George Sand

La Daniella, Vol. II.
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Quand Daniella vit sa rivale approcher de moi et s'asseoir
tranquillement sur le sofa sans daigner s'apercevoir de sa présence, son
bras s'enroula autour du mien comme un serpent.

--Peut-on vous parler un instant? me dit Medora, qui vit ce mouvement
mal dissimulé, au coin de la cheminée.

Ma position entre ces deux femmes était la plus ridicule du monde; mais
il vaut beaucoup mieux, selon moi, mériter toutes les railleries de
celle que l'on n'aime pas que le moindre reproche de celle que l'on
aime. Je retins donc Daniella du regard, et répondis à Medora que
j'étais à ses ordres.

--Mais je veux ne parler qu'à vous seul, reprit-elle avec une superbe
assurance. Daniella, ma chère, je vous prie de nous laisser. D'ailleurs,
vous êtes nécessaire auprès de milady.

--Et moi, répondis-je, j'ai une commission à faire pour milord. J'aurai
l'honneur de vous entendre dans un moment moins grave pour votre
famille.

J'allais sortir, lorsque Daniella, satisfaite de sa victoire, me retint
en disant:

--Ce que demandait milord, on l'a trouvé. Rien ne vous empêche de rester
ici et de parler avec la signora. Qui donc pourrait s'en inquiéter?
ajouta-t-elle à demi-voix, mais de manière à être entendue de sa rivale.

Et elle poussa l'orgueil du triomphe jusqu'à refermer la porte entre
elle et nous.

--Cette fille est toujours folle! dit Medora, dissimulant sa colère.

Et, sans me donner le temps de répliquer, elle reprit:

--Voyons, mon cher Valreg, donnez-moi donc, à propos de M. Brumières,
un bon conseil; j'en ai besoin, et, dans la situation ou nous sommes
vis-à-vis l'un de l'autre, vous ne pouvez pas me le refuser.

--Je pense, répondis-je, que vous vous moquez de moi en me prenant pour
conseil, moi qui ne sais rien des convenances du monde où vous vivez;
et, quand à notre mutuelle situation, je ne sache pas qu'elle nous crée
aucun devoir vis-à-vis l'un de l'autre.

--Pardonnez-moi, c'est une situation sérieuse, et je n'ai rien fait pour
me la dissimuler. Je l'ai acceptée, au contraire, en me mettant à votre
service; et, qui pis est, à la merci de mademoiselle Daniella, qui ne se
gêne pas pour me le faire comprendre.

--Je pensais que vous aviez assez bonne opinion de moi pour ne pas
craindre que Daniella fût ma confidente en ce qui vous concerne.

--Quoi! vous ne lui avez rien raconté de Tivoli?

--Rien. J'ai eu plus de discrétion que vous, qui avez tout raconté à
Brumières.

--Vous me jurez que vous me dites la vérité?

--Oui, madame.

--Voilà un étrange _oui, madame!_ Je sens que vous êtes irrité et
offensé de mon doute; je vous en demande pardon; mais ne pourriez-vous
être moins fier et moins froid?

--Cela m'est impossible.

--Pourquoi? Voyons! il faut s'expliquer. Vous avez été effrayé de mon
amour, et j'ai compris cela. Vous êtes méfiant et pénétrant; vous avez
deviné que ce coup de tête n'amènerait rien de bon; mais, que vous ayez
la même peur de mon amitié, voilà ce que je trouve inouï, et ce qui
m'est plus pénible encore. Soyez donc sincère tout à fait, et même
avec brutalité, puisque c'est votre caractère. Je suis lasse d'aller
au-devant de votre sympathie, et l'effort que je tente aujourd'hui sera
le dernier.

Tel est le résumé des préliminaires de l'explication que je fus sommé de
donner et que je donnai enfin, résumée ainsi qu'il suit. C'est à vous,
surtout, que je la donne nettement formulée, pour que vous puissiez
juger mes sentimens et ma conduite dans cette situation extrêmement
délicate.

Entre personnes sincères ou sérieuses, l'amitié naît de l'estime
mutuelle ou de l'attrait réciproque, soit des esprits, soit des
caractères. Mais les natures légères, aussi bien que les natures
calculées, font un étrange abus du nom et des privilèges apparents de
l'amitié. Je crois que les femmes, et surtout certaines femmes à la fois
astucieuses et frivoles, se servent de ce mot sacré d'amitié comme d'un
éventail de plumes qu'elles font jouer entre elles et la vérité. Je
sens que celle-ci me hait et voudrait me faire souffrir. Elle invente
l'amitié pour me retenir sous sa main, à portée de sa vengeance; de même
que, pour épouser un titre, elle avait inventé d'avoir de l'amour pour
ce pauvre prince, raillé, méprisé, outragé et abandonné tout à coup pour
avoir ronflé en voiture et parfumé ses habits de lavande: de même que,
pour avoir un nouvel esclave à tourmenter en attendant mieux, elle
invente d'avoir de l'amitié et de faire ses plus intimes confidences à
Brumières.

La facilité avec laquelle les hommes se laissent prendre à ces
prétendues amitiés de jeunes femmes s'explique très-naturellement par la
vanité. Si humble et si sensé que l'on soit, on se sent flatté, avant,
pendant ou après l'amour, d'inspirer un sentiment qui se donne pour
sérieux, une confiance qui semble être une marque de haute estime. Les
privilèges d'une certaine intimité chaste flattent les sens quand même,
et je comprends très-bien que, si je n'aimais pas exclusivement et
passionnément une autre femme, celle-ci, avec ses airs de respect pour
mon caractère et de docilité devant mes avis, pourrait se moquer de moi
et me conduire adroitement à ses fins, lesquels ne sont autres que de me
rendre amoureux d'elle pour avoir le plaisir de me dire: «A présent, mon
cher, il est trop tard.»

Ce n'est pas que Medora soit une de ces femmes tigresses ou serpents,
comme on en voit dans certains romans modernes. Oh! mon Dieu non! C'est
une femme comme beaucoup d'autres, une vraie femmelette de tous les
mondes et de tous les temps; je veux dire une de celles qui n'ont pas
grand esprit ni grand coeur et qui, favorisées de la nature et de la
fortune, jouent à leur aise le rôle d'enfant gâté avec tous les gens
simples ou vains qu'elles peuvent accaparer. Ces femmes-là font
volontiers des perfidies sans être précisément fausses, des coups de
tête sans être fortes, et de la diplomatie sans être habiles. Elles
s'aiment beaucoup elles-mêmes, d'un amour maladroit et mal entendu, mais
exclusif et persistant, qui leur enseigne et leur inspire la rouerie
nécessaire à leurs desseins. Elles se compromettent sans se perdre et
s'offrent sans se livrer. Elles se font beaucoup de tort et reprennent
le dessus continuellement, tant est grande la double puissance de
l'argent et de la beauté. Des hommes plus forts et meilleurs que ces
femmes-là sont souvent leur dupes, et Brumières, qui a infiniment plus
d'esprit, de pénétration, de suite dans les idées et dans le caractère
que n'en a Medora, me paraît destiné à être mené par elle haut la main,
et planté là avec le doux titre d'ami excellent et fidèle, dès qu'un
serviteur plus brillant ou plus utile se présentera.



