George Sand

La Daniella, Vol. II.
Go to page: 123456789101112
--Oui, oui, ma chère, ma bien-aimée, tu me rends bien heureux. Ne
regrette donc rien. Laisse-moi le bonheur et la gloire de travailler
pour toi, et s'il fallait, comme le prétend Medora, devenir ouvrier pour
te nourrir, sois sûre que je m'y déciderais sans chagrin et sans honte.
Vois-tu, je me suis fait une devise qui dit toute ma foi et toute ma
force: _Tutto per l'amore!_


23 mai, Mondragone.

Mes papiers n'arrivent pas, non plus que la réponse de l'abbé Valreg,
et je suis décidé à procéder au mariage religieux, le seul légal en ce
pays-ci. Je me marierai en France à la municipalité, ou bien, au premier
jour, nous irons passer quelques heures en Corse pour satisfaire à la
loi française. Je souffre de la situation de Daniella, d'autant plus
que je la crois grosse, et que l'idée d'ajourner mon devoir de citoyen
envers ce citoyen futur qui me fait déjà battre le coeur d'émotion et de
ravissement n'est pas admissible pour moi. Encore deux jours d'attente,
et, si nous n'avons pas de lettre, nons passerons outre. Medora semble
croire encore que je me raviserai. Lady Harriet se scandalise de notre
établissement à Mondragone avant le sacrement. Elle a raison: on est
responsable devant Dieu et devant les hommes de la conscience et de la
dignité de la femme que l'on aime.

La formalité lente de la publication des bans s'expédie très vite en
ce pays-ci et s'escamote en partie moyennant finance. J'ai déjà envoyé
Felipone chez le _parochiale_ de Frascati à cet effet. Ce sera un
mariage sans éclat et sans noce, comme il convient à notre position et
au deuil de Daniella.

Ce matin, après avoir pris cette résolution et ces arrangements, je me
suis rendu à Piccolomini pour en faire part à lord et à lady B***. J'ai
trouvé lady Harriet levée pour la première fois depuis sa maladie. Elle
ne doit pas sortir de sa chambre avant une quinzaine, par mesure de
précaution. En apprenant que le mariage aurait lieu avant qu'elle fût en
état d'y assister, elle a eu un trait de caractère féminin bien marqué.
Elle se tourmente, depuis une semaine, de la nécessité pressante de ce
mariage; et, lorsqu'elle a un peu de fièvre, elle redevient dévote au
point de dire que si Daniella ou moi mourions en ce moment, nous serions
damnés. Pourtant elle a été fort contrariée de mon empressement à la
satisfaire. Elle avait résolu de mettre, ce jour-là, pour aller à
l'église, une certaine robe du matin qu'elle n'a pas encore exhibée, et
elle a été au moment de me prier de différer encore.

Cette robe a été, du reste, l'occasion d'une scène d'intérieur que je
veux vous raconter, parce qu'elle m'a touché beaucoup.

Lord B*** était auprès de sa femme, qu'il ne quitte plus d'un instant,
et, quand elle a laissé voir son regret, il s'est mis à rire de cet
enfantillage avec une bonhomie que je ne lui avais jamais vue auprès
d'elle.

--Milord se moque de moi, me dit lady B*** avec un peu de dépit; c'est
son habitude!

--Moi, je me moque? répondit-il en reprenant son sérieux à ressort.
Vraiment non! Je suis content de vous voir songer à la toilette. C'est
signe que vous êtes guérie. Elle est donc bien jolie, cette robe? Est-ce
qu'on peut la voir?

--Non! vous ne la trouverez pas jolie; vous ne vous y connaissez pas!

--Mais Valreg s'y connaît, un peintre!

--Je demande à voir la robe, m'écriai-je, pour prolonger le moment de
gaieté des deux époux.

