XLV
Nous n'attendîmes pas longtemps; mais les pas qui vinrent vers nous, par
le côté des trois pierres, nous causèrent un moment d'inquiétude. Il
nous semblait entendre marcher deux personnes au lieu d'une. Daniella,
attentive, et, sinon calme, du moins toujours pleine de présence
d'esprit, ayant remonté un peu le rocher pour se rendre mieux compte de
ces bruits mystérieux, redescendit vers moi en me disant:
--Je sais qui vient avec mon parrain. Ils ont échangé deux ou trois
mots. J'ai reconnu la voix et l'accent: c'est M. Brumières.
C'était lui en effet.
--Je vous amène un ami, me dit Felipone en s'avançant le premier pour
nous reconnaître; un ami qui vous apporte des nouvelles de Rome. Je ne
le connais pas; mais ma femme a répondu de lui. Seulement, j'aurais
autant aimé qu'il ne s'obstinât pas à m'accompagner ici. C'est un homme
qui ne peut pas rester cinq minutes sans vouloir faire la conversation;
et vous savez si c'est facile de causer sur un chemin comme celui qui
nous amène; outre que c'est assez dangereux pour moi. Il est aimable,
gai, gentil; mais il parle trop quand il faudrait se taire. Peut-être
qu'il se tait quand il faudrait parler: il y a des gens comme ça.
Brumières nous rejoignit, et, après m'avoir embrassé avec une véritable
effusion de coeur:
--Puis-je parler ici? dit-il à Felipone, sans voir Daniella, qui, cachée
sous sa mante, était à deux pas de nous.--Si vous avez quelque chose
qu'il faille absolument lui dire ici, faites vite, dit Felipone, pendant
que je me reposerai un moment auprès de ma filleule.
--Sa filleule? me dit Brumières à l'oreille, en essayant de voir ma
compagne. Est-ce réellement Daniella qui est avec vous?
--Pourquoi en doutez-vous donc?
--Je vais vous le dire; mais venez plus loin... encore plus loin!
ajouta-t-il quand nous eûmes fait quelques pas: le bruit de cette
cascade est agaçant...
--Il faut en prendre notre parti. C'est ce bruit qui nous permet de
causer sans crainte. Voyons, cher ami, pourquoi et comment êtes-vous
ici?
--Mon cher ami, c'est pour vous, si vous voulez; c'est afin de vous
aider en cas de mauvaise rencontre. Voyons, pensez-vous avoir besoin de
moi? Je vous jure sur l'honneur que je suis prêt à vous assister.
--Je n'en doute pas et je vous en remercie; mais, si vous avez quelque
autre projet, ne vous dérangez pas. Si Felipone vient me chercher, c'est
que je peux abandonner sans danger mon asile.
--Eh bien, soyez sincère avec moi, et je m'en vas de ce pas à
Rocca-di-Papa. La femme qui est avec vous est-elle bien Daniella Belli?
--Oui. Après?
--Sur l'honneur?
--Sur l'honneur!
--Et l'autre, où est-elle?
--Quelle autre?
--Vous savez bien! la dame de mes pensées, la céleste et extravagante
nièce de lady Harriett.
--En vérité, mon ami, je ne sais pas si je dois vous le dire. De quelle
part la cherchez-vous?
--De la mienne, d'abord; ensuite, de la part de son oncle et de sa
tante, qui sont arrivés ce soir à Frascati, et qui, avec la prudence
indispensable en pareil cas, la font chercher, ne pouvant le faire
eux-mêmes. Lady Harriett est malade, et son mari n'ose la quitter. Elle
a une fièvre nerveuse dans le genre de celle vous avez eue, la fièvre
romaine; et, quand les accès viennent, on ne sait jamais si c'est peu de
chose ou si c'est mortel.
--Si c'est de la part de lady Harriett que vous agissez, je crois qu'il
est de mon devoir de vous dire que miss Medora doit être très-près
d'ici, dans une des villas à mi-côte de Rocca-di-Papa ou de Monte-Cavo.
--Vous ne savez pas laquelle de ces villas?
--Non, je ne le lui ai pas demandé; et, d'ailleurs, elle ne paraissait
pas savoir elle-même où elle descendrait.
--Mais avec qui est-elle?
--Seule avec un jockey.
--Un jockey? Le prince dont m'a parlé lord B*** a au moins quarante ans.
Il ne peut pas s'être déguisé en groom!
--Ledit prince est parti sans elle, à moins qu'il ne soit redébarqué
quelque part pour courir après elle; mais elle m'a dit l'avoir vu
prendre le large hier matin.
--Ainsi vous l'avez donc vue depuis?
--Oui, aujourd'hui.
--Ah! _traditore!_ J'en étais bien sûr que vous étiez d'accord avec
elle, et qu'elle faisait semblant de se sauver avec un vieux sigisbée
pour courir après vous et avec vous dans les montagnes!
--Est-ce là la pensée de lady Harriett et de son mari?
--Je n'en sais rien, mais c'est la mienne.
--Il vous faut donc toujours des serments? Eh bien, je vous jure
encore, sur l'honneur, que je ne suis pour rien dans les résolutions
excentriques de miss Medora.
--Valreg, je vous crois. Quand je suis auprès de vous, votre air de
franchise me persuade. Quand je n'y suis plus, je vous confesse que je
me défie même de vos serments. Voyons, mettez-vous à ma place! Je ne
vous connais que parce que j'ai senti pour vous une vive sympathie dès
le premier jour; car je pourrais compter le petit nombre d'heures que
nous avons passées ensemble depuis notre rencontre à Marseille. Je vois
que vous avez aux yeux des femmes, je ne sais quel attrait. C'est
peut-être parce que vous êtes un drôle de garçon sentimental, et que vos
théories sur le parfait amour les enchantent; mais c'est peut-être aussi
parce que vous êtes un petit jésuite, ne reculant devant aucun mensonge
et aucune perfidie. Vous avez été élevé par un prêtre, que diable! et
peut-être vous a-t-il enseigné l'art des restrictions mentales, qui
annulent les serments les pins sérieux.
--Si vous avez de si agréables soupçons sur mon compte, ne m'adressez
donc plus jamais de questions, car je me jure à moi-même que je ne vous
répondrai plus.
--Voyons! ne nous brouillons pas! Que vous soyez sincère on non, vous
voyez bien que je suis très-naïf, moi, puisque je m'avoue dominé et
convaincu par votre air et vos paroles. Si je suis dupe, je me réserve
de vous proposer l'échange de quelques balles quand je serai sûr d'avoir
_posé_. En attendant, soyons comme si cela ne devait jamais arriver, et
aidez-moi.
--A quoi, s'il vous plaît?
