George Sand

La Daniella, Vol. II.
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Plusieurs ombres noires se dessinaient sur le ciel auprès des rochers de
la croix, au beau milieu du chemin qu'il nous fallait suivre.

Felipone n'hésita pas un instant sur le parti que nous avions à prendre.
Sans perdre le temps à me l'expliquer.

--Suivez-moi, me dit-il.

Et, tournant bride, il s'enfonça dans une prairie en pente rapide qui
s'étendait à notre droite, et dont nous suivîmes la lisière ombragée
jusqu'à une masse sombre que je reconnus être un paillis, c'est-à-dire
une de ces bergeries en paille et en bruyère dont est semé l'_agro
romano_.

--Arrêtons-nous ici et ne bougeons pas, me dit Felipone à voix basse. Ne
réveillons pas inutilement les bergers et les chiens des autres cabanes.
Leur bruit nous trahirait. Il y a, par ici, plusieurs de ces paillis. Je
sais qu'en voilà un abandonné. N'y entrons pas, nous pourrions y être
bloqués. Si les gens de là-haut ne nous ont pas vus, tout va bien;
nous pourrons tout à l'heure traverser la prairie. S'ils nous ont vus,
observons-les pour jouer à cache-cache avec eux.

--Observer me paraît difficile dans cette obscurité.

--Quand on ne peut pas se servir de ses yeux, on se sert de ses
oreilles. Taisons-nous, écoutons. Un quart d'heure de patience, et nous
saurons à quoi nous en tenir.

--Mais ces chevaux, impatients de rentrer chez eux, nous trahiront, et
nous empêcheront d'entendre.

--Je le sais bien: voyez ce que je fais, et faites-en autant. Tenez,
voilà un bout de courroie.

Il mettait un tord-nez à son bidet et l'attachait à une branche. J'avais
vu pratiquer ce moyen expéditif de réduire à l'immobilité le cheval le
plus impétueux. Je tordis la lèvre supérieure du bon _Vulcanus_ avec la
courroie, que je fixai court à un arbre. Dans cette situation, l'animal,
dont chaque mouvement devient douloureux, se permet à peine de respirer.

Condamné, par la volonté, à un silence et à une immobilité semblables à
ceux que j'imposais à mon cheval, je crois que je souffris plus que lui.
On ne se figure pas ce que c'est que la gêne et l'ennui de s'annihiler
ainsi, pour se soustraire à un péril que l'on aimerait mieux brusquer.
Cela est si contraire au tempérament français, que je me sentis pris de
spasmes. Felipone, autrement trempé que moi à cet égard, écoutait
et guettait. Placé tout près de lui, je voyais son petit oeil rond
étinceler dans l'ombre comme celui d'un chat, et il me semblait
voir aussi sur sa bouche l'éternel sourire de bienveillance et de
contentement qui anime ses traits vulgaires, mais agréables.

La confiance que m'inspirait son expérience calma l'irritation de mes
nerfs; debout, les bras appuyés sur le bord du toit de paille, qui
ressemblait à une hutte de sauvages je ne sentis pas que je m'endormais.

Je dormis si bien, que je rêvai. Il me sembla voir Daniella et Medora
assises sur ce chaume, et jouant avec leurs mouchoirs à qui me mettrait
un tord-nez comme à _Vulcanus_. Puis, je me trouvai transporté dans mon
village, au presbytère. Mon oncle se mourait, et la Marion me reprochait
d'arriver trop tard.

D'autres images plus confuses se pressèrent dans mon cerveau durant ce
court sommeil. Je fus réveillé par la main de Felipone qui se posait sur
mon épaule.

--Est-ce que vous dormez? me dit-il tout bas. Allons! vous voilà bien
étonné? vous ne savez plus où vous êtes? Moi, je n'ai pas été aussi
tranquille: j'ai eu une belle peur! J'ai cru un instant voir un homme
tout debout, à deux pas de moi: mais c'était ce têteau que je n'avais
pas encore remarqué; et puis quelque chose a passé là, dans les herbes;
mais c'était quelque bête, car il n'en est rien résulté; et, à présent,
je suis sûr que nous avons déjoué les espions, ou que l'ennemi ne nous
avait pas aperçus. Il n'y a pas eu le moindre bruit dans les environs.

--Pourtant, lui dis-je, qu'est-ce que ces voix là-bas?

--C'est le cri des sentinelles autour de la villa Mondragone:
_Sentinelles, prenez garde à vous_! Hein, dites donc, ces bons
carabiniers qui croient vous garder encore! Mais il s'agit de rentrer
dans la place sans qu'ils s'en doutent, et c'est plus difficile
peut-être que d'en sortir. Nous ne sommes plus dans le chemin.

--Reprenons-le.

--Oh! que non! le poste de la croix de Tusculum est sans doute occupé,
quoique je n'entende plus rien.

--Ce ne sont pas des carabiniers que nous avons vus là; j'en suis sûr.

--Et moi aussi, mais des limiers de police: c'est pire! Il ne s'agit
plus, comme au départ du prince, de passer coûte que coûte, il s'agit de
ne pas faire donner l'alarme et de rentrer sans qu'on puisse s'imaginer
que nous sommes sortis.

--Eh bien, ne pouvons-nous gagner avec précaution la petite chapelle qui
donne entrée au souterrain?

--C'est justement ce qu'il faut faire.

--Mais nos chevaux nous gêneront maintenant plus qu'ils ne nous
serviront?

--Ils ne nous gêneront plus; voyez.

En effet, les chevaux avaient disparu. Pendant mon sommeil, qui avait
duré une demi-heure, Felipone les avait dépouillés et mis en liberté. Il
avait caché dans les paillis les bridons, les couvertures, les étriers
et les sangles, objets faciles à venir reprendre en temps opportun. Ma
selle, mes fontes et les pistolets avaient été laissés à dessein à la
villetta d'Albano. Nous n'avions gardé pour arme que deux petits fusils
eu bandoulière, équipement permis à tout habitant d'un pays où la
chasse n'est pas gardée. Les chevaux nus venaient d'être livrés à leur
instinct; ils s'en étaient allés, en paissant, au pâturage où ils
avaient l'habitude d'être conduits à la pointe du jour; et, bien que le
jour ne parût pas encore, Felipone était certain qu'ils s'y rendraient
d'eux-mêmes, malgré ce point de départ inusité.

--Allons, dit-il après avoir écouté encore, en route! Le temps voudra
s'éclaircir aux approches de l'aube, profitons de ce reste de nuit et de
brouillard pour traverser la prairie; nous passerons cette fois derrière
les Camaldules; ce sera plus long, mais plus sûr.

Nous prîmes la prairie en biais; mais nous n'y avions pas fait cinquante
pas qu'un projectile passa entre nous en sifflant à nos oreilles.