Fanny apporta la robe, que je ne trouvai pas jolie du tout par
elle-même, mais dont je pus louer les enjolivements compliqués. Les
Anglaises n'ont, je crois, pas de goût. Lady Harriet avait choisi, à
Paris, une étoffe d'un ton cru que la couturière avait corrigé par les
garnitures. Lord B*** trouva la robe laide, et reprocha à sa femme de
ne plus porter de rose. Elle prétendit (avec raison) n'être plus assez
jeune. Sur quoi le vieux mari prétendit qu'elle était toujours aussi
belle qu'à vingt ans, et cela avec une conviction brusque et obstinée
qui valait le mieux tourné des compliments. La bonne Harriet minauda un
peu, et finit par avoir l'air de convenir que son mari ne se trompait
pas. Mais elle le pria de se taire, trouvant cette galanterie déplacée
devant moi, et, comme il revenait en critiquant le bleu dur de la robe,
elle lui imposa silence assez sèchement.

Lord B*** se leva et marcha mélancoliquement dans la chambre. J'avais
pris un journal pour avoir l'air de ne pas entendre ce débat puéril.
Tout à coup lady Harriet me retira doucement le journal et me parla bas.

--Il a passé toutes les nuits depuis que je suis malade, me dit-elle, il
n'a pas dormi une heure sur vingt-quatre. Il est fatigué, et il ne veut
pas se reposer.

--Vous savez donc cela? lui dis-je. Je pensais que vous ne le saviez
pas!

--Il s'en cachait, mais Daniella me l'a dit. Elle est bien singulière,
votre Daniella; elle est maintenant d'une hardiesse avec moi... C'est
donc vous qui l'avez rendue comme cela? Elle me gronde comme un petit
enfant.

--Elle vous gronde?

--Oui, elle me dit que je n'aime pas lord B***!

--Et elle se trompe? repris-je vivement en serrant sans façon les
blanches mains de lady Harriet dans les miennes.

--Oui, elle se trompe beaucoup, répondit-elle en élevant la voix. Je
l'aime de toute mon âme.

--Qui? dit lord B*** en s'arrêtant au milieu de la chambre.

--Le meilleur et le plus dévoué des hommes.

--Qui donc?

--Ah! je vous le demande?

En parlant ainsi, ils se regardèrent; elle, souriante et attendrie; lui,
naïvement étonné et ne comprenant pas qu'il fût question de lui. Je me
levai, voyant que le pauvre homme allait manquer cette suprême occasion
d'être compris, faute de comprendre lui-même. Je le poussai aux pieds de
sa femme, qui, oubliant sa pruderie, et comme entraînée par mon émotion,
lui jeta ses deux bras autour du cou, non pour l'embrasser, cela eût été
un peu trop bourgeois pour elle, mais pour lui dire avec une sensibilité
exaltée:

--Milord, vous avez été un ange pour moi, et je vous dois la vie!

Lord B*** ne sût rien répondre. Il était si ému, qu'il devint comme
une statue, et sortit au bout d'un instant sans avoir pu trouver une
syllabe.

--Eh bien, vous voyez! me dit sa femme avec dépit. Il est homme
d'honneur et de conscience. Il m'a comblée de soins; il s'est
admirablement conduit avec moi; mais il est tellement dépourvu de
sensibilité, qu'il ne s'explique pas ma reconnaissance. Il la trouve
ridicule; toute expansion lui semble affectée.

Je priai lady B*** de faire un effort pour marcher jusqu'à la fenêtre,
appuyée sur mon bras, et elle vit son mari assis derrière la petite
pyramide qui décore la fontaine du casino. Il se croyait bien caché et
ne se doutait pas que nous l'avions sous les yeux en profil. Il tenait
son mouchoir sur sa figure; mais, au mouvement répété de ses épaules, il
était facile de voir qu'il sanglotait.

Harriet fut très-émue et pleura elle-même en revenant à son fauteuil.

--Allez donc le chercher, me dit-elle; il faut enfin que nous nous
expliquions ensemble. Il croit que je le dédaigne, et pourtant, depuis
quelque temps... depuis surtout que Medora n'est plus entre nous, je
fais mon possible pour lui donner confiance en moi.

--C'est de lui et non de vous qu'il se méfie, milady. Si je vais le
chercher en ce moment, il refusera de se montrer, ou il viendra à bout
de refouler son attendrissement devant vous.