XLVIII

Mondragone, 15 mai.

Tout ce que je viens de vous exposer, je l'exprimai franchement à
Medora, au courant de la conversation, et ma conclusion fut que je
ne pouvais pas plus croire à son amitié qu'elle ne devait désirer la
mienne. Je ne voyais pas que l'aventure de Tivoli m'eût créé d'autre
devoir envers elle que celui d'une discrétion dont tout homme d'honneur
est capable sans grand effort, et l'espèce de reconnaissance qu'elle
prétendait m'imposer pour un baiser et quelques folles paroles ne me
chargeait ni la conscience ni le coeur. Ma vanité pouvait seule lui en
tenir un compte sérieux, et j'étais décidé à terrasser ce mauvais
petit démon sot, plein d'équivoques et de subterfuges. Quand à la
reconnaissance que ma délicatesse lui inspirait, je l'en tenais quitte
et la priais de ne plus m'en parler; car, en y revenant sans cesse, elle
me ferait croire qu'elle doutait de sa durée.

Étonnée, fâchée et comme brisée des vains efforts qu'elle venait de
faire pour trouver le défaut de la cuirasse, elle restait pensive et
muette. Lord B*** vint me dire que la malade était assez calme et que la
potion avait agi.

--En ce cas, dit Medora en se levant, vous pouvez peut-être vous passer
de la Daniella pendant quelques minutes; je voudrais lui parler.

Daniella vint au bout d'un instant. Sa figure était naïvement radieuse.
Je vis bien qu'elle avait profité du moment de répit que lui donnait le
mieux de la malade pour écouter ce que je disais à Medora. Celle-ci le
devina en jetant un regard d'inquiétude sur la fenêtre entr'ouverte. Du
perron de la maison, ou du casino de Baronius, Daniella, sortant par le
fond de la chambre de lady Harriet, avait pu tout entendre.

--Vous avez l'air triomphant! lui dit Medora en frémissant de colère ou
de crainte.

--Parce que madame va mieux, répondit Daniella avec une douceur à
laquelle je ne m'attendais pas.

--Voulez-vous me suivre dans ma chambre? reprit Medora agitée. Il faut
absolument que je vous parle.

Je remontrai que, d'un moment à l'autre, on pouvait rappeler Daniella
pour la malade, et je passai dans la salle à manger, où Brumières venait
d'entrer. Je l'emmenai fumer un cigare au jardin, et j'entendis que l'on
fermait la fenêtre du salon.

Brumières n'a aucun doute sur la loyauté de Medora à son égard. Il ne me
demanda pas compte de l'entretien que j'avais eu avec elle, et je le vis
plein d'espoir et de joie.

--Savez-vous, me dit-il, que mes affaires marchent bien? Dieu conserve
la bonne lady Harriet! Mais, si sa volonté est de la rappeler à lui,
Medora, n'ayant plus de parente chez qui elle puisse vivre (elle a usé
toutes les autres), va certainement se décider au mariage. Elle y était
décidée récemment, puisqu'elle choisissait le vieux prince. Cette folie
s'est dissipée à temps, et, puisque la foule des soupirants se réduit à
moi seul _pour le quart d'heure_; puisque le destin me jette là auprès
d'elle, dans cette étape de Frascati, entre le dégoût de son dernier
caprice et la mort de son dernier chaperon, j'ai des chances que je ne
retrouverai jamais. C'est donc à moi d'en profiter. Mais que fait-elle
avec votre Daniella?

--Je pourrais m'inspirer de l'air du pays pour vous répondre: _Chi lo
sà_! Mais, quand on n'est pas Italien, on se donne toujours la peine de
supposer quelque chose, et je m'imagine qu'elle se réconcilie avec la
personne injustement maltraitée par elle.

--Oui, ça doit-être, car elle est bonne, n'est-ce pas? C'est une noble
créature; violente, mais généreuse, folle à ses heures, et comme ivre
de fantaisies d'artistes dans ses résolutions excentriques, mais d'une
raison et d'une logique admirables quand elle fait appel à sa propre
intelligence. C'est une femme supérieure qui s'ennuie, voilà tout.
L'amour en fera une créature adorable, vous verrez!

Brumières s'attribuait si naïvement ce prochain miracle, qu'il n'eût pas
été possible de le dissuader. A quoi bon, d'ailleurs? L'amour-propre
exubérant est une si vive jouissance par elle-même, que les déceptions
peuvent bien venir à la suite des rêves. Les compensations anticipées
sont aussi réelles que celles qui arrivent après un désastre. Je n'avais
rien de mieux à faire que d'admirer cette faculté d'illusion, tout en
philosophant intérieurement sur la situation de cette famille: d'un
côté, lord B*** au seuil d'un immense et incurable désespoir; de
l'autre, Medora faisant des projets; et, à côté d'elle, Brumières
disant: «Dieu conserve lady Harriet, mais sa mort me serait bien utile
_pour le quart d'heure!_»

Quand je pus rejoindre Daniella et lui demander compte de son entrevue
avec Medora, je la trouvai rêveuse et réservée dans ses réponses.

--Mon Dieu! lui dis-je, tu parais attristée! T'a-t-elle dit quelque
chose qui puisse te faire encore douter de moi?

--Non certes, bien au contraire! elle a été très-franche, très-bonne,
très-grande. Elle m'a avoué, non pas qu'elle t'a aimé, mais que, par un
dépit d'enfant, un orgueil de jolie femme, elle avait voulu te plaire.
Elle déclare qu'elle a échoué et qu'elle en est contente; qu'elle se
condamne et se moque d'elle-même pour ce mauvais sentiment qui l'a fait
m'offenser et me chasser d'auprès d'elle. Elle me redemande _mon amitié_
et veut que je lui promette la tienne. Voilà ce qu'elle dit, ce qu'elle
a l'air de penser. Je lui ai tout pardonné, et nous nous sommes
embrassées, moi de bon coeur, elle... de bonne foi, je pense!

Daniella ne put m'en dire davantage; on l'appela auprès de lady Harriet.
La soirée s'écoula dans des alternatives d'espoir et d'inquiétude. A
minuit, la fièvre tomba; l'accès avait été beaucoup moins grave que
les précédents. Le médecin, espérant que milady était sauvée, alla se
coucher. Lord B*** voulut envoyer reposer Daniella, qui aima mieux
rester sur un fauteuil auprès de la malade. Medora prit le thé avec
Brumières et se retira dans son appartement. Je demeurai au salon avec
lord B***, qui, de quart d'heure en quart d'heure, allait, sur la pointe
du pied, écouter la respiration de sa femme.

