Ce qu'il y a de certain, c'est que ce pauvre frère Cyprien, avait été
annihilé dans ma pensée comme s'il se fût agi d'un vêtement laissé dans
une armoire. On ne meurt pas pour un jour de jeûne; mais, en songeant
à la capacité de cet estomac d'autruche (d'autriche, comme disait
Tartaglia), et à ces dents de requin dont nous avions tant redouté la
puissante mastication, je me fis de grands reproches, et j'eus encore
à demander intérieurement pardon à Daniella des mauvais traitements
occasionnés par moi aux membres de sa famille.
La nuit étant tout à fait close, comme je n'avais aucune espèce de
luminaire et que je n'attendais pas Felipone avant onze heures ou
minait, j'essayai d'engourdir mon impatience par le sommeil; mais je ne
fis que penser à Daniella. Je me disais avec bonheur qu'après ce qui
m'était arrivé à cause d'elle, je me serais senti dégrisé de tout autre
amour, tandis que le sien m'apparaissait toujours plus précieux et
plus désirable à mesure qu'il entraînait ma vie obscure et mon humeur
paisible dans des hasards étranges et dans des aventures répulsives. Je
trouvai tant de consolation et de douceur à l'idée de souffrir un peu
pour celle qui avait déjà tant souffert pour moi, que je ne sentis
presque plus le froid et les mouvements fébriles qui m'avaient agité
durant tout le jour.
J'avais trouvé moyen de me faire une espèce de lit avec le sable
recueilli sur la plate-forme, et quelques feuilles sèches que j'avais
arrachées à la cime d'un jeune arbre tombé, la tête en bas, du haut du
rocher dans la cascade. C'était une espèce de platane dont les branches
s'étaient affaissées sur la plate-forme de la tour, et cette rencontre
l'avait empêché d'être entraîné par l'eau, qui tendait au contraire à le
rejeter de mon côté. Ses racines retenaient encore une motte de terre
humide, et son feuillage de l'année dernière était resté attaché
aux rameaux, tandis que les bourgeons pointaient à l'extrémité. Il
paraissait vouloir vivre dans cette position le plus longtemps possible,
et je lui avais presque demandé pardon de dépouiller ses maitresses
branches pour satisfaire mon sybaritisme.
En dépit des douceurs de cette couche improvisée, je ne dormais pas, je
tâchais de me rendre compte de ce problème la marche du temps. Le temps
qui marche, qu'est-ce que cela? me disais-je; il n'y a pas de temps pour
celui qui n'a ni commencement ni fin: l'éternité semble être l'antithèse
du temps. Dieu voit, pense et sent des choses et des êtres qui passent
en lui, comme cette cascade dont le bruit tranquille ne finit ni ne
commence, à mon oreille, son chant inflexible et fatal. Les révolutions
des mondes de l'univers ne dérangent pas plus l'universelle palpitation
de la vie que le grain de sable ne dérange et ne trouble ce flot
monotone. Et me voilà pourtant ici comptant les battements de mon coeur,
et voulant, de toute la puissance de mon être, accélérer les secondes et
les minutes qui ne reviendront plus pour le _moi_ que je connais, mais
qui recommenceront dans toute l'éternité pour le _moi_ immortel que je
suis.
Quelle est donc cette fièvre, cette ébullition de la pensée humaine qui
s'élance toujours au delà de l'heure présente, comme si elle pouvait
échapper à l'heure permanente de Dieu? Ce qui est le propre de notre
nature terrestre est tout ce qu'il y a de plus contraire à la nature
universelle, à la loi de la vie qui marche sans repos comme sans
lassitude, et qui ne connaît pas la division arbitraire du temps,
puisqu'elle ne connaît pas de limites.
Ne serait-ce pas parce que l'homme n'est que la moitié d'un être,
cherchant toujours, non à presser le cours d'une existence qu'il craint
toujours de perdre, mais à se compléter par une société sans laquelle
sa vie ne lui est rien? L'autre moitié de son âme est pour lui le
dispensateur de l'être et le régulateur du temps. Elle lui donne un
moment de joie qui vaut un siècle. Son absence le fait languir dans
un état qui n'est pas la vie, il a beau compter les instants, ces
instants-là ne marchent pas, puisqu'ils sont nuls, ils ne devraient
représenter que des phases de néant, et tomber pour lui comme une
poussière inerte dans un sablier insensible.
J'en étais là de cette divagation, quand une main, qui cherchait
dans les ténèbres, passa sur mon visage et se posa sur ma poitrine.
L'obscurité était complète dans le coin où je m'étais blotti. Le bruit
de la cascade m'avait empoché d'entendre venir un être humain qui était
là près de moi.
--Felipone! m'écriai-je en bondissant, est-ce vous?
On ne répondait pas. Je saisis mon fusil à côté de moi, je l'armai. Deux
bras m'entourèrent, des lèvres ardentes cherchèrent les miennes.
--O Daniella! c'est donc toi? m'écriai-je. Enfin! enfin!
C'était elle, aussi vivante, aussi animée, aussi peu lasse après avoir
gravi cette rampe escarpée, que si elle eût dansé la _frascatana_ sur un
parquet.
--Et tu es venue par ce taillis impossible, par ce ruisseau plein de
pièges, par ce torrent qui peut renverser à chaque pas? Seule, dans la
nuit? Mais n'as-tu pas été malade? Tu as peut-être jeûné dans ta prison?
Et peut-être ton frère t'a-t-il frappée? et tu n'as jamais perdu
l'espoir? Tu avais de mes nouvelles? Tu m'aimes toujours, tu savais bien
que je ne pensais à rien au monde qu'à toi, que je ne vivais que pour
toi? Et, à présent, nous ne nous quitterons plus d'une heure, plus d'un
instant.
Je lui faisais cent questions à la fois. Elle ne répondait que par
des questions sur moi-même; et, dans l'angoisse de nos inquiétudes
rétrospectives, comme dans l'ivresse de notre réunion, nous ne pouvions
pas venir à bout de nous répondre. Je la tenais serrée contre mon coeur,
comme si on dût me l'arracher encore, et les sens n'étaient pas le but
de cette extase supérieure à toutes les joies de la terre. C'était la
moitié de mon âme qui m'était rendue; je retrouvais la notion de la vie,
le sentiment placide et sublime de l'éternelle possession.
Il fallut renoncer à nous expliquer, à nous raconter quoi que ce soit
pour le moment. D'ailleurs, elle s'occupait, tout en me parlant, de je
ne sais quelle tentative d'installation. Elle étendit sa cape devant
l'étroite ogive qui servait de porte et de fenêtre, et alluma une
bougie.
