George Sand

La Daniella, Vol. II.
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Malgré mes promesses, dont on paraissait ne pas se méfier, il fallut
souscrire à un arrangement. Tartaglia fut, par l'ordre du docteur, hissé
dans une niche de la muraille qui avait autrefois servi de garde-manger
ou de chapelle, à vingt pieds au-dessus du sol. Puis on retira
l'échelle. Il prit assez bien la plaisanterie; il pouvait s'asseoir
commodément et ne craignait guère le vertige. Au bout d'une heure, il
avait réussi, par ses lazzis et ses supplications comiques, à égayer
les valets, qui lui passèrent les reliefs de leur festin au bout d'une
broche.

Cet incident avait fait manquer l'omelette soufflée, au grand désespoir
d'Orlando; mais il s'en consola, au dessert, par le succès d'une pièce
montée, au sommet de laquelle se balançait un perroquet en sucre.

Le fermier Felipone arriva pour en prendre sa part. C'est lui
qu'attendait le quatrième couvert. Il refusa de faire revenir les plats:
il avait dîné. Sa femme était auprès de la _signora_, qui faisait
ses apprêts pour partir et qui viendrait, au dernier moment, prendre
seulement une tasse de thé. J'appris ainsi que la dame enlevée, ou sur
le point de l'être, était domiciliée secrètement dans une des petites
villas situées au bas de l'allée de cyprès, de l'autre côté du chemin
qui mène à Frascati, ce qui avait permis au prince de la voir tous les
jours chez Felipone; mais, depuis le blocus, leurs entrevues avaient été
plus rares et plus difficiles, Felipone étant, non pas soupçonné, mais
surveillé.

Felipone marquant quelque étonnement de me voir, on lui expliqua ma
présence, et on me présenta à lui comme un ami de plus à faire évader.

--Ah oui-da! dit-il en me regardant avec bienveillance: c'est notre
jeune peintre, l'habitant du _casino_, le bien-aimé de...

Je mis ma main sur la sienne, il sourit et se tut.

Un instant après, comme le prince et le docteur causaient ensemble, je
pus dire à l'oreille du fermier:

--Comment va-t-elle? pouvez-vous me le dire?

--Bien, bien, jusqu'à présent, répondit-il; mais elle ira mal demain,
quand elle vous saura parti.

--Croyez-vous que je puisse la voir ce soir?

--Non! Impossible de circuler dans les jardins; les carabiniers sont
partout.

--Mais vous, êtes-vous bloqué aussi?

--Non; je pourrai aller demain à la villa Taverna. Que lui dirai-je de
votre part?

--Que je reste et que j'attends sa guérison, car elle est ma femme
devant Dieu!

--À la bonne heure! mais si j'y consens, dit l'aimable homme en riant,
car je suis la clef du _terrazzone_, moi, et pour que vous ne mouriez
pas d'étisie, il faudra bien que je vous fasse passer des vivres.
Allons! c'est une affaire arrangée. Je n'aime pas madame Olivia, qui
est une personne _sofistica_, mais vous, je vous aime, à cause de la
Daniella, qui est ma filleule, et une sainte fille, monsieur, une fille
que le monde ne connaît pas, et que vous faites bien d'aimer en galant
homme.

Je vous laisse à penser si, à partir de ce moment, je me sentis de
l'amitié pour le bon Felipone. C'est un homme gras et court, à figure
ronde et à chevelure crépue et frisottée. Sa face rit toujours, môme
en disant des choses sérieuses; mais ce rire n'est pas celui de
l'hébétement; c'est une gaieté optimiste et sympathique. J'en voulus
intérieurement au docteur de tromper cette âme ouverte et confiante.
Il est vrai qu'il pouvait pallier son tort à sa manière, en alléguant
l'impossibilité de troubler, par des soupçons, la quiétude bienveillante
de cette heureuse nature d'homme.

--Allons prendre le café au salon, nous dit le prince en se levant. Et
vous, mes amis, dit-il à ses gens, mangez bien et ne buvez pas beaucoup;
nous avons des précautions à prendre pour sortir d'ici, et une longue
route à faire sans débrider.

--Ah ça! dit Felipone en s'asseyant sur un des fauteuils qu'il avait
prêtés à ses hôtes, tout est bien convenu? J'ai amené moi-même le cheval
de la _signora_, elle viendra ici sur mon bidet, que je prendrai ensuite
pour vous accompagner, car je ne veux pas vous quitter avant que vous
soyez hors de danger.

Et, comme je m'étonnais de la présence de ces chevaux qu'il me semblait
plus logique de ne prendre que dans la campagne on m'expliqua qu'au bas
de la galerie souterraine qui descend sous l'allée de cyprès, il y avait
de l'eau, en ce moment, jusqu'à mi-jambes.

--Quand nous serons là, je vous prendrai en croupe sur mon bidet, dit
Felipone; il est de force à porter double charge.

--Vous oubliez, lui dis-je, que je ne pars pas, moi!

--Vous ne partez pas? répéta le docteur.

--Vous ne partez pas? s'écria le prince.

--Non, reprit Felipone, et il a raison. Je me charge de lui jusqu'à
nouvel ordre; mais il ne refuse pas de vous accompagner avec moi un bon
bout de chemin, car les amis sont les amis, et, s'il y a quelque groupe
de carabiniers en travers de votre fuite, il est bon d'être en force.

--Non, non! dit le prince. Pourquoi l'exposer à des dangers?...Je ne
veux pas!

Je le priai de ne pas formuler un refus blessant pour moi. Je sentais
bien que l'honneur me déliait de mon serment envers Daniella. L'amour
ne peut pas prescrire une lâcheté. Je m'expliquai si nettement sur le
plaisir que j'éprouvais à faire mon devoir en cette circonstance, que le
prince céda, en me serrant cordialement la main.

--Je vous verrai avec regret revenir ici, me dit-il. La situation n'est
pas bonne pour vous. Tant que nous y sommes, mon frère le cardinal
maintient sa défense de laisser pénétrer dans le château; mais dès qu'il
nous saura partis, il se fera volontiers arracher la permission de faire
ouvrir les portes. On s'emparera de vous, et il entrera fort bien dans
les idées de mon frère de vous sacrifier. Vous pourrez bien alors
expier, par une captivité plus dure que celle de Mondragone, la hasard
qui nous y rassemble.

--Ne craignez rien, Excellence, dit Felipone; je le logerai ici: il
gardera les meubles, et je m'arrangerai, d'ailleurs pour qu'on le croie
parti avec vous. Si on fait alors une visite de police dans le
château, tant mieux; je réponds de lui, s'il quitte le casino pour le
_terrazzone_.

