nous avons le
chemin des champs. C'est là le principal avantage du logement que j'ai
choisi.
Chaque mot de ce tranquille personnage semblait appeler de ma part une
foule de questions; mais, comme il s'abstenait de m'en adresser de
personnelles, je crus convenable de montrer la même réserve ou la même
indifférence, et de parler de Tusculum et des environs, comme ferait un
touriste dans une auberge.
Pendant que l'on sert le repas, je veux vous décrire ce fabuleux
prince dont je sais maintenant le nom, mais que, par prudence, je vous
désignerai ici sous un nom de fantaisie, _Monte-Corona_, par exemple.
C'est le premier qui tombe sous ma plume.
Ce personnage est âgé d'une cinquantaine d'années. Il appartient à un
type plutôt napolitain que romain. Il parle français, sinon avec une
correction parfaite, du moins avec une facilité complète et toutes les
nuances de l'actualité familière.
Il a pu être beau, mais de cette beauté italienne exagérée qui devient
laideur avec les années. Il est beaucoup trop petit pour son nez, qui
s'avance droit et sans courbure au devant de sa face, comme une lame
d'épée. Sa peau, mate et fine, tourne au livide; ses dents sont
éblouissantes, indice d'une disposition à la phtisie pulmonaire, ainsi
que ses épaules étroites et sa poitrine rentrée. Une masse de cheveux,
trop noirs et trop bouclés pour n'être pas un _effet de l'art_, tombe
sur ses joues creuses et se mêle au noir de sa barbe trop bien plantée,
en ce sens qu'elle fait tache d'encre et masse disproportionnée avec
les plans blêmes et malingres de sa figure. Vous avez vu cette tête-là
partout: un vieux Antinoüs malade croisé de Polichinelle dégénéré.
L'oeil superbe quand même, la physionomie douce et agréable en dépit de
cette chevelure de brigand calabrais, une grande distinction de manières
et de très-petits pieds ridiculement bien chaussés: voilà le souvenir
qu'il m'a laissé.
Quand le valet de chambre eut annoncé que le dîner était servi, bien
que, cela se passant sous nos yeux, cette formalité fût fort inutile, le
prince se leva, étira ses bras et ses jambes comme un lévrier, bâilla
trois ou quatre fois en disant au docteur, d'un air profondément
affligé, qu'il n'avait pas d'appétit, et se plaça au milieu de la table.
Le docteur se mit en face de lui pour faire les honneurs, soin beaucoup
trop pénible pour un homme aussi indolent et aussi maladroit que Son
Altesse, laquelle me fit asseoir à sa droite. La quatrième place resta
vide provisoirement, ce qui semblait un cas prévu.
Quand je vis le docteur bien en face et bien éclairé (jusque là il
n'avait fait que remuer), je le reconnus positivement; c'était le moine
de Tusculum: un homme magnifique, d'une très-haute taille, gros à
proportion, mais plutôt large qu'épais de carrure et point chargé
d'obésité ventrue. Il est de l'âge du prince et paraît plus jeune,
bien qu'il ait les cheveux gris; mais cette abondante chevelure, toute
bouclée naturellement, semble brûlée par le soleil plus que par les
années. Tous les traits sont admirables et rappellent le marbre de
Vitellius, moins l'engoncement du cou et l'amollissement des chairs;
car, si cet bomme a les goûts, les instincts ou les besoins d'une vie
exubérante, il a la force de les satisfaire, et l'excès n'a pas encore
dépassé la puissance. Son oeil est étincelant, ses dents irréprochables,
sa voix pleine et vibrante, et l'agilité de cette stature colossale
indique une vigueur et une souplesse qui n'ont encore rien perdu des
ressources de la jeunesse.
Frappé de l'intérêt d'artiste avec lequel je le regardais, il se prit à
rire.
--Nous nous sommes déjà rencontrés, n'est-ce pas? me dit-il comme pour
aider mes souvenirs.
--Une figure comme la vôtre ne s'oublie pas, surtout quand elle
vous apparaît sous un costume pittoresque, par un coucher du soleil
splendide, et au milieu des ruines de Tusculum.
--Ah! ah! reprit-il en souriant, voilà les peintres! Ils ont des yeux
auxquels on ne peut échapper. Heureusement, leur attention et leur
mémoire sont exceptionnelles, car on ne pourrait pas se promener en
sûreté sous un froc, même dans les endroits où l'on croit trouver
la solitude; mais j'espère que vous ne jugez pas indispensable à ma
physionomie ce déguisement que je n'endosse jamais sans une atroce
répugnance?