-Vous devez me trouver ridicule, dit-il dans un de ces intervalles de
causerie avec moi. Vous me mettez au nombre de ces époux inconséquents
qui se plaignent pendant vingt ans de leur femme, et qui ne trouvent
jamais moyen de vivre avec elle, si ce n'est au moment de la quitter
pour toujours. Je m'étonne moi-même de ce que j'éprouve, car il y a eu
des heures... des heures où j'avais bu, des heures honteuses dans mon
souvenir, où je disais, à moitié sérieusement: La mort rendra la liberté
à l'un de nous! Mais, en voyant arriver cette mort qui la prenait de
préférence à moi, elle jeune, et belle encore, tandis que je me sens
vieux et l'âme usée, j'ai été saisi d'effroi et de remords. C'est elle
qui a droit à la vie après la triste existence qu'elle a eue avec moi,
et j'ai trouvé le destin si injuste dans son choix, que je devenais
fataliste. J'avais l'idée de me tuer pour le désarmer!

Je le laissai s'épancher, et j'attendis qu'il eût exhalé toute
l'amertume habituellement refoulée en lui-même, pour le raisonner avec
affection et le réhabiliter à ses propres yeux sans accuser sa femme.

Il n'y a pas, dans notre action morale, de fatalité que nous ne
puissions combattre et vaincre presque radicalement; voilà ma croyance,
et je la lui exposais avec sincérité. J'ajoutais que, dans les faits
collectifs que l'on appelle lois de la société, il y avait des
souffrances inévitables, fatales en apparence, sur le compte desquelles
nous pouvions mettre souvent nos douleurs personnelles et les torts de
ceux qui nous entourent; mais que toute la force, toute la sagesse de
l'individu devaient être employées à combattre ces mauvais résultats,
autour comme au dedans de nous. Les moyens me paraissaient, non pas
faciles, mais simples et nettement tracés. Les vieilles vertus de la
religion éternelle sont restées vraies, malgré différentes erreurs
d'application, et nul sophisme, nulle corruption sociale, nul mensonge
de l'égoïsme n'empêcheront le bien d'être, par lui-même, en dépit de
tous les maux extérieurs, une joie souveraine, une notion délicieuse,
une clarté sublime. Quand notre conscience est en paix, notre coeur
vivant, et notre pensée saine, nous devons nous estimer aussi heureux
qu'il est donné à l'homme de l'être. Demander plus, c'est vouloir
follement renverser des lois divines qui devaient être puisqu'elles
sont, et que nos plaintes ne changeront pas.

-Je suis tout à fait d'accord avec vous, me dit lord B***; et c'est
parce que mon esprit ne s'est pas attaché à cette notion saine dont vous
parlez, que mon coeur s'est aigri et que ma conscience s'est troublée.
J'ai été coupable envers les autres en le devenant envers moi-même. J'ai
manqué de volonté pour me faire apprécier, et j'ai cherché quelquefois,
dans l'ivresse, des étourdissements qui m'ont fait descendre dans
l'inertie, au lieu de me faire remonter dans l'espérance. J'ai manqué
de foi, je le reconnais bien, et, si la femme qui m'aimait m'a pris en
dégoût et en pitié, c'est ma faute bien plus que la sienne.

-Tenez, dit-il encore, après que nous eûmes longtemps causé sans que
la malade se réveillât, si le ciel me la rend, il me semble que je
deviendrai digne, rétrospectivement, de l'amour qu'elle a eu pour moi. A
nos âges, l'amour serait un sentiment ridicule s'il ne changeait pas de
nature. Mais cette amitié qui lui survit, et à laquelle, s'il vous en
souvient, je portais un toast mélancolique au pied du temple de la
sibylle, c'est un pis-aller meilleur que l'amour même, plus rare et plus
précieux mille fois. Voilà ce que j'aurais voulu et ce que je n'ai pas
su inspirer à ma femme.

Puis, comme je lui disais qu'il fallait espérer la guérison d'Harriet
et armer son coeur et sa raison pour cette belle conquête de l'amitié
sainte, non pas veuve, mais fille de l'amour, il se jeta dans mes bras
et versa des larmes qui détendirent si peu sa physionomie sans mobilité,
qu'elles semblaient couler comme un ruisseau sur une face de pierre.

--Vous me faites du bien plus que vous ne pensez! me dit-il de cette
voix morte et sans inflexion qui contraste avec ses paroles; toutes les
formules d'encouragement et de consolation sont des lieux communs, et je
ne sais pas si les vôtres ont plus de sens que celles des autres. Il
est possible que non; il ne me semble pas que vous me disiez des choses
nouvelles pour moi, des choses que je ne me sois pas dites à moi-même;
mais je sens que vous me les dites avec une grande conviction et qu'il y
a dans votre coeur un vrai désir de me persuader. Vous avez donc, malgré
votre jeunesse et votre inexpérience, un ascendant particulier sur moi.
Si j'en cherche la cause, je la trouve dans la sincérité particulière de
votre nature, dans l'accord réel que je remarque entre votre conduite
et vos idées. Pourtant, si vous voulez que je l'avoue, je n'avais pas
compris d'abord votre amour pour Daniella. Je pensais que c'était une
volupté, et que cela prenait trop d'empire sur vous, trop de place
dans votre vie. À présent, je vois que c'est une passion envisagée et
acceptée par vous autant que subie, et je vous trouve dans le vrai; je
suis certain que vous ne serez jamais malheureux parce que vous ne serez
jamais injuste ni faible.

Pourtant, écoutez-moi. Je vous dois une révélation qui peut avoir son
importance. Il n'eût tenu, il ne tiendrait peut-être encore qu'à vous
d'épouser la nièce de ma femme. Medora vous a aimé, et je crois qu'elle
vous aime encore, autant qu'elle peut aimer. Dans tous les cas, après
les deux mariages de caprice ou de dépit qu'elle vient d'arranger et de
rompre en si peu de jours, je vois que son esprit détraqué ne demande
qu'à subir une influence nouvelle, et que M. Brumières pourrait, tout
comme un autre, profiter de la circonstance. Songez-y, tâtez-vous bien;
voyez si une grande fortune serait pour vous un élément de force et de
bonheur. Ni ma femme ni moi ne pouvons nous opposer à n'importe quel
mariage résolu par cette personne fantasque. Pour avoir essayé de la
détourner de ce prince usé et malade (un excellent homme, d'ailleurs),
nous l'avons malheureusement poussée à l'inconcevable divertissement de
se faire enlever par lui. Je crois, Dieu me damne, que c'est uniquement
le danger d'être tuée en s'associant à sa fuite qui a réveillé son
cerveau blasé, avide d'émotions inutiles. Elle vous a revu au moment de
s'embarquer, nous a-t-elle dit, et j'ai cru deviner que vous étiez la
cause involontaire de son revirement. Peut-être que vous lui faites un
nouveau tort de cette trahison subite envers le prince: moi aussi, je
pense que, le vin étant tiré, il fallait le boire; mais, quelle que soit
votre opinion sur sa conduite, je vous dois un éclaircissement sur votre
situation. En votre faveur, lady B*** abjurera tous ses préjugés; elle
vous l'a dit et cela est certain. Donc, vous pouvez obtenir la main de
sa nièce sans lui déplaire, non plus qu'à moi, qui n'ai aucune espèce de
préjugé sur la différence des conditions sociales et qui vous trouve,
tel que vous êtes au moral, infiniment au-dessus de miss Medora.