--Je m'abandonne à vous, répondis-je; je ferai ce que vous voudrez,
pourvu que je reste.



XXXVIII

Le café fut exquis et les cigares de contrebande de premier choix. Tout
en fumant, nous échangeâmes quelques mots sur la politique, chapitre
qu'il est impossible de ne pas aborder, dès qu'un lien de sympathie met
quelques hommes en rapport les uns avec les autres. J'évitai pourtant
d'avoir une opinion qui pût blesser celle de mes hôtes. J'étais plus
curieux de savoir la pensée de ces Italiens bannis et persécutés que
désireux de faire prévaloir la mienne.

Je remarquai, au bout d'un instant, que le prince et le docteur
n'étaient nullement d'accord sur les moyens de sauver l'Italie. Plus
logique et plus courageux d'esprit que son ami, le docteur voulait
renverser les vieux pouvoirs. Le prince, aussi hardi de caractère que
timide de principes, ne s'en prenait qu'aux abus, et rêvait un retour
à l'Italie de Léon X et des Médicis, sans vouloir avouer que ces abus
avaient pris d'autant plus d'essor et de licence que Rome et Florence
avaient eu plus d'éclat, d'artistes, de luxe et d'aristocratie. Quant à
son gouvernement napolitain, il en parlait avec horreur et mépris, mais
sans pouvoir admettre l'idée de remplacer l'autorité absolue par une
constitution démocratique. Il avait vu la populace de son pays se
faire l'exécuteur des hautes oeuvres de la tyrannie, et il ne pouvait
sacrifier la répugnance trop fondée du fait à l'enthousiasme du
principe. J'en concluais, en moi-môme, que là où des natures
bienveillantes et sincères comme celle de ce prince avaient le peuple
en aversion, c'était la faute du peuple et qu'un critérium de l'état de
maturité de la démocratie d'un pays devrait être la confiance qu'elle
inspire aux esprits élevés ou aux coeurs aimants. On pourrait dire à un
peuple: «Dis-moi de qui tu es aimé, et je te dirai qui tu es». Je crois
que de Maistre a dit «qu'un peuple a toujours le gouvernement qu'il
mérite d'avoir».

Du reste, en défendant la légitimité des droits et privilèges de la
noblesse et de la royauté, le prince tombait dans l'inconséquence de
faire gracieusement bon marché des siens propres, devant la supériorité
de l'esprit, du talent et de la science. Il alla même jusqu'à dire avec
un air de candeur modeste, que j'étais quelque chose de plus que
lui, parce que j'avais du talent, tandis qu'il ne savait que danser,
improviser sur la guitare et monter à cheval. Je ne me laissai pas
enivrer à la fumée de cet hommage que j'ai entendu déjà décerner par
les nobles et les riches bien élevés, aux moindres artistes. C'est une
banalité de bon goût, dont ils ne pensent pas un mot, et qui ne leur
coûte pas plus que de dire des choses galantes aux femmes laides et
vieilles. Cela fait partie de leur savoir-vivre et du charme de leurs
grandes manières.

Il serait possible, pourtant, que ce prince fût de bonne foi jusqu'à
un certain point dans sa modestie. Il n'a rien de la perfidie moqueuse
contre laquelle un plébéien prudent doit toujours être en garde. Il
est d'une inconséquence naïve et me fait assez l'effet de ces grands
seigneurs français du siècle dernier, qui portaient aux nues les
écrivains philosophiques, mais qui ne devaient jamais accepter la
résultante de leurs idées. Quant au docteur, c'était une autre théorie,
plus logique à certains égards, mais qui péchait en sens inverse.
Démocrate par naissance et par sentiment, il avait eu, dès sa première
jeunesse, son rêve d'héroïsme, et il avait fait ses preuves de bravoure
et de dévouement absolu à la patrie; mais, dans son âge mûr, il me
semble avoir contracté ce que j'ose appeler les vices des héros:
l'intempérance dans la volupté et l'immoralité égoïste des passions
brutales. Le prince impatienté de l'entendre parler des vertus
républicaines, lui reprochait, en homme qui le connaissait bien, d'être
bon, vaillant et dévoué par tempérament et non par principe; d'avoir la
conscience large à certains égards; par exemple d'être capable de trahir
son meilleur ami pour lui prendre sa maîtresse ou lui débaucher sa
femme; de préférer la table à l'étude de la science; de croire à peine
en Dieu; enfin, de ne pas valoir mieux que lui-même.

A quoi le docteur répondait que les vertus républicaines n'avaient rien
de commun avec les vertus privées; que l'on ne devait même pas exiger
d'un glorieux patriote l'étroite moralité d'un bon bourgeois; qu'il
fallait tout pardonner (il disait presque tout permettre) à celui qui
sauvait la patrie avec l'épée ou avec la parole; enfin que la grande
affaire des Italiens n'était pas d'être sages et réguliers dans leurs
moeurs, mais d'être braves et de chasser l'étranger. Soyons Italiens
d'abord, et puis nous tâcherons d'être hommes!

Il me semblait qu'il mettait la charrue devant les boeufs et que pour
reconstituer une patrie, il eût fallu d'abord être capable de constituer
une société.

La discussion ne fut pas assez longue pour m'ennuyer; elle le fut assez
pour me permettre de lire clairement dans l'âme de ces deux hommes à qui
l'excitation d'un bon repas donnait le besoin de se résumer. Le prince,
après avoir fumé son cigare, sortit de son sofa et de sa position
horizontale pour s'inquiéter de l'heure, des apprêts du départ et de la
dame de ses pensées qui n'arrivait pas, et pour laquelle il avait fait
servir une espèce d'ambigu sur la table nettoyée et couverte de fleurs.

--Il n'est que dix heures, lui répondit le docteur en s'asseyant au
piano. Elle viendra dans une heure au plus tôt. Voulez-vous, pour vous,
faire prendre patience, que je vous joue mon étude de Bertini?

--Allez, je vous écoute, dit le prince, qui se recoucha et s'endormit.

Felipone, qui admire le docteur en toutes choses, s'approcha et colla
son oreille sur l'instrument pour mieux entendre. Le docteur joua avec
aplomb, avec un bon rhythme et un bon sentiment, mais en faisant, sans
sourciller, les plus épouvantables fautes d'harmonie, le tout avec
la spontanéité d'instinct et l'absence de méthode qui caractérisent
beaucoup d'Italiens, et lui en particulier. Je ne pus m'empêcher de lui
dire qu'il avait un talent merveilleux pour un homme qui ne se doutait
pas de la musique. Il prit fort bien la chose, se mit à rire, avoua
qu'il avait la passion d'entendre des sons et de taper en mesure
sur quelque chose qui fait du bruit; puis il se mit à chanter avec
volubilité tous les récitatifs comiques de la _Cenerentola_, passa au
_Don Juan_, de Mozart, et, emporté par le menuet du finale du premier
acte, il dansa et mima avec Felipone, qui se prêtait à sa fantaisie sans
y entendre malice, la scène de Mazetto avec Leporello. Le bon paysan
essayait de sauter et de faire des passes, le docteur le bousculait,
l'étourdissait et pensait à la Zerline dont il était le don Juan.