--Mon Dieu, comme tu as froid ici! disait-elle; je vois bien que tu as
eu l'industrie de te faire un lit; mais tu n'as pas eu la malice de
trouver le moyen de faire du feu. Je sais qu'un proscrit a passé ici
il n'y a pas longtemps. Felipone m'a dit de chercher le charbon et les
autres choses qu'il y a laissées, sous les pierres, du côté où le mur
est noirci; cherche donc avec moi!
Je ne voulais pas chercher, je ne voulais pas entendre, je ne savais pas
s'il faisait froid. Je m'employai pourtant, en la voyant fouiller dans
les briques et dans les pierres avec ses petites mains intrépides. Nous
trouvâmes un tas de menu charbon et des cendres sous les décombres.
--Fais la cheminée, me dit-elle, voilà les trois pierres plates qui ont
déjà servi.
--Mon Dieu, tu as donc froid?
--Non, j'ai chaud; mais il nous faudra passer la nuit ici.
--Passons-y toute la vie, si tu veux. A présent, c'est mon Vatican.
Elle alluma la braise avec cette adresse des femmes du Midi, qui
savent la disposer de manière à ce que le gaz carbonique soit absorbé
entièrement sous la couche en combustion. Puis elle chercha encore et
trouva une lanterne sourde, un grand morceau de vieille tapisserie et
deux volumes de prières en latin dont les feuillets avaient en partie
servi à allumer le feu. Elle accrocha la tapisserie à l'ogive en guise
de porte, mit la bougie dans la lanterne, plaça devant nous, en guise de
table, le panier qu'elle avait apporté et dont elle avait déjà tiré du
pain, du beurre et du jambon. Elle servit ce repas avec beaucoup de
soin, sur les grandes feuilles du platane. Assis sur des pierres, nous
essayâmes enfin de causer en mangeant. Voici ce que j'appris de notre
situation:
Daniella ne savait ni le nom du prince, ni celui du docteur, ni celui
de la dame voilée. Felipone lui avait raconté l'évasion de personnages
importants et le refus que j'avais fait de les suivre hors du
territoire. Cette évasion n'était pas ébruitée, mais probablement le
cardinal en avait été averti à l'avance, car il était venu à Frascati
_incognito_ dans la journée. Il avait ordonné que Mondragone fût ouvert,
dès le lendemain, aux recherches de la police. Le secret du souterrain
pouvait être découvert, mais Felipone ne le pensait pas, et sa
complicité dans notre évasion ne l'inquiétait que médiocrement.
L'affaire de Campani restait un incident à part. Il avait voulu
dévaliser le berger de Tusculum, qui est connu dans le pays pour avoir
trouvé des choses précieuses, et qui l'avait tué en se défendant. Ses
complices avaient disparu.
--Et ton frère, demandai-je, étonné de ne pas entendre Daniella
prononcer son nom.
--Mon frère était avec eux, à ce qu'il parait, répondit-elle en
pâlissant. Le malheureux! je ne l'aurais pas cru si fou que de
recommencer si vite, après...
--Recommencer quoi? après quoi?
--Eh! mon Dieu! il était de ceux que tu as mis en fuite sur la _via
Aurelia_! Tu ne te souviens donc pas que je pleurais, après cette
bataille! Il ne m'avait pas reconnue sur le siège de la voiture, parce
que j'avais un chapeau et un voile; mais moi je l'avais vu; et voilà
pourquoi je t'ai dit ensuite que cet homme-là était capable de tout.
--Mais... cette nuit? qu'est-il devenu?
--Tu le sais bien, dit-elle en baissant la tête. Ne parlons pas de lui.
--Mais tu sais que ce n'est pas moi?...
--Si, c'est toi... n'importe! Dieu l'a voulu ainsi.
--Non! Dieu a permis que ce ne fût pas moi.
--Felipone m'a dit cela, et j'espère que c'est vrai.
--Il t'a dit la vérité. Masolino a été tué avec des chevrotines, et mon
fusil était chargé à balle.
--Que Dieu en soit béni! Mais ne crois pas que, s'il en eût été
autrement, j'eus cessé de t'appartenir. Quand même il eût été le
meilleur des frères, quand même tu l'aurais assassiné par méchanceté, il
ne dépendrait pas de moi de t'aimer moins pour cela. Tu pourrais bien
faire un crime et mériter la mort, je te suivrais sur l'échafaud. Oh!
oui, j'aimerais mieux mourir avec toi que de cesser de t'aimer.
LXIII
Je devais donc rester caché à la _Maledetta_ jusqu'à ce que l'on eût
fait une perquisition à Mondragone. Si la galerie souterraine n'était
pas découverte, j'y rentrerais la nuit suivante. Dans le cas contraire,
on aviserait à me trouver un autre refuge ou un moyen de fuir. Mais la
meilleure éventualité était celle de pouvoir rentrer ensemble dans notre
chère prison de Mondragone, jusqu'à ce qu'on se fût lassé de faire des
recherches aux environs, car le désappointement de ne trouver personne
dans le château amènerait certainement des ordres pour que les
recherches fussent réelles et sévères.
--Felipone m'a chargée, ajouta Daniella, de l'excuser auprès de toi
de son manque de parole. Il n'aura pas trop de cette nuit pour faire
disparaître toutes les traces du séjour des ses hôtes dans la grande
cuisine, bien qu'il dise que les agents de police seront fins s'ils y
pénètrent. Il m'a tout confié; il est sûr de moi. Quant à ton séjour
dans le casino, il n'en reste pas vestige, non plus que dans l'atelier.
Tartaglia s'est chargé de tout cela.
--Mais lui, où se cachera-t-il?
--C'est son affaire; il m'a dit de n'être pas en peine de lui.
--Ah! mon dieu, m'écriai-je, frappé pour la seconde fois d'un souvenir
qui arrivait immanquablement après tous les autres. Et ton oncle le
capucin?
--Tartaglia l'a fait manger et lui a laissé des provisions pour la
journée. On ne veut pas lui confier le secret du passage de la terrasse;
il ne saurait peut-être pas le garder devant les menaces de ses
supérieurs. On avait bien songé de le faire sortir par là les yeux
bandés; mais cela eût pris trop de temps. On aime mieux le laisser
saisir demain par les carabiniers, qui seront bien sots de n'avoir pas
d'autre capture à faire que celle d'un pauvre moine effrayé, et qui le
reconduiront sain et sauf à son couvent. On l'interrogera: tout ce qu'il
peut dire, c'est qu'il s'est prêté à te porter de mes nouvelles. Il ne
sait absolument rien des autres réfugiés.
--Ainsi, nous restons ici encore vingt-quatre heures? Tu ne me quittes
pas.