--Mais pourquoi est-il ainsi?

--Eh! ne connaissez-vous pas encore cet homme sans expansion, dont vous
avez exigé ce que vous seule pouviez lui enseigner? L'abandon est un don
du ciel; la faculté de traduire ce que l'on éprouve est un art inné chez
ceux qui ont l'instinct artiste, mais qui se convertit en démonstrations
gauches ou incomplètes chez les natures timides. Lord B*** a trop
d'esprit et de fierté pour être ridicule. Il reste impassible en
apparence, et vous ne voyez pas qu'il souffre. Au lieu de l'encourager
et de lui donner le souffle de la vie par cet incessant magnétisme
qu'exerce la volonté d'une femme aimée, vous attendez, depuis quinze ou
vingt ans, qu'il se révèle de lui-même, et vous attendez en vain. Il ne
se révélera pas tant qu'il ne se sentira pas deviné.

--Ainsi, vous me grondez aussi? dit lady Harriet... comme Daniella!
Voyons, est-ce vrai, tout ce qu'elle m'a raconté du désespoir de milord
pendant que j'étais en danger?

Je rapportai tout ce qu'il m'avait dit dans la nuit du 1er au 2 de ce
mois. Lady Harriet en fut profondément frappée, et sa bonne âme parut se
relever d'un long abattement.

--J'ai fait fausse route, dit-elle, je le sens bien! J'ai mal pris ce
caractère facile à froisser. Allez le chercher, vous dis-je, et,
devant vous, je veux lui demander pardon de ma légèreté et de mon
indélicatesse.

Elle parlait comme une jeune fille qu'elle croit être. Elle s'imaginait
réparer un tort d'hier et se _corriger_, ainsi qu'elle aimait à le
promettre d'un air enfantin, naïvement maniéré. Elle accabla son mari
d'un déluge de paroles affectées et de pleurs sincères. Il admira le
tout, et son enthousiasme de reconnaissance se traduisit par des _oh!_
et des _ah!_ qui sont tout ce qu'on peut obtenir de son éloquence. Ils
étaient bien un peu risibles, ces amoureux sur le retour, et pourtant,
je fus d'autant plus heureux et attendri de leur réconciliation, que
c'était, on me l'apprenait, l'ouvrage de ma Daniella.


Le 26, au soir.

Il nous arrive une chose singulière et assez contrariante. Par un motif
inexplicable, le curé de Frascati refuse de nous marier, _pour le moment
et jusqu'à nouvel ordre_. Pendant que j'étais sorti pour faire une
étude, il a mandé Daniella devant lui et lui a dit tout ce qu'il croyait
propre à la faire renoncer à ce mariage; que j'étais un inconnu,
peut-être un vagabond mal noté à la police, et sous le coup d'une
accusation grave; que le moins qui m'en arriverait serait d'être expulsé
à jamais du pays: qu'elle allait donc quitter sa famille et ses amis,
sans espoir de les revoir jamais, pour suivre un homme suspect qui
n'avait peut-être ni feu ni lieu, etc., etc.

Daniella ayant persisté, il lui a déclaré qu'il lui donnait huit jours
pour réfléchir, et qu'a moins d'un ordre supérieur, il ne procéderait
pas au mariage avant ce délai. Mis en demeure de promettre au moins de
s'exécuter dans huit jours, sans plus, il a hésité; il a dit:

--_Peut-être, nous verrons_. J'espère que, d'ici là, vous aurez renoncé
l'un à l'autre.

Cette situation inquiète et irrite Daniella, d'autant plus que le curé
va disant, dans son cénacle de dévotes, que notre mariage n'est pas fait
et ne se fera probablement pas. En mandant ma pauvre compagne devant
lui, il l'a forcée à se montrer dans la ville, où elle a été accueillie
par un empressement de curiosité désagréable pour elle, malveillante
à mon endroit. Bien que l'on se soit réjoui tout haut de la mort de
Masolino, on prétend maintenant que je l'ai tué pour tromper sa soeur
plus aisément, et qu'elle charge son âme d'un grand péché en voulant
épouser le meurtrier de son frère. Encore un jour de ces propos, et le
curé aura beau jeu à s'en servir contre nous.