Tartaglia qui, malgré le pilori où on l'avait perché, avait réussi à
manger comme Gargantua, se sentit tellement électrisé par la belle
musique et la belle danse du docteur, qu'il se mit à imiter tantôt la
clarinette, et tantôt le basson, avec un grand succès. On l'applaudit,
mais on lui refusa l'échelle pour descendre.

J'avais quitté le _salon_, où le prince dormait au bruit des chants et
de la danse, pour crayonner, selon son désir, un aperçu de la scène
bizarre à laquelle les lourds piliers blafards et les sombres voûtes
déjetées de l'édifice servaient de cadre. Je cherchais un endroit d'où
je pusse voir les groupes principaux bien éclairés, les valets assis
par terre autour d'un dîner copieux dont on ne devait pas conserver les
restes, les maîtres groupés au fond, et Tartaglia enchâssé comme un
saint dans sa niche. J'aurais voulu pouvoir arranger les chose de
manière à compléter l'originalité presque énigmatique de cette
composition, par la présence des chevaux au premier plan; mais c'était
impossible, ils étaient placés trop au-dessous du sol.

Comme je les regardais du haut de l'escalier, je vis qu'il y en avait
maintenant une douzaine. Je fus frappé de la beauté de la tête et des
jambes de l'un de ces animaux, et je descendis quelques marches pour
l'examiner. Il me semblait l'avoir déjà vu; mais la physionomie
d'un cheval ne vous reste pas présente comme celle d'un homme, et,
d'ailleurs, il avait le corps couvert d'un grand manteau. Je ne cherchai
pas beaucoup à débrouiller ce souvenir. Je me mis à dessiner ce que mon
oeil pouvait embrasser dans la composition fortuite du tableau.

Pendant que j'étais ainsi occupé, deux femmes étaient arrivées: l'une
était la fermière des Cyprès, l'épouse de Felipone, la Zerline du
docteur, et, comme je le savais déjà par Daniella, l'ancienne amie, la
Vincenza de Brumières; une petite femme brune, pâle et dodue, assez
jolie et très décidée.

L'autre était la dame voilée, tout en noir, la taille cachée sous un
mantelet court, et relevant sur son bras une longue jupe d'amazone
qu'elle devait rabattre pour chevaucher. Son petit chapeau de velours
noir, couvert d'un voile de dentelle mis en double, était un chapeau de
ville ordinaire. Elle paraissait arrangée de manière à pouvoir fournir
une course à cheval et voyager ensuite en voiture sans être forcée de
changer de costume. Elle était donc si bien empaquetée, qu'il me fut
impossible de voir si elle était belle ou laide, vieille ou jeune. Son
nom ne fut pas prononcé une seule fois autour de moi. Les domestiques et
Felipone lui-même semblaient feindre de l'ignorer: c'était la signora,
rien de plus.

Le prince l'avait conduite au fond de la _Befana_ et la servait
lui-même. Elle mangeait, la face tournée vers la fontaine. Sans doute
elle avait relevé son voile; mais, eussé-je été curieux de voir ses
traits, la délicatesse me prescrivait de ne plus remettre les pieds
au _salon_, et de rester à la distance où j'étais, distance assez
considérable pour ne pas me permettre de distinguer le son de sa voix au
milieu de celle des autres.

Le prince apprécia mon savoir-vivre et vint m'en remercier. Il attendit
que mon croquis fût terminé, puis il me demanda si j'avais des armes au
casino et si je ne jugeais pas à propos d'aller les chercher.

--Vous savez le chemin, à présent, me dit-il, et vous n'aurez qu'à
sonner pour rentrer dans notre citadelle. Je vais vous montrer le secret
de la clochette.

Je lui montrai, moi, la seule arme que je possède, mon fidèle
casse-tête, qui, dans une lutte corps à corps, me semblait la défense la
plus sûre.

--Vous savez pourtant vous servir d'un fusil ou de pistolets, au besoin?

--Oui, j'ai chassé.

--Eh bien, au besoin nous vous donnerons des armes. Mais êtes-vous
bien décidé à nous escorter? Felipone dit qu'infailliblement nous
rencontrerons au moins quelques gens armés avant de gagner les taillis
qui conduisent à Tusculum, et il fait un clair de lune désespérant. Il
nous faudra passer au milieu de l'ennemi, coûte que coûte...

--C'est pour cela que, pouvant vous être utile, moi qui vous| dois la
liberté, et peut-être la vie, je suis très décidé à vous escorter, que
vous le désiriez ou non.

--Mais il y a pour vous un autre péril à prévoir. Il vous faudra revenir
et rentrer ici. Felipone répond de vous ramener sans encombre à votre
gîte; mais je crains, moi...

--Mais alors ceci regarde Felipone et non Votre Excellence. Il est
inutile qu'elle s'en préoccupe. J'irai seulement reconduire au casino ce
pauvre diable de Tartaglia, à qui je rendrai la liberté quand vous serez
partis, puisque sa présence autour de vous cause quelque inquiétude.

--Oui, je l'avoue, je ne saurais partager votre confiance. Qu'il vous
soit attaché, c'est possible, mais il n'a pas de raisons pour ne
pas nous glisser entre les jambes et aller avertir l'ennemi de nous
poursuivre. Il aurait même de fort bonnes raisons pour le faire; d'abord
la récompense attachée à notre capture, ensuite le plaisir de se venger
de la triste figure qu'il fait en ce moment parmi nous.

--Pourtant, le danger auquel il m'exposerait moi-même en vous
trahissant, serait une garantie de sa fidélité. Mais je n'insiste pas,
car, après tout, il n'est pas de ceux dont on peut répondre sur son
propre honneur. Ainsi, je vais le conduire au casino?

--Non pas! Du casino, il pourrait avertir ceux qui nous gardent.

--Il est brouillé avec la police, qu'il a mal servie en me servant trop
bien!