--A mettre à profit la folie que miss Medora vient de faire, et que je
sais innocente de tous points. Je vas la dépister et me présenter à
elle comme son chevalier dans cette solitude où elle se réfugie, comme
l'envoyé de paix, la colombe de l'arche de lady Harriett. Je vas faire
de mon mieux pour la dédommager, par une passion franchement déclarée,
de votre superbe indifférence et de l'outrage que vous lui avez fait en
lui préférant sa suivante; car toute sa fantaisie est là, je le sais!
Dépit de femme qui cherche à se venger par une fantaisie nouvelle!
Pourquoi ne serais-je pas l'objet de cette fantaisie aussi bien que le
personnage qui a failli l'enlever et qu'on dit peu jeune et peu beau?
Elle s'est donc ravisée à temps, puisqu'elle l'a laissé partir seul?
--Apparemment; mais par quelle inspiration veniez-vous la chercher par
ici?
--Parce que la Providence me sert toujours bien. Je suis un de ses
enfants chéris. Figurez-vous, mon cher, que ce matin, en m'informant
de vous et d'_elle_ auprès de mon ancienne amie Vincenza, aujourd'hui
madame Felipone, laquelle m'a tout raconté, j'ai vu accourir en liberté
le cheval noir de Medora; il avait cassé sa bride et arrivait gaîment
à Frascati, où il paraît qu'il a ses affections ou ses aises. Comme il
avait la selle de femme sur le dos, j'ai été effrayé, en songeant
que quelque accident avait pu arriver à l'amazone: mais Vincenza ne
partageait pas mes inquiétudes. «Ce cheval les aura embarrassés à un
moment donné, disait-elle, ils l'auront lâché, et il a retrouvé le
chemin de sa plus récente demeure.» J'ai pris des informations en me
promenant, et des paysans, qui avaient rencontré Otello, m'ont dit qu'il
était venu par le chemin de Rocca-di-Papa. Voilà comment j'ai fait,
dans mon esprit, un rapprochement entre votre retraite au _buco_ et la
présence de mon étoile aux environs. Vous voyez que, moi aussi, j'ai ma
malice. Abdiquez la vôtre, et dites-moi, puisque vous avez vu Medora...
--Allons! allons! nous cria Felipone, il faut partir!
Il s'impatientait, et il fallut que Brumières se remît en route avec
nous, en silence. Il nous quitta aux trois pierres, après m'avoir encore
offert ses services, et prit le chemin de Rocca-di-Papa, qu'il ne
connaissait pas beaucoup, mais qui est facile à suivre.
Nous regagnâmes les Camaldules par un nouveau sentier moins difficile et
plus court que le lit du ruisseau qui nous avait amenés, la veille, au
_buco_, et nous pûmes pénétrer, sans aucune mauvaise rencontre, dans la
chapelle de Santa-Galla: c'est le nom du petit édifice qui donne entrée
au souterrain.
Quand je me vis enfin dans la mystérieuse galerie avec ma Daniella, je
ne pus me défendre de la presser dans mes bras.
--Vous êtes contents de vous retrouver ensemble sous terre? dit
Felipone, qui nous regardait en souriant, tout en allumant une lanterne
pour nous diriger dans ces ténèbres. Allons! c'est bien, mon garçon,
d'avoir préféré l'amour à la liberté. Moi, je comprends cela. La femme
est tout pour celui qui mérite le nom d'homme. Pour ma Vincenza. je
consentirais à demeurer dans un souterrain toute ma vie. Elle est mon
soleil et mes étoiles, et celui qui m'ôterait son coeur pourrait bien
dire vite son _in manus_.
Je pensai au docteur et à Brumières, lequel, dans la causerie dont je
vous ai donné l'abrégé, m'avait fait entendre qu'il consolait déjà la
Vincenza du départ de son dernier amant. Il y a des dupes intéressantes,
et j'avoue qu'au lieu d'avoir envie de rire de la confiance du fermier,
je me sens porté à m'indigner de la trahison qui l'environne. Cet homme
est jeune, agréable, beau de santé et de physionomie. Il se pique, avec
un peu de forfanterie vulgaire, de ne croire à rien au delà de vie, et
traite de préjugés les croyances les plus sérieuses; mais sa charité,
sa bravoure, son dévouement et sa bienveillance donnent des démentis
continuels à ce prétendu athéisme. Il a cette demi-éducation qui ouvre
l'esprit du paysan à des notions de progrès, sans lui ôter l'originalité
naïve de ses formes. Si j'étais femme, je le préférerais beaucoup à
Brumières et au docteur, l'un qui fait de l'amour une satisfaction
d'appétit, l'autre un chemin de fortune ou de vanité. Cette généreuse
nature de Felipone n'est pourtant qu'un manteau pour couvrir les
caprices de sa femme, et cet homme, qui nie Dieu et qui croit en elle,
ne lui inspire ni respect, ni reconnaissance véritable. Il n'y a pas là
le plus petit mot pour rire, selon moi, et, sous ce joyeux cocuage, je
m'imagine sentir gronder je ne sais quel drame déchirant ou terrible.
--A présent, nous pouvons causer, dit Felipone en nous éclairant.
Marchons doucement, je suis un peu las. Apprenez où nous en sommes, mes
enfants. Les perquisitions ont eu lieu aujourd'hui. On a découvert dix
anciennes cachettes dans le château. Un architecte, que l'on avait amené
là, a très-bien expliqué comment les personnes réfugiées dans Mondragone
avaient dû s'enfuir; mais quand on a examiné de près ces prétendues
issues, on a reconnu que le diable seul avait pu y passer; et la
seule chose vraisemblable, la communication du petit cloître avec le
_terrazzone_, et celle du _terrazzone_ avec Santa-Galla, ont été celles
que personne n'a su pressentir ni trouver. Si bien que mon secret me
reste et que madame Olivia s'en mord les poings. Le capucin ne pouvait
rien dire et n'a rien dit, sinon qu'il avait bien faim, et on l'a mis
en liberté, atteint et convaincu d'imbécillité; je te demande pardon de
l'expression, ma filleule! Tartaglia, comptant que j'aurais soin de
son cher maître,--c'est comme cela qu'il appelle Valreg,--a pris la
traverse, pour n'avoir pas de désagrément avec la police locale. Les
carabiniers sont partis; ils ont porté leurs recherches du côté de la
mer, trop tard, bien entendu. Le seigneur cardinal a défendu que l'on
s'occupât davantage de la sotte histoire de la madone de Lucullus, et
je l'ai entendu dire au _giudice processante:_ C'est assez attirer
l'attention sur une profanation qui n'a été faite que par les auteurs de
l'accusation. Ils ont été tués, et vous ne trouverez personne pour la
soutenir. Rien n'est misérable et fâcheux comme d'insister sur un grief
que l'on ne peut pas prouver. Laissez donc tomber cette invention
misérable, et si l'artiste français reparaît dans le pays, où l'on dit
qu'il a une maîtresse, contentez-vous de le mettre en prison, sans bruit
et pour longtemps, à moins qu'il ne lui plaise de révéler, tout de
suite, d'où lui vient le signe de ralliement trouvé dans sa chambre.