--Je ne te quitterai plus jamais, excepté demain matin, pour aller à
l'enterrement de mon frère; après quoi, je dirai adieu à Frascati pour
toujours, si tu veux.
--Sans regret?
--Sans aucun regret. Je n'y aime plus personne que la Mariuccia et
Olivia, et aussi un peu ce pauvre Tartaglia, qui t'a fidèlement servi.
--Et Felipone? et Onofrio?
--Oui, ceux qui se sont bien conduits avec toi! il y a, chez nous,
des gens qui sont si bons et si dévoués qu'il faut bien pardonner aux
autres; mais le plus grand nombre est lâche et mauvais. Croirais-tu
que personne ne m'a porté secours quand mon frère m'a enfermée dans ma
chambre? Le premier jour, on venait me parler à travers la porte; on me
plaignait, mais personne n'avait le courage de faire sauter l'énorme
serrure qu'il avait mise lui-même à la place de mon ruban rose. J'y ai
mis mes mains en sang; j'y ai brisé tous les ustensiles de mon petit
mobilier, j'y ai épuisé mes forces des nuits entières. Quand il
m'entendait faire trop de bruit, il entrait et me frappait. J'ai lutté
corps à corps avec lui jusqu'à tomber évanouie. Olivia et Mariuccia sont
venues dix fois sans pouvoir décider aucun homme à les accompagner.
D'ailleurs, Masolino était presque toujours là. Il couchait dans le
corridor, et il menaçait d'aller chercher l'autorité pour me mettre en
prison tout à fait.
--Je la dénoncerai plutôt complice des conspirateurs qui sont à
Mondragone, disait-il; je veux que ces chiens de révolutionnaires
meurent de faim, et je sais que c'est elle qui leur portait des vivres.
Que pouvaient faire mes amis? Ils aimaient mieux attendre que de le
pousser aux dernières extrémités. Les autres se réjouissaient de mon
chagrin et de ma colère.
--C'est bien fait, disaient-ils; pourquoi aime-t-elle un impie?
Ils disaient cela pour paraître bons catholiques et n'être pas dénoncés
par Masolino. Comme il ne se méfiait pas d'eux, ils eussent pu me
délivrer, mais aucun ne l'a osé. Tartaglia l'eût tenté par adresse, mais
quand j'ai pu échanger des lettres avec lui sous la porte, et savoir que
tu te soumettais et ne manquais de rien, j'ai cru devoir me soumettre
aussi. Quand je ne l'ai plus vu revenir, j'ai cru que je deviendrais
folle, et j'avais commencé à couper mes draps pour me sauver par la
fenêtre. Je m'y serais tuée.
Heureusement, mon parrain Felipone a pu me faire passer un mot où il
me disait: _Tout va bien, patience!_ J'ai pris patience. Toute la nuit
dernière, n'entendant pas remuer Masolino, je me suis doutée qu'il ne
renonçait pas à me garder sans avoir quelque mauvais dessein contre toi,
et j'ai travaillé jusqu'au jour à me délivrer. J'avais réussi à entamer
le mur de ma chambre auprès de la porte, dans l'espérance de faire
tomber les gonds. Mais la fatigue m'a forcée de dormir une heure. Quand
j'ai ouvert les yeux, Vincenza était auprès de mon lit.
--Lève-toi vite, m'a-t-elle dit, cache-toi la figure avec mon châle,
et cours à la ferme des Cyprès. Dans quelques moments, je sortirai;
je refermerai la porte comme si de rien n'était, et je m'en irai te
rejoindre.»
Voilà comment j'ai été sauvée. J'ai fait avertir Olivia et Mariuccia;
j'ai passé la journée à Mondragone, que l'on garde toujours avec grand
soin. J'ai ri et sauté de joie avec Tartaglia; j'ai fait danser mon
oncle le capucin, malgré lui; j'ai oublié que j'étais en deuil de mon
frère. Quand je m'en suis souvenue, j'ai pleuré de repentir. Je lui ai
commandé un enterrement honorable et beaucoup de messes. Puis, ayant
pris, de Felipone, toutes les informations nécessaires sur le lieu de ta
retraite... me voila!
--Mais tu connaissais donc tous les recoins de ce désert? Comment, sans
voir clair, as-tu pu arriver ici?
--J'ai pris le chemin de Rocca-di-Papa, qui est facile, et puis, au
moment de monter la côte, j'ai observé un gros rocher que Felipone
m'avait indiqué, qui se trouve placé sur deux autres. Il ne fait pas si
noir dehors que cela te semble d'ici. La lune est voilée cette nuit,
mais on voit. Je savais qu'avec un peu de mémoire et d'adresse, on peut
entrer par là dans la gorge _del buco_. Il n'y a pas de sentier; mais la
distance est courte, et tu vois, je ne suis pas fatiguée.
--Mais tu n'as pas dormi la nuit dernière?
--J'ai dormi une heure; il y avait presque une semaine que cela ne
m'était arrivé.
Elle me montra, sur ses épaules et sur ses bras, les marques bleues des
coups qu'elle avait reçus. Elle souriait en me racontant ses tortures.
--Pauvre Masolino, disait-elle, je te pardonne, c'est tout ce que
je peux faire. Cela me dispensera de te regretter. À présent que
je retrouve ce que j'aime, je suis fâchée de n'avoir pas souffert
davantage: mon mal n'est pas en proportion de mon bien!
Je la forçai de prendre du repos. Étendue sur le lit de sable et de
feuilles, la tête appuyée sur mes genoux, elle s'endormit de ce beau
sommeil tranquille que je contemple toujours avec ravissement. Je passai
la nuit à la regarder, dans une muette béatitude; je ne pensais pas; je
vivais de cette seule idée: elle est à moi maintenant et pour toujours!
Le lieu où nous étions me semblait délicieux, la voix claire de la
cascade était devenue une musique céleste. La faible lueur de la
lanterne dessinait des silhouettes d'architecture bizarres et
réjouissantes sur la muraille crevassée. Le morceau de la tenture
assujetti, au bas de l'ogive, par des pierres, se gonflait comme une
voile, à l'air vif refoulé vers nous par la chute d'eau. Ce vestige de
quelque antique décoration du manoir de Mondragone, apporté là sans
doute par Vincenza pour préserver le docteur, n'était pas en tapisserie,
comme je l'avais cru d'abord; c'était tout bonnement une ancienne
peinture sur toile arrachée de son cadre, une mauvaise imitation de la
mauvaise manière de l'Albane, usée, frottée, disparue, mais au centre de
laquelle un _amorino_ blême et maniéré avait résisté à la destruction et
se découpait encore sur un fond d'arbres noirs et opaques. Il me sembla
que ce pauvre Cupidon se réchauffait à la douce atmosphère de notre
braise, et que, ravi de revoir la lumière, il essayait de se détacher du
fond où l'artiste l'avait si cruellement incrusté, pour venir, comme un
papillon de nuit, brûler ses ailes éraillées à la bougie.