--Qu'est-ce que cela? dis-je à Felipone, qui s'arrêta surpris.

--Une pierre, répondit-il; ça a dû partir de ce buisson-là; oh! oh!
Campani est par ici. Il lui est défendu d'avoir des armes à feu, parce
qu'il s'en sert pour arrêter les passants; mais il est si adroit à la
fronde, qu'il se passe de balles. Il nous a vus! Avançons! Courez comme
moi, en zig-zag!

--Non! tombons sur le buisson et faisons une fin de ce coquin-là.

--Et s'il a une bande avec lui? Vous voyez bien que ceci est une
provocation.

En effet, les pierres nous poursuivaient à intervalles réguliers et
tombaient presque à nos pieds, dans l'herbe, avec un bruit mat.

--Mauvaise grêle! dit Felipone en s'arrêtant indécis; il en vient de
ces autres buissons devant nous! Il paraît que Campani a appris à ses
compères à se servir de la corde; mais ils travaillent pour leur compte
et non pour celui de la police; car ils n'ont pas de fusils; ils
craignent le bruit autant que nous. Avançons! ils ne sont pas tous aussi
adroits que leur maître; et d'ailleurs, ils nous entendent plus qu'ils
ne nous voient et tirent au juger. Sans cela, l'un de nous aurait déjà
son affaire.

Nous avançâmes encore; mais, tout à coup, Felipone s'arrêta de nouveau.

--Nous sommes cernés, dit-il; nous nous sommes enfournés dans un cercle
de buissons éparpillés, qui est pour eux un poste meilleur que pour
nous. Il va falloir soutenir un siége... Eh bien, à la grâce de Dieu!
suivez-moi.

Il prit sa course résolument, et, au milieu des pierres qui continuaient
à siffler de tous côtés, il se jeta derrière un paillis plus petit
que celui où nous nous étions abrités d'abord, et d'où partaient les
aboiements hurlés de plusieurs chiens réveillés depuis le commencement
de l'assaut que nous subissions.

--Que faire? dit Felipone; voilà ce que je craignais! Les bergers vont
prendre l'alarme, nous confondre peut-être avec les brigands et tirer
sur nous. Je ne sais pas s'ils sont plusieurs ou un seul en ce moment
dans la prairie. Depuis quinze jours je ne sors pas de Mondragone! Nous
voilà tombés dans un mauvais traquenard. Je regrette nos chevaux, à
présent.

Les chiens enfermés dans le paillis redoublaient de rage.

--Qui va là? cria de l'intérieur une voix grave.

Et nous entendîmes claquer la batterie d'un fusil que l'on armait pour
nous recevoir.

--C'est vous, Onofrio? répondit le fermier en approchant sa bouche de
la fente de la porte. Je suis Felipone, poursuivi par des bandits.
Ouvrez-moi!

--Silence, Lupo! silence, Télégone! dit la voix du berger.

La porte s'ouvrit aussitôt et se referma sur nous, au moyen d'une barre
transversale. Nous nous trouvâmes dans les ténèbres, dans la chaleur
grasse d'une atmosphère chargée des miasmes de la toison des brebis et
d'une forte odeur de fromage aigre.

--Vous n'êtes que deux? nous dit le berger avec calme et douceur. Vous
a-t-on vus entrer?

--A coup sûr! répondit Felipone.

--Sont-ils beaucoup?

--Je n'en sais rien.

--Avez-vous des armes?

--Deux fusils de chasse.

--Avec le mien, ça fait trois. Ont-ils des fusils aussi, ces coquins?

--Ils ont des pierres. C'est Campani.

--Avec ses frondeurs? Croyez-vous que Masolino en soit?

--_Chi lo sa_? répondit Felipone.

--Vos armes sont chargées? demanda encore Onofrio.

--_Sicuro_! répondit le fermier.

--Votre camarade n'a pas peur?

--Pas plus que toi et moi.

--Eh bien, défendons-nous! Mais il faut voir clair. Attendez!

Il alluma une petite lampe qu'il plaça au milieu des trois dalles de
pierre qui lui servaient de cheminée, et nous vîmes l'intérieur du
chalet qu'il s'était bâti lui-même à sa guise. Pour sol, un plancher
élevé de terre sur des blocs de roche et sablé; pour lambris, un mur
bas, assez solidement crépi à l'intérieur; pour toit, une couverture de
paille très-artistement faite, avec des branches pour charpente et des
bambous romains pour volige; pour lit, une caisse pleine de feuilles de
maïs; pour siége, un tronçon de pin; pour table, un superbe chapiteau de
colonne antique; pour ornements, une quantité de chapelets, de reliques,
mêlés à des fragments d'antiquités païennes de toutes sortes; pour
compagnie, deux chiens maigres, qui, avec une incomparable docilité,
s'étaient tus à son premier commandement, et trois moutons malades qu'il
avait pris dans sa cabane pour les médicamenter. Le reste du troupeau
était dans un second paillis plus vaste, situé à dix pas de là, et
gardé, à l'intérieur, par d'autres chiens qui faisaient assaut de
hurlements furieux et désespérés.

--La cabane est solide, me dit Onofrio, qui, en me reconnaissant, me
sourit autant que son lourd masque cuivré, encadré d'une barbe blonde,
peut sourire; à moins qu'ils n'y mettent le feu, nous y sommes à l'abri
de leurs cailloux, et mes paillassons sont à l'épreuve de la balle. Et
puis, tenez, ajouta-t-il en retirant du mur certains gros bouchons de
paille, voilà, sur chaque face, un trou pour passer le fusil et voir où
l'on vise: c'est de mon invention, il est bon qu'un berger soit fortifié
comme cela pour défendre ses brebis. A présent, ajouta-t-il quand il
nous eut postés, mon avis est de ne pas laisser approcher l'ennemi.
Faisons feu aussitôt que nous pourrons viser.

--Non! dit le fermier, ne faisons feu qu'à la dernière extrémité.

--Pourquoi ça? reprit Onofrio. Le bruit attirera les carabiniers de
Mondragone qui viendront à notre secours. Il paraît, Felipone, qu'ils
vous gardent là dedans un jeune homme bien dangereux, un ennemi de la
religion qui a tiré sur le pape?

C'est ainsi que mon aventure était racontée dans les prairies de
Tusculum. Je ne pus m'empêcher de sourire en songeant à l'effroi du bon
berger, s'il eût pu reconnaître ce scélérat dans le pauvre peintre dont
il avait serré la main quelque temps auparavant, et auquel il donnait
maintenant asile et protection au péril de sa vie.

--Oui, oui, c'est un grand misérable que ce prisonnier, dit Felipone,
sans se départir un seul instant de sa belle et joyeuse humeur. Mais
songeons à ceux qui sont là. Je commence à les voir, et voilà vos
chiens qui recommencent à être furieux. Si nous les lâchions sur cette
canaille?