--Oh! alors, raison de plus pour lui de rentrer dans ses bonnes grâces,
de parlementer, et de mettre l'ennemi sur nos traces, sauf peut-être à
se faire promettre votre liberté en même temps que la sienne. Il nous a
entendus causer, il sait quelle route nous prenons. Non, croyez-moi, il
est bien où il est. Il passera quelques heures dans sa niche; il peut
s'y coucher, et il aurait beau crier, personne ne pourrait l'entendre
articuler une parole.

--Ne vous y fiez pas, on entend chaque note de votre piano.

--Oui, du casino, mais non pas du _terrazzone_. Il faut être placé plus
haut que l'ouverture supérieure des cheminées; et, comme en ce moment
nous désirons faire un bruit qui attire et concentre l'attention des
carabiniers de ce côté-ci, pendant que nous quitterons la place, vous
allez voir qu'il faut un grand vacarme pour qu'il s'en échappe seulement
un peu au dehors. Voyons, il est bientôt minuit, préparons-nous!--Mes
amis, cria-t-il à ses gens, voici le moment de plier bagage et de brider
les chevaux.

--Oui, oui, s'écria le docteur en arrivant vers nous. Orlando, mon
bijou, beaucoup de feu et de fumée dans les cheminées; et vous, mes
amours, Antonio, Carlino, Giuseppe, _tutti!_ concert d'instruments,
chants, danses et tapage!

En parlant ainsi, le docteur s'empara de deux couvercles de casseroles,
dont il se fit des cymbales.

--Tapage! tapage! s'écrièrent les valets en s'armant, qui d'un tonneau
défoncé dont il se faisait une grosse caisse, qui d'un sifflet, et qui
du reste de la batterie de cuisine. On chantait, on criait, et tout cela
en s'agitant pour fermer les porte-manteaux et seller les montures que
ce vacarme mettait en danse, surtout le beau cheval noir que j'avais
remarqué. En un instant, ce charivari d'adieux à la _Befana_ de
Mondragone devint une ivresse. Tous ces Italiens sont adroits, agiles et
doués de ces grâces comiques, si rares chez nous, où le grotesque est
presque toujours laid. La scène des derniers préparatifs fut un ballet
général de toute la force des jambes, accompagné de choeurs de toute la
force des poumons.

Felipone riait à se tenir les flancs, tandis que le docteur embrassait
la Vincenza plus qu'il n'était besoin pour prendre congé. Le prince
chantait la messe en se faisant mettre son paletot et ses grandes bottes
par Giuseppe, qui l'habillait en mesure et en sautant d'un pied sur
l'autre. Le docteur soufflait dans une tige de roseau en imitant la
flûte et en s'arrosant fréquemment le gosier d'un reste de liqueur. La
_signora_, elle-même, comme prise de vertige, frappait le piano d'une
mazourque échevelée. Tartaglia, voyant qu'on le laissait là, se
lamentait avec de grands gestes qui lui donnaient l'air d'un capucin
en chaire; mais sa voix, étouffée par le bruit général, réduisait son
éloquence à l'effet d'une pantomime pathétique.

Je n'étais pas bien persuadé de l'utilité de cette bacchanale. Je savais
que la fumée des cuisines donnait aux carabiniers l'envie de fuir et
de se disperser, plutôt que l'idée de se resserrer autour du château.
C'était une imprudence gratuite que de leur apprendre l'existence d'un
refuge réputé, jusqu'à ce moment, inaccessible; mais il n'y avait pas
moyen de se faire entendre, et je pris mon parti de chanter comme
les autres l'heure du départ. J'étais électrisé par cette gaieté, à
l'approche d'un combat regardé comme inévitable.

Enfin, le silence se fit. Tout était prêt.

--Maintenant, dit le docteur, pas un mot, et en route.

Je pus m'approcher de Tartaglia et lui dire de compter sur mon prompt
retour. Nous descendîmes l'escalier, et le prince, ayant mis son héroïne
en selle, fit la revue de sa petite troupe. Il fut convenu qu'on se
placerait de suite dans l'ordre de marche, et que chaque cavalier s'y
tiendrait et garderait ses distances avec une précision militaire. Le
docteur se plaça en tête avec le cuisinier Orlando, qui réclamait ce
périlleux honneur par droit d'ancienneté. Giuseppe, valet de chambre du
prince, avec Antonio, domestique du docteur, se mirent au second rang.
Le prince et la signora marchaient ensuite; puis le petit groom Carlino
et le gros marmiton suivaient comme deux pages. Je venais le dernier,
portant en croupe Felipone, qui devait nous quitter à la ferme et
prendre de là, à ciel ouvert, un chemin plus court pour s'en aller
devant en éclaireur. Sa femme eut l'honneur de faire le trajet, jusque
chez elle, en croupe derrière le docteur. Nous étions donc dix, en
comptant la dame voilée, et en ne comptant pas la Vincenza, qui ne
devait pas nous suivre au-delà de la ferme. |

Ne connaissant pas les êtres, je ne compris pas beaucoup le plan que
j'entendais adopter. Nous nous engageâmes, sans bruit et au pas, dans la
galerie qui était jonchée de litière. C'est un couloir assez large et
assez haut pour donner librement passage à deux cavaliers de front.
Il est tout entier creusé dans le tuf tendre et compacte, comme les
catacombes romaines. Sa pente, qui suit celle du terrain, est si rapide,
que, sans la paille, nos chevaux eussent eu de la peine à ne pas
glisser; mais leur marche devint plus difficile quand nous rencontrâmes
les longues flaques d'eau dont Felipone nous avait parlé. C'était la fin
de l'inclinaison du terrain. Felipone sauta dans l'eau, prit sa grosse
petite femme dans ses bras, et disparut par une ouverture latérale qui
aboutit à la cave de sa maison.

Nous continuâmes à avancer lentement dans le chemin couvert qui se
prolonge en dehors du parc, assez loin sous la campagne. Orlando portait
une torche en avant. Malgré l'humidité de certaines parties de la
galerie, la rareté de l'air rendait la chaleur étouffante; le trajet
durait depuis un grand quart d'heure.

Tout à coup nous nous trouvâmes dans l'obscurité. Orlando avait éteint
le flambeau; il avait aperçu au loin devant lui un faible rayon de lune,
qui fut bientôt visible pour nous tous. On fit halte. On était arrivé à
une petite chapelle abandonnée, à demi-cachée sous les atterrissements
et qui s'ouvre sur la campagne, dans une prairie située entre Mondragone
et les Camaldules.

Cette immense galerie souterraine, récemment découverte et déblayée par
Felipone, avait donc pour portique une construction fermée, dépendante
de sa régie et dont il avait les clefs, sans que personne soupçonnât
encore la brèche qu'il y avait faite à l'intérieur pour communiquer avec
le souterrain. Il se trouvait arrivé là avant nous, et tenait le passage
ouvert, tandis que Gianino, l'aîné de ses neveux, montait la garde dans
la prairie.