Vous pensez bien que je n'hésitai pas à déclarer à lord B*** que j'avais
une seule, mais invincible raison, pour ne pas vouloir plaire à sa
nièce.

--Et cette raison, lui dis-je, c'est que je ne l'aime pas.

--C'est une raison, dit-il, et je ne vous prêcherai pas, comme
autrefois, la raison contraire. J'ai passé vingt ans à maudire les
mariages d'inclination, et, à présent, je vois que l'amour dans le
mariage est l'idéal de la vie humaine. Quand on le manque ou quand on le
laisse envoler après l'avoir saisi, c'est qu'on ne méritait pas de le
conserver.

Le médecin se releva à cinq heures du matin et jugea la malade hors
de danger quant à cette fièvre ataxique, dont le dernier accès venait
d'être paralysé par ses soins. Seulement il lui trouva la respiration
progressivement embarrassée. Dans la journée, une pleurésie se déclara.
C'était une maladie nouvelle qui devait suivre son cours, et qu'il
promit de venir observer et soigner tous les jours durant quelques
heures. Un autre médecin, dirigé par ses conseils, vint s'installer à
Piccolomini pour suivre et combattre, heure par heure, les symptômes du
mal. Toute une pharmacie de prévision fut envoyée de Rome le jour même.

Nous pûmes tous prendre un peu de repos, même lord B***, qui avait passé
déjà plusieurs nuits, et qui se jeta sur un lit dans la chambre de sa
femme. Medora monta à cheval avec Brumières.

Deux jours après, tout symptôme alarmant avait disparu devant l'habile
et prévoyante médication du docteur Mayer. Lord B*** me rendit ma
liberté, et lady Harriet remercia très-affectueusement Daniella, en la
priant de venir la voir souvent. La Vincenza, présentée par Brumières,
avait fait agréer ses soins en remplacement provisoire de l'Anglaise
Fanny, qui avait déplu et qui passa le temps à prendre du thé, au grand
scandale et au grand mépris de la Mariuccia.

Nous retournâmes à Mondragone en faisant des projets et en nous
consultant sur l'installation que nous étions désormais libres de
rêver. La pensée de quitter nos ruines, où nous avions maintenant toute
facilité de faire un établissement assez confortable dans le casino,
nous serrait le coeur à l'un et à l'autre. Nous nous arrêtâmes à la
villa Taverna pour demander à Olivia si elle avait le droit de nous
louer le casino pour quelques semaines. Elle a ce droit ou elle le
prend. Les conditions de la location furent minimes. Daniella envoya
aussitôt Felipone avec une charrette pour chercher son petit mobilier à
Frascati, où elle ne voulait plus se montrer avant notre mariage. Par
suite de la même résolution, elle fit un arrangement avec le fermier
pour que celui-ci lui apportât de la ville le pain et les modestes
provisions de chaque jour, en même temps que celles de sa famille.

En somme, cette résidence, dont le choix paraît étrange au premier
abord, est le seul endroit complètement favorable à notre situation.
Elle nous met à distance de tout commérage importun, et nous assure la
fuite par le passage resté ignoré, si nos affaires avec l'inquisition
n'arrivent pas au résultat favorable sur lequel compte l'excellent lord
B***.

Dans l'état des choses, il se fait fort de me faire délivrer mes
passeports, si je préfère ne pas attendre ce résultat. Mais je n'ai
nullement envie de quitter Frascati maintenant. D'abord, je ferais
perdre à lord B*** le cautionnement dont il a la délicatesse de ne pas
vouloir que je m'occupe. Ensuite, je ne dois ni ne veux songer à le
laisser dans l'inquiétude et le chagrin. Enfin, j'ai ici des affections,
une sorte de famille, un soleil splendide, des travaux en train, des
sites qui m'appartiennent déjà et qui me charment, d'autres que je n'ai
fait qu'effleurer et dont il me tarde de prendre possession; et, plus
que tout cela, des _aitres_ témoins de mon bonheur et dont je sens que
je ne sortirai pas sans un vif regret.

Ce vieux mot d'_aitres_, qui vient d'_atrium_, mais qui n'a plus un sens
aussi intime et aussi patriarcal que dans l'antiquité, représente pour
moi tout un état de choses important dans ma vie de campement. Je
peux dire que je connais les aitres de tous ces beaux jardins qui
m'entourent, et ceux de Tusculum et ceux de la gorge _del buco_, et
que cette belle nature, où j'étais un passant et un étranger dans les
premiers jours, m'appartient et me possède à présent. Elle m'a ouvert
ses sanctuaires et révélé ses grâces secrètes. Il y a, entre elle et
moi, un lien qui ne sera jamais détruit. Où que je sois, mon souvenir
m'y transportera, et les grandes allées comme les petits sentiers, les
croupes adoucies comme les roches ardues, les yeuses colossales comme
les petites étoiles bleues des buissons, tout cela est à moi pour
toujours.


Donc, nous revoici installés dans notre forteresse, et je peux jeter du
chocolat par la terrasse du casino aux neveux de Felipone, quand ils
viennent jouer sur la terrasse aux girouettes. Il ne sera plus jamais
question de manger la chèvre. Nous ne dormons plus sur la paille.
Daniella ne tremble plus aux bruits du dehors, et je travaille avec
l'espoir d'achever mon tableau sans crainte de le voir troué par les
baïonnettes. Le piano loué par le prince achève son mois de location
dans ma chambre, et Daniella s'est imaginé d'apprendre la musique. A
présent, je suis bien content de la savoir pour la lui enseigner. Elle a
une facilité et une mémoire étonnantes, et je m'aperçois que, pour
avoir beaucoup entendu chanter, bien et mal, quand j'étais violon à
l'orchestre du théâtre ***, je peux être un professeur passable. Sa voix
est encore plus belle et plus étendue que je ne croyais, et l'instinct
rythmique et mélodique est extraordinairement développé chez elle. Il me
semble que je n'ai à lui enseigner que la raison des choses qu'elle
sait faire, et que, dans un an, elle pourrait être une aussi grande
cantatrice que qui que ce soit.