Quant à Onofrio, Son Éminence l'a mandé devant elle pour l'interroger
elle-même en particulier. Il paraît qu'on a voulu lui faire avouer qu'il
avait donné asile et secours au prince dans son paillis, et qu'une bonne
récompense lui a été offerte s'il voulait en convenir. Mais, je vous
l'ai dit, Onofrio est un saint. Il aurait pu nous servir et se bien
servir lui-même, en laissant croire qu'il avait secouru le prince; mais
je lui avais dit de se taire, et, ne comprenant pas, il s'est tu. Alors,
le cardinal, émerveillé d'une vertu si rare chez un pauvre paysan, lui a
proposé de l'envoyer paître des troupeaux à dix lieues d'ici, dans une
de ses terres, pour le soustraire à la vengeance des bandits; mais
Onofrio, regardant cette offre comme un piège, a encore refusé cela.
Il a dit qu'il était engagé, pour deux ans encore, aux pâturages de
Borghèse, et qu'il aimait Tusculum, où les étrangers lui faisaient
toujours gagner quelque chose avec sa petite vente d'antiquités. Il
assure, du reste, qu'il ne craint aucune vengeance, et que ceux qu'il
soupçonne d'avoir accompagné Campani et Masolino dans leur tentative
sont trop lâches pour revenir se mettre au bout de son fusil. En cela,
il ne se trompe pas: morte la bête, morte le venin; et n'ayant plus de
chef, ces canailles quitteront le pays, si ce n'est déjà fait. Bref,
le cardinal a renvoyé le berger de Tusculum, en se recommandant à
ses prières, et en disant de fort belles choses sur la foi et le
désintéressement des âmes simples et vraiment pieuses. Moi, c'est mon
avis aussi, que le berger de Tusculum est un saint, vu qu'il a menti
comme un chien pour la bonne cause, et c'est ainsi que j'entends la
religion.
Au reste, le brave garçon est bien récompensé de sa discrétion. Tout le
pays lui attribue la gloire d'avoir débarrassé Frascati de ce Campani,
qui faisait peur aux femmes enceintes par sa laideur, et de ton coquin
de frère, ma pauvre Daniella! A présent qu'il est mort, il n'a plus
d'amis, et ceux qui lui payaient à boire, il y a deux jours, pour n'être
pas dénoncés, disent aujourd'hui que c'était un _fattore_, et ne lui
payeraient pas pour un baïoque d'eau bénite. On va en promenade à
Tusculum pour complimenter le berger, voir le lieu du combat et se faire
raconter l'aventure, qu'il arrange de son mieux.
Pour conclure, continua le fermier quand nous eûmes pénétré dans la
_Befana_, où nous trouvâmes Vincenza occupée à nous préparer une
sommaire installation, vous allez encore rester ici cette nuit; après
quoi, vous pourrez, je pense, reprendre possession de votre casino, et
passer quelque temps à attendre prudemment les événements.
--D'autant plus, dit la Vincenza, qu'il y a, à Frascati, un Anglais et
une Anglaise, les anciens maîtres de la Daniella, qui auraient voulu
voir aujourd'hui le cardinal, et qui auraient tout arrangé avec lui pour
monsieur Valreg, si la dame ne s'était trouvée malade en arrivant. Mais
ils disent qu'ils répondent de tout, pourvu qu'il ne se montre pas.
Ainsi, soyez tranquille et prenez patience.
Il m'était bien facile de suivre ce conseil. Je rentrais dans ma prison
comme Adam fût rentré dans l'Éden, s'il lui eût été permis d'y retourner
après quelques jours d'exil sur la terre. Mon Eve avait péché contre
Dieu, il est vrai, en péchant contre l'amour. Elle avait cueilli le
fruit amer du doute et de la jalousie; mais, en dépit de cette crise
terrible, nous étions si heureux de nous retrouver ensemble avec
l'espoir de ne plus nous quitter, que nous ne pensions pas avoir payé ce
bonheur trop cher par quelques jours d'effroi et de souffrance.
Il était cinq heures du matin quand nous pûmes nous reposer, et ce repos
dura jusqu'à midi. Le réveil dans les ténèbres effraya ma compagne.
Notre lampe s'étant éteinte, elle ne savait plus où nous étions; mais
elle reprit sa gaieté quand nous eûmes fait de la lumière, et elle me
ferma la bouche avec ses baisers en m'entendant plaindre la triste vie
où je l'entraînais. Elle s'habilla en chantant, et, pour se reposer de
ses fatigues des jours précédents, elle se mit à danser autour de moi.
Certes, le lieu n'était pas gai, vu ainsi à la clarté d'une seule lampe,
et délaissé par l'active et bruyante compagnie qui m'y avait accueilli
trente-six heures auparavant. Mais, en dépit de l'eau qui coule à
travers ce vaste édifice et des fenêtres murées de toutes parts, il y
fait chaud et sec comme dans tontes tes constructions établies dans le
sol volcanique, comme dans les catacombes romaines, et comme dans toutes
ces caves des vieux palais, où les pauvres ouvriers de la campagne sont
heureux qu'on leur permette de se réfugier pendant l'hiver.
Mais nous sommes en plein printemps, et il nous tardait de revoir le
ciel. Nous portâmes notre déjeuner dans le _Pranto_, où le soleil nous
rendit tout à fait la confiance et la joie.
XLVI
Mondragone, 30 avril
Felipone vint nous y trouver. Il m'annonça que je devais, par
considération pour lui, ne recevoir personne, pas même lord B***, qui
était venu lui demander de mes nouvelles, et la Mariuccia qui était fort
inquiète de sa nièce. Il ne voulait pas révéler le secret du passage,
inutilement, à trop de personnes, et il s'était contenté de dire à nos
amis que nous étions dans la campagne, en lieu sûr.
--Ma femme, ajouta-t-il, s'occupera de vous apporter des vivres. Moi, il
faut que je me tienne chez nous, car il y a bien des curieux sur pied à
la suite de ces aventures que chacun explique et raconte à sa manière,
et, parmi eux, des mouchards qui voudraient bien me confesser. Il est
bon que je montre à ces gens-là ma figure simple et mes yeux étonnés,
car mon rôle est de paraître hébété de surprise quand on me parle de
gens cachés ici, qui se seraient envolés par les grands tuyaux du
_terrazzone_. On voudra rôder aujourd'hui, et demain encore, autour
du château, et, malgré les portes des jardins fermées, il se glissera
toujours quelques enfants entre mes jambes. Faites attention à ne point
vous laisser voir en replantant votre tente dans le casino. Olivia
n'amènera personne dans les cours. Je lui ai donné avis de votre
présence. Elle dira que la police défend de visiter Mondragone jusqu'à
nouvel ordre. Vous trouverez tous vos effets de campement dans la
_Befana_ où je viens de les rapporter. Et sur ce, mes beaux enfants,
l'amour et l'espoir soient avec vous!