Je lui répondis que sa physionomie était remarquable sous tous les
déguisements possibles, et je me disais, à part moi, qu'il était
peut-être dominicain et non médecin; que peut-être encore n'était-il ni
l'un ni l'autre. Le prince vit que je me tenais sur mes gardes, et,
avec beaucoup de délicatesse, il affecta, de nouveau, de généraliser la
conversation, afin de n'avoir pas l'air de m'interroger sur mes opinions
ou sur mes _circonstances_.
Le dîner était succulent, bien que composé d'éléments fort simples. Mes
hôtes se mirent à parler de cuisine en maîtres.
--Ce pays-ci n'offre guère de ressources, dit le prince, surtout dans
la saison où nous sommes; mais, quand on voyage, il ne faut jamais
s'inquiéter de ce que l'on trouvera, mais bien de la préparation des
mets, quels qu'ils soient. Toute la science de la vie consiste à avoir
un cuisinier intelligent. Il en est de forts savants dont je ne fais pas
le moindre cas; ils ne peuvent fonctionner que dans les grands centres
de civilisation. Je préfère un artiste comme l'homme d'imagination que
vous voyez là-bas. C'est un Calabrais, et c'est tout dire. La Calabre,
où j'ai vécu longtemps, est un pays dépourvu de tout, pour peu que l'on
s'éloigne des rivages. Mais, avec cet Orlando, je n'ai jamais fait un
mauvais repas. Peu m'importe qu'il m'ait fait manger des rats ou des
hérissons quand il n'avait pas autre chose à fricasser. Je ne lui
demande jamais ce qu'il me servira ni ce qu'il m'a servi. Tout ce qui
passe par ses mains devient mangeable, et, pourvu qu'on puisse manger,
on ne doit pas souhaiter de friandises. Je ne suis pas gourmand, et
je ne comprends pas qu'un homme soit l'esclave de son ventre, surtout
lorsque, comme moi, il n'a plus jamais d'appétit.
En parlant ainsi, le prince goûtait, avec un sérieux extraordinaire,
tous les plats qui passaient devant lui. Il mangeait peu, en effet; mais
le bien manger devait être une des préoccupations dominantes de sa vie,
puisqu'elle n'était point détournée par la situation probablement assez
grave où il se trouvait.
Les vins furent à l'avenant des plats, c'est-à-dire exquis, et le
docteur y fit largement honneur, sans en paraître _ému_ le moins du
monde. Auprès de ce grand coffre béant que rien ne semblait pouvoir
déborder, j'étais le plus pitoyable convive. Dès le premier service,
j'étais rassasié, tandis qu'il ne faisait que se mettre en train, et
je comparais intérieurement ma petite organisation avec celle de
ce descendant des Romains de la décadence. Je remarquais en lui la
sensualité italienne, protestation si frappante contre le régime
d'appauvrissement et de stérilité dont est frappée cette terre
fastueuse, et l'un me paraissait la conséquence de l'autre. Quand il y
a de telles capacités pour consommer, l'esprit ou les bras doivent se
lasser de produire.
Interrogé par le docteur, je me défendis de lui dire à quoi je songeais
et combien j'étais étonné de voir de pareilles préoccupations de
bien-être et de pareilles jouissances de réfection dans un pareil
lieu de refuge, sous les pieds mêmes de gens armés, prêts à s'emparer
peut-être de nos personnes.
--D'abord, quant au dernier point, me répondit le docteur, cela est tout
à fait impossible. Il faudrait que ces gens armés eussent découvert
notre retraite.
--Quoi! m'écriai-je, quand la fumée de votre festin les enveloppe, vous
croyez qu'ils ignorent où vous êtes?