Nous mîmes pied à terre, et nous traversâmes la chapelle en tenant nos
chevaux par la bride. Le pavé était, là aussi, couvert de litière. Cette
sortie s'effectua sans bruit, sous les grands arbres fruitiers qui
ombragent le petit édifice.

On se remit en selle dans le plus grand silence. Felipone prit, dans les
buissons, un petit cheval pareil à celui que je montais, et qui avait
été amené là d'avance, sous apparence de pâture. Il n'avait pour selle
qu'une couverture, avec des étriers de corde attachés au surfaix. Le
fermier l'enfourcha lestement et passa devant, après nous avoir dit
de lui laisser environ dix minutes d'avance sur le chemin. Le docteur
connaissait parfaitement la direction à suivre.



XXXIX

Jusque-là, je ne m'étais guère rendu compte de ce que nous faisions.
S'échapper un à un, ou deux à deux, sans bruit, en se donnant
rendez-vous quelque part pour monter à cheval et fuir ensemble loin de
la portée des carabiniers, m'eût semblé plus raisonnable que de sortir
en corps de cavalerie; mais, en regardant le site que nous traversions,
et en me rappelant celui que nous avions à traverser, je vis que nous
agissions pour le mieux.

D'abord, notre évasion à cheval était un fait si invraisemblable, que,
même en rencontrant de près notre petite troupe, les surveillants
devaient hésiter à reconnaître en nous les captifs de Mondragone. Et
puis, le terrain que nous traversions était la continuation la plus
favorable du chemin couvert. Ce n'était probablement pas par hasard
que la chapelle s'ouvrait au seuil de cette petite gorge étroite et
ombragée, dont le fond était envahi par une herbe marécageuse où le
pas des chevaux ne soulevait pas de bruit et ne devait pas laisser de
traces. Ces circonstances avaient dû être mises à profit, au temps
où l'on avait ménagé cette sortie mystérieuse à la forteresse de
Mondragone.

A cette époque, tout le trajet que nous avions à faire avant de sortir
du territoire de Monte-Porzio était probablement couvert d'arbres. Je
me souvins que nous devions passer par Tusculum, dont les sommets sont
maintenant entièrement nus, et que là, probablement, nous aurions à
traverser, à toute bride et de vive force, un poste de gendarmerie. Je
portai la main aux fentes de ma selle et m'assurai qu'elles étaient
garnies de pistolets. Je m'arrangeai de manière à m'en servir librement
au premier signal.

Felipone, parti en éclaireur, revint nous dire de continuer au pas sur
le chemin sablonneux qui laisse les Camaldules à gauche et qui monte en
droite ligne sur Tusculum. Il n'avait rencontré ni aperçu personne;
le passage était libre, et l'allure lente et calme était préférable à
l'irruption brusque au galop, du moins jusqu'à nouvel ordre.

Nous traversâmes donc, sans hâte et sans encombre, la partie découverte
du chemin frayé qui s'ouvrait devant nous, et nous gagnâmes, sans être
signalés, le taillis à pic de la gorge située sur les derrières du
théâtre de Tusculum.

Là, nous étions de nouveau complètement à couvert; le chemin étroit,
très-uni, mais rapide, ne nous permettait plus d'aller deux de front.
Chacun arma le pistolet ou la carabine dont il était muni et eut l'oeil
sur sa droite; à gauche, il n'y avait que le ravin.

Le paysage étroit et tourmenté que nous arrivâmes à dominer était, à
la clarté voilée de la lune, d'une tristesse morne. Ce chemin, déjà si
mélancolique durant le jour, prend, la nuit, un air de coupe-gorge qui
eût pleinement satisfait Brumières.

Ce bois a été le faubourg de Tusculum, et le chemin qui le traverse est,
comme je vous l'ai dit ailleurs, une voie antique; circonstance assez
grave pour nous, car les pieds de nos chevaux commencèrent à résonner
sur les polygones de lave, qui furent jadis le pavé des rues de la ville
latine. Nous parvînmes néanmoins au pied de la croix qui marque le
sommet de la citadelle tusculane, au milieu d'une solitude absolue. Là,
nous nous arrêtâmes pour examiner le revers de la montagne que nous
avions à descendre. Sur ce plateau découvert, nous étions abrités par
l'ombre épaisse du massif de roches qui supporte la croix.

Je regardai la magnifique vue que j'avais contemplée au soleil couchant,
le théâtre antique où, pour la première fois, j'avais rencontré sous un
habit de moine, ce docteur qui m'entraînait maintenant dans les périls
de sa vie aventureuse, et les silhouettes, argentées par la lune, qui
dentelaient l'horizon. C'étaient les sommets et les vallées que le
berger Onofrio m'avait nommés, et, pour ne les avoir examinés qu'une
fois, je connaissais déjà si bien le relief géographique du pays
environnant, que j'eusse pu m'orienter tout seul et m'égarer fort peu.

Nous avions forcément rompu nos rangs pour nous abriter le long du
rocher, pendant que Felipone descendait en avant pour faire une nouvelle
reconnaissance. Je souffrais de voir cet excellent homme s'exposer tout
seul pour les autres, et je demandai à l'accompagner. Le prince s'y
opposa.

--Nous ne prenons pas ces précautions pour nous, dit-il à voix basse.
Nous avons une femme avec nous; c'est pour elle seule que nous sommes
si prudents; c'est pour elle que je consens à exposer Felipone. Si je
connaissais les chemins, je prendrais sa place; mais je ne les connais
pas, et c'est assez d'un homme en danger.

--Felipone sert la patrie, dit le docteur, puisqu'il favorise l'évasion
d'un patriote comme moi. S'il est assassiné, ce sera mourir au champ
d'honneur!

Et, après ce mouvement d'égoïste enthousiasme, le beau gros docteur
ajouta, avec un cynisme sentimental:

--S'il ne revient pas, je jure de ne pas abandonner sa femme.

--Ne parlons plus, dit le prince. Malgré nous, nos voix s'élèvent.
Silence tous, je vous en prie!

--Il serait désagréable d'être surpris et massacrés, pensai-je, pour
d'aussi mauvaises paroles que celles que le docteur vient de dire.