--Ils me les tueront, avec leurs pierres, dit Onofrio avec un soupir. Je
crois que j'aimerais mieux être tué moi-même. Pourtant, s'il le faut,
nous verrons!

Tout à coup, une voix âpre, une voix blanche, fêlée comme celle de
beaucoup d'Italiens à formes athlétiques, retentit à la porte de la
cabane, comme si elle partait de dessous terre.

--Berger, disait-elle, ne craignez rien; faites taire vos chiens;
écoutez-moi.

--C'est la voix du Campani; le serpent s'est glissé dans l'herbe, me dit
vivement Felipone, pendant qu'Onofrio calmait ses chiens avec plus de
peine, cette fois, que la première. Il s'est blotti sous la cabane entre
le sol et les pierres qui supportent la devanture; nous ne pouvons pas
tirer sur lui!

--Que voulez-vous? Parlez! dit Onofrio.

--Nous n'en voulons ni à vous ni à vos moutons, mais à une méchante bête
qui est entrée chez vous. C'est le prisonnier de Mondragone, l'assassin
du saint-père.

--Non! dit Onofrio en me regardant avec bienveillance; vous mentez!
Allez-vous-en!

--Je jure sur l'Évangile que c'est lui, répondit le bandit.

--Si c'est lui, vous n'avez pas mission de l'arrêter. Avertissez les
carabiniers.

--Oui! pendant que vous le ferez sauver! D'ailleurs les carabiniers le
mettraient en prison, et ce n'est pas ce que je veux.

--C'est cela! dit Felipone à mon oreille; c'est la vengeance romaine. Il
veut vous tuer lui-même.

--Vous ne voulez pas le livrer? reprit Campani.

--Non!

--_Une fois_? Je vous avertis que nous sommes quinze, et qu'au premier
signal, en un clin d'oeil, votre baraque va être enfoncée et vos trois
carcasses défoncées. Nous mettrons le feu ensuite, et on croira que vous
vous êtes endormi trop près de votre lampe en chantant vos prières.

Onofrio frémit de la tête aux pieds, porta à sa bouche le scapulaire
qu'il avait au cou, et, avec sa voix sans inflexion et son visage de
pierre, il répondit encore _non_, avec une tranquille et grandiose
résignation.

Il se fit une minute de silence; puis la voix de Campani reprit:

--_Deux fois_? Je vas donner le signal; il faudra bien que le loup sorte
du trou!

Je n'attendis pas le troisième refus du brave berger, incapable de
maîtriser plus longtemps ma colère, je déchargeai ma carabine sur la
tête du bandit, qui avait eu l'imprudence de se relever à demi sans
se douter de l'existence de la meurtrière d'où je le guettais, et sa
cervelle, fracassée à bout portant, jaillit sanglante sur le mur de la
cabane et jusque sur le canon de mon fusil.

--Mauvaise chance pour lui! dit Felipone, en qui l'horreur se traduisit
par un éclat de rire nerveux.

--Vous l'avez tué? dit l'impassible Onofrio. C'est un de moins!
Attention aux autres! et ne nous laissons plus approcher, s'il est
possible!

J'étais résolu à ne pas compromettre plus longtemps les deux hommes
généreux qui se dévouaient pour moi. Je m'élançai vers la porte.

--Que faites-vous? s'écria le fermier en me repoussant avec vigueur.

--Je vais me battre tout seul contre ces bandits, et leur vendre ma vie
le plus cher que je pourrai. Ils n'en veulent qu'à moi.

--Cela ne sera pas, je ne le veux pas, dirent à la fois le fermier et le
berger. Si vous sortez, nous sortirons aussi.

La situation ne permettait pas un long combat de générosité. D'ailleurs,
Felipone n'espérait pas être plus épargné que moi par ces bandits.

--Masolino doit être parmi eux, dit-il; c'est mon ennemi personnel. Il
faut que l'un de nous deux en finisse cette nuit avec l'autre!

Quant à Onofrio, il paraissait porter jusqu'à l'héroïsme la religion de
l'hospitalité.

--Si nous nous séparons, disait-il, nous sommes perdus. Nous pouvons
nous sauver en restant ensemble. Allons, allons, pas de mots inutiles.
Que chacun de nous soit à son poste!



LXI

Felipone se plaça à la meurtrière qui regardait Tusculum, moi à celle
qui regardait Mondragone. Onofrio surveillait les autres meurtrières,
allant de l'une à l'autre. Il avait mis son tronçon de sapin dans
la petite lucarne ronde qui lui servait de fenêtre, afin de nous
barricader. La porte fermée se gardait elle-même en attendant que nous
eussions à réunir nos efforts pour la défendre, si nous ne pouvions
tenir l'ennemi à distance.

Un silence effrayant avait succédé au dehors à la chute du corps de
Campani. Pas un cri ne s'était échappé de sa bouche. Tout à coup,
Onofrio arma à son tour le long fusil qu'il avait désarmé en nous
ouvrant la porte.

--En voilà un qui va vers vous, Felipone, dit-il sans se déconcerter; ne
vous pressez pas!

Felipone tira ses deux coups; la fumée ne lui permit pas de voir s'ils
avaient porté, et, d'ailleurs, il n'avait pas une seconde à perdre pour
recharger.

Ce qui devait arriver arriva. Les bandits qui nous cernaient, se voyant
repoussés de deux côtés à la fois, se réunirent pour se porter sur les
deux faces de la cabane, qu'ils supposaient dépourvues du moyen de
défense des meurtrières. C'était à moi de les recevoir, et Onofrio,
devinant leurs mouvements, se porta à la quatrième ouverture, orientée
vers Monte-Cavo.

Quand les assaillants virent que nous avions ouvert le feu ils nous
firent voir, à leur tour, que plusieurs d'entre eux avaient des fusils.
Ils essayèrent une décharge sur la petite fenêtre à travers laquelle
s'échappait peut-être un faible rayon de la clarté de la lampe. Mais
leur plomb rencontra la grosse bûche, que le berger se contenta de
repousser pour fermer plus hermétiquement l'embrasure. Nous pûmes en
compter cinq réunis un instant. Ils se dispersèrent aussitôt, et leurs
ombres, opaques dans le brouillard, parurent se multiplier en tournant
autour de la cabane; mais peut-être n'étaient-ils réellement que cinq
changeant de place.