--Ils ne l'ignorent pas, dit le prince. Nous n'avons pas la prétention
d'être ici sans qu'on le sache; mais il est temps que vous sachiez
vous-même dans quelle situation nous sommes. Voici le docteur qui a fait
partie autrefois de la guérilla des frères Muratori, lorsque eux et lui
étaient encore enfants. Pour ce fait, il fut condamné à mort, et je ne
sache pas que la sentence soit révoquée; mais sa mère est à Frascati;
il ne l'a pas vue depuis quinze ans. Il a su que je venais à Rome, il a
voulu m'accompagner. Quant à moi, qui suis de la terre d'Otranto et, par
conséquent, sujet du roi de Naples; j'ai été compromis dans les derniers
événements de mon pays, pour avoir parlé un peu librement de mon aimable
monarque et bâtonné un de ses insolents lazzaroni. Menacé de la prison
et d'un procès criminel, je vins me réfugier à Rome, où j'ai un frère
cardinal, mais où j'eus l'imprudence de déblatérer un peu contre un
autre prince de l'Église, qui m'avait volé une _amante_, et de donner
des coups de pied dans le dos d'un mouchard qui m'ennuyait. Après quoi,
je fus forcé d'aller m'établir à Florence; mais, là, j'eus le malheur de
me plaindre de la garnison allemande et de me battre avec un officier
que je tuai en duel. Je m'en allai en Piémont, où je fus plus sage et
plus tranquille; mais, ayant appris que mon frère le cardinal était
grièvement malade, je revins secrètement à Rome pour veiller à mes
intérêts dans la succession. Je trouvai mon frère guéri et peu sensible
au plaisir très-réel que j'en ressentais. Il me pria de m'en aller, pour
ne pas le compromettre, et, comme, retenu par une petite affaire de
coeur qui m'était survenue, j'hésitais à suivre son conseil, il laissa
dénoncer ma présence chez lui, non dans l'intention de me livrer, mais
avec celle de me forcer de déguerpir; car il me prévint à temps de la
nécessité de le faire. Or, cela ne m'était pas possible, au point
où j'en étais avec certaine dame, et je la décidai à venir passer
_incognita_ quelques jours à Frascati, où je reçus asile chez la mère du
docteur, ici présent; mais je n'étais pas caché là depuis vingt-quatre
heures, que mon frère mit à mes trousses des espions à lui, chargés
de nous inquiéter, et, parmi ces braves gens, il y avait un certain
Masolino et un certain Campani, deux coquins dont il paraît que vous
avez entendu parler... Donnez-moi un peu de ce jambon, docteur, car il y
a longtemps que je parle sans essayer de manger, et je me sens faible!
En disant ces paroles, il passa le jambon au docteur chargé de le couper
en menues tranches, puis il continua:
--On ne voulait pas nous arrêter; mais on me menaçait de compromettre la
personne qui m'intéressait, et de faire sérieusement au cher docteur
un mauvais parti. Le docteur connaissait particulièrement le fermier
Felipone; il avait sauvé la vie d'un de ses neveux sans vouloir être
payé. Il le pria de nous cacher dans une des chambres délabrées de ce
manoir. Felipone se montra reconnaissant et dévoué. Il ne pouvait nous
loger dans l'intérieur du château dont il n'est pas le gardien; mais la
partie extérieure, la terrasse, où nous voici, est confiée à sa garde,
ainsi que les jardins dont elle est censée faire partie. Lui seul savait
que ce lieu est habitable et encore solide, malgré l'accident dont vous
voyez là-bas les effets, et qui avait décidé l'intendant, il y a une
douzaine d'années, à faire étayer le fond, puis murer solidement toutes
les ouvertures, afin de condamner cette partie compromise de l'édifice.
On ne savait déjà plus, dès lors, qu'une sortie souterraine avait existé
au centre: elle avait été murée aussi, nous ne savons à quelle époque,
peut-être après le saccage du château par les Autrichiens, afin que ceci
ne devînt pas un repaire de voleurs. Mais je suis fatigué de raconter;
aidez-moi donc, docteur, vous ne faites que manger! Que vous êtes
heureux d'avoir toujours faim! Est-ce que les faisans sont passables? me
conseillez-vous d'en manger une aile?
--Je vous en conseille deux, répondit le docteur; ils sont excellents!