Dès la pointe du jour, ma chère maîtresse s'éveilla et voulut partir
pour Grotta-Ferrata, où l'on avait porté les corps des deux bandits chez
les religieux basiliens. Morts sans confession, en état de péché mortel,
ils devaient n'avoir de prières que celles de la piété individuelle, et
ne recevoir la sépulture que dans un lieu à part du cimetière consacré.
Ce fut un nouveau déchirement de coeur pour moi que de quitter encore ma
Daniella. Il me semble maintenant, dès qu'elle est seulement à deux pas
de moi, que je vais la perdre de nouveau, et je m'inquiète comme la mère
la plus nerveuse et la plus puérile pour son unique enfant.
Je la reconduisis jusque vers les trois rochers où elle devait reprendre
la route. En avançant avec précaution dans ces inextricables taillis
ondulés et semés de blocs de lave, comme la forêt de Fontainebleau est
semée de grès, nous vîmes combien il y est facile d'échapper à des
poursuites. Daniella examinant la localité au jour, se rassura au point
de me permettre de faire l'école buissonnière pour retourner à ma
poivrière de la _Maledetta_.
En étudiant les sinuosités du terrain le long des ruisseaux, je
m'exerçai à savoir me rendre aussi invisible, en cas d'alerte, que si je
n'eusse fait autre chose en ma vie que ce métier de chevreuil.
Je fis donc une promenade de deux heures, et plusieurs croquis de ces
charmantes retraites, sans m'éloigner notablement de mon refuge et sans
apercevoir bêtes ni gens. Après quoi, je refis le chemin que j'avais
fait avec Daniella, afin d'aller l'attendre dans le voisinage des trois
pierres.
Rassuré par l'impunité de la solitude, j'approchais, sans trop de
précautions, de la lisière un peu plus éclaircie du chemin, lorsque
j'entendis un galop de chevaux sur le sable. Je me blottis dans les
broussailles pour regarder passer les cavaliers, l'ennemi peut-être.
Quelle fut ma surprise de reconnaître _Otello_ portant avec une
orgueilleuse aisance la dame voilée! Elle était suivie du groom du
prince, chevauchant à distance respectueuse, comme il eût fait dans les
allées du bois de Boulogne.
Je me baissai davantage, car il me sembla qu'elle avait tourné la tête
avec insistance de mon côté. Elle fit environ vingt pas en me dépassant,
et, tout à coup, sautant légèrement à terre, presque sans arrêter son
cheval, elle jeta la bride à son jockey, et, relevant adroitement sa
jupe d'amazone, elle vint à moi en courant.
Quand elle fut tout près du buisson où je restais immobile, espérant
encore que sa fantaisie la pousserait dans un autre sens, elle m'appela,
à voix basse en me donnant du Valreg tout court. Étonné de la rencontrer
dans cette forêt quand je la croyais en mer, je pensai que quelque
événement fâcheux était arrivé à ses compagnons de voyage, et lui
faisant signe de ne pas s'arrêter et de ne pas parler, je la conduisis à
quelque distance dans les blocs de rochers.
Quand nous fûmes en sûreté:
--Ne craignez rien, dit-elle en s'asseyant résolument et en jetant son
chapeau comme pour respirer. Je vois que vous vous cachez mal, et je
suis plus prudente que vous; car vous vous laissez apercevoir et moi
j'ai dit au groom de se cacher un peu plus loin avec les chevaux, pour
ne pas éveiller l'attention des passants. Nous pouvons causer cinq
minutes, j'imagine. Dites-moi pourquoi vous êtes-là! Vous n'avez donc
pas pu rentrer encore à Mondragone?
--Non, madame; ce ne sera que pour la nuit prochaine.
--Vous êtes là tout seul?
--Oui, pour quelques instants.
--Qui attendez-vous? Daniella, je parie? Je viens de la rencontrer à
Grotta-Ferrata, à la porte du monastère, au milieu d'un enterrement.
J'ai eu une émotion affreuse; j'ai cru qu'il vous était arrivé malheur
et que c'était vous qu'elle conduisait au cimetière. J'ai failli
m'arrêter pour lui parler, à _cette fille!_ mais elle ne me voyait pas,
elle était absorbée. Il aurait fallu approcher trop, et attirer tous les
regards sur moi. J'ai espéré que les passants me diraient quelque chose;
je n'ai pas rencontré une âme jusqu'ici, où, en regardant toujours avec
attention, pour tâcher de découvrir un paysan qui me renseignerait sur
ce mort, je vous ai aperçu. Ah! Valreg, que je suis heureuse de vous
voir là vivant!
Ces dernières paroles furent dites avec l'accent saccadé et la
physionomie nerveuse qu'elle avait à Tivoli, et je crus devoir la
remercier avec un très-froid respect de l'intérêt qu'elle prenait à moi.
--Je ne me serais jamais consolée d'un pareil événement, dit-elle d'un
air préoccupé. Mais est-ce que c'est Felipone qui a été tué?
--Non, Dieu merci, ce n'est personne qui vous intéresse.
--Mais, pardon, peut-être! Ce n'était pas pour un inconnu que la
Daniella se trouvait là en prières?
--Parlons brièvement; le temps me presse. Masolino Belli a été tué
cette nuit par Felipone, en cherchant à nous assassiner. Moi, j'ai tué
Campani.
--Pour tout de bon, cette fois?
--Pour tout de bon. Si vous eussiez bien regardé, Masolino n'était
probablement pas seul à la porte du cimetière.
--Vous avez tué ce brigand _vous-même?_ Donnez-moi votre main, Valreg!
J'aime à serrer la main d'un homme qui vient de tuer son ennemi.
C'est si rare, au temps où nous vivons, de faire acte d'énergie et de
vengeance!
--Cet homme n'était pas plus mon ennemi qu'un loup ou un serpent qui se
jetterait sur moi, lui dis-je en touchant froidement la main qu'elle me
tendait, et en examinant la singulière expression de férocité exaltée
que prenait cette tête fantasque. Je suis le mortel le moins vindicatif
qui se puisse imaginer.
--Valreg! reprit-elle en s'animant, vous ne vous connaissez pas! Vous
êtes, avec votre sang-froid modeste, de la trempe des héros!
--Moi?
--Ne riez pas, je parle sérieusement. Ce que vous avez fait pour moi
en vous exposant à de pareilles aventures vous assure à jamais mon
admiration et ma reconnaissance.