Leur obstination était le seul indice à peu près certain de la
supériorité marquée de leur nombre sur le nôtre. Ils semblaient
déterminés à venir chercher, sous notre feu, leurs compagnons morts
ou blessés, ou à les venger en nous exterminant; car, entre chaque
décharge, ils gagnaient évidemment du terrain, et, si nos coups
portaient, nous ne pouvions plus le savoir. Nos ennemis approchaient en
rampant dans l'herbe haute et serrée qui environnait la cabane. Nous
usions peut-être nos munitions en pure perte, car il nous fallait tirer
et recharger sans relâche. Nous sentions bien qu'une fois collés aux
murs et accrochés à un toit si facile à escalader, ils étaient maîtres
de la situation. Qu'ils pussent mettre le feu à notre abri de litière,
et nous étions perdus. Sans l'humidité des dernières heures de la
nuit, la bourre de leurs fusils eût suffi pour incendier notre pauvre
forteresse.

Ce siége dura au moins un quart d'heure, pendant lequel il nous fut
impossible de savoir où nous étions. Si nos ennemis eussent été plus
résolus et plus braves, il est à croire que nous n'eussions pu nous
préserver aussi longtemps; mais ils agissaient sous le coup d'une
préoccupation qui nous fut soudainement révélée, lorsque, au milieu d'un
de ces silences plus redoutables que leurs efforts ostensibles, nous
entendîmes une voix crier de loin:

--_Les voilà!_

Nous prêtâmes l'oreille, c'était le lourd galop des carabiniers sur les
pavés volcaniques de la voie latine.

--Nous sommes sauvés! dit le berger en faisant le signe de la croix.
Voilà du secours; notre bataille a été entendue!

--Nous sommes perdus! dit Felipone.

--Non, non, reprit Onofrio; nos bandits prennent la fuite; voyez, voyez!
Je le savais bien qu'ils agissaient sans ordres! Poursuivons-les! à moi,
Lupo! à moi, Télégone!

--Ami! s'écria Felipone en l'arrêtant, les carabiniers ne doivent pas
savoir que vous m'avez vu cette nuit, non plus que mon camarade. Restez
ici, nous fuyons!

--Je ne vous ai pas vus? demanda le berger sans curiosité ni surprise
hors de propos, mais du ton et de l'air d'un homme qui reçoit
aveuglément sa consigne.

--Non! adieu! Les bandits ont voulu vous dévaliser; vous vous êtes
défendu tout seul. Si on les prend, et s'ils vous contredisent, vous
tiendrez bon. On vous connaît, on vous croira. D'ailleurs, Dieu vous
récompensera, ami, et vous savez que Felipone n'est pas ingrat! Au
revoir!

--La paix soit avec vous! répondit le berger. Si vous ne voulez pas
qu'on vous voie, entrez dans les châtaigniers, et filez jusqu'au _buco
de Rocca-di-Papa_.

--Il a raison, me dit le fermier, car voici le jour, et il est trop tard
pour rentrer à Mondragone. Venez!

Nous nous élançâmes dehors. Il nous fallut enjamber la face hideuse de
Campani, qui était tombé sur le dos en travers de la porte. Un peu plus
loin, sous les châtaigniers, un cadavre gisait, la poitrine criblée de
chevrotines.

--Ah! il s'est traîné jusque-là? dit Felipone, qui s'était baissé pour
le voir; c'est bien lui! et c'est moi qui l'ai touché! Voilà mes deux
coups de fusil! Voyons s'il est bien mort... Oui; il est déjà froid!

--Marchons! marchons! lui dis-je, les carabiniers paraissent.

--À cette distance, je ne les crains pas à la course, quoique j'aie un
peu de ventre. Et vous, savez-vous courir?

--Je l'espère! allons! Mais que faites-vous?

--Je cherche sur ce chien mort quelque chose... que je tiens! Attendez!
il faut que je lui crache à la figure... C'est fait.

Nous nous enfonçâmes dans le bois, en suivant d'abord la même direction
qui nous avait menés à Grotta-Ferrata. Puis, inclinant sur la gauche,
nous entrâmes dans un sentier ondulé qui se rétrécissait et s'effaçait
toujours davantage, jusqu'à ce qu'il disparût entièrement sur les bords
d'un ruisseau admirablement accidenté. Il faisait jour, et les bois
prenaient les reflets rosés de l'aurore.

--Nous voilà aussi en sûreté que possible, dit le fermier en se jetant
sur la mousse. Ah! si j'avais su que je devais fournir une pareille
course, je me serais mis à la diète la semaine dernière. C'est égal,
le jarret est encore bon. Et vous, mon garçon, ça va bien? A quoi
pensez-vous? Est-ce que vous n'êtes pas content d'être enfin débarrassé
de Masolino?

--Débarrassé! Qu'en savons-nous? Vous pensez donc qu'il était là?

--Eh bien, et vous? Est-ce que vous ne l'aviez jamais vu?

--Au jour? Non.

--Alors votre connaissance ne sera pas longue; c'est le cadavre que j'ai
souffleté tout à l'heure.

--Le frère de Daniella?

--C'est moi qui l'ai tué, et je prends ça sur moi avec plaisir... et
orgueil! Le Satan! Je lui devais ça pour avoir voulu violer ma femme, un
jour qu'elle lavait seule à la fontaine. La Danielluccia va prendre le
deuil; elle n'en sera que plus jolie: ça sied bien aux femmes, et elle
me devra un beau cierge devant la madone de Lucullus pour l'avoir
débarrassée d'une pareille crapule de frère.

Telle fut l'oraison funèbre du bandit. La figure animée de Felipone
exprimait une satisfaction si franche, que, brisé de fatigue et
d'émotion, je me sentis machinalement entraîné à la partager.

--Ah ça! dit-il, quand, tout en parlant, il eut repris haleine, nous
ne sommes pas au bout de notre fuite; il faut que je m'occupe de vous
cacher, et, pour cela, il nous faut grimper dans un vilain endroit; mais
vous êtes capable de trouver ça joli, vous qui êtes peintre et qui ne
voyez pas comme les gens raisonnables.

--Avant tout, lui dis-je, je veux savoir ce qui doit résulter pour vous
de la peine que vous prenez pour moi.

--Pour vous, à présent que Campani et Masolino ont rendu au diable leurs
âmes de chien, je ne risque pas grand'chose. Votre affaire s'arrangera
ou bien vous fuirez avec votre maîtresse. Vous savez, maintenant, que
vous n'étiez pas la principale pièce de gibier traqué à Mondragone. Pour
le prince, je ne cours pas non plus grand danger. A l'occasion, même,
son frère le cardinal me saura gré de l'avoir fait partir, et, s'il faut
tout vous dire... je vous dirai ça plus tard!

--Il vous a aidé, sous main, à favoriser son évasion?