--Vous voilà, nous disait Felipone, qui est venu passer la soirée
avec nous, comme les _promessi sposi_ de notre Manzoni, et notre
_parrochiale_ me fait l'effet de don Abbondio. Vous serez donc forcé de
lui jouer le même tour que _Renzo_ voulut lui jouer?

--Je n'y aurais pas de scrupule, répondis-je, si la chose était encore
possible au temps où nous vivons.

--Comment? reprit Felipone, vous doutez qu'elle soit possible?
Voulez-vous être mariés demain matin?

--Oui, certes!

--Oui? bien vrai? Et toi, ma filleule?

--Oui, oui, s'écria-t-elle en frappant des mains; c'est cela! le mariage
_alla pianeta!_

Je vais vous expliquer ce qui me fut expliqué à l'instant même. Le
mariage clandestin est encore valide dans les États romains. Les
formalités sont à peu près aussi brusques et aussi simples que celles
racontées par l'auteur des _Fiancés_. Il y faut seulement une messe et
deux témoins.



LI

Mondragone, 4 juin 185...

J'ai été interrompu par une visite très-inattendue, et j'ai à vous
raconter avec ordre ce qui s'est passé. Je vous écrivais après avoir
pesé avec Daniella et Felipone le pour et le contre du mariage _alla
pianetta_, lorsqu'on sonna à la porte de la grande cour. J'allai ouvrir
laissant Daniella deviser avec son parrain dans le casino.

Mon étonnement fut extrême de voir Medora seule avec Buffalo, venant me
rendre visite à dix heures du soir.

--Je ne veux voir que vous, me dit-elle; venez dehors sous ces arbres.

--Non, répondis-je. Que penserait-on si nous étions observés ou
rencontrés? Venez chez moi, ma femme et Felipone y sont.

--C'est impossible. Vous n'êtes pas marié, et, comme vous ne le serez
pas, je dois considérer Daniella comme votre maîtresse et rien de plus.

--Vous plaît-il de me dire d'où vous savez que nous ne serons pas
mariés?

--Je le sais par une lettre que votre oncle a écrite au mien. Il déclare
s'opposer formellement à ce qu'il appelle une folie coupable.

--Alors, c'est par intérêt pour moi que vous daignez venir seule, la
nuit, m'avertir de cette mésaventure?

--Je ne suis pas seule; M. Brumières est par là qui m'attend. Quant à
l'intérêt que je vous porte, il est réel, et, bien ou mal accueillie, je
vous rendrai toujours tous les services qui dépendront de moi.

--Apporter une mauvaise nouvelle avec tant d'empressement, est-ce là un
service?

--Oui sans doute, si elle est utile à quelque chose.

--Et si elle ne sert à rien?

--L'intention reste bonne. Vous voilà averti: c'est à vous de savoir si
vous devez entretenir Daniella dans ses illusions que vous ne pouvez
plus partager. Après la manière dont, en homme de coeur et de principes,
vous nous avez parlé de l'abbé Valreg, je ne peux pas supposer que vous
songiez à lui désobéir.

--Ceci me regarde et ne saurait vous intéresser. Mais vous plaît-il
encore de me dire quelles raisons mon oncle fait valoir pour s'opposer à
ce mariage?

--De très-bonnes raisons si elles sont fondées. Il aurait reçu, sur le
compte de Daniella, des renseignements très-défavorables.

--Lord et lady B*** rectifieront son jugement.

--Moi aussi, certainement. Je ne puis rien alléguer de grave contre
cette fille, tant qu'elle a été à mon service; mais je ne connais pas
ses antécédents.

--Je les connais, moi, et ma parole sera prise en considération par mon
oncle. Je vais vous conduire au bras de Brumières.

--C'est inutile. Bonsoir; réfléchissez!

Elle disparut, et j'avais à peine refermé la porte que Daniella,
inquiète, vint à moi dans la cour.