Il n'était ni galant ni habile de la détromper; mais elle parlait avec
une telle vivacité, que je me hâtai de dire la vérité, à savoir, que je
m'étais exposé par reconnaissance pour ses compagnons, et non pour elle,
que je n'avais pas même pressentie sous son voile, dans la _Befana_.
--C'est impossible, dit-elle en riant; vous m'aviez reconnue!
--Je ne vous avais pas seulement regardée, je vous en donne ma parole
d'honneur.
--C'est prendre beaucoup de peine pour repousser un sentiment de
reconnaissance bien pur et bien calme de ma part, reprit-elle en se
levant avec une agitation qui démentait ses paroles. J'avais cru, en
vous voyant enrôlé tout gratuitement dans mon escorte, pouvoir attribuer
ce dévouement à une amitié chevaleresque. Il me semblait que vous me
deviez cette amitié-là, à moi qui vous ai si courageusement offert mon
amour, et qui, malgré l'outrage que vous m'avez fait de le dédaigner,
vous ai gardé un attachement, une estime sincères.
--Si ce sont là vos sentiments pour moi, c'est moi, en effet qui vous
dois de la reconnaissance, mais je n'ai pas eu l'occasion de vous la
montrer. Voilà tout ce que je voulais dire. Et, à présent, voulez-vous
me permettre de vous demander où sont vos amis, et comment il se fait
que vous erriez séparée d'eux et seule dans ce pays sauvage?
--Ce pays n'est sauvage qu'en apparence. Il y a, à mi-côte de ce rocher
et tout près de ce village, de petites villas où j'ai demeuré l'année
dernière avec ma tante; j'en vais louer une pour quelques jours avant de
me décider à prendre un parti.
--Mais le prince?...
--Eh bien, le prince!... dit-elle en riant, le prince et le docteur,
avec leurs cuisiniers et leurs marmitons, font, en ce moment, voile vers
Livourne ou vers Ajaccio; que sais-je? Cela dépend du vent qu'il fait,
et je ne m'en soucie guère. Est-ce que j'aime le prince, moi? est-ce
que je lui appartiens? est-ce qu'il a le moindre droit sur moi? Je
suis libre; j'ai eu envie de me marier, je lui ai fait l'honneur de le
choisir, je me suis ravisée; après?
--Je ne me suis permis aucune réflexion; je vous demandais seulement si
ces aimables et braves personnes étaient en sûreté.
--Parfaitement, puisqu'elles se sont embarquées hier à la pointe du
jour. Vous voulez savoir nos aventures! Oh! elles sont moins brillantes
que les vôtres. Nous avons traversé en voiture un affreux pays plat
où j'aurais dormi de grand coeur si le prince ne m'en eût empêchée
en dormant lui-même. Imaginez, _mon cher_, la plus utile et la plus
opportune découverte! Le prince ronfle à couvrir le bruit d'une voiture
lancée à fond de train! J'ai une horreur particulière pour cette
infirmité. Mon cher oncle, lord B***, s'endort tous les soirs dans un
coin du salon de sa femme, et il ronfle! Le prince ronfle absolument de
la même manière que lui; une manière si ridicule, si inconvenante,
si irritante et à la fin si effrayante, qu'en traversant la forêt de
Laurentium, je crus que tous les buffles des marécages couraient après
nous. Je me jurai de n'être jamais la femme d'un homme qui ronfle,
et j'éveillai le docteur pour le lui déclarer, pendant que son ami
continuait à ronfler. Le docteur essaya de me ramener à ce qu'il
appelait la raison; mais quand il eut épuisé son éloquence pour me
convaincre, savez-vous ce qu'il imagina? Je vous le donne en cent!
--Il voulut vous retenir malgré vous?
--Mieux que ça! il m'offrit son coeur et ses cinquante-cinq ans! Vous me
direz qu'il est plus beau que le prince; mais il n'est pas prince: il
est roturier et républicain, et il mange deux fois plus que le prince,
qui mange déjà deux fois trop puisque ça le fait ronfler.
J'avais fort envie de rire, continua Medora, mais je préférai me fâcher,
afin d'en finir plus vite. Le prince n'entendit rien, ce qui donna à son
lourd sommeil un ridicule de plus. Quand nous fûmes sur la grève, il
bailla d'une manière indécente et remplit la voiture d'une odeur de
vieux cigare, mêlée à je ne sais quels vieux parfums de lavande attachés
à sa barbe. Se parfumer de lavande! c'est tout ce que j'exècre! Je le
pris en horreur, et, sautant sur le sable, je déclarai que j'avais
réfléchi et changé d'idée; que je ne voulais plus me marier ni m'enfuir,
mais retourner sur l'heure chez ma tante Harriet.
Mon pauvre prince parla de se brûler la cervelle; le docteur se chargea
de l'en empêcher dans le cas où il en aurait réellement envie, et,
comme ledit docteur était fort piqué de mes dédains pour lui, il voulut
démontrera son ami que j'étais une tête folle et un démon. Le pauvre
prince prenait mon parti et s'accusait, la discussion menaçait de se
prolonger, mais le jour grandissait. Les gardes-côtes paraissaient au
loin. Le patron de l'affreuse petite chaloupe, où je n'eusse pas voulu
embarquer seulement un de mes souliers, s'impatientait et menaçait de
prendre le large sans passagers. Je coupai court à la situation en
m'élançant sur Otello, que le groom avait amené sur nos traces, et en
disant des choses désagréables à mes vieux Lindors pour les dégoûter
de me retenir. Puis, je saisis un moment où le prince, surpris par une
quinte de toux, ne pouvait plus se pendre à la bride d'Otello, pour
faire un temps de galop comme je n'en ai fait de ma vie. Le prince
eut la générosité de vouloir me laisser un de ses domestiques pour
me ramener à Rome; mais tous étaient compromis, sauf le groom, qui
consentit à suivre ma destinée. Je le vis courir après moi, mais je ne
me laissai rejoindre par lui que lorsque j'eus vu, de mes propres yeux,
la chaloupe en mer et la grève déserte.
Alors j'ai été prendre du repos à Albano; et, comme aucun mandat d'arrêt
ne menace ma liberté, mais que j'aime autant ne pas afficher mes
sottes velléités de mariage et le risible dénouement de mon aventure
romanesque, je suis partie d'Albano, ce matin avant le jour, pour aller,
comme je vous l'ai dit, à Rocca-di-Papa, où je suis certaine de ne
trouver en cette saison aucun être civilisé qui me connaisse, et où la
solitude ne conseillera ma conduite à venir.
XLIV
Après avoir raconté son escapade avec cette sorte de candeur propre aux
êtres qui n'ont pas beaucoup de religion morale, la belle Medora remit
tranquillement son chapeau et, voulant l'assujettir dans ses cheveux
pour reprendre son voyage, elle m'ordonna de chercher dans la mousse une
grande épingle d'acier qu'elle y avait laissée tomber en se décoiffant
brusquement.