Je ne le laissai pas partir sans lui demander ce qu'il savait de la
santé de lady B***. Elle allait mieux. Son mari espérait pouvoir aller à
Rome le lendemain pour tâcher de mettre fin aux soupçons absurdes dont
j'étais l'objet, et qui devaient, selon lui, tomber d'eux-mêmes après le
départ des personnages auxquels on m'avait supposé appartenir.
Nous passâmes donc la journée à remeubler le casino. Comme on n'y avait
rien trouvé, on n'avait rien dévasté. Je refis mon établissement de
travail dans la chapelle où je retrouvai avec plaisir mon tableau et mon
album d'écritures, dans le trou où je les avais cachés. Il fait tout à
fait chaud, et le soin d'entretenir le feu ne complique plus l'embarras
de notre existence. Je ne regrette pas les savantes ressources
culinaires de Tartaglia, ni la société de Fra Cipriano. La chèvre nous
a été ramenée par Olivia, et nos lapins courent de plus belle dans les
grandes herbes de la cour. Je n'ai pas pu décider Daniella à me laisser
perdre l'habitude du café; mais je lui ai persuadé que je l'aimais mieux
fait à froid, et que je détestais les ragoûts. Nous vivons donc de
quelques viandes froides, de salade, d'oeufs et de laitage. Elle
s'occupe de moi, à côté de moi, toute la journée, et voilà trois jours
que je vous griffonne mon récit à la veillée, lisant, à mesure, à ma
chère compagne, tout ce qui peut l'intéresser dans cette relation de
notre humble épopée.
Je suis bien plus heureux, depuis ces trois jours, que je ne l'ai encore
été. Daniella ne me quitte plus! On la croit partie avec moi, et s'il me
devient possible de prolonger ostensiblement mon séjour en ce pays-ci,
je voudrais ne sortir de ma cachette que pour conduire ma fiancée à
l'autel. Je voudrais avoir l'agrément de mon oncle, et des papiers qui
me missent à même de contracter, en présence des représentants de la
légalité française, un engagement inviolable. J'ai donc écrit à l'abbé
Valreg, et j'ai envoyé ma lettre à lord B*** pour qu'il la fit partir.
Je m'attends bien à des questions, à des représentations, à des lenteurs
de la part de mon digne oncle; mais ma résolution est inébranlable.
Daniella a assez souffert pour moi, et, bien que mon serment devant Dieu
seul lui suffise, je ne veux pas qu'autour d'elle on puisse douter de
l'éternel dévouement dont je la juge et dont je la sais digne.
Je vous ai envoyé aussi une lettre plus abrégée que ce volume, mais
résumant les mêmes faits. La connaissance que vous en prendrez vous
mettra à même d'agir auprès de mon oncle. Je sais qu'une démarche de
votre part pour approuver et appuyer ma demande filiale aura du poids
dans son opinion.
Et maintenant, je vas me remettre à la peinture. Je m'aperçois avec
plaisir que ces agitations, ces joies, ces dangers et ces fatigues, loin
de m'énerver, me font sentir plus vivement le besoin, le désir, et, qui
sait? peut-être la faculté du travail. Par le temps de civilisation qui
court, les artistes sont légitimement avides d'un certain bien-être, à
un moment donné. Et moi aussi, je m'arrangerais bien d'une situation
faite et de conditions d'existence assez stables et assez douces pour me
permettre de faire, de mon talent, le résumé de ma valeur intellectuelle
et morale. Mais, d'une part, je n'ai pas encore le droit d'aspirer à
ces tranquilles satisfactions et à ces saines habitudes de la maturité.
D'autre part, je ne suis peut-être pas destiné à y arriver jamais, et
les jours de foi, de santé, d'émotion que je traverse, ne me sont pas
envoyés pour que j'en attende le résultat, incertain par rapport à mon
progrès futur. C'est à présent, c'est dans le mystère où je me plonge,
c'est dans l'amour qui m'exalte et dans la pauvreté que j'épouse
résolument, qu'il me faut chercher le calme et la force de mon âme. Je
songe à tous ces vaillants artistes du passé qui traversèrent des maux
si grands, des revers si tragiques ou des souffrances si amères, sans
jamais trouver l'heure bienfaisante où ils eussent savouré la fortune et
la gloire. Ils ont produit quand même; ils ont été féconds et inspirés
dans la tourmente. Eh bien, marchons dans ce chemin de torrents et de
précipices, puisqu'il a été frayé par tant d'autres qui étaient plus et
qui valaient sans doute mieux que moi!
Du 1er au 15 mai.
Il s'est passé encore bien des choses depuis mes dernières écritures.
Comme j'aime mieux en faire davantage à la fois, ceci devient récit
plutôt que journal.
Le lendemain du jour où je terminais ce qui précède, Brumières me fit
demander par la Vincenza à me parler en particulier, et, bien que
Felipone ait défendu, c'est-à-dire demandé à sa femme de ne pas lui
révéler l'existence du souterrain, elle l'avait amené dans la _Befana_,
où j'allai le recevoir.
-Je vous apporte des nouvelles, me dit-il gaiement; mais d'abord
laissez-moi vous presser _sur mon coeur de jeune homme_, car je
reconnais que vous êtes un honnête et un bon garçon. Vous ne m'avez pas
trompé: Medora... Mais parlons de vous d'abord, ce sera moins égoïste.
Vous êtes libre. Lord B*** m'envoie vous le dire, et ce que je vous
dirai malgré lui, c'est qu'en attendant un semblant d'examen judiciaire
des faits qui vous ont été imputés, ce bon Anglais, qui vous aime, a
déposé, pour vous servir de caution, une somme que je crois fabuleuse,
vu qu'on a de grands besoins dans ce gouvernement, et que le régime du
bon plaisir autorise à beaucoup exiger, mais dont lord B*** refuse de
dire le chiffre, affectant, au contraire, avec sa générosité de grand
seigneur, d'avoir arrangé facilement toutes choses. Donc, mon cher ami,
allez le remercier et le consoler de l'état de sa femme, qui devient
inquiétant.
Attendez cependant que je vous parle un peu de mes affaires, à moi!