--Qu'est-ce donc qui est venu? Je pensais que c'était Olivia.

--C'est Olivia, en effet, répondis-je, résolu à ne pas lui faire part
de la désobligeante communication de Medora; elle n'avait pas le temps
d'entrer. Elle venait me demander, en passant, si nous n'avions besoin
de rien.

Quand nous eûmes rejoint Felipone, qui s'en allait par le _pianto_ et
par les souterrains (c'est le chemin le plus court, et il n'en veut pas
prendre d'autre), je l'arrêtai en lui annonçant que j'étais résolu à me
marier dès le lendemain matin.

--Eh bien! _fiat voluntas tua!_ dit-il avec sa bonne humeur et sa
résolution accoutumées. Il ne s'agit que d'avoir deux témoins. En voilà
un, fit-il en posant sa main sur sa large poitrine. Quant à l'autre, ça
ne sera pas bien facile à trouver si vite: il y a peu de gens disposés
à se mettre mal avec le curé. N'importe, on avisera, et on se lèvera de
bon matin. Tenez chez moi par le souterrain, à six heures précises. Et
bonsoir, car je veux être sur pied avant le jour.

--Et pourquoi n'irais-tu pas tout de suite à Frascati? lui dit Daniella.
Il n'est pas tard, tu trouverais les gens chez eux.

--Non pas! reprit-il; quand on demande aux gens un service un peu
délicat, il ne faut pas leur laisser une nuit de réflexion.

Il s'éloigna, et Daniella, se jetant dans mes bras, me supplia de
réfléchir aussi, moi, à la détermination que je venais de prendre.
Elle s'effrayait du silence de mon oncle et craignait de m'attirer des
chagrins.

--Attendons encore quelques jours, disait-elle; peut-être recevras-tu
une bonne réponse qui nous mettra l'âme en joie et en repos pour ce beau
jour de notre mariage.

--Ayons l'âme en repos et en joie tout de suite, lui répondis-je. Si
j'ai quelque chagrin de famille, il ne sera pas à comparer à ce que tu
as souffert pour moi. Mon oncle n'a aucune espèce de pouvoir légal
pour s'opposer à mon mariage. Sa volonté, si elle était contraire à
ma résolution, aurait beaucoup d'empire sur moi en toute autre
circonstance; mais celle-ci est au-dessus de toute considération. Songe
donc, Daniella, tu portes déjà là, contre ton coeur, un être que j'aime
déjà avec passion. Je peux déjà dire: _C'est vous deux_ que j'aime
plus que tout au monde! A qui me dois-je, je te le demande? Pourquoi
attendrais-je des discussions qui ne peuvent rien changer entre nous,
et dont l'issue sera toujours la même? L'autre nuit j'ai rêvé que
j'entendais une voix d'ange à mon oreille. C'était; celle de mon enfant
qui me disait: «J'existe, je suis entré dans le cercle de ton existence;
je suis là. Dieu me donne à Daniella pour toi.» Et je tarderais, moi,
un seul jour, à prendre un engagement sans lequel cet enfant, cet ange,
pourrait me dire demain dans mon sommeil: «Tu ne veux donc pas de moi?»

--Oui, oui, demain! s'écria Daniella avec transport; marions-nous
demain! Que rien ne puisse nous séparer; que personne ne puisse dire un
jour: «Voilà un pauvre petit ange qui n'a pas été aimé le jour où il est
descendu vers eux!»

A six heures du matin, nous étions chez Felipone. Sa femme était à
Piccolomini, où elle soigne toujours lady Harriet. Cet arrangement ne
convient guère au fermier; mais la Vincenza l'a voulu, dit-il: elle ne
manque pourtant de rien ici! Elle veut gagner de l'argent, folie de
jeune femme, pour avoir des bijoux!

--Et notre second témoin, l'as-tu trouvé, parrain? lui dit Daniella
préoccupée.