Elle est, du reste, très-possédée de cette idée qui lui est venue tout à
coup, en découvrant que j'étais musicien.

--Quand tu m'as dit que j'avais une voix si belle, j'ai eu du chagrin en
songeant que je ne savais rien, et que je n'aurais jamais le temps et le
moyen d'apprendre. Qu'est-ce que c'est que mon état de _stiratrice_? Il
y a de quoi manger du pain, et rien de plus. Il a un talent, lui, et
il me donnera mes aises; mais je rougirai de ne pouvoir lui donner les
siennes et d'être une charge pour lui. Voilà ce que je me disais, et
à présent j'ai repris confiance en moi-même. Je ne serai plus une
ouvrière, une femme de chambre pour ceux qui me verront arriver avec
toi dans ton pays. Je serai une artiste, ta pareille, ton égale, et tu
n'auras jamais à rougir de m'avoir aimée.

Quand elle parle ainsi, sa figure prend une expression si sérieuse et
son oeil noir se fixe et se dilate avec une volonté si prononcée, que je
ne peux pas douter de l'avenir qu'elle rêve. Et pourtant il me semble
que j'aimerais mieux pouvoir en douter un peu. Je vais vous expliquer
cela.



XLIX

15 mai.--Mondragone.

Hier, Brumières est venu nous rendre visite pendant qu'elle étudiait. De
loin, il avait entendu cette voix merveilleuse, et il ne pouvait croire
que ce fût celle de la Daniella. Quand il en fut convaincu, et qu'elle
lui eut chanté une très-belle vocalise que j'ai trouvé à la villa
Taverna dans les feuilleta déchirés d'un vieux solfège, et que je crois
être de Hasse, il fit deux fois le tour de la chapelle qui me sert
d'atelier, en donnant des marques d'une vive préoccupation. Puis il
revint vers moi et me dit:

--Mais elle n'a aucune notion de musique, n'est-ce pas? Elle a appris
cela comme un perroquet; elle ne le lit pas, vous le lui avez seriné?

Je me mis à rire.

--Et pourquoi riez-vous, voyons?

--Parce que vous faites des questions d'enfant. Il lui a fallu deux
jours pour comprendre ce que c'est que de la musique écrite. Dans quinze
jours, elle lira à livre ouvert dans n'importe quelle partition. Dans un
mois, avec l'intelligence et la volonté dont elle est douée, elle sera
capable de faire sa partie raisonnée dans un ensemble. Mais cet A B C de
la pratique, dont vous faites une si grosse affaire, ne lui servirait
absolument à rien, si elle n'était pas douée comme elle l'est. Il y
a des artistes qui ont étudié dix ans et qui ne se doutent pas de ce
qu'elle sait, sans qu'elle-même s'en doute.

--C'est vrai, cela! reprit-il naïvement, et le diable m'emporte si elle
ne chante pas mieux que la*** et la***!

--Voilà que vous passez d'un excès à l'autre. Elle ne sait pas le
métier, et, en toutes choses, le métier est à l'art ce que le corps
est à l'esprit. Elle doit apprendre à ménager ses moyens, afin de les
trouver toujours à son service, même quand l'inspiration, qui est une
chose fugitive, lui fera défaut. Et puis, cette distinction naturelle,
cette élévation instinctive, ont besoin d'un criterium du plus au moins
en elle-même; et c'est par le savoir, qui est la lumière du sentiment,
qu'elle l'acquerra.

--Oui! le pourquoi et le comment! Mais croyez-vous qu'elle conserve
cette fraîcheur de timbre, cette naïveté d'accent?

--Je l'espère, car je ne veux pas qu'elle ait d'autres professeurs que
moi, et je m'imagine savoir comment il faut développer une individualité
comme la sienne.

--Ah ça! vous êtes donc un grand musicien, vous aussi?

--Non certes. Je sais ce que c'est que la musique, voilà tout.

--Et vous l'aimez passionnément?

--Depuis huit jours, oui!

--Et votre femme sera une grande cantatrice

--Oui! lui cria Daniella moitié riant, moitié impatientée de ses
questions, dont elle ne voyait pas venir le but.

Je le pressentais, et je voulus en détourner l'aveu.

--Voyons, dis-je à Daniella, veux-tu lui chanter un air du pays? Cela,
c'est toi seule, toi tout entière, avec ce que la nature t'a donné, avec
le caractère et l'accent que personne ne pourrait t'enseigner et
que personne ne pourrait, en ce sens, réaliser mieux que toi. Te
rappelles-tu ce que tu chantais un soir à la villa Taverna?

--Oui, oui, s'écria-t-elle. Oh! cela me fera plaisir de me _rechanter_
cela!

Elle dit un ou deux couplets; mais, mécontente d'elle-même et trouvant
qu'elle manquait de feu et d'entrain, elle prit le _tamburello_, et,
comme si elle se fût remontée à l'énergique appel de ce grelot sauvage,
elle chanta avec plus de nerf. Cependant elle secouait la tête d'un air
de dépit.

--Qu'a-t-elle donc? dit Brumières. Il me semble qu'elle va mettre le feu
au château!

--Non; non, je ne suis ni en voix ni en âme, s'écria-t-elle. Ces
choses-là ne se chantent pas, elles se dansent!

Et, s'élançant au milieu de la chapelle, en sautant par-dessus les
planches et les copeaux qui en encombrent encore une partie, elle se mit
à danser, à chanter et à tambouriner en même temps, avec cette sorte de
fureur sacrée qui m'avait fait déjà frissonner d'amour et de jalousie.

J'espérais que ce transport ne se communiquerait pas à Brumières; et
d'ailleurs, je craignais d'être égoïste en m'opposant au besoin que
cette fille de l'air éprouvait d'essayer un instant ses ailes. Mais
Brumières est impressionnable autant qu'expansif. Il se mit à crier
d'admiration et à divaguer dans son enthousiasme d'artiste, de manière à
me contrarier beaucoup. J'arrachai le tambourin des mains de Daniella,
et l'emportant presque elle-même dans mes bras, je la poussai au piano
en la grondant malgré moi.

--Mais pourquoi l'empêchez-vous d'être si belle? disait Brumières. Vous
êtes un brutal, un pédant! Laissez-la donc se révéler! Encore, encore!

Je donnai pour prétexte à mon dépit que ce chant mêlé de danse pouvait
casser la voix.

--Crois-tu cela? me dit Daniella, qui, sans être essoufflée, s'était
assise, accoudée sur le piano d'un air tout à coup grave et rêveur.

--Non! lui répondis-je tout bas; mais je te l'ai dit, tu ne danseras
jamais que pour moi, si tu m'aimes.