J'ai découvert aisément, aux environs de Roccadi-Papa, ma céleste
extravagante. J'ai enfourché le noble Otello, qui a bien manqué me
rompre les os dix fois plutôt qu'une, et, grâce à ce passe-port, je suis
entré dans la citadelle avec tous les honneurs de la guerre. La joie de
retrouver la bête a fait rejaillir un peu de sympathie et de bon accueil
sur le cavalier. Je crois aussi qu'après vingt-quatre heures, la
solitude des montagnes pesait déjà un peu à mon héroïne.
D'ailleurs, en apprenant la maladie de sa tante, elle n'a pas hésité à
ajourner ses projets de retraite et d'indépendance pour venir la voir et
la soigner. Si bien qu'elle est à Frascati depuis deux jours, où j'ai eu
la gloire de la ramener, elle sur son noble coursier, moi sur un affreux
mulet galeux, la seule monture que j'ai pu trouver dans cette abominable
bicoque de Rocca. Heureusement, il avait des jambes, et j'ai pu ne pas
rester trop en arrière. Chemin faisant, nous avons parlé de vous, et
même nous n'avons parlé que de vous et j'ai vu que la fantaisie de ma
princesse pour vous était à l'état de souvenir antédiluvien. C'est un
plaisir d'avoir affaire à ces heureuses cervelles de souveraines, qui
changent subitement toutes leurs batteries et font, de leur existence
accidentée, une féerie avec changements à vue. Elle se moque de vous
et de votre amour pour la Daniella avec une aisance qui réjouit l'âme.
C'est à tel point que je me vois forcé maintenant de vous défendre,
d'autant plus que je souhaiterais bien lui prouver que vous agissez le
plus raisonnablement du monde, et que le comble de la sagesse est de
se marier selon son coeur, quelle que soit l'infériorité sociale ou
pécuniaire de l'objet aimé. Vous m'avez donc servi à l'entretenir de
théories qui me font franchir beaucoup de chemin, et qui me permettront,
au premier jour, d'appeler son attention sur un charmant garçon pauvre,
de votre connaissance.
Sur ce, mon cher, je compte plus que jamais sur vous pour m'aider à
plaire, résultat que vous favoriserez en déplaisant vous-même le plus
possible.
-Ah ça! lui dis-je, cette plaisanterie dure donc encore, et vous voulez
absolument vous persuader que je risquerais de plaire trop, si je ne
faisais de grands efforts pour me rendre moins délicieux?
-Ah! tenez, mon brave Valreg, vous parlez comme vous le devez, et je me
plais à reconnaître que, malgré mes persécutions, je n'ai pas pu vous
arracher le plus petit sourire de vanité. Je n'aurais peut-être pas été
si austère et si religieux, si j'avais été à votre place. Mais le fait
est que je sais tout. Ne dites rien, c'est inutile, je sais tout! Medora
m'a tout raconté elle-même, avec une insolence de franchise qui m'a mis
d'abord en fureur contre elle, et qui a fini par me faire beaucoup de
plaisir, car cet abandon de confiance me prouve un désir de mettre mon
dévouement à l'épreuve et me donne le droit de me dire le confident et
l'ami de ma princesse. Je sais donc qu'elle vous a aimé par dépit et
qu'elle vous l'a laissé voir. Je sais qu'un baiser a été échangé dans
les grottes de Tivoli... Sapristi! si je ne vous voyais faire, à
présent, des folies pour la Daniella, je croirais que vous êtes un
nouveau saint Antoine. Il faut que cette Daniella soit délirante pour
vous inspirer une telle vertu!
-Ne parlons pas d'elle, je vous prie, répondis-je brusquement, je vais
lui dire que je sors; je vais m'habiller, et je vous rejoins chez lord
B*** dans un quart d'heure. Où demeure-t-il?
-A Piccolomini; je cours vous annoncer.
Daniella reçut avec transport la nouvelle de ma liberté. Elle voyait
finir mes dangers et arriver l'heure de notre union religieuse, qu'elle
avait toujours affecté de ne pas juger nécessaire à notre bonheur, mais
que ses scrupules religieux appelaient en secret comme une absolution de
son péché.
--Nous allons sortir ensemble, me dit-elle en préparant ma toilette de
visite, je veux aussi remercier lord B***, ton ami et ton sauveur!
Quoique je sentisse l'inconvenance de cette démarche, je fus vite décidé
à en accepter toutes les conséquences. Mais la pauvre enfant lut dans
mes yeux la rapide expression de ma première surprise. Elle attacha son
regard profond sur le mien, et s'assit en silence, tenant mon habit noir
sur ses genoux.
-Eh bien, lui dis-je, tu ne t'habilles pas?
-Non, répondit-elle d'un air abattu; je n'irai pas, je ne dois pas y
aller? Je ne peux pas entrer chez eux comme ta femme, et on me ferait
sentir que ma place est dans l'antichambre.
-Il faudra pourtant bien, si l'on tient à me voir, que l'on s'habitue à
te recevoir comme mon égale.
-Quand nous serons mariés... peut-être. Mais non, va, jamais! lady
Harriet est trop grande dame anglaise pour se résigner à faire asseoir
devant elle la pauvre fille qui lui a tant de fois lacé ses bottines.
Non, non! jamais! J'étais folle de l'oublier!
-Eh bien, c'est possible. Qu'importe? Je vais remercier ces personnes
généreuses et leur faire en même temps mes adieux.
-Tu ne peux pas quitter Frascati tant que la somme déposée pour ta
caution...
-Je le sais, je ne quitterai pas Frascati; mais je ne reverrai pas lady
B***, car je vais lui annoncer notre mariage, et elle sera probablement
charmée de ma résolution de ne plus me présenter chez elle.
-Ainsi, je serai cause que tes amis les plus utiles, ceux à qui tu dois
le plus, te chasseront de chez eux?... Ah! c'est affreux de réfléchir,
et voilà que je réfléchis! Eh bien, écoute, ne leur dis rien de moi,
c'est inutile, et va vite. Ce soir, je te dirai comment je veux me
conduire à leur égard; j'y penserai. Passe ton habit et va-t-en. Tarder
serait mal: on t'accuserait d'ingratitude. Va!
Elle me conduisit jusqu'à la porte de la cour et me poussa presque dans
le _stradone_, comme si elle eût craint de se raviser et de me retenir.
En me rendant seul à la liberté, il semblait qu'elle eût la soudaine
révélation d'un état de choses douloureux pour elle et malheureux pour
nous deux. Elle était absorbée, et, quand, après l'avoir embrassée,
j'eus fait quelques pas, je me retournais et la vis debout au seuil
du manoir, immobile, pâle, avec un regard sombre qui me suivait
attentivement.