--Oui, répondit-il; nous allons le prendre en passant. Passe devant,
toi, _figlioccina_, et va-t'en à l'église de ta paroisse par le bas du
faubourg. Ton fiancé s'en ira seul par le chemin d'en haut. Moi, je
ferai le tour par la porte de la ville. Au moment où la messe sonnera,
soyons chacun à l'une des trois portes de l'église. Je vous donnerai le
signal pour entrer, en entrant le premier. Vous aurez l'oeil sur moi, et
vous me suivrez, chacun de votre côté, par les petites nefs. De cette
manière nous arriverons ensemble à la porte de la sacristie sans avoir
éveillé les soupçons du curé qui pourrait bien nous jouer quelque
mauvais tour pour nous empêcher de l'approcher à temps.

--Mais le second témoin, reprit Daniella, où sera-t-il?

--Il est déjà à son poste, répondit Felipone. Vous verrez un homme
bien dévot, prosterné devant la chapelle de Saint-Antoine. Touchez-lui
l'épaule en passant, Valreg. Il se relèvera et vous suivra. La chapelle
en question sera la dernière à votre gauche.

Au moment de quitter mon bras, Daniella, effrayée, se mit à genoux
et pria pour appeler sur notre entreprise la protection de son saint
patron. Puis elle cacha entièrement sa taille et son visage sous un
grand châle blanc, et prit le chemin le plus long, ainsi qu'il était
convenu.

--Toi, me dit Felipone en me regardant tu es trop signor étranger. On
fera trop d'attention à toi. Prends-moi cette cape et ce chapeau de
campagne et marche!

Au moment où la messe de six heures et demie commençait à sonner,
j'étais à la porte de droite de l'église, et je la tenais entre-bâillée.
Au bout de quelques instants, je vis celle qui me faisait face
s'entr'ouvrir aussi, et la tête voilée de Daniella apparaître. On allait
dire une messe basse, et, dans la semaine, le troupeau des fidèles
est fort restreint à cette heure-là. Il n'y avait qu'une douzaine de
vieillards des deux sexes dans l'église, et notre isolement dans ce
vaisseau désert était une circonstance assez défavorable.

Au bout d'une minute, qui me parut un siècle, Felipone entra par la
porte principale, et, longeant les piliers massifs qui le protégeaient
de leur ombre, il vint me rejoindre dans la petite nef que je remontais
sans bruit, pendant que Daniella faisait le même mouvement le long de la
nef opposée.

J'eus un moment d'émotion lorsque je la vis traverser pour venir nous
joindre à la porte de la sacristie, et surtout quand Felipone me dit, en
haussant les épaules d'impatience:

--Et l'autre témoin!

Je l'avais oublié; j'avais passé près de lui sans le voir. Une seconde
de retard faisait tout échouer. Nous entendions des pas traînants dans
la sacristie. Je m'élançai vers la chapelle de Saint-Antoine, mais notre
ami inconnu venait à ma rencontre. C'était un paysan qu'à son chapeau
pointu et à son sayon de peau de chèvre j'eusse pris pour Onofrio, s'il
n'eût été plus petit d'une coudée.

Je ne perdis pas le temps à le regarder. Le curé sortait de la sacristie
pour se rendre à l'autel. Nous étions collés contre la muraille, de
chaque côté de la porte, Daniella avec son parrain, moi avec mon témoin.
Nous saisîmes tous deux, en même temps, la _pianeta_, c'est-à-dire la
chasuble de l'officiant, et, parlant le premier, je lui dis en lui
montrant Daniella voilée: _Voilà ma femme_; et Daniella dit de même en
me montrant: _Voilà mon mari_.

Le curé ne m'avait jamais vu; il m'adressa un sourire presque
bienveillant comme pour me dire:

Mieux vaut ce mariage-là que rien.

Il regarda mon témoin, et son sourire devint tout à fait enjoué. Mes
yeux se portèrent rapidement sur ce personnage, qui venait d'ôter son
chapeau respectueusement devant le prêtre... C'était Tartaglia!