--_Chi lo sà_? Mais, pour avoir servi celle du docteur, si l'on découvre
jamais qu'il était de la partie, je pourrais bien tâter de la prison
plus longtemps qu'il ne convient à mon tempérament. Donc, mon affaire, à
présent, est de vous sauver (par amitié pour Daniella et pour vous-même,
qui me plaisez) sans me compromettre. C'est bien facile, si on ne
découvre pas mon souterrain. Voilà pourquoi je ne veux pas m'y fourrer
en plein jour. Je vas reparaître à la lumière des cieux, en pleine
campagne, les mains dans mes poches, comme un bon régisseur que je suis.
Les carabiniers me demanderont d'où je viens. J'ai ma réponse toute
prête, mon alibi tout préparé, mes compères tout avertis. Ce serait trop
long et inutile à vous dire. Sachez seulement qu'il vaut mieux pour moi,
à présent qu'il fait jour, rentrer dans deux heures que tout de suite.
Ainsi, n'ayez pas d'inquiétude pour moi, et gagnons un endroit où vous
pourrez m'attendre jusqu'à la nuit prochaine.

--Pourquoi ne resterais-je pas ici? L'endroit me plaît et me paraît
absolument désert.

--Il ne l'est pas assez! Dans une heure il y aura par là des bergers
ou des bûcherons. Il faut aller où les troupeaux ne vont pas et où les
bûcherons ne travaillent jamais; là surtout où les carabiniers ne
se risqueraient pas volontiers, même sur leurs jambes. Allons, mon
camarade, venez! un peu de courage encore!

--Je conviens que je suis fatigué, surtout depuis... depuis que j'ai vu
ce Masolino! Il me semble, à présent, qu'il avait de la ressemblance
avec Daniella, et cela me fait mal. Leurs âmes n'avaient aucun rapport;
mais le sang parlera malgré elle; elle le pleurera!

--C'est son devoir, la chère enfant! mais elle sera vite consolée,
demain peut-être, quand vous la presserez dans vos bras!

--Demain? Croyez-vous donc qu'elle soit assez guérie pour sortir de la
villa Taverna?

--Vous voulez tout savoir, et, à présent, on peut tout vous dire. Elle
n'a jamais été malade, elle n'a jamais eu d'entorse; on a inventé ça
pour vous empêcher de vous exposer. Elle était en prison, la pauvrette!

--En prison?

--Oui, dans sa chambre, à Frascati, tout en haut de cette grande
carcasse de maison que vous connaissez. Son frère l'avait barricadée là,
et Dieu sait ce qu'elle a souffert!

--Oh! mon Dieu! Et, à présent, elle n'est pas encore libre?

--Elle le sera dans deux heures. Dans deux heures, j'irai, sans bruit,
lui ouvrir la porte. Vous n'avez donc pas vu qu'en retournant la
carcasse de Masolino, j'ai pris cette grosse clef dans sa poche?

Felipone me montrait une clef massive toute tachée de sang.

--Lavez-la, lui dis-je en songeant à l'horreur de cette circonstance
pour Daniella.

--Et mes mains aussi, dit-il en se penchant sur le ruisseau, car le sang
de cette vermine me répugne. Je dirai à ma filleule: «Ma chère petite,
verse des larmes, c'est ton devoir; mais réjouis-toi, car je t'apporte
une bonne nouvelle. Onofrio a tué ton coquin de frère qui voulait piller
son musée d'antiquités tusculanes; ton amant est libre, et, de lui-même,
il va revenir s'emprisonner à Mondragone pour partir avec toi quand
faire se pourra».

--Mais alors, cher ami, pourquoi ne viendrait-elle pas me trouver ici
pour fuir dès la nuit prochaine? Je sais les chemins, à présent.

--Eh! mon bon ami, avez-vous une dizaine de mille francs en poche pour
fréter un petit bâtiment de contrebande qui viendra vous attendre, à ses
risques et périls, à Torre di Paterno ou à Torre di Vajanica?

--Hélas! non. J'oublie que je ne suis pas un prince et que je n'enlève
pas une héritière. Il me faudrait passer par le chemin de tout le monde,
et ce serait plus long et plus difficile. Donc, faites-moi rentrer dans
ma cage la nuit prochaine. Partez! courez délivrer Daniella! Je saurai
bien me cacher tout seul! D'ailleurs, à quoi servent nos précautions?
Puis-je compter sur autre chose que sur la Providence, dans le position
où me voici? Ne vais-je pas rencontrer, dans la cachette où vous voulez
me conduire, quelques-uns des bandits que nous avons étrillés et qui,
fuyant comme nous les carabiniers, s'y seront rendus ou s'y rendront de
leur côté?

--Je ne serais pas si novice que de vous exposer à refaire connaissance
avec leurs pierres. Soyez tranquille! la bande qui accompagnait nos deux
coquins n'est pas de ce pays-ci. Les gens de Frascati ne sont pas si
mauvais que ça, ni si hardis non plus; ils connaissaient trop bien
Masolino pour s'entendre avec lui. Nos assassins sont d'ailleurs; et je
gagerais que ce sont tous gens de Marino, le bourg du Diable! À
l'heure qu'il est, ils rentrent chez eux par le bois Ferentino; ils se
déshabillent et se couchent comme feraient des chrétiens, et, si l'on
fait par là des perquisitions, leurs femmes crieront Jésus-Dieu et
jureront sur le sang du Christ qu'ils n'ont pas découché. D'ailleurs,
voyez-vous, ma cachette est une cachette. Elle n'est connue que
d'Onofrio qui l'a découverte, de moi, du docteur et de ma femme. La
chère âme y a nourri notre ami pendant vingt-quatre heures, avant que
l'entrée de mon souterrain fût tout à fait déblayée. Venez donc, et
sachez d'ailleurs que c'est mon chemin, car je ne veux pas risquer
d'être vu revenant par les fourrés. Je vas m'en retourner chez nous par
Rocca-di-Papa.

Nous nous remîmes en route en remontant le cours rapide du petit
ruisseau, à travers les roches, tantôt enjambant d'une rive à l'autre,
afin d'y trouver place pour nos pieds sur les blocs qui le resserraient,
tantôt, quand il s'élargissait sur un sable sans profondeur, marchant
dans l'eau jusqu'à mi-jambe, faute d'une berge praticable.

L'instinct paysagiste est si fort, je dirai presque si animal en moi,
que, malgré ma lassitude et les sérieuses difficultés d'une pareille
marche, malgré les pensées à la fois lugubres et enivrantes qui me
traversaient l'esprit comme des songes fiévreux, je me surprenais
admirant les mille accidents imprévus et les mille grâces sauvages de ce
ruisseau mystérieux caché dans les déchirures d'une terre luxuriante de
fleurs et de roches éclatantes de mousses satinées. Nous passions comme
deux sangliers à travers les lianes de cette forêt vierge, et j'avais un
regret, un chagrin instinctif de briser ces guirlandes de lierre et de
liserons, de souiller sous mes pieds ces tapis d'iris et de narcisses,
de déranger enfin cette splendide et délicate décoration, où la nature
semblait savourer les délices de son libre essor, en cachette du travail
spoliateur de l'homme.