--Eh bien, mon cher, s'écria Brumières, comme s'il eût deviné mes
paroles, vous auriez tort de vouloir faire mystère de telles aptitudes!
Voyez-vous, la signora Daniella a cent mille livres de rente dans le
gosier, dans les pieds, dans le coeur, dans les yeux, dans la tête.
Ah! vous n'êtes pas maladroit, vous, d'avoir deviné et saisi au vol
la sylphide déguisée en villageoise! Quelle grâce, quelle verve, que
d'enivrements réunis dans un seul être! C'est trop, c'est trop! Et avant
un an, voilà un prodige qui effacera tous les prodiges de nos théâtres.
La musique et la danse, au même degré de puissance...

Daniella l'interrompit brusquement. Elle voyait que ces éloges à bout
portant me donnaient sur les nerfs, et elle tenait à me montrer qu'elle
n'en était pas enivrée.

--Vous vous moquez de moi, lui dit-elle, et c'est ma faute. La paysanne
a trop reparu. Il faudra qu'elle s'efface, car je veux être ce qu'il
voudra que je sois. En attendant, je vas vous montrer que je suis encore
une bonne ménagère en vous servant du café de ma façon.

Elle sortit et ne revint pas, délicatesse de coeur dont je lui sus un
gré infini. Sans s'apercevoir de mon émotion, Brumières continua à
s'extasier sur les séductions de ma femme et à me dire, sans trop gazer,
que j'avais tiré à la loterie de l'amour un meilleur numéro que le sien.
Il m'avait pris pour un braque, pour un philosophe, c'est-à-dire pour un
crétin ou un fou; mais il voyait bien que j'avais de meilleurs yeux que
lui et qu'en retournant du fumier j'avais trouvé un diamant; tandis que
lui, en retournant des perles fines, il n'avait ramassé qu'un hanneton.

Je saisis l'occasion de le faire taire sur le compte de Daniella en le
faisant parler de Medora, et, quoique peu curieux d'entendre un nouveau
chapitre de ce roman qui ne m'intéresse pas énormément, je feignis d'y
prendre beaucoup de part.

--Eh bien, mon cher, répondit-il, je voudrais bien que nous fussions
dans une planète où il serait possible et convenable de dire à un ami:
«Changeons, prenez mon rêve et donnez-moi le vôtre.» Vrai! je vous envie
cette adorable et magnifique Romaine qui, en attendant la gloire et la
fortune, vous donne à la fois l'ivresse et la sécurité de l'amour. Oh!
je vois bien maintenant quel bonheur est le vôtre! Moi, sachez que j'ai
de cette Anglaise aussi éventée que glacée, cent pieds par-dessus la
tête, et qu'il me prend envie, cent fois par jour, non pas de l'enlever,
mais de m'enlever moi-même d'auprès d'elle. Ah! si j'avais seulement un
petit ballon, comme je m'en servirais, dès ce soir!

--Voyons, qu'y a-t-il donc de nouveau, et comment depuis huit jours, la
scène a-t-elle changé de face à ce point-là?

--Mon cher, vous êtes trop inexpérimenté pour savoir ce que c'est qu'une
coquette. C'est un miroir à prendre les alouettes. Ça brille, et tout
à coup ça ne brille plus, car ça ne luit qu'à la condition de tourner
toujours.

--Qui vous force au métier d'alouette?

--Eh! eh! l'ambition! Je ne fais pas la bégueule avec vous, moi, je dis
la chose telle qu'elle est; j'aimerais à avoir huit cent mille livres
de rente: vrai, ça me ferait plaisir! Je ne suis pas un Arabe du désert
comme vous; je suis né satrape. Il n'y a pas de mal à ça quand on est
bien décidé à ne jamais faire ni vilenie ni bassesse pour réaliser sa
fantaisie. Vous me connaissez assez, j'espère, pour être bien certain
que je ne voudrais ni d'une bossue, ni d'une vieille, ni d'une laide,
ni d'une femme de mauvaise vie, eût-elle la fortune des Rothschild à
m'offrir; mais Medora est belle, et, malgré le soin tout particulier
qu'elle prend de se compromettre et de faire jaser, elle est pure. De
plus, elle est adorable d'esprit et de caractère quand elle veut. Enfin,
j'en suis fou!...

--Et vous n'avez pas de ballon pour vous soustraire à la fascination?
Allez donc votre train et suivez l'étoile qui vous luit. Pourquoi la
blâmer et la maudire pour un jour de caprice? Si elle était parfaite,
seriez-vous parfait vous-même pour la mériter?

--Ma foi, pourquoi pas? répondit-il en riant; je ne vois pas ce qui me
manque pour être un garçon accompli. D'ailleurs, la question n'est pas
de savoir si je dois continuer à la poursuivre; c'est de savoir si je ne
perds pas mon temps et si je n'use pas mes dernières bottes fines pour
n'aboutir qu'au titre flatteur de _cher ami_. Tenez! vous aviez plus de
chances que moi pour réussir auprès d'elle; pourquoi diable n'avez-vous
pas pris ma place et moi la vôtre? Daniella est plus belle, quand elle
chante et danse, que n'importe qui. Et même quand elle rêve... elle
a des yeux, des narines... je ne l'avais jamais regardée comme
aujourd'hui. Elle est pauvre et méconnue; mais il ne tient qu'à elle
d'être riche et célèbre, et, comme vous avez le mérite de l'avoir
découverte, elle vous sera peut-être fidèle.

--Ce _peut-être_ est de trop, mon cher ami; et, si vous voulez me faire
plaisir, vous me laisserez apprécier tout seul les mérites de ma femme.

--Allons! vous voilà jaloux?

--Et pourquoi pas, je vous prie?

--C'est juste. Mais que diable faites-vous-là! dit-il en me voyant
retourner mon tableau sur le chevalet et reprendre ma palette.

--Ça veut être de la peinture, répondis-je.

--Eh! eh! s'écria-t-il en regardant avec une attention de plus en plus
marquée: c'est de la peinture, en effet! Diable! mais savez-vous que
c'est bien ça? Je ne vous croyais pas fort!

--Vous aviez raison: je ne suis pas fort.

--Mais si, diantre! vous êtes un sournois; vous cachez votre jeu. Drôle
de corps, va! Est-ce que Medora a vu quelque chose de ce que vous savez
faire?

--Rien du tout. Pourquoi?

--Ne lui laissez rien voir, hein? Si elle découvre que vous avez du
talent, elle ne m'en trouvera plus du tout.

Il tourna longtemps autour de moi avec des compliments exagérés, mais
naïfs comme tous ses premiers mouvements, et finit par me dire, avec
chagrin, que, depuis son arrivée à Rome, il n'avait pas touché un
pinceau.