Nous restâmes immobiles. Je me trouvai auprès de la dame voilée, dont le
cheval, peu soucieux de l'ordre qui venait d'être donné, chassait avec
bruit l'air de ses naseaux. Je pensais aussi, à propos de cette dame,
qu'elle ne valait peut-être pas le mal que nous nous donnions et le
péril qu'affrontait en cet instant le brave fermier des Cyprès. Pour
nouer un intrigue avec un ex-viveur qui n'était ni beau, ni jeune, ni
bien portant, il fallait qu'elle fut un peu dans les mêmes conditions,
ou qu'elle eût un intérêt de vanité ou de cupidité à s'enfuir avec lui.

Cette mystérieuse amazone me parut une personne nerveuse, impatiente de
l'immobilité où il fallait se tenir. Elle tourmentait la bouche de son
cheval et l'empêchait de se rasseoir. Deux ou trois fois elle le fit
sortir de la ligne d'ombre qui nous protégeait, et cette inquiétude hors
de propos m'impatienta moi-même.

Dans l'attente d'un absent en péril, les minutes semblent des heures. Je
pouvais me condamner au rôle de statue, mais non empêcher mon coeur de
battre et mon oreille de s'alarmer des moindres bruits. La nuit était
si calme et l'air si sonore, que nous entendîmes sonner la demie après
minuit à l'horloge des Camaldules. La chouette, perchée sur une colonne
du théâtre antique, répondait d'un ton aigre à un appel plus éloigné et
plus aigre encore. Puis nous entendîmes une voix d'homme qui chantait
vers le fond de l'humide vallée noyée dans la brune. Ce n'était pas la
chanson du voyageur attardé qui éprouve le besoin de rompre autour
de lui l'effrayant silence de la solitude: c'était comme un cantique
lentement phrasé par une personne en prières. Aucune émotion dans
cette voix mâle et douce dont le calme contrastait avec nos muettes
perplexités.

Enfin Felipone reparut.

--Tout va bien, nous dit-il. Marchons.

--Mais ce chanteur de cantiques, lui dit le prince, l'entends-tu?

--Très-bien, et je connais sa voix. C'est un pieux berger qui chante sa
prière, comme les coqs, à minuit. Mais écoutez-moi. J'espérais que le
brouillard monterait, et nous permettrait de prendre le galop sur la
grande route; mais il ne fait que ramper à un pied de terre, et il nous
nuit plus qu'il ne nous rend service. Je vous engage donc à ne point
passer par Marino, mais à descendre par la traverse à Grotta-Ferrata. De
là, nous gagnerons Albano par la rive du lac qui sera à notre gauche. Le
chemin sera plus long, quoique plus direct. Il est moins uni, et vous
irez moins vite; mais nous serons presque toujours à couvert, et le pays
est si sauvage, que, si nous y faisons quelque rencontre, ce sera avec
les voleurs, gens bien préférables, pour nous, aux carabiniers.

--Accordé, dit le prince; marchons!

Nous descendîmes Tusculum à vol d'oiseau, à travers un vaste champ
en jachère qui s'est couvert de réséda, et dont le parfum violent
commençait à donner des étourdissements au prince lorsque nous en
sortîmes, en passant dans un ruisseau qui nous remit sur le chemin
frayé.

Ces petits chemins encaissés, bordés de haies en pleine liberté de
croissance, rappellent assez, au clair de lune, les traînes de mon pays.
Au jour, cette pensée ne m'était pas venue, à cause de la différence
des plantes fleuries qui en tapissent les talus; mais, la nuit, les
mouvements de ces petits sentiers ondulés, souvent traversés d'eaux
courantes à fleur de terre, et ombragés de folles branches qui vous
fouettent la figure, me rappelèrent ceux où, dans mon enfance, je
faisais délicieusement et littéralement l'école buissonnière.

Nous marchions un à un, trottant, galopant ou reprenant le pas, selon
les facilités ou les difficultés du terrain. Après Grotta-Ferrata,
nous nous engageâmes dans une voie de traverse, au milieu des bois
de châtaigniers, assez profondément encaissée entre les hauteurs de
Monte-Cavo (_Mons Albanus_) et celles qui encadrent le lac d'Albano.
Dans cette région sauvage, nous ne fîmes d'autres rencontres que celles
de couleuvres monstrueuses, qui s'ébattaient sur le sable des sentiers
et qui fuyaient à notre approche. Le docteur, dont l'humeur guerroyante
s'irritait de n'avoir eu aucune prouesse à faire, descendait de temps en
temps de cheval, en dépit des représentations du prince, pour couper en
deux, avec son coutelas de voyage, ces reptiles inoffensifs.

Au bout d'une heure de marche environ, il nous fallut, pour aller plus
vite, mettre tous pied à terre dans une descente presque à pic. Chacun
conduisait et soutenait son cheval par la bouche. Seule, la dame voilée,
resta sur le sein, dont le prince prit la bride. J'étais en ce moment
derrière eux et pour ainsi dire sur leurs talons, le terrain ne me
permettant pas de faire reculer mon poney romain, déjà très-impatienté
de ce mauvais chemin.

La dame, penchée sur le pommeau de sa selle, parlait à voix basse avec
son illustre amant. La voix de celui-ci étant moins souple et ne pouvant
se tenir à ce diapason, j'entendis qu'il s'obstinait à la conduire, et
je compris qu'elle insistait pour aller seule. Je compris aussi pourquoi
elle désirait le dispenser de cette fatigue. Il n'en avait pas la force;
la vigueur de ses bras et de ses jambes n'était pas en rapport avec
son dévouement. En outre, il a la vue basse et les allures gauches.
Il trébuchait à chaque pas et menaçait d'entraîner, dans sa chute, le
cheval auquel il se pendait plutôt qu'il ne le soutenait.

Je n'osais offrir de le remplacer, et pourtant je voyais approcher le
moment de la catastrophe. Elle fut heureusement sans gravité; le prince
tomba assis sur un talus; le cheval chercha un instant son équilibre, le
retrouva par un écart, et, pressé par l'amazone habile qui le dirigeait,
arriva au fond du ravin, pour repartir, en bondissant, sur une montée
aussi rapide que la descente.

--Non! non! je n'ai aucun mal, me dit le prince, que je m'étais empressé
de remettre sur ses pieds. La _signora_ est d'une pétulance! Je vous en
prie, mon cher, suivez-la. Ces chemins sont très-difficiles, et elle ne
s'en méfie pas assez.