Il y eut enfin un moment où les parois de rocs et de buissons qui nous
pressaient s'écartèrent assez pour me laisser voir le pays où nous
rampions comme dans un fossé. Ce fut un coup d'oeil magique aux
premières lueurs du soleil. Nous étions dans le fond d'une étroite gorge
couverte de taillis épais, semée de monticules et tourmentée de ces
mouvements brusques et variés qui sont propres aux terrains volcaniques.
Les nombreux reliefs de ces petites masses, que protégeait une enceinte
de masses plus élevées, rendaient cette solitude particulièrement
favorable au genre de retraite que nous cherchions. Derrière nous les
terrains onduleux, d'un vert splendide, semés de buissons brillants
de rosée, s'enfuyaient en bonds rapides vers les basses vallées de
Tusculum. Un petit aqueduc ruiné, perdu dans les arbres et dans les
plantes grimpantes, fermait la vue de ce côté-là. Devant nous se
dressait une gigantesque muraille de rocher à pic qu'un reste de brume
faisait paraître plus éloignée qu'elle ne l'était réellement, et
d'où tombait une cascade perpendiculaire, tranquille comme une nappe
d'argent, ou comme un rayon du matin.

Cette cascade, qui me parut plus belle que toutes celles de Tivoli,
parce qu'elle est dans un cadre plus grandiose et plus austère, n'a ni
célébrité, ni reproductions, ni touristes. Elle n'a pas même de nom:
c'est le _buco_, le _trou_, de Rocca-di-Papa, un village bâti sur un
cône volcanique, à peu de distance, et que, d'où nous étions, il est
impossible d'apercevoir ni de pressentir. L'incognito de cette belle
cataracte s'explique par son absence durant la saison des voyages et des
promenades. La source qui l'alimente s'échappe en filets invisibles dans
une coupure voisine dès que la saison des pluies, et la splendeur de son
développement aux premiers jours du printemps est encore une recherche
que cette sauvage localité garde pour elle-même et pour les rares
promeneurs des jours d'avril.

Je l'avais vue de loin, le jour de ma conversation avec Onofrio sur
l'_arx_ de Tusculum et il m'avait dit: «On ne peut pas aller auprès;
c'est trop difficile.» En effet, c'est impossible à première vue, à
travers le taillis serré de noisetiers et de chênes nains qui couvre les
seuls endroits accessibles. Pourtant nous y parvînmes, et je trouvai
même cette dure ascension moins pénible que ne le sont certains parcours
dans les petits bois ravinés de mon pays. Ce pays-ci a une défense de
moins, la défense la plus sérieuse que les fourrés d'Europe puissent
offrir: il ne produit pas de ronces. On ne s'y trouve pas enfermé et
comme mis en cage par ces énormes réseaux d'églantiers et de mûres
sauvages qui s'installent chez nous dans les taillis, et que les chiens
de chasse les plus intrépides renoncent quelquefois à traverser.

Ici, la nature n'est pas méchante, malgré son grand air de résistance.
Elle menace plus qu'elle ne blesse. Elle est en harmonie avec le
tempérament hardi et aventureux, mais peu résistant et rarement stoïque
de ses habitants.

En cette circonstance, je dois pourtant dire que Felipone fut plus
robuste, c'est-à-dire plus gai et plus insouciant que moi. J'étais
harassé; j'avais des nerfs et il n'avait que des muscles. Nous ne
marchions plus que sur les mains et sur les genoux, lorsque enfin nous
gagnâmes un sol à peu près vierge de pas humains, au flanc du grand mur
de rocher. Il n'y avait même pas de traces d'animaux dans cette impasse.
La cascade tombait à notre droite, et une coupure aiguë sillonnait le
massif volcanique devant nous.

C'est là que bondissait, sur un escalier naturel, le véritable courant
de la source, la cascade à grande nappe n'étant que le résultat des eaux
pluviales et d'un torrent accidentel. Cet escalier se trouve enfoncé en
retrait dans le roc et devient invisible à mesure qu'il s'élève.

--Suivez cette échelle de roches et de cascatelles, me dit Felipone. Il
y a partout moyen d'y grimper à sec avec un peu d'adresse. Ma femme y a
passé pour aller voir notre ami le docteur, un jour qu'un grand mal de
dents m'empêchait de sortir; pauvre petite femme! elle est si bonne
pour moi! Je vous quitte ici. J'ai encore un peu de chemin à faire à la
manière des chèvres, et je gagnerai le bourg de Rocca-di-Papa, qui est
là-haut tout près; vous ne vous en douteriez guère, car ceci ressemble
au bout du monde.

--C'est donc à ce village que je dois grimper de mon côté?

--Non pas! quand vous aurez grimpé, vous trouverez une drôle de
construction, une vilaine bâtisse, et vous y resterez jusqu'à ce que je
vienne vous chercher. Vous serez là tout seul avec le vertige, mais la
tête pourra vous tourner sans inconvénient: il y a encore un rebord à la
plate-forme.

--Ne craignez rien pour moi; courez chez Daniella.

--Oui, je commencerai par elle; après quoi, je tirerai de sa niche ce
pauvre Tartaglia, qui doit s'ennuyer beaucoup, et qui sera bien aise de
déjeuner pour chasser les idées noires. Ça me fait penser que vous allez
jeûner là-haut!

--Cela m'est fort égal: je n'ai envie que de dormir.

--Quand vous aurez dormi, la faim viendra. Diable! Voilà un peu de tabac
et ma pipe, et ma fiole d'anisette avec une tasse de cuir pour puiser
l'eau, qui ne vous manquera pas.

--Non, non. Gardez tout cela; vous en aurez besoin pour retourner, car
vous avez encore de la fatigue devant vous.

--Bah! ce n'est rien. Depuis que j'ai vu Masolino salé avec mes
chevrotines, je me sens reposé. Je vas seulement boire un coup à votre
santé, pour chasser l'envie de faire un somme en m'en retournant.

Il remplit d'eau sa tasse de cuir, y versa quelques gouttes d'eau-de-vie
anisée, et me la présenta en disant: _Après vous!_ avec une courtoisie
enjouée.

--Oh! mais, s'écria-t-il quand nous fûmes désaltérés, qu'est-ce que je
vois là? La Providence est avec vous, mon camarade. Prenez ce qu'elle
vous envoie. C'est mauvais, mais ça nourrit, et me voilà tranquille sur
votre compte.

En parlant ainsi, il ramassait dans le flot de la cascade un petit sac
de toile grossière accroché à une pointe de rocher.