Ayant servi le prince, il continua sa narration:
--Le local que vous voyez était donc et est encore réputé inabordable,
dangereux, condamné, impossible. Mais voilà qu'un beau matin, Felipone,
en plantant un arbre devant sa maison, découvrit une voûte. Le
compère se crut possesseur d'an temple antique, ou tout au moins d'un
_columbarium_. Ce n'était pas cela, mais bien une galerie qu'il ouvrit
secrètement, et en travaillant de nuit, pour n'être pas troublé dans
la possession des trésors qu'il espérait découvrir, Il suivit ce vaste
couloir, et, après avoir marché longtemps en droite ligne et en montant
assez rapidement, il se trouva dans le joli péristyle joù vous avez vu
nos chevaux. Seulement, l'issue en était bouchée, et il s'imagina de
la percer et de la déblayer, car il na savait pas bien où il était. Le
temps lui avait paru long; il se flattait peut-être d'avoir retrouvé une
dix-septième maison d'Horace, la seule, la vraie, celle des Tusculanes.
» Quand il se vit dans la cuisine papale de Mondragone, il se sentit
très-désappointé. Néanmoins il se fît un malin plaisir de posséder là
un monument qu'il pouvait exploiter auprès des touristes sous le nez de
madame Olivia, gouvernante et gardienne du reste du château. A force de
fureter, il découvrit également la curieuse machine par où vous êtes
entré ici, et qui, depuis longtemps, était une tradition perdue. Elle
ne tournait plus; il la répara lui-même, et, maître désormais de faire
pénétrer ses voyageurs dans tout le manoir, sans la permission de sa
rivale, il se promettait d'en tirer parti, lorsque ma demande d'asile
lui arriva et le décida à garder le silence sur cette trouvaille, tant
qu'elle pourrait m'être utile. Il se hâta de transporter ici tous les
objets nécessaires à notre installation, et voici ce qui vous explique
ce mobilier, ces ustensiles, cette vaisselle, vestiges vénérables
échappés au sac et à l'incendie du château par les Autrichiens. Ces
tapisseries ont peut-être orné jadis la chambre de Paul III. Quant à
ces fleurs, à ce myrte taillé et à la statuette qui ornent cette table,
c'est une gracieuseté de madame Felipone, laquelle, non contente de se
charger de nos provisions et de nos emplettes, s'ingénie à nous entourer
d'un luxe naïf. La donna! s'écria-t-il avec un enthousiasme enjoué, en
avalant un grand verre d'orvieto, c'est la providence de l'homme, c'est
l'ange du proscrit et le salut du Condamné.
Le prince plaisanta un peu le docteur sur l'ardente sympathie de madame
Felipone. Il y eut entre eux, en italien, un colloque assez curieux et
plein de caractère indigène. Par un côté, celui de la charité du docteur
sauveur de l'enfant, et par la gratitude des parents sauveurs, à leur
tour, du bienfaisant médecin, la situation était logique et touchante;
mais, par un autre côté, celui des idées trop philosophiques du docteur
usant et abusant de cette reconnaissance jusqu'à tromper le bon et
dévoué Felipone, cette situation redevenait toute réaliste, toute
italienne.
Je fis la sourde oreille pour ne pas avoir à faire hors de propos
et sans utilité, le puritain et le pédant. Je comprends tous les
entraînements possibles; mais j'étais choqué de les entendre avouer
devant moi avec si peu de scrupule et de retenue.
XXXVII
--A présent que vous connaissez nos _circonstances_, continua le
docteur, il faut vous avouer que votre arrivée à Mondragone nous a
passablement gênés et contrariés. Nous y étions depuis huit jours, et
nous y étions bien. Pouvant pénétrer à toute heure dans l'intérieur du
château, sauf à battre en retraite par le petit cloître, en cas d'une
ronde de madame Olivia, nous étions plus libres et plus gais. Depuis que
vous vous êtes emparé de notre promenoir, il nous a fallu aller prendre
l'air, à nos risques et périls, sous divers déguisements, dans les
jardins et dans la campagne; mais tout allait passablement encore, et le
prince avait décidé la signora qui s'intéresse à lui à fuir avec nous,
lorsque le cardinal s'est imaginé de s'opposer à une visite domiciliaire
que l'on voulait faire à Mondragone et que nous appelions de tous nos
voeux, n'ayant rien à en redouter dans ce sanctuaire du _terrazzone_.
J'interrompis le docteur pour m'accuser d'être encore la cause innocente
de cette contrariété.
--Non, non, reprit-il, le cardinal n'est pas homme à s'intéresser à vous
à ce point-là. Il aime trop les Allemands et les Russes pour ne pas
détester les Français. Il n'a étendu sur vous sa protection que parce
que vous pouviez lui servir à cacher le véritable motif de sa conduite.