Son aventure, quoique gaiement racontée, m'avait paru longue, dans la
situation précaire où je me trouvais. Ce n'est pas quand il faut avoir
l'oeil et l'oreille aux aguets, se rendre compte du moindre bruit et du
moindre mouvement autour de soi, que l'on se sent bien disposé à prendre
la vie par le côté léger et facile, comme cette Anglaise capricieuse
semblait résolue à le faire. La circonstance de l'épingle qu'elle me
faisait chercher me parut un raffinement de bravade égoïste, d'autant
plus qu'elle se mit à rire tout haut, je ne sais de quoi; peut-être de
l'idée qu'il serait fort plaisant pour moi, après avoir surmonté des
dangers sérieux, d'être surpris par mes ennemis, pour m'être obstiné,
hors de saison, à chercher une épingle.
L'amour-propre dont, quoi qu'on fasse, on ne se débarrasse jamais
entièrement quand on se sent ou quand on se croit mis au défi par une
jolie femme, m'empêcha de laisser voir mon impatience, et j'arrivai
à retrouver la perfide épingle sans me départir du plus convenable
sang-froid.
--C'est bien! me dit-elle en la recevant d'un air de bizarre triomphe:
vous êtes véritablement le seul homme que j'aurais pu aimer! Mais je
n'aimerai plus personne, si ce n'est d'amitié. An revoir donc, et bonne
chance pour rentrer à Mondragone!
Elle fit deux pas et se retourna en disant:
--Vous ne venez pas m'aider à remonter sur mon cheval?
--Non! répondis-je, révolté de cette nouvelle exigence; j'entends venir.
--Tiens! c'est vrai! reprit-elle après un moment de silence. Je me
sauve! à bientôt!
Et, sans attendre une réponse que j'étais peu disposé à lui faire, elle
disparut.
Je me baissai dans les rochers et prêtai l'oreille, étonné d'avoir dit
vrai en parlant au hasard pour couper court à cette périlleuse entrevue.
Les branches mortes criaient sous des pas rapides, et ce n'était pas
seulement sous ceux de Medora fuyant vers ma gauche. Une autre personne
venait vers moi par une autre direction. Mon coeur et mes sens
reconnurent Daniella. Je m'élançai joyeux à sa rencontre.
Elle était pâle et tremblante; je crus qu'elle était poursuivie et
voulus armer mon fusil; mais elle me fit signe que cela n'était pas
nécessaire, et s'enfonça dans le taillis avec une sorte d'impétuosité
désespérée, en se retournant de temps en temps pour s'assurer que je la
suivais. Sa figure était bouleversée, non d'effroi, mais de colère.
Quand nous eûmes gagné le pied du rocher _del buco_, je voulus la faire
expliquer. Elle ne répondit pas et se mit à gravir, avec l'agilité et la
force d'un chamois, les gradins inégaux et par endroits gigantesques de
la cascatelle.
Elle entra la première dans la tour, et, se jetant par terre, elle
fondit en larmes.
-Daniella, ma bien-aimée, m'écriai-je en la saisissant dans mes
bras, qu'est-ce donc? que t'est-il arrivé? Est-ce l'émotion de cet
enterrement? sommes-nous en danger? Vais-je encore être forcé de me
séparer de toi? Non! je ne le veux pas, c'est impossible! J'aime mieux
être tué à tes côtés. Mais réponds donc! Quelqu'un t'a-t-il offensée à
cause de moi? As-tu reçu quelque reproche, quelque outrage? Parle, ou je
deviens fou!
-Vous me demandez ce que j'ai? dit-elle enfin d'une voix étouffée par
l'indignation. Vous doutez que je sois outragée, avilie, désespérée!
Vous croyez donc que je ne l'ai pas vue, cette femme qui s'enfuyait tout
à l'heure d'auprès de vous en m'entendant venir?
-Cette femme! Comment, c'est là la cause de ton chagrin? Cette femme est
celle qui doit moins que toute autre, te porter ombrage: c'est miss...
--Miss Medora?
--Précisément!
--Vous l'avouez, parce que vous sentez bien que je l'avais reconnue! Oh!
elle ne se cachait pas! Au contraire, elle a relevé son voile en passant
à dis pas de moi, et elle s'est mise à rire avec insolence. Elle me
brave, elle m'avilit. C'est bien la preuve que vous me trahissez.
Je voulus en vain me justifier: la terrible enfant ne m'écoutait pas.
Même lorsqu'elle faisait un effort pour recueillir et comprendre mes
paroles, il semblait qu'il lui fût impossible d'y saisir aucun sens.
Elle marchait avec agitation ou se jetait avec des poses d'une
insouciance effrayante sur les frêles rebords de la terrasse. Dix
fois je crus qu'elle allait s'élancer dans le précipice. Elle était
tragiquement belle dans ce paroxysme de la passion et de la douleur,
avec ses cheveux noirs épars, sa pâleur de marbre, ses yeux creusés d'un
cercle bleuâtre, ses lèvres frémissantes; elle me faisait peur et me
remplissait d'admiration. Rien ne pouvait la calmer, car rien ne pouvait
la convaincre. En proie à une idée fixe qui semblait paralyser toute
faculté de raisonnement, elle trouvait une éloquence effrénée pour se
plaindre, pour m'accuser, pour maudire et outrager sa rivale; elle avait
comme des trésors de haine, amassés depuis longtemps au fond du coeur
et retenue au bord des lèvres. Elle rugissait comme une lionne blessée;
elle avait des hallucinations de vengeance atroce; elle était folle.
Je la regardais avec stupeur en me disant que toute cette rage et toute
cette souffrance venaient de la chute d'une épingle; une minute plus
tard, notre bonheur n'eût pas été troublé. Pour une minute, pour une
épingle, il l'était peut-être sans retour.
Je me défendis longtemps de la contagion de ce délire. Enfin, ne pouvant
l'apaiser, je sentis qu'il me gagnait, que je ne trouvais plus de
paroles pour me justifier, que mes nerfs se crispaient aussi, et que
l'impassible bruissement de la cascade m'entraînait comme un vertige.
L'amour de Daniella changé en mépris, son âme profanée par le soupçon,
ses lèvres souillées par le blasphème, c'était pour moi comme un rêve
affreux. Je ne pouvais pas supporter l'idée de survivre à un bonheur
trop grand sans doute pour durer sur la terre où nous sommes. Je sentis
le froid du désespoir paralyser mes facultés, et je devins comme hébété
devant ses reproches.