LXII

Ce sac contenait quelques livres de graine de lupin. C'est une semence
coriace et d'une amertume impossible, qui fait le fond de la culture de
certaines régions de la Campagne de Rome, et le fond de la nourriture
des pauvres. La plante est belle et la graine abondante. Pour la rendre
comestible, on lui retire son amertume en la plaçant dans une eau
courante où elle reste au moins huit jours, après l'avoir fait cuire à
moitié pour soulever l'épaisse pellicule; on la recuit encore et on la
mange croquante. Beaucoup d'ouvriers et de paysans ne connaissent pas
d'autre régal.

--Ce sac vient de là-haut, dit le fermier en montrant la cime du rocher.
Quelque pauvre diable du village aura mal assujetti les pierres en le
mettant tremper dans la source, et l'eau l'a emporté. Prenez-le sans
scrupule, il eût été perdu. Voyons s'il a trempé assez longtemps!

Il goûta la graine et fit la grimace.

--Ça ne vaut pas le souper d'hier, dit-il en riant; mais on peu de
mortification peut faire du bien à notre âme, à ce que disent les
croyants. Et puis il y a quelque chose de bon dans cette trouvaille.
Puisqu'on n'est pas venu chercher ici ce qu'on avait perdu, c'est qu'on
croit le passage impossible, et vous serez là en sûreté. Allons, à
la garde de Dieu! mon garçon. Je suis content d'avoir fait votre
connaissance, et j'espère la renouveler dans une douzaine et demie
d'heures employées à votre service.

Nous nous embrassâmes cordialement. Il s'obstina à me laisser sa
fiole et sa tasse. Je découvris que j'avais la poche encore pleine
d'excellents cigares que le prince m'avait forcé de prendre la veille.
Felipone alluma donc sa pipe, en aspira quelques bouffées pour se donner
des forces, et s'éloigna en me jurant de ne pas s'arrêter tant qu'il
ne serait pas auprès de Daniella. Son pas était encore si ferme et
sa figure ronde si peu altérée par la fatigue et l'insomnie, que
l'espérance me resta au coeur.

J'escaladai sans trop de peine les rochers de la cascatelle, et arrivai
à me trouver tout à coup en face de la construction la plus étrangement
située que j'aie jamais vue. C'est une tour guelfe, à ouvertures
ogivales et à créneaux découpés en dents de scie, comme toutes celles
qui défendaient jadis les défilés du pays, au temps des querelles des
Orsini et des Colonna, et assez semblable à celle qui ferme le ravin du
torrent de Marino. La roche se creuse en flanc, comme une coulisse
de théâtre, et s'arrondit en plate-forme pour porter et pour cacher
entièrement ce guettoir inaccessible sur la face interne du précipice;
je dis inaccessible (bien que j'y fusse arrivé par là), parce que
le passage par la cascatelle pouvait et pourrait être encore rendu
impraticable par une masse d'eau plus forte, dirigée dans cette fêlure.
Une arche, dans les fondations maintenant à jour de l'édifice, me fit
penser que l'eau de la source avait dû être mise à profit jadis pour cet
usage. Il n'en sort aujourd'hui qu'une petite quantité à travers les
décombres. Là où je me trouvais quand j'atteignis la plate-forme, il eût
peut-être suffi d'un déblaiement subit de ces décombres pour m'isoler
entièrement de toute ressource, dans une sorte de _tour de la faim_.

De la plate-forme, j'entrai de plain-pied dans une petite salle
demi-circulaire qui n'avait pas d'issue à l'intérieur. Est-ce là que
l'on mettait des prisonniers? Par où les y faisait-on entrer? Je n'eus
pas le loisir de chercher une réponse à ces questions. J'étais au bout
de mes forces. Je me jetai par terre, sur des débris de brique et de
ciment, et je m'y endormis comme si j'eusse été sur le duvet.

Je me réveillai sans avoir souvenir d'aucune chose, pas plus des rêves
que j'avais pu faire en dormant que des événements qui m'avaient conduit
dans ce lieu étrange. Je ne me rendis compte de ma situation qu'en
voyant mon fusil à côté de moi. Je cherchai l'heure. Ma montre marquait
midi; mais elle n'avait pas été remontée, et il pouvait être davantage.
Je ne pouvais voir le soleil, le mur de rochers que j'avais pour tout
horizon dépassant encore les créneaux de la tour. J'avais seulement
une échappée de vue en biais sur une petite portion du ravin, et je
m'assurai par la position et la longueur des ombres de quelques arbres
grêles qui dépassaient le taillis que je pouvais, en remontant ma
montre, placer l'aiguille sur deux heures après-midi, sans me tromper
beaucoup. J'avais dormi cinq ou six heures, en dépit d'un froid assez
vif et d'une faim dévorante.

Je crus me souvenir que j'avais rêvé que je mangeais, et je me mis à
fêter les graines demi-crues et passablement amères que le ciel m'avait
envoyées. L'eau anisée et un bon cigare me firent trouver ce repas
supportable. Je me sentis réchauffé et d'aussi bonne humeur que possible
après des aventures si peu réjouissantes. Mes forces étaient revenues.
Je grimpai sur les décombres de ma logette pour voir jusqu'à quel point
j'y étais en sûreté, car je savais être à deux pas du village, et je
m'étonnais que les enfants qui trouvent tout n'eussent pas trouvé le
chemin de cette tour qu'Onofrio prétendait avoir découvert. Je parvins à
une brèche, et je reconnus que la tour était parfaitement encaissée dans
un gouffre, et absolument isolée sur son bloc, peut-être par la rupture
de quelque arche autrefois jetée comme un pont d'enfer sur l'abîme.
La tour avait sans doute été dès lors condamnée à s'écrouler aussi
d'elle-même et réputée dangereuse. D'ailleurs, cette masure n'était
plus d'aucun usage, et le fond de la gorge par où j'étais venu étant
impraticable, même aux bergers, personne ne devait s'aviser de
l'ascension de la cascatelle, à moins d'être traqué comme une bête fauve
ou d'avoir un guide comme celui qui m'avait amené là.

En me demandant de quelle utilité pouvait avoir été une construction
située ainsi dans une impasse, et tellement enfouie dans une crevasse,
qu'elle n'offrait même pas l'avantage de la vue sur le pays environnant,
il me vint une idée que de nombreux exemples du même genre dans les pays
sujets aux tremblements de terre ne rendent pas très-invraisemblable:
c'est que cette tour avait dû être bâtie à cent pieds plus haut, sur le
sommet de la muraille de rochers, et que le subit écroulement d'un bord
de cette corniche l'avait fait descendre; toute disloquée, au plan où
elle se trouve arrêtée maintenant, jusqu'à nouvel ordre, c'est-à-dire
jusqu'à la prochaine secousse qui la précipitera tout à fait dans
l'abîme. Ce ne serait, en somme, qu'un accident semblable à celui du
détachement des voûtes naturelles de la grotte de Neptune à Tivoli, où
la violence des eaux a suffi pour tout changer de place.