Mais cet ordre de respecter l'intérieur du palais aurait pu vous coûter
cher, puisque, ne sachant nullement que nous étions à même de fuir par
des chemins invisibles, il nous a tous exposés à un blocus interminable
de la part de l'autorité locale, laquelle comptait se venger de la
privation de nous coffrer par le plaisir de nous affamer.
Les choses en étant venues à ce point, nous n'avons pas voulu que vous
fussiez victime de nos méfaits. Les vôtres ne nous regardent pas, et
nous avons résolu de fêter avec vous la cérémonie des adieux à ce
respectable asile de Mondragone, que nous ne reverrons peut-être jamais,
et où, en somme, nous n'avons pas beaucoup souffert. J'ai dit. _Amen!_
Et à votre santé! fit-il en élevant gaiement un grand verre qu'il vida
d'un trait.
--Je ne saurais dire avec vous, observai-je au docteur, que je n'aie pas
souffert du tout. Depuis quelques jours, je m'ennuyais effroyablement
dans ma solitude, et si j'avais été assuré de votre voisinage, j'aurais
travaillé plus assidûment à me frayer un passage jusqu'à vous.
--Ah! vous y avez travaillé plus que nous ne voulions! Nous vous
avons fort bien entendu miner du côté de l'écroulement. «Ce diable de
Français, disions-nous, est capable de nous enterrer tous sous la grande
voûte.» On ne sait pas ce que, dans l'état où elle est, un caillou
dérangé dans son équilibre accidentel peut nous causer d'embarras.
Heureusement, la masure a résisté à vos coups de pic on de pioche; mais
peut-être était-il grand temps de vous ouvrir la porte.
--C'est vous dire, ajouta le prince, que vous ne nous devez aucun
remercîment pour notre invitation, puisque nous ne pouvions ni vous
laisser exposé à mourir de faim, ni vous permettre de continuer à
piocher dans nos vieux murs. C'est à nous, à nous seuls, d'être
reconnaissants de la confiance avec laquelle vous êtes venu à nous et du
plaisir que nous procure votre société.
Cette confiance que l'on me témoignait, à moi, me mit plus à l'aise
que je ne l'avais encore été: aussi je pensai devoir me montrer plus
expansif, et j'y étais disposé pour le cas où l'on m'interrogerait; mais
on me parut savoir tout ce qui me concerne, et le docteur m'adressa
une seule question, à laquelle précisément je ne pus répondre avec
sincérité.
--Pourquoi diable, me dit-il un peu brusquement, avez-vous été vous
imaginer de toucher à cette madone de Lucullus?
--Et comment diable, répondis-je pour éluder la réponse, êtes-vous
informé de cette sotte histoire?
--Parce que nos gens ont été à Frascati tons les jours avant notre
blocus, dit le prince, et que, d'ailleurs, Felipone nous tient au
courant des contes et nouvelles du pays.
--Rangez donc parmi les contes cette absurde aventure: je ne sais pas
moi-même ce qu'elle signifie.
--Vraiment? reprit le docteur. Eh bien, moi, je l'avais expliquée d'une
manière ingénieuse, toute conforme à un souvenir qui m'est personnel,
et j'en serai, à ce qu'il parait, pour mes frais d'intelligence.
Figurez-vous que, dans ma petite jeunesse, à Ravenne, j'avais une petite
amoureuse à qui son confesseur défendit de se laisser embrasser. Comme
elle retombait plus souvent que de raison dans ce péché mortel, elle
crut se fortifier contre le tentateur par un voeu. En conséquence, elle
passa son chapelet au cou d'une vierge de faïence émaillée (c'était,
Dieu me pardonne, un ouvrage précieux de Luca della Robbia!) et elle
fît serment de ne pas me laisser baiser ses lèvres tant que ce chapelet
resterait là. Elle me laissait prendre d'autres libertés innocentes,
comme de baiser ses mains, ses joues et même sa petite épaule rose; mais
la bouche se détournait de la mienne avec effroi, et cela dura bien
trois jours, au bout desquels elle m'avoua l'engagement qu'elle avait
pris. Aussitôt, sans lui rien dire, je courus à la chapelle en plein
vent, où le chapelet flottait au cou de la madone, et, dans ma
précipitation, je ne vis pas que l'émail était fêlé; je tirai le collier
un peu brusquement: la tête tomba, et je pris la fuite. Heureusement, je
n'avais pas été vu, et je pus embrasser ma maîtresse sans avoir affaire
à l'Inquisition.