Lorsqu'elle vit enfin ce qui se passait en moi, elle se jeta dans mes
bras. Ce fut à mon tour de ne pas comprendre ce qu'elle me disait: mon
âme avait descendu trop avant dans l'abîme, j'avais la gorge serrée
comme par une main de fer et de glace. Je restai condamné à un farouche
silence qui lui fit croire que j'étais irrité contre elle.
Pauvre chère âme! elle me demandait pardon, elle se roulait à mes pieds,
elle couvrait mes mains de baisers, et je ne pus la consoler et la
tranquilliser qu'après une réaction nerveuse où je crus que ma poitrine
et mon cerveau allaient se briser dans les sanglots.
Quand je pus lui raconter tout ce qui s'était passé à propos de Medora,
je la vis prête à retomber dans sa crise. Elle ne me pardonnait pas
de lui avoir caché le nom de la dame voilée, et ses réflexions me
prouvaient à moi-même qu'en effet, aux yeux d'une femme jalouse, les
apparences étaient contre moi. J'avais vu Medora à Mondragone, et je
pouvais être devenu jaloux de la bonne fortune du prince. Je l'avais
escortée dans cette fuite qui m'avait exposé ensuite à de graves périls,
et cela pouvait être l'effet d'une passion qui ne recule devant rien.
J'avais parlé avec elle, cette nuit-là, et je l'avais peut-être décidée,
par mes prières, à quitter son sigisbée. J'avais peut-être concerté,
avec elle le rendez-vous que Daniella venait de surprendre. De plus,
Daniella m'avait aperçu, de loin, agenouillé devant elle pour chercher
l'épingle. Elle pouvait avoir dérangé une déclaration, comme dans les
pièces de théâtre, où la pantomime classique de plier un genou exprime
tout au plus, aux yeux du spectateur, les circonstances atténuantes
d'une _criminal conversation_.
En dépit de la sincérité de ma justification, il restait d'ailleurs un
point mystérieux que ma pauvre Daniella s'efforçait de me faire avouer
et que l'honneur me prescrivait de taire. L'amour que Medora se figure
avoir eu pour moi, et qu'elle n'avait paa craint de me rappeler avec
un air de détachement superbe; la scène de Tivoli et les paroles qui,
depuis, dans sa bouche, avaient eu rapport à celle folle circonstance,
c'était là un secret que, même vis-à-vis de la maîtresse la plus chère,
je devais ne jamais trahir, sous peine d'être un fat et un lâche à mes
propres yeux. Il me suffisait d'établir et de jurer, en toute loyauté,
que je n'avais jamais eu un moment d'amour pour Medora. Je ne devais à
personne au monde la confession d'un moment d'égarement de la part d'une
femme qui s'était fiée à mon honneur.
Malheureusement, les questions de Daniella s'acharnaient tellement à ce
cas réservé de ma conscience, qu'elle me contraignait à mentir. Elle
poussa la rudesse de sa passion jusqu'à vouloir me faire jurer sur
l'honneur que jamais Medora n'avait cherché à provoquer mon coeur, mon
imagination où mes sens.
C'est en disant toute la vérité que j'aurais pu victorieusement me
disculper. Ma vie, ma conduite, depuis l'aventure de Tivoli, étaient
bien la preuve d'une sorte d'antipathie pour la belle Anglaise, si
j'eusse pu avouer qu'elle m'avait offert sa main; mais Daniella ne
croyait pas qu'elle eût été jusque-là. Elle pensait, au contraire, que
j'avais pu être rebuté le jour de la promenade à Tivoli; que ma fièvre
n'avait pas eu d'autre cause que cette contrariété; enfin, qu'elle-même
n'avait été pour moi qu'un pis-aller. C'était donc ma justification
pleine et entière qu'elle me demandait, et je vous jure que j'étais
stoïque de lui résister, en refusant de lui livrer Medora, provocante et
déçue.
Quand elle vit qu'en me défendant d'avoir jamais senti le moindre
attrait pour cette beauté, la moindre sympathie pour ce caractère, je
m'abstenais de railler et de mépriser la conduite de miss ***, l'orage
recommença. La colère était épuisée, mais ce fut un déluge de pleurs.
--Pourquoi ne pas me dire ce que je croyais savoir et ce que je voulais
croire? s'écria-t-elle en tordant ses petites mains comme si elle eût
voulu les briser. Cette infâme coquette m'a dit elle-même que vous ne
l'aimiez pas, mais qu'elle saurait bien se faire aimer!
--Elle disait cette sottise on cette folie?
--Oui, par moments, car tous les soirs, à Rome, quand tu étais dans la
maison, elle avait des crises de nerfs et des accès de dépit, où elle
disait ce qu'elle avait dans la tête; mais quand elle s'apercevait
du plaisir que me causait son chagrin, elle disait autrement. Elle
prétendait que, dès le premier jour où tu l'as vu sur le bateau à
vapeur, lu l'avais regardée avec extase; qu'elle ne pouvait pas faire
un mouvement ni lever les yeux sans rencontrer les tiens. Elle était
persuadée qu'en courant au-devant de la diligence sur la _via Aurélia_,
tu n'avais pas eu d'autre idée que de savoir si elle allait droit à
Rome, ou si elle s'arrêtait aux environs dans quelque villa; et enfin,
que tu ne te serais pas jeté si bravement sur les brigands quand tu
pouvais te tenir caché, sans un grand désir de te faire distinguer par
elle. Que veux-tu? toutes ces vanteries me brisaient le coeur, à moi
qui t'aimais déjà! Je ne t'ai jamais dit ce que cette fille injuste et
despote m'a fait souffrir à cause de toi; quel, dédain elle affectait
pour ma pauvre condition et pour ma pauvre figure, et comme elle aimait
à répéter devant moi qu'avec sa beauté, son esprit et sa fortune, elle
ne devait jamais trouver de coeur qui lui fût réellement fermé. «Il
n'osera jamais me déclarer qu'il m'aime, disait-elle pendant ta maladie;
il se croit trop au-dessous de moi; mais je lui tiens compte de cette
fierté modeste, et moins il parle, mieux je le comprends.»
--S'il est vrai qu'elle t'ait dit tout cela, elle manque de clairvoyance
et de jugement.
--Elle manque tout à fait d'esprit, comme elle manque de coeur. Je la
connais bien, moi! Une femme de chambre connaît mieux sa maîtresse que
tous les hommes qui lui font la cour. De même qu'elle sait tous les
défauts et tous les artifices de sa personne, elle sait toutes les
pauvretés de son caractère et toutes les sottises de son imagination.
Ces poupées que nous habillons pour vous se tiennent devant vous comme
des marionnettes dont on ne voit que le dessus; mais, quand elles
quittent leur costume, elles quittent aussi leur rôle, elles ont besoin
de redevenir elles-mêmes et de se vanter devant nous des succès qu'elles
ont eus et de ceux qu'elles n'ont pas pu avoir.