Il n'y aurait donc eu ici, dans le principe, qu'une tour d'observation
sur la cime d'un précipice, à côté d'une cascade. L'événement que je
suppose aurait diminué le volume de cette cascade, en créant au torrent
un lit voisin plus accidenté, et en ouvrant l'entaille immense où la
tour est descendue avec le bloc qui me supportait. Tout cela a pu
se passer au quinzième siècle, peu de temps après la construction
irréfléchie de cette _maledetta_; c'est le nom que je veux donner à
cette tour, pour la désigner d'un seul mot.

Le bruit des chutes d'eau ne me permit pas d'entendre si le plateau
de rochers qui s'élevait au-dessus de moi était fréquenté. Il devait
l'être, puisque j'étais si près de la bourgade; mais comme je ne pouvais
rien voir, je conclus naturellement que je ne pouvais être vu de
personne.

Je ne sais si vous vous figurez l'horreur grandiose d'un pareil
domicile. Les chouettes elles-mêmes ont craint de s'en emparer.

Au-dessus de la salle où j'étais, la tour éventrée n'offrait que
crevasses et débris supportés tant bien que mal par la petite voûte de
mon asile. Un tas de sable, apporté sur la plate-forme par les courants
accidentels des grandes pluies, servait de logement à de nombreux
reptiles que je fis déguerpir. Je n'étais protégé dans mon bouge par
aucune espèce de porte; mais, l'ouverture étant fort petite, j'étais à
couvert et à l'abri du vent.

Je m'arrangeai pour passer la journée, sinon gaiement, du moins
patiemment. Je m'assis sur la petite plate-forme et m'exerçai à y
braver le vertige que Felipone m'avait annoncé et qui est très-réel.
Imaginez-vous une poivrière accrochée à l'orifice d'un puits de
plusieurs centaines de pieds de profondeur, le long d'une cascade qui
a l'air de vous tomber sur la tête et qui se perd sous vos pieds, dans
l'espace invisible. Le calme de cette eau brillante qui lèche le rocher
en se laissant précipiter nonchalamment, a quelque chose de magnifique
et de désespérant. Ce n'est pas l'enivrant fracas des chutes de Tivoli;
on est ici trop haut perché pour entendre autre chose qu'une voix
d'argent claire et monotone qui semble vous dire: Je passe, je passe, et
jamais rien de plus.

Moi aussi, j'aurais voulu passer, me laisser tomber, et arriver d'un
saut au fond de la gorge, pour me mettre à courir comme l'onde
vers Frascati. La pensée de revoir bientôt Daniella me donnait des
suffocations d'impatience, et je ne pouvais plus me raisonner et me
dominer, comme je l'avais fait à Mondragone dans ces derniers temps. Il
me semblait que j'avais payé ma dette au sort contraire, à l'émotion, au
péril, à la fatigue, et que j'avais le droit de vouloir être heureux,
ne fût-ce qu'un jour, après tant de jours sombres et mauvais. Je
marchandais avec la destinée, je voulais secouer cette série d'épreuves,
j'en réclamais la fin avec humeur.

Et puis j'étais triste, faible, effrayé; je voyais la cervelle fracassée
de Campani sur le mur de la cabane, et les chiens d'Onofrio léchant
le sang encore chaud sur les pierres. Je croyais en voir encore les
hideuses éclaboussures sur le canon de mon fusil, et j'avais envie de
le jeter dans la cascade. Je voyais le regard fixe de Masolino et cette
ressemblance avec Daniella qui m'avait serré le coeur. Je ne suis pas
un soldat, moi; je suis un artiste, je n'ai ni le goût ni l'habitude de
tuer, et je trouve atroce un pays où la loi ne sait pas on ne peut pas
sévir contre ses véritables ennemis. C'est un coupe-gorge perpétuel où
il faut qu'à l'occasion le premier passant venu se fasse, en dépit
de la douceur de ses instincts, l'exécuteur des hautes oeuvres d'une
société en dissolution et en ruine.

Je sentais un autre vertige que le vertige physique de l'abîme: celui de
l'âme aux prises avec une tentation de haine brutale et de mépris féroce
pour les membres pourris de l'humanité. Je songeais à l'oeil pur et
brillant, au sourire vermeil de Felipone saluant l'aube après ce
massacre nocturne, et je me disais:

--Voilà donc ce que l'on devient tout naturellement avec des instincts
de bienveillance et des facultés de dévouement, dans ces vieilles
sociétés finies, où il faut se faire justice soi-même et casser la tête
à un homme avec autant de satisfaction qu'à un chien enragé.

Décidément, je ne suis pas fait pour ce genre de délassement. J'ai
chassé autrefois sans pouvoir aimer la chasse, et s'il me fallait
guillotiner moi-même les poulets que je mange, j'aimerais mieux ne
manger que des graines et des herbes. Aller à la chasse aux hommes sera
toujours un cauchemar pour moi, et il me fallut, dans ce lieu sinistre
où j'étais réfugié, faire un grand effort de raisonnement et de volonté
pour ne pas me laisser aller à quelque sotte hallucination.

Heureusement, je trouvai au fond de la poche de mon caban un petit album
de promenade et un crayon. Je pus étudier un peu le profil de la cascade
et les silhouettes du rocher; après quoi, pour me dégourdir et me
réchauffer, je fis une promenade de descente gymnastique dans la
cascatelle. La gorge était si déserte, que je fus bien tenté de pousser
plus loin que mon mur de rocher: mais la crainte de compromettre mon
bonheur me rendit tout à fait poltron, et je restai caché dans cette
brèche qn'il est impossible de voir du dehors, tant qu'on n'a pas gagné,
à ses risques et périls, le pied même de la montagne.

Mon souper fut impossible; le lupin, que je n'avais pas eu la précaution
de remettre tremper dans l'eau, était tout à fait desséché. Je fis mon
repas d'un cigare, après avoir broyé sous les dents quelques graines
pour empêcher la faim de revenir trop vite. En me livrant à cette
maigre chère, et en me comparant aux cénobites des temps anciens, je me
rappelai tout à coup ce pauvre moine que j'avais laissé à Madragone, et
qui n'avait pas dû manger depuis la veille, à moins que Tartaglia, qui
cachait et enfermait ses provisions avec tant de soin, n'eût songé à
lui; mais Tartaglia ravi de retrouver sa liberté n'aurait-il pas fait
comme moi? n'aurait-il pas oublié son ami _Carcioffo_ aussi radicalement
que j'avais eu le tort de le faire en prenant congé de Felipone?
                
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