--Et j'y venais pourtant avec la résolution de travailler; car, à Paris,
voilà deux ans que je vas dans le monde et que je n'entre guère dans
mon atelier. J'ai besoin d'avoir du talent, car je n'ai pas la moindre
fortune, et la littérature d'agrément que je fais ne me rapporte rien.
J'ai toujours rêvé des choses difficiles, et pendant que je sois aux
prises avec mes rêves ambitieux, le temps se passe et les résultats
s'éloignent.

--Vous êtes dans un jour de spleen; demain, vous parlerez autrement.

--J'ai peur du contraire. Medora me traite comme un domestique qu'on
essaye.

--Ou comme un mari qu'on éprouve?

--Vous voulez me consoler; mais je suis tout démonté. On nous avait
promis du café; voulez-vous que j'aille le chercher?

--Non, j'y va

--Je vois bien que vous êtes un tigre! reprit-il quand je revins avec
le café que Daniella avait préparé et qu'elle savait bien que j'irais
chercher moi-même. Je le comprends; mais ne vous inquiétez donc pas de
moi. Je suis un homme trop occupé pour être dangereux. D'une part, mon
état de chien fidèle et parfois grognon auprès de ma princesse; de
l'autre, une petite sotte d'aventure pour passer le temps et prendre
patience. Vous connaissez la Vincenza?

--Oui. J'aime mieux son mari.

--Son mari n'est qu'un imbécile, parfaitement habitué au sort que je lui
procure.

Vous vous trompez, c'est une dupe aveugle; mais puisque vous me parlez
de ça, je vous dois un avis. Prenez garde à cet homme gras et souriant:
il aura un mauvais réveil!

--Je sais que je risquerais quelque chose avec lui. Je ne suis pas
riche; il me rançonnerait, à coup sûr.

--Vous lui faites injure en supposant qu'il vous épargnerait si vous
pouviez payer son déshonneur. C'est un homme au-dessus de ce qu'il
paraît. J'ai été à même de l'apprécier, et je cause avec lui tous les
jours avec beaucoup d'intérêt. Il aime sa femme, il croit en elle, dans
l'occasion, il sait se venger... Je ne peux rien vous dire de plus.
Soyez averti.

--Bah! je connais mon Frascati sur le bout du doigt! Les femmes y sont
bien plus libres que les filles. Cette Vincenza, à laquelle j'ai dû
renoncer autrefois parce que la partie était dangereuse, et qu'en somme
je ne prenais pas la personne assez au sérieux pour tout risquer, à
présent qu'elle est mariée et qu'elle demeure pour quelques jours
à Piccolomini... Diable! n'allez pas dire cela à Daniella. Elle le
répéterait peut-être à Medora, à présent qu'elles sont au mieux
ensemble! je serais perdu. D'autant plus que je tiens si peu à la
fermière! Elle est gentille et proprette, voilà tout. Et puis, j'ai
remarqué une chose, c'est que, pour être un peu malin et un peu fort
auprès d'une grande coquette, il ne fallait pas perdre un certain calme
des sens qui réagit sur l'esprit. C'est en cela qu'une maîtresse
sans conséquence, de l'autre côté de la cloison, est fort utile et
très-appréciable; mais je vois que je vous scandalise et que j'empêche
votre femme de revenir auprès de vous. Moi, il faut que j'aille voir si
on s'est aperçu de mon absence et de ma bouderie.

Je retrouvai Daniella préoccupée et presque triste.

--Tu m'en veux de ma jalousie? lui dis-je en me mettant à ses genoux.

--Je n'ai pas le droit de t'en vouloir, répondit-elle. Je t'ai donné ce
mauvais exemple et j'ai été bien plus mauvaise que toi!

--Oui, car tu doutais de moi, et moi, je te jure que je ne t'ai pas
seulement supposé l'idée de vouloir plaire à Brumières.

--Bien vrai?

--Aussi vrai que je t'aime.

--En ce cas, je te pardonne.

--Et pourtant, tu restes triste!

--Non, mais je réfléchis, et c'est d'autre chose que je me tourmente. M.
Brumières croit que je peux faire fortune avec mes dispositions pour la
musique ou la danse. Il a parlé de public et de théâtre... Tu ne m'avais
jamais rien dit de pareil, toi! Est-ce que tu serais jaloux, si, au lieu
d'un seul bavard comme lui, j'avais plein une salle d'admirateurs et
plein ma chambre de flatteurs?

--Qu'en penses-tu? réponds toi-même?

--Je pense que tu serais très-jaloux, parce que je le serais à ta place.

--Et la jalousie fait beaucoup de mal, n'est-ce pas?

--_O Dio santo!_ quelle torture!

--Et, pour me l'épargner, tu renoncerais au rêve d'une vie brillante
comme celle dont parlait Brumières?

--Oui, tout de suite! Si tu dois souffrir quand je saurai quelque chose,
ne m'apprends plus rien.

--Ce serait mal. Nul n'a le droit de mettre un frein à la puissance d'un
autre, quand c'est une belle et noble puissance. On serait d'autant plus
coupable d'étouffer le feu sacré, que l'on aime d'avantage l'être qui
le possède. Ainsi, quoi qu'il arrive, je te mettrai à même de te
développer.

--Mais à quoi me servira d'être savante, si je cache mon savoir?

--D'abord, je n'exige rien et je ne veux rien établir pour l'avenir. Il
est possible que ton génie t'emporte sur un chemin de soleil et de feu;
et, pourvu que tu m'aimes, je te suivrai. Il est possible aussi que,
voyant plus de vraie clarté et de douce chaleur dans un sentier ombragé,
tu préfères y rester avec moi. Quant à dire ce que tu feras alors de ton
savoir, je ne saurais te l'expliquer que par une comparaison: Ecoute le
rossignol; pour qui crois-tu qu'il chante? Pour nous ou pour lui?

--Ni pour l'un ni pour l'autre; il chante pour ce qu'il aime.

--Voilà une plus belle réponse que ce à quoi je songeais; mais saches
que, privé de sa femelle et mis en cage, il chanterait encore.

--Il chanterait pour chanter. Eh bien, je comprends cela. C'est comme
cela que j'ai toujours aimé les chansons et la danse, et, quand je
disais à mes compagnes: «Je n'aime pas le bal, mais j'y vas pour
danser:» elles comprenaient bien que je n'y allais pas pour les amoureux
et pour les compliments, mais pour le besoin de me décoller l'esprit et
les pieds de la terre où l'on marche.

--Il faut que je t'embrasse pour cette métaphore, mon bel oiseau du
ciel. Tu la sentiras encore plus claire et plus vraie à mesure que tu
découvriras, dans l'art, des sources d'émotion, de recueillement et
d'enthousiasme que tu ne fais encore que deviner.