Daniella, dont le dépit et l'aversion déliaient la langue, ne manqua pas
en véritable fille d'Ève qu'elle se sentait redevenir, cette occasion de
déprécier les charmes de Medora et de me révéler les artifices, vrais ou
supposés, de son teint et de sa taille. Je l'écoutais d'abord en riant
de cette malice qui la soulageait; puis tout cela me rendit triste. Je
n'avais jamais voulu parler de Medora avec elle, et elle avait compris
ou paru comprendre que, dans le divin concert de notre bonheur, ce
souvenir étranger arrivait pour moi comme une fausse note. Elle avait
été si belle dans sa confiance, si grande en me disant:
--Si je pouvais douter de toi, c'est que je ne t'aimerais plus!
Et je la voyais maintenant s'acharner à enlaidir et à ridiculiser un
fantôme de rivale, sans plus tenir aucun compte de ma parole et de ma
loyauté.
Je ne pus m'empêcher de le lui dire, et ce fut encore une blessure
pour elle, tant il est vrai qu'un peu de foi et d'idéal qui se détache
entraîne une avalanche de troubles et d'amertumes. Elle me fit un crime
de ne pas me complaire à lui voir exhaler sa haine, et m'accusa de
défendre, dans mon coeur, celle qui lui ôtait son bonheur et son repos.
Je m'assoupis pendant qu'elle continuait à me parler avec une énergie
qui dépassait la mienne. Je n'avais pas dormi de la nuit. Trop de joie
et trop de douleur m'avaient épuisé. Je succombais à la fatigue et au
dégoût d'une querelle qui me faisait l'effet d'un mauvais rêve dont le
sens vous échappe à chaque instant.
Je crois que je dormis une heure. Quand je m'éveillai, je la vis assise
auprès de moi, chassant les cousins de ma figure et me regardant avec
une expression si tendre et si triste que j'en fus navré.
--Pardonne-moi, lui dis-je en l'attirant sur mon coeur; tu souffrais,
et, moi, j'ai dormi! C'est la première fois que cela m'arrive, et je ne
croyais pas que cela pût m'arriver jamais, de me trouver anéanti devant
tes larmes, et de n'avoir pas en moi la force de te consoler. C'est donc
que ta douleur est, pour moi, une chose impossible à soutenir, et qu'il
faudra que je m'endorme dans la mort si elle continue! Tiens! si notre
bonheur est fini, si je dois ne plus te faire que du mal, cesse de
m'aimer, toi qui es forte, et laisse-moi me tuer, car je me sens faible
et incapable de réagir contre tes reproches.
--Non, non! s'écria-t-elle, il n'en sera pas ainsi! Tu sauras souffrir,
s'il m'arrive de souffrir encore. Que puis-je te promettre? Rien,
puisque je deviens folle à l'idée d'être trahie, Oui, folle! Tu l'as
bien vu, il m'était impossible de t'entendre et de m'entendre moi-même.
Mon coeur te défendait et me criait que tu étais sincère; mais je ne
sais quel démon criait encore plus fort dans mes oreilles. Ah! ne me dis
pas que notre bonheur est fini, car je me poignarderais tout de suite si
tu croyais cela! Non! non! Je te jure que je ne suis plus jalouse et que
je ne veux plus l'être. Si cela m'arrive encore, eh bien! dis-toi que
j'ai un terrible accès de fièvre, et ne m'abandonne pas plus que tu ne
le ferais si je tombais malade. Est-ce que tu ne comprends pas cela,
mon Dieu, qu'on soit jaloux avec rage de ce qu'on aime avec passion?
Serais-tu tranquille et raisonnable si tu me voyais courir ou me cacher
pour causer avec ce prince ou avec ce docteur dont tu me parlais hier?
Non certes, toi aussi tu perdrais l'esprit, tu ne m'écouterais pas,
et tu serais peut-être aussi injuste que je l'étais tout à l'heure.
D'ailleurs, est-ce que l'amour est tout entier dans le bonheur qu'on
goûte ensemble? Est-ce qu'il n'est pas aussi dans le chagrin, dans le
délire, dans l'inquiétude que l'on se cause l'un à l'autre? Est-ce
que nous n'avons pas déjà bien souffert de notre passion? S'est-elle
refroidie pour cela?
--Tu as raison! Il ne s'agit pas d'être heureux, mais d'aimer! Eh bien,
fais-moi tout le mal que tu voudras, pourvu que je vois renaître ton
sourire et que je retrouve l'ardeur de ton baiser.
La journée s'acheva dans les célestes voluptés d'une tendresse plus vive
et plus délicate que nous ne l'avions encore ressentie. Il s'était fait
en Daniella comme une transformation à la suite de cette crise terrible.
Elle parlait avec plus d'élévation et de clarté; elle trouvait des mots
plus nets et plus profonds pour exprimer son amour. Elle voyait presque
en artiste et en poète les grandeurs de la nature qui nous environnait.
Sa beauté même me semblait avoir pris un caractère plus touchant et plus
intelligible. Son expansion ne m'étonnait plus par des réticences et
des élans imprévus. Elle était intelligente comme un être cultivé dès
l'enfance, et tendre comme la femme la plus douce et la plus pieuse.
Je n'osais lui dire combien j'étais frappé de cette sorte de
transfiguration soudaine. Peut-être m'apparaissait-elle ainsi parce que
j'avais vu éclater la violence cachée sous son calme habituel, et que,
la connaissant enfin tout à fait, je me sentais épris de l'excès même de
son redoutable amour.
Peut-être aussi ce prompt retour à une complète sérénité et cette
révélation d'une beauté morale plus exquise, étaient-ils tout simplement
le résultat d'une organisation qui a besoin quelquefois d'exhaler un
excès de puissance pour se remettre dans son progrès naturel. Les âmes
méridionales sont sans doute comme leur ciel, qui, après des orages
formidables, verse tout à coup de si bénignes influences sur terre et
fait pousser tant de fleurs sur le sol, meurtri et dévasté une heure
auparavant.
A onze heures nous commençâmes à plier bagage. La toile qui nous servait
de porte fut roulée et cachée sons les décombres avec les autres
ustensiles; le feu et la lumière furent éteints. Je renouvelai l'amorce
de mon fusil. Daniella releva sa jupe de dessus dans ses agrafes. Nous
nous donnâmes un dernier baiser en envoyant un adieu amical à la vieille
tour et à la cascade argentée. Puis nous descendîmes la cascatelle pour
être prêts à recevoir Felipone, qui devait se trouver là à minuit.