En ce moment, je me rappelai que Medora était à la villa Piccolomini,
et que j'allais probablement la revoir. La pensée d'un nouvel accès de
jalousie, lorsque Daniella viendrait à savoir cette rencontre, me donna
froid par tout le corps. Je retournai vers elle avec la résolution
de lui dire la vérité; mais, en même temps, je compris que si elle
m'empêchait d'aller remercier lord B*** et m'informer moi-même de la
santé de sa femme, je commettais une lâcheté impardonnable.
On eût dit que Daniella devinait mes secrètes perplexités. Son bel oeil
terrible interrogeait ma physionomie et tous mes mouvements. J'avais
commencé à marcher vers elle, je ne pouvais plus m'en dédire.
-As-tu oublié quelque chose? me dit-elle sans faire un pas dehors.
-Non! je veux t'embrasser encore!
Je l'embrassai en frémissant; je sentais que je la trompais et
qu'elle me le reprocherait ensuite, comme si mon silence couvrait une
infidélité. Et pourtant, si la scène de la _maledetta_ recommençait en
ce moment, si elle se prolongeait jusqu'au soir, jusqu'au lendemain,
j'étais avili et, pour ainsi dire, déshonoré aux yeux des amis les plus
respectables et les plus sérieux.
Je me confiai à la Providence, à la loyauté de mon coeur, et je partis
en courant, me disant bien que cet empressement, qui n'était de ma part
que le désir d'être bien vite revenu, serait peut être traduit plus tard
comme une impatience de revoir Medora.
Les réflexions pénibles qui m'assiégeaient m'empêchèrent de goûter le
plaisir instinctif de la liberté. Nous avions fait, Daniella et moi, de
si doux rêves et de si beaux projets de promenade pour le jour où il
nous serait peut-être permis de sortir au grand soleil, appuyés sur le
bras l'un de l'autre! Nous devions être mariés le même jour; nous ne
comptions pas que je serais délivré si vite et si inopinément. Et voilà
qu'elle restait seule et tristement prisonnière, tandis que je courais,
sans les voir, à travers ces délicieux jardins où nous nous étions
promis de cueillir ensemble sa couronne de mariée!
Comme je franchissais cette porte de la villa Falconieri par le cintre
à jour de laquelle un vieux chêne passe au dehors une branche énorme,
semblable à un bras qui appelle et repousse les passants, la Mariuccia,
qui venait à ma rencontre, se jeta à mon cou et m'embrassa avec effusion
en demandant sa nièce et mêlant des doutes et des reproches à ses
amitiés.
-Attendez quelques jours, lui dis-je, et vous serez sûre de moi, car
Daniella sera ma femme. Allez la trouver à Mondragone, distrayez-la
d'une heure de mon absence, et surtout ne lui dites pas...
La parole fut suspendue sur mes lèvres par un accès de mauvaise honte.
Je venais d'apercevoir, à dix pas devant moi, Medora, qui venait aussi
à ma rencontre, appuyée sur le bras de Brumières, dans le _stradone_ de
Piccolomini.
-J'entends! dit la Mariuccia, qui vit la contrariété sur ma figure. Il
ne faut pas dire que la Medora est chez nous? Ce sera difficile; c'est
la première question qu'elle va me faire.
-Attendez que je sois de retour pour lui répondre. Je ne tarderai pas.
Comme la Mariuccia s'éloignait sur le chemin que je venais de faire, je
fus salué par un éclat de rire moqueur de Medora, et je l'entendis dire,
exprès, tout haut à Brumières:
-C'est une jolie tante à embrasser que la Mariuccia! Il fera bien de se
peigner en rentrant chez lui!
-Je vois, à votre gaieté, lui dis-je en la saluant, que lady Harriet est
moins malade que je ne le craignais?
-Pardonnez-moi, répondit-elle, en prenant tout à coup l'air d'une
tristesse de commande; ma pauvre tante va mal, et nous la perdrons
peut-être!
Le son de sa voix était si sec, que j'en fus révolté.
-Daniella, pensais-je, que ne peux-tu lire en moi l'antipathie
croissante que cette belle poupée m'inspire.
Je saluai de nouveau et passai outre, sans même excuser mon impatience.
J'entendis encore ces mots: «Il est déjà devenu grossier!» dits à
Brumières avec l'intention évidente que je les entendisse. Je levai mon
chapeau sans me détourner, comme pour remercier de cette douceur à mon
adresse, et je descendis l'allée en courant.
Lord B*** m'attendait sur le perron. Il était affreusement changé.
-Eh bien! vous voilà enfin? me dit-il en me prenant les mains. J'avais
bien besoin de vous! Elle est mal! On ne me dit pas toute la vérité,
mais je la sens là, dans mon coeur qui s'en va avec sa vie! Je l'aimais,
Valreg! Vous ne croiriez pas cela? C'est pourtant la vérité, je l'aime
toujours. Mon ami, je vous prie de rester avec moi cette nuit. Si
l'accès de fièvre recommence, ce sera le dernier. Je ne sais pas comment
je supporterais cela. Vous ne pouvez pas, vous ne devez pas me quitter.
XLVII
Mondragone, du 1er au 15 mai.
-Je ne veux, ni ne dois vous quitter, répondis-je; laissez-moi aller
avertir ma femme.
-Votre femme? Vous êtes donc marié?
-Oui, je suis lié par une parole qui vaut un acte.
-Eh bien, allez chercher la Daniella, dites-lui que je la prie de venir
soigner ma femme. Je sais que, maintenant, elle ne servira plus personne
pour de l'argent. C'est donc une marque d'amitié que je lui demande.
Lady Harriett en a toujours eu pour elle, et l'eût gardée si Medora
n'eût déclaré qu'elle quitterait la maison si on ne laissait partir la
pauvre fille. A présent, si Medora veut partir encore, qu'elle parte!
C'est un être qui n'a ni coeur ni tête, et je ne tiens pas, moi, à
empêcher de nouvelles folies de sa part. Allez, mon ami; dites à
Daniella que milady est mal soignée, mécontente de ses autres femmes, et
que nous avons besoin d'elle. Elle est généreuse, elle viendra!
--Oui certes, elle va venir! m'écriai-je en reprenant ma course vers
Mondragone.
Il était temps que je vinsse au secours de la Mariuccia. Daniella
devinait la présence de Medora à Piccolomini. L'orage allait éclater.
J'allai au-devant du coup.
--Miss Medora est là en effet, lui dis-je, et très-indifférente à l'état
inquiétant de lady Harriet. Il faut, auprès de cette pauvre femme et
auprès de son mari, deux coeurs dévoués. On nous demande, toi et moi;
mets ton châle et viens!
Elle n'eut pas un moment d'hésitation, et, une demi-heure après, nous
arrivions tous trois à Piccolomini.