Je ne fis point d'éloges au docteur sur sa perspicacité. Je me bornai à
trouver l'histoire très-intéressante, et il n'insista pas pour faire un
rapprochement. Le vin lui déliait la langue, et il était plus pressé de
me raconter vingt anecdotes pour son propre compte que de m'arracher
l'aveu de la mienne. Pourtant, j'aurais bien désiré, en ce moment, qu'il
sût quelque chose de Daniella, et qu'incidemment il pût me donner de ses
nouvelles; mais, pour rien au monde, je n'aurais voulu parler d'elle à
un homme qui parlait si follement de l'amour.
--Vous devriez bien, me dit le prince, quand nous aurons fini de dîner,
esquisser un souvenir de cette grande salle et de ce campement comique,
éclairés comme les voilà. Plus tard, si vous voulez bien me permettre de
vous faire une commande, je vous prie de m'en faire un tableau. Ce lieu
me sera toujours cher. J'y ai été heureux dans mes pensées, bien que
tourmenté d'esprit et malade de corps. Quant à vous, malgré vos ennuis,
vous devez le chérir aussi... Je ne vous demande rien... pas même _son_
nom; mais _elle_ m'a semblé bien jolie.
--Vous l'avez donc vue? s'écria le docteur.
--Oui! le jour où j'ai failli être surpris dans le cloître par M.
Valreg. J'avais vu entrer... Mais tenez, docteur, il est comme moi; il a
un sentiment sérieux dans le coeur, et nous ne devons pas lui parler de
celle à qui nous avons eu l'obligation de pouvoir fumer nos cigares dans
les cours et les galeries du château presque tous les soirs. N'est-il
pas vrai, ajouta-t-il en s'adressant à moi, que, de six heures de
l'après-midi à six heures du lendemain, vous ne sortiez pas du casino,
puisqu'elle y était? Mais, depuis le blocus, il parait qu'elle n'a pu
venir, car vous avez été sur pied, trottant partout et à toute heure
avec une insistance...
--Je vois que vous étiez très au courant de mes habitudes; mais pourquoi
vous êtes-vous méfié de moi au point de me cacher les vôtres?
--Nullement, mon cher; j'avais de la sympathie pour vous sans vous
connaître. J'aimais votre talent...
--Mon talent? Je n'ai pas encore de talent; et, d'ailleurs...
--Vous croyez que je n'ai rien vu de vous? Eh bien, sachez que, tous les
soirs, nous nous amusions, nous qui nous couchons tard, à aller voir,
dans votre atelier, ce que vous aviez fait dans la journée.
--Moi qui me croyais si seul!
--On n'est jamais seul; mais vous avez cru l'être, et nous n'avons pas
voulu troubler les délices de vos tête-à-tête; j'aurais peut-être été
moins discret et plus taquin, dans d'autres moments de ma vie; mais,
étant passionnément amoureux pour mon compte...
Un bâillement de digestion laborieuse coupa si drôlement le mot
_passionnément_ articulé par le prince, que j'eus peine à m'empêcher de
rire. Le docteur s'en aperçut.
--Vous croyez qu'il plaisante? dit-il. Eh bien, pas du tout. Ce
paresseux, ce gourmand, ce malade, ce blasé, ce voluptueux, cet
excellent prince a encore des passions romanesques: et, pour le
moment... D'ailleurs, en voici bien la preuve, ajouta-t-il en me
montrant les voûtes fendues et crevassées: nous sommes là dans une cave
qui suinte et qui craque: moi, j'y suis venu pour pouvoir embrasser ma
mère; il n'y a pas d'autre femme au monde pour qui je me résignerais
à passer trois jours sans voir le soleil. Mais lui, avec son mauvais
estomac, son lumbago, ses habitudes de mollesse et de luxe, il aurait
été capable d'y passer trois ans pour attendre la décision de la dame de
ses pensées. Dieu merci, la voilà résignée à l'enlèvement; car c'en est
un, mon cher, et vous allez être enrôlé dans la garde de la _princesse
voilée_! J'allais dire volée! Voyons, prince; quel grade donnerons-nous
à notre jeune artiste dans le corps d'armée de la divine...
--Ne buvez plus, docteur, dit le prince avec un mouvement d'humeur; vous
avez failli la nommer!