Je rendis la main à _Vulcanus_, c'est le nom du poney que Felipone
m'avait prêté, et, dépassant ceux qui marchaient devant, j'atteignis la
dame voilée et lui fis part, sans trop me soucier de lui être agréable
ou non, des inquiétudes du prince. Elle ne me répondit pas; mais son
cheval, comme s'il eût reconnu ma voix, se mit à me parler par ce
demi-hennissement qui expriment la satisfaction chez ces nobles bêtes;
et, chose très-bizarre, comme si le langage des animaux m'eût été
soudainement révélé, comme si j'eusse compris par une intuition
mystérieuse ce que me rappelait celui-là, je le reconnus enfin, et
retrouvai tout à coup son nom et le souvenir du service qu'il m'avait
rendu. Aussi lui répondis-je gaiement, sans hésiter et sans me soucier
d'être très-ridicule:

--Tiens, c'est toi, brave _Otello_?

--Oui, c'est _Otello_, répondit la dame voilée: n'aviez-vous donc pas
reconnu celle qui le monte?

--Miss Medora! m'écriai-je stupéfait.

--Approchez-vous davantage, dit-elle, et causons pendant que nous
le pouvons. Les autres sont loin derrière nous. Ne me faites pas de
sermons, c'est inutile. Je suis déjà assez mécontente de ma situation.
Sachez, en deux mots, mon histoire, comme je sais la vôtre. Je vous ai
aimé, vous êtes le seul homme que j'aie aimé. Vous m'avez haïe; par
dépit, j'ai voulu aimer mon cousin Richard. Cela m'a été impossible. Il
s'en est aperçu, il s'est piqué, il s'est éloigné. Nous avons quitté
Florence au bout de quelques jours, et nous avons reçu, à Rome, la
visite du prince, alors caché à Frascati, ce qui ne l'empêchait pas
de venir me voir avec beaucoup de hardiesse. Cette hardiesse, cette
situation aventureuse où il se trouvait, ont augmenté l'intérêt et
l'amitié que j'avais pour lui, car il y a deux ou trois ans que je
le connais et qu'il me fait la cour quand nous nous rencontrons. Je
voulais, je veux me marier, et surtout me marier sans amour, uniquement
pour avoir une position sociale et m'étourdir dans le monde. Je n'étais
plus heureuse avec ma tante. Elle est folle; elle était devenue jalouse
de la très-mince amitié filiale que j'accorde à son mari. Je n'ai pu
supporter l'ombre d'un soupçon. J'ai quitté sa maison au premier mot
d'aigreur. Le prince était, de nouveau, passionnément épris de moi.
Il est moins riche que je ne le suis; mais il a un nom magnifique, de
l'esprit, de l'usage et du coeur. Je ne dépends que de moi-même; mais,
par égard pour lord et lady B***, je leur en écrivis. Ma tante vint me
voir, me supplia de retourner chez elle et d'abandonner ce projet de
mariage. Elle trouvait le prince trop vieux et trop laid; elle parlait
même d'user, pour m'en détourner, d'une autorité qu'elle n'a pas. C'est
ce qui acheva de me décider. Le soir même de cette explication, qui
avait été assez vive, je fis dire secrètement au prince que j'allais le
rejoindre à Frascati. J'espérais vous y voir. Je ne savais rien de vos
aventures, je ne les ai apprises que par le prince, qui les tenait de
Felipone. J'aurais pu les apprendre de Tartaglia, si je ne m'étais tenue
assez bien cachée à Frascati pour me soustraire à la vue de ce bavard.
Je sus, au bout de quelques jours, que lord B*** agissait en vain. Vous
deviez, par l'ordre du cardinal ***, rester prisonnier à Mondragone
ainsi que son frère. C'est une leçon qu'il voulait donner à ce
dernier, pour le dégoûter de revenir à Rome, et dont vous receviez le
contre-coup. Quand je reconnus l'impossibilité de communiquer avec vous
et de vous porter secours, même au moral, puisque vous étiez toujours
engoué de cette petite Daniella, je me confirmai dans la résolution
d'épouser le prince et de fuir avec lui. Afin que lady Harriet et son
mari ne vinssent pas à compromettre cette fuite en me cherchant, je leur
ai écrit, ce matin, que nous partions pour le Piémont, où nous devons
nous marier, et j'ai confirmé le prince dans le désir qu'il avait de
favoriser votre évasion, en le priant toutefois de ne pas me faire
reconnaître de vous. Il ignore et doit ignorer les sentiments que j'ai
eus pour vous, et qui, je vous prie de le croire, se sont dissipés comme
un accès de fièvre.

Puis, elle ajouta d'une voix claire et d'un ton aisé:

--L'amour est une sotte maladie que les personnes les plus raisonnables
sont obligées de subir, ne fût-ce qu'une fois en leur vie. Il est fort
heureux pour moi que vous ayez été par hasard, l'objet de mon rêve
d'un jour. Vous m'avez empêchée de céder à une fantaisie de mariage
d'inclination qui eût certes fait mon malheur, comme il a fait celui
de ma pauvre tante Harriet. J'ai donc pour vous une véritable
reconnaissance, et nous serons toujours amis, si vous le voulez bien.

Je remerciai Medora de sa franchise. J'étais dans une situation à ne pas
me permettre d'observations sur le choix qu'elle avait fait d'un mari
si peu enivrant. D'ailleurs, les eût-elles comprises? Il paraît que le
titre de prince efface les rides et les années. Je me rappelai aussi, en
ce moment, que Medora n'était pas d'une très-illustre naissance; que la
soeur de lady Harriet avait fait un mariage, non d'amour, mais d'argent,
et que l'ambition de remonter à l'échelon social dont elle était
descendue par cette mésalliance de sa mère devait être ce que Medora
appelait le côté logique et raisonnable de sa vie.

Il lui était échappé un mot qui ne s'accordait pourtant pas avec sa
conclusion: «Je suis assez mécontente de ma situation, ne me faites pas
de sermons». Je crus ne devoir pas relever cet aveu, et je la félicitai,
au contraire, du succès de son escapade. Je ne voyais pas que cela dût
causer ni chagrin sérieux ni dommage sensible à lord B*** ou à sa femme.
S'ils eussent été là, je crois que je les aurais félicités eux-mêmes
d'être dégagés de la responsabilité que leur imposait la tutelle d'une
personne aussi tranchée et aussi extrême en ses résolutions que la belle
Medora.

Nous causâmes donc, tranquillement d'abord, de ses projets. Elle voulait
s'établir sur la côte de Gênes, et m'invitait à aller la voir; mais elle
ajouta tout à coup assez brutalement:

--A condition pourtant que vous serez débarrassé de mademoiselle
Daniella.

--En ce cas, répondis-je avec la même netteté, recevez aujourd'hui mes
adieux définitifs; car je compte épouser mademoiselle Daniella aussitôt
que je pourrai l'emmener hors de ce pays, où j'aurais, fussé-je libre,
quelque mortification de paraître céder aux menaces de monsieur son
frère.