--Donc, il faut que je travaille et que je ne me tourmente pas de ce qui
en arrivera? Pourtant... Est-ce que tu as beaucoup de talent, toi?

--Je ne pense pas, mais je tâche d'en avoir.

--Et tu crois que tu en auras?

--Oui, j'espère: espérer, c'est croire.

--Mais ce sera long?

--Peut-être que non.

--Et cela te fera riche?

--Cela est douteux. Je ne sais pas. Tu as donc besoin d'être riche?

--Moi? Pourquoi aurais-je ce besoin-là? J'ai toujours été pauvre: mais,
tu es riche, toi!

--Tu trouves?

--Oui, par comparaison, et je pense toujours que tu vas manger ce que tu
as pour me faire belle et paresseuse.

--Travaille donc et ne crains rien. Disons-nous, pour n'avoir pas de
déception, qu'à nous deux nous gagnerons toujours le nécessaire, et que
nous pouvons nous passer du superflu.

--Mais... écoute encore! Sais-tu que je n'ai rien?

--Je ne t'ai jamais demandé si tu avais quelque chose.

--Ma petite toilette, qui tient dans ce coffre, et le pauvre petit
mobilier que tu vois, c'est tout ce que je possède. J'avais un peu
d'argent et des bijoux donnés par lady Harriet; je n'ai rien voulu
accepter de sa nièce en la quittant; mais Masolino, en m'enfermant dans
ma chambre, a tout pillé sous prétexte de m'empêcher de secourir les
conspirateurs, et je ne sais ce que cela est devenu. On n'a rien trouvé
sur lui ni chez lui.

--Eh bien, tant mieux! Je t'aime mieux ainsi.

--Tu n'es pas inquiet?

--Non!

--Et tu serais fâché peut-être que j'eusse gagné beaucoup d'argent au
service de lady Harriet?

--Cela me serait indifférent.

--Mais, si j'avais accepté les dons que Medora voulait me faire?

--J'en serais humilié. Je te sais un gré infini de les avoir si
fièrement refusés.

Elle m'embrassa, et me pressa de dîner pour aller faire notre visite de
tous les soirs à la malade de Piccolomini. Je trouvais ma chère femme un
peu agitée et comme impatiente de sortir. J'attribuais sa préoccupation
à ce que je lui avais dit de Vincenza et de Brumières; je l'avais
engagée à sermonner cette petite femme, ou, tout au moins, à lui
recommander la prudence. Daniella, qui est très-attachée à son parrain
Felipone, était indignée de cette nouvelle trahison.

Lady Harriet va de mieux en mieux. Daniella passa une heure auprès
d'elle, puis monta chez Medora, et, au retour, m'embrassa avec effusion
sous les platanes de la villa Falconieri.

--Tu m'as donné un bon conseil, dit-elle, et grâce à toi, je suis
délivrée d'un tourment cruel. A présent, tu auras ma confession! Écoute!



L

--L'autre jour, quand Medora, après avoir fait tout son possible pour
te plaire, m'a demandé à parler avec moi, elle était si tourmentée,
si humiliée, si en peine de trouver un moyen de relever son orgueil,
qu'elle me faisait de la peine à moi-même. Elle était si bien sous mes
pieds après avoir échoué, même en t'offrant son amitié, que je ne lui
en voulais plus du tout. J'étais assez vengée, je me sentais généreuse.
Elle avait une peur affreuse de moi, elle voyait bien que j'avais
entendu ce que vous aviez dit ensemble, et l'idée d'être bafouée par une
fille de rien comme moi, pour une chose qui n'est pas bien grave, lui
faisait plus de mal que si une autre eût surpris le secret de quelque
crime. Je t'assure que cela est comme je te le dis. J'ai vu Medora faire
des imprudences comme jamais une signora anglaise et une fille du grand
monde n'oserait s'en permettre. Elle me racontait cela en riant et en
dansant par la chambre; mais vouloir tourner la tête d'un homme et n'y
pas réussir, voilà où je lui étais un témoin bien amer et une rivale
qu'il lui eût été bien doux d'étrangler.

--Pourtant, repris-je, tu m'as dit qu'elle avait été douée, loyale et
généreuse.

--Oui; elle n'avait que ce rôle-là à jouer, et elle l'a joué. Tout ce
que je t'ai rapporté est vrai. Elle a bien parlé, et elle m'a embrassée.

--Et pourquoi n'aurait-elle pas été sincère? Si les coquettes recevaient
de temps en temps une leçon bien polie, bien discrète, mais bien
nette...

--Elles se corrigeraient peut-être, je ne sais pas! mais je sais que
Medora a inventé quelque chose de perfide. Elle m'a offert de l'argent.

--Pour payer ton silence?

--Voilà ce que je lui ai dit en refusant. J'étais offensée de ses
doutes; je lui avais tendu la main, je lui avais dit: «Ne craignez rien;
tout cela restera entre nous.» Elle devait me croire. Elle a juré alors
qu'elle me croyait, qu'elle m'estimait, et elle a prétendu que je
n'avais pas le droit de refuser ce qu'elle appelait une petite dot,
vingt mille francs! «Je sais par M. Brumières, m'a-t-elle dit, que M.
Valreg possède cela, ni plus ni moins. Je veux que tu sois son égale
sous le rapport de la fortune. C'est une preuve de véritable amitié que
je te donne, et, si tu ne comprends pas cela, c'est que tu n'aimes
pas M. Valreg, qui va être bien pauvre et forcé de se faire ouvrier
peut-être, quand il aura femme et enfants.» Enfin, elle m'en a tant dit,
et l'idée de te réduire à la misère me faisait tant de mal, que j'ai
accepté, et, pendant trois jours, j'ai eu ces vingt mille francs en
bank-notes dans la poche de mon tablier.

--Et tu ne les as plus, j'espère?

--Non, je les ai rendus ce soir. Je n'ai gardé que le joli petit
portefeuille de satin blanc, comme souvenir; et le voilà! Tiens,
regarde, qu'il est bien vide!

J'embrassai encore ma chère Daniella en la bénissant d'avoir repoussé
cette tentation.

--C'est moi qui te remercie, reprit-elle, de m'avoir fait sentir ce
que je dois être en devenant ta femme. J'étais pourtant bien contente
d'avoir ces vingt mille francs! Je les comptais trois ou quatre fois
par jour dans le pianto, quand tu étais dans ton atelier; mais; comme
j'avais besoin de me cacher de toi pour les regarder, comme je ne
pouvais pas me décider à te les montrer, je sentais bien qu'ils étaient
mal acquis et qu'ils me pesaient comme s'ils eussent été de plomb. La
Mariuccia m'a bien grondée, ce soir, de les avoir rendus! Elle prétend
que nous sommes fous; mais, si tu es content de moi, je crois que j'ai
fait la chose la plus sage du monde.
                
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