--Nous trouvâmes lady Harriet dans la grande chambre du rez-de-chaussée
entourée de son mari, de sa nièce et de Brumières, qui causaient
tranquillement avec elle. Lady Harriet n'était ni maigrie ni
sérieusement changée. Sauf un éclat singulier dans le regard, sa
maladie, rapide et violente, la laissait parfaitement calme et même
enjouée dans l'intervalle des accès. Elle était loin de se douter
qu'elle n'eût peut-être que quelques heures à vivre.
En me voyant, elle me tendit les mains, et, regardant derrière moi,
elle chercha des yeux Daniella, qui restait à la porte, en proie à un
étouffement occasionné, non par la course, mais par la présence de
Medora.
--Eh bien, dit lady B***, pourquoi n'approche-t-elle pas? Je la verrai
avec plaisir.
Je compris qu'elle ignorait le but de la visite de Daniella et qu'elle
ne pensait pas avoir besoin d'être soignée. Daniella, à qui lord B***
avait été donner rapidement l'avertissement nécessaire, s'approcha
et lui baisa la main en pliant un genou devant elle, à la manière
italienne.
--Ma chère enfant, lui dit lady B***, je suis contente de te retrouver
bien portante. Moi, je suis un peu indisposée, mais ce n'est rien. Je
t'ai fait demander pour causer avec toi de choses sérieuses, tout à
l'heure, quand nous serons seules.
--Nous vous laissons! dit Medora sans se déranger, en toisant Daniella,
qui restait debout, elle assise, et plus nonchalamment étendue que si
elle eût été la malade.
Lord B*** comprit la situation. Il avança un fauteuil auprès de sa
femme, et y conduisit Daniella, qui hésita à s'y asseoir. Elle était
partagée entre le désir de braver sa rivale et le respect qu'elle était
habituée à témoigner à lady B***.
--Oui, oui, assieds-toi, dit celle-ci avec une bonhomie dont elle ne
sentit pas la cruauté: cela me fatiguera moins pour te parler.
--Et vous ne devez pas parler beaucoup, chère tante, dit Medora en
se levant, comme si un ressort d'opposition eût existé entre elle et
Daniella. Tous savez que, quand vous vous agitez, vous avez un peu mal
aux nerfs le soir.
Elle sortit avec Brumières qui a trouvé moyen de s'installer à
Piccolomini dans mon ancienne chambre, et de faire l'utile et l'empressé
autour de la famille. Lord B*** m'emmena dans le jardin pendant que sa
nièce remontait le _stradone_ avec son nouveau cavalier servant.
--Ma femme, dit-il, veut confesser Daniella. Elle admet l'idée de votre
mariage sans trop d'étonnement ni de révolte. Il n'en eût pas été ainsi
sans cette terrible fièvre qui l'exaspère durant la nuit, mais qui la
laisse épuisée, adoucie et comme _sfogata_ durant le jour. Son caractère
et ses opinions redeviennent alors ce qu'ils étaient autrefois... quand
elle m'aimait! Elle comprend que l'on se marie par amour, et elle
s'intéresse à ceux qui recommencent son histoire. Une seule chose
l'inquiète pour vous? elle sait, elle affirme que Daniella est une
fille fière et froide; mais elle craint qu'elle n'ait eu pour moi _une
faiblesse_, la seule faiblesse de sa vie. Je l'ai fait rire ce matin, en
lui disant qu'avec ma figure et mon âge, il faudrait appeler cela _une
force_, c'est-à-dire une fièvre d'ambition ou de curiosité de la part
d'une jeune fille sage. «N'importe, a-t-elle répondu, vous ne me diriez
pas la vérité. Elle me la dira, à moi, car j'ai de l'empire sur elle; et
si elle a cette faute sur la conscience, je lui ferai une bonne morale
pour qu'elle n'en ait jamais d'autres à se reprocher, et pour qu'elle
devienne digne de l'amour de M. Valreg.»
--Or, mon ami, continua lord B***, si cette jeune fille n'a jamais
commis de péché qu'avec moi, je vous jure...
--Je le sais; je suis tranquille, puisque j'en fais ma femme.
--Votre femme! Avez-vous bien réfléchi à cela?
--J'ai fait mieux que de réfléchir: j'ai laissé mon âme ouverte à la
foi.
--Mais la différence d'éducation, l'entourage, les antécédents de
position sociale, votre famille, à vous!
--Je n'ai pensé à rien de tout cela.
--C'est ce que je vous reproche. Il faudrait y penser.
--Non! J'ai mieux à faire, c'est d'aimer et de vivre!
Il soupira et garda le silence comme pour chercher des arguments
nouveaux; mais il était si absorbé par sa propre situation qu'il n'en
trouva pas. Il fut même étonné quand je le remerciai de ce qu'il avait
fait pour moi. Il l'avait presque oublié.
--Ah! oui, dit-il en passant sa main sur son front chauve et flétri:
vous m'avez donné beaucoup d'inquiétude. Je n'en avais pas absolument
alors pour milady; mais, depuis deux jours, j'ai vécu un siècle. Voyons,
dites-moi donc vos aventures.
Je les lui racontai succinctement, dans l'espoir de le distraire, mais
je vis bien que, s'il faisait l'effort de m'écouter, il ne pouvait pas
faire celui de m'entendre; et, avant que j'eusse fini:
-Retournons auprès de lady Harriet, me dit-il; il ne faut pas qu'elle se
fatigue à parler.
Nous la retrouvâmes très-animée.
-Je suis contente d'elle, dit-elle à son mari en lui montrant Daniella;
c'est vraiment une belle âme et une intelligence bien supérieure à ce
que je croyais. Voilà comme nous sommes, nous autres gens riches et
dissipés; nous ne connaissons pas les êtres qui nous entourent. M.
Valreg n'aura pas de peine à lui donner des manières et de l'éducation.
Il en fera une femme charmante, car elle l'aime véritablement.
D'ailleurs, il n'en serait pas ainsi, que j'accepterais encore celle qui
portera son nom. Je ferais pour lui exception à tout usage et à toute
opinion reçue. Je ne pourrai jamais oublier qu'il m'a sauvé la vie, et
peut-être l'honneur! A présent, ajouta-t-elle, je me sens lasse et je
voudrais me coucher. Mais je ne voudrais pas Fanny; elle m'est devenue
antipathique. Cette Mariuccia, qui est ici, est bonne, mais trop
bruyante. Ma nièce est trop parfumée... et, d'ailleurs, il ne serait pas
convenable qu'elle me servît.
-Je vous servirai, moi! dit lord B***. De quoi vous inquiétez-vous?
-Oh! ce serait encore plus inconvenant!
-Et moi, milady? lui dit Daniella en lui offrant son bras; voulez-vous
me permettre de vous servir encore?
-Mais... c'est impossible! M. Valreg ne te le permettrait pas?