--En vérité, s'écria Medora, vous en êtes là? Vous tombez dans ce piège
grossier de croire qu'elle est menacée par son frère, qui l'a laissée
voyager avec nous sans jamais lui donner signe de vie?

--Je sais maintenant qu'elle n'a voyagé avec vous que pour échapper
aux continuelles persécutions de ce frère qui voulait naturellement
l'exploiter, et qui l'eût suivie, si sa double profession d'espion et de
bandit ne le tenait attaché au sol romain.

--Très-bien! Ainsi, vous connaissez ces détails dont je n'osais vous
parler, et vous allez avoir pour beau-frère un mouchard, voleur de
grands chemins par-dessus le marché?

--C'est un désagrément prévu, et je passe outre.

Elle garda un instant le silence et reprit:

--Je me demande lequel de nous deux fait une folie: celle qui épouse
sans amour un homme comme il faut, ou celui qui veut épouser une femme
qu'il aime, en dépit de sa honteuse situation.

--Vous croyez, répondis-je, que la raison est de votre côté comme je
crois qu'elle est du mien; et, tous deux, nous sommes très-contents
de nous-mêmes. C'est ainsi que se résument tous les antagonismes
de l'opinion, et, comme c'est le résultat inévitable de toutes les
discussions possibles, on devrait se les épargner comme inutiles, à
moins qu'on ne les considère comme un moyen sûr de se confirmer et de se
fortifier dans ses propres tendances.

--C'est bien dit, mais ce n'est pas toujours certain. Il y a des
convictions entières qui ébranlent les demi-convictions, et je vous
avoue qu'en vous voyant si absolu dans la logique de votre théorie, je
me demande si je suis dans le vrai chemin de la mienne. Tenez, l'amour
est une puissance maudite, puisque celui qui se fait son apôtre est
toujours plus fort dans son délire que l'apôtre de la raison ne l'est
dans sa quiétude.

--Voici le prince qui nous rejoint, et c'est à lui de vous convaincre de
la puissance de l'amour, puisqu'il vous aime et vous implore.

--Attendez! un mot encore! J'espère que vous ne pensez pas que je ne
sois plus parfaitement libre de rompre avec lui?

--Pardon! je ne vous comprends pas.

--Je veux dire que je ne suis pas plus sa maîtresse que je ne suis
encore sa femme, et que c'est tout au plus si je lui ai permis, jusqu'à
présent, de me baiser la main. Si vous aviez d'autres idées, elles
m'outrageraient bien gratuitement.

--Qu'est-ce que cela me fait? pensai-je pendant que le prince passait
entre nous pour me remercier et pour faire à Medora de timides
reproches. J'entendis qu'elle lui répondait sèchement et je me hâtai
d'aller reprendre mon rang dans la caravane.



XL

Il était deux heures du matin quand nous arrivâmes à une petite villa
près d'Albano. Là, nos fugitifs devaient prendre, chez une personne amie
qui les attendait, une petite voiture, où le prince, le docteur et la
signora feraient le reste du trajet jusqu'à la mer, par les chemins de
traverse. Tous les chevaux étaient loués ou prêtés, et devaient être
dispersés et laissés à certaines stations convenues sur la côte.
_Otello_ seul devait être embarqué, comme l'inséparable serviteur de
Medora. Je fus donc très-étonné lorsqu'elle m'offrit de me le laisser.

--Cette bête gênera et retardera notre embarquement, dit-elle au prince,
qui ne s'étonnait pas moins que moi. Ce sera, dans un aussi petit
bâtiment que celui qui doit nous emporter, un compagnon très-incommode
et peut-être dangereux.

--Tout a été prévu, répondit-il, et tout doit être disposé en
conséquence. J'aimerais mieux me jeter à la mer que d'être cause pour
vous d'un petit chagrin, et, puisque vous ne regrettiez dans votre fuite
que ce beau compagnon...

--Je regrette autre chose, dit Medora d'un ton singulier, c'est de
n'avoir pas réfléchi... à l'ennui qu'il nous causera. Décidément,
monsieur Valreg, je vous le laisse, je vous le donne; acceptez-le comme
un souvenir de moi.

--Eh! bon Dieu! qu'en ferais-je à Mondragone? m'écriai-je naïvement.

--Felipone le logera et le soignera; ou bien il restera dans cette
maison, où je vais dire qu'il vous appartient et que vous viendrez le
reprendre.

--Vous oubliez, madame, que, soit à Mondragone, soit partout ailleurs,
le soin de me nourrir moi-même l'emportera nécessairement sur celui de
nourrir un quadrupède de cette taille...

--Eh bien, reprit-elle avec impatience, si c'est un embarras pour vous,
vous le vendrez, il est à vous!

--Je n'ai rien fait qui vous autorise à m'offrir un présent,
répondis-je, un peu impatienté moi-même de ce nouveau caprice.

Nous étions entrés dans le jardin de la petite villa, où la voiture
était tout attelée et prête à partir, et le prince pressait Medora d'y
monter. Il crut comprendre qu'elle désirait me récompenser de lui avoir
servi de garde du corps, et il eut la malheureuse idée de me demander
si je n'avais pas besoin d'argent. Il ajouta, voyant que j'étais peu
disposé à avoir recours à lui, qu'il m'offrait un à-compte sur le
tableau qu'il m'avait commandé.

Je répondis que ce n'était pas le moment de parler d'affaires; que la
nuit s'avançait, et que nous avions tous à faire diligence pour être
hors de danger avant le jour, Medora était sur le marchepied de la
voiture, et semblait vouloir prolonger cette inopportune discussion.

--Pardon mille fois, lui dis-je en la saluant; mais Felipone m'attend,
et je ne puis souffrir qu'il s'expose pour moi à rentrer trop tard.

Je pris congé du prince et du docteur, qui me pressèrent encore de
partir avec eux. Je me pressai, moi, de remonter sur _Vulcanus_ et de
reprendre avec Felipone le chemin de Mondragone.

Dès que nous fûmes seuls ensemble, notre marche n'étant plus embarrassée
par les précautions à prendre pour une femme, et nos chevaux s'animant à
l'idée de retourner chez eux, nous marchâmes si vite, qu'en moins d'une
heure nous nous trouvâmes au pied des hauteurs de Tusculum.

La lune était couchée, le temps se voilait, et nous éprouvions cette
sécurité que l'on trouve dans la protection de l'ombre et de la
solitude. Nous commencions à gravir au pas l'escarpement de l'antique
citadelle latine, lorsque Felipone, avec qui je causais tranquillement,
posa sa main sur mon bras pour m'imposer silence, en me disant tout
bas:--Regardez... là-haut!
                
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