--Oh! que non! dit le docteur en faisant la pantomime de cadenasser ses
lèvres. Depuis quand donc le docteur ne peut-il pas boire impunément
tout ce qu'une table peut porter de bouteilles?
--Quant au grade à donner à noire nouvel ami, reprit le prince, je le
nommerai colonel d'emblée; car il a fait ses preuves. Savez-vous, M.
Valreg, que votre aventure sur la _via Aurélia_ a fait du bruit, je ne
dirai pas dans Rome, c'est une grande cave qui étouffe, plus que
celle où nous voici, le son de la voix humaine, mais dans la région
privilégiée où l'on peut parler de quelque chose, voire de ce qui se
passe sur les chemins? Il paraît que vous endommagé la cervelle d'un
sujet utile à la police, qui, en ce moment-là, commettait l'indiscrétion
de travailler pour son compte à détrousser les voyageurs. Il a été
réprimandé, menacé et pardonné. C'est, à ce qu'il paraît, un homme
précieux pour découvrir les transfuges. C'est lui qu'on a mis sur nos
traces; mais, là encore, il a voulu travailler pour son propre compte en
se vengeant de vous par de fausses dénonciations.
--On nous a parlé aussi, dit le docteur, d'un certain Masolino et d'un
autre animal _ejusdem farinae_, qui vous guettait, vous, et que nous
sommes venus à bout, nous autres, de dépister en ce qui nous concerne.
On l'appelle, je crois, Tartaglia.
--_Excellence_? dit Tartaglia, qui était officieusement occupé à laver
les verres dans la fontaine et qui, entendant prononcer son nom, crut
qu'on appelait.
--Ah bah! c'est lui? s'écrièrent le prince et le docteur en éclatant
de rire. Ah! mais vous êtes dupe, M. Valreg, et vous avez là, à vos
trousses, la pire canaille du pays.
J'eus beau vouloir défendre la bonne foi du pauvre Tartaglia à mon
égard, l'exclamation du docteur avait été entendue du cuisinier Orlando,
qui s'écria à son tour:
--Cristo! si je ne craignais de manquer mon omelette soufflée, je ferais
vite du feu avec la carcasse de ce traître!
--Un espion! un espion! hurla le marmiton en basse-taille.
--Un espion! reprit, d'une voix de ténor, le valet de chambre.
--Un bain! un bain pour monsieur! ajouta en fausset le groom Carlino.
L'idée eut un grand succès. L'homme que j'avais vu auprès des chevaux,
et qui n'était autre que le domestique du docteur, se mit de la partie,
et, en un clin d'oeil, Tartaglia fut saisi et emporté comme un paquet
pour être baigné, noyé peut-être, dans le grand réservoir. Je fus forcé
d'intervenir et de l'arracher, non sans peine, à ce danger. Je vins à
bout d'expliquer et de motiver la confiance que j'avais en lui, et le
prince prononça sa sentence de grâce, ce qui fit murmurer sa maison
contre moi.
--Eh! que vous importe? leur dit le docteur. Dans deux heures, nous ne
serons plus ici, et qu'il le veuille ou non, ce vaurien sera forcé de
nous suivre jusqu'à ce que nous ayons passé la frontière.
--Oui, oui, passons la frontière, mes benoîtes Excellences! s'écria
Tartaglia égaré, et plus transi par la peur qu'il ne l'eût été par le
bain dont on l'avait menacé. Il parvint à désarmer le docteur, qui
avait envie de lui administrer au moins quelques coups de cravache
pour contenter les gens du prince. Tartaglia le fit rire par sa mine
burlesque et ses lamentations à la Sancho.
--Hélas! mon doux Sauveur Jésus! disait-il d'une voix étranglée, moi
qui me promettais de si bien dîner! Ces chers messieurs, que le ciel
bénisse, m'ont tout à fait coupé l'appétit, et voilà que je jeûnerai ce
soir, moi qui ne songeais pas à me mortifier!
--Je vous promets, dis-je au prince, que, s'il tient parole, il
sera bien assez puni. Quant aux inquiétudes qu'il peut causer à vos
compagnons, je désire les faire cesser, et je donne ici ma parole
d'honneur de lui casser la tête encore mieux qu'au signor Campani, si,
pendant votre fuite, il commet la moindre perfidie, ou seulement la
moindre imprudence.