-M. Valreg, répondis-je, la chérira encore plus, s'il est possible, pour
les soins qu'elle vous donnera.
-Eh bien, vous me faites plaisir, et je vous en remercie. Viens, ma
chère, je ne serai pas ingrate envers toi!
-Laissez-la parler ainsi, me dit lord B*** quand elles furent sorties,
et, si elle offre de l'argent à Daniella, dites-lui de ne pas le
refuser, sauf à le jeter dans le tronc d'une église, si, comme je le
pense, la chose vous blesse. Lady Harriet ne comprend pas assez la
fierté des pauvres. Elle croit que les riches ont toujours le droit de
payer. Voici l'heure où il ne faut rien discuter avec elle. Allez donc
voir, je vous en prie, si le docteur M*** est arrivé de Rome. Il vient
tous les jours à cette heure-ci.
Le médecin arrivait au moment même et voulut voir la malade. Mais elle
était couchée, et, soit pudeur anglaise, soit coquetterie, elle refusa
de le recevoir. Elle ne se sentait ni ne se croyait assez malade pour
justifier l'inconvenance qu'on lui proposait. Comme, avant tout, il ne
fallait pas la contrarier, le docteur s'installa avec nous dans le
salon attenant à la chambre de la malade. Au bout de quelques instants,
Daniella vint rouvrir la porte. Lady Harriet, à peine couchée, s'était
endormie subitement.
Le mari et le médecin purent alors entrer pour observer les symptômes de
la fièvre, qui se déclarait avec des caractères nouveaux.
Je restais seul au salon; j'entendis remuer des assiettes dans la salle
à manger. On mettait le couvert. Le flegme de ces domestiques anglais,
qui vaquaient à leurs fonctions avec la régularité méthodique de
l'habitude, faisait un douloureux contraste aux agitations poignantes
qui absorbaient leur maître, de l'autre côté de la cloison.
Au bout d'un quart d'heure, un de ces valets vint annoncer que le dîner
était servi, et Fanny, la femme de chambre en disgrâce, traversa le
salon pour transmettre cet avis à lord B***.
-Je ne dînerai pas, dit-il en venant sur la porte de la chambre de sa
femme. Mon cher Valreg, allez dîner, je vous prie, avec ma nièce et
M. Brumières, qui veut bien rester près de nous dans ces tristes
circonstances.
-J'ai mangé il y a deux heures, répondis-je; si vous le permettez, je
resterai ici, ou je me tiendrai dans la chambre de la malade à votre
place.
Je l'engageai à essayer de manger quelque chose. Il secoua la tête sans
répondre.
--Elle est déjà réveillée, dit-il, et c'est tout au plus si elle veut
souffrir le docteur et moi auprès d'elle. Restez ici, si vous vous en
sentez le courage; je vous verrai de temps en temps. Cela me soutiendra
jusqu'au bout.
--Le médecin est-il donc très-inquiet?
--Oui!
Et lord B*** rentra dans la chambre de la malade.
En ce moment, Medora entrait au salon par l'autre porte et arrangeait
ses cheveux devant la glace, en quittant son chapeau de paille.
--Est-ce que lady Harriet est déjà recouchée? me demanda-t-elle
négligemment. Ce n'est pas son heure. Je croyais qu'elle essayerait de
se mettre à table avec nous?
--La fièvre s'est déclarée plus tôt que les autres jours.
--Ah! vraiment! Je vais la voir.
Elle alla jusque vers le lit de la malade; mais lord B*** lui offrit
aussitôt le bras et la ramena vers moi, en lui disant:
--Il n'y a encore rien de certain à augurer de cette crise. Vous savez
que votre présence irrite milady quand elle souffre. Allez donc dîner,
et ne vous tourmentez de rien jusqu'à nouvel ordre.
Il rentra chez sa femme et ferma la porte! J'offris aussitôt mon bras à
Medora pour la conduire à la salle à manger, où Brumières l'attendait.
Puis je la saluai pour retourner au salon.
Ce qu'elle déploya, en ce moment, de coquetterie et d'amertume, d'ironie
et de gracieuseté pour me retenir et me faire au moins assister au
repas, m'émerveilla un peu. Je ne l'avais jamais vue si adroite et si
tenace. Brumières se croyait obligé, pour lui complaire, d'insister
aussi, malgré le dépit que lui causait, par moments, ce caprice.
Lorsqu'il laissait voir ce dépit, elle le regardait ou lançait un mot
vague, de manière à lui faire croire qu'elle se moquait de moi.
Il devenait cependant bien évident pour moi qu'elle voulait me faire
asseoir à table à ses côtés; pendant que Daniella remplirait l'office
de garde-malade, et, dans l'opinion de miss, de servante auprès de
lady Harriet. Elle s'acharnait à sa vengeance, au milieu de la plus
douloureuse situation domestique, avec une présence d'esprit et
une liberté de vouloir qui m'indignaient. Je dois dire que j'avais
grand'faim, n'ayant rien pris depuis le matin et venant de faire trois
fois, en courant, le trajet assez long entre Piccolomini et Mondragone;
mais, pour rien au monde, je n'eusse accepté un morceau de pain à cette
table, et j'allai trouver la Mariuccia, qui mangeait un plat de lazagne
dans le casino, et qui le partagea joyeusement avec moi.
Je ne sais pas si je vous ai dit que le casino de la villa Piccolomini
est célèbre. C'est un petit pavillon qui se relie au palais comme
une aile très-basse, et où le savant Baronius écrivit ses Annales
ecclésiastiques. C'est aujourd'hui un appartement meublé, en location
comme les autres. La Mariuccia y avait dressé un lit pour moi, dans le
cas où l'état de la malade me permettrait de me coucher. Elle s'étonna
de mon refus de manger _avec les maîtres_; mais, quand elle sut mes
raisons d'agir, elle me dit en souriant:
-Je vois que vous aimez ma nièce et que vous savez ménager la
susceptibilité d'une femme de coeur. Allons, Dieu vous bénira, et j'ai
confiance en vous pour l'avenir.
Je la laissai avec son frère le capucin, qui avait flairé de loin la
pauvre lazagne, et qui venait, avec une écuelle de bois, recueillir les
restes de ce festin. Il s'étonna de me voir là, et tandis que la bonne
fille lui donnait les explications qu'il était capable de comprendre, je
retournai au salon.
Il me fallut traverser la salle à manger et subir un nouvel assaut de
Medora, qui voulait me faire prendre le café. Quand elle eut encore
échoué, elle donna à Brumières je ne sais quelle commission au dehors et
vint me rejoindre au salon, où Daniella était entrée un instant pour
me dire que lady Harriet allait mieux, en ce sens que la fièvre
n'augmentait pas.