Jusque-là tout allait bien. La figure du prêtre ne rappelait en rien ce
_rocher poilu_ auquel l'auteur des _Fiancés_ compare la triste figure
de don Abbondio. C'était une figure réjouie, luisante de santé; l'oeil
était vif et hardi. Mais cette face épanouie se couvrit d'un nuage
sombre lorsque Daniella rejeta en arrière le châle qui cachait ses
traits. Le curé fit une grimace menaçante, en voyant auprès d'elle
l'athée Felipone. Mais il était trop tard, nous tenions la chasuble,
nous avions dit les mots sacramentels qui appellent et forcent la
protection de l'Église. L'officiant était obligé de prendre nos noms, de
subir la consécration légale de nos témoins et de nous donner _in petto_
la bénédiction nuptiale, en bénissant son troupeau durant la messe.

L'attitude de Daniella durant cette cérémonie me toucha vivement. Sa
gravité extatique et son recueillement profond contrastaient avec les
prosternations facétieusement hypocrites de Tartaglia, et la campe
audacieuse de l'incrédule Felipone. Couverte de son châle blanc, qui, de
sa tête brune, retombait sur sa robe de deuil, elle offrait une harmonie
de tons austères et de lignes pures qui rappelait la suave majesté des
vierges d'Holbein.

Cette beauté délirante aux heures de l'expansion a une faculté étonnante
de transformation complète lorsqu'elle se concentre, pour ainsi dire,
dans son ravissement intérieur. Elle porte tour à tour, au front et dans
les yeux, l'éclair brûlant et la tranquille lumière des étoiles. Jamais
encore je ne l'avais vue si chastement belle et si saintement heureuse.

Quand la messe fut finie et l'acte rédigé dans la sacristie, sans qu'une
seule parole fût échangée entre nous et le curé, nous sortîmes de
l'église, Daniella et moi. Felipone regagna sa ferme sans vouloir
ébruiter la part qu'il avait prise à notre mariage, et, pendant que nous
lui adressions quelques remercîments rapides, Tartaglia avait disparu
comme un rêve.

A peine étions-nous dans la rue, ma femme et moi, qu'une, deux, trois et
bientôt vingt commères vinrent nous accoster et nous questionner. En un
quart d'heure, tout Frascati sut que nous étions bel et bien mariés.
Nous nous donnions le divertissement de l'annoncer en confidence à
chaque curieuse, en la priant de garder le secret. C'était le plus sûr
moyen de donner à notre mariage la consécration de la publicité.

Notre premier soin fut d'aller en faire part aux habitants de la villa
Piccolomini. Nous rencontrâmes en chemin la tante Mariuccia, qui pleura
de joie, mais qui nous témoigna une certaine inquiétude.

--Vous allez avoir, dans le curé, un ennemi bien à craindre, dit-elle.
Ce n'est pas un méchant homme; mais il sera fâché de perdre comme ça
son autorité par surprise. Et puis, Dieu sait ce que c'est qu'un prêtre
étranger qui est venu rendre visite à lord B***, et qui est, je crois,
encore avec lui à l'heure où je vous parle. Il a une figure noire qui
m'a fait peur, et, si vous m'en croyez, vous n'irez pas à Piccolomini
pendant qu'il y est.

Les inquiétudes de Mariuccia ne pouvaient m'atteindre. Marié avec
Daniella, je me sentais libre et fier comme si j'eusse été le maître du
monde. Nous passâmes la grille et vîmes, dans le _stradone_, lord B***
qui marchait lentement avec un prêtre. Tous deux nous tournaient le
dos. Je voulus aller vers eux; Daniella voulait m'en empêcher et aller
d'abord saluer lady Harriet.

--Je ne sais pas pourquoi cet homme noir me fait peur, disait-elle.
Sachons de milady s'il vient ici pour nous, et ne nous montrons pas à
lui. Viens vite, passons avant qu'il se retourne!

II était trop tard: les deux promeneurs se retournèrent, et ce prêtre,
dont je ne m'étais pas donné la peine d'observer la démarche, me montra
en plein sa figure. C'était l'abbé Valreg!

Je courus me jeter dans ses bras, et, le ramenant vers Daniella
interdite, je lui dis, comme au curé de Frascati:

--Voilà ma femme!

--Ta femme! ta femme! dit-il avec moins d'humeur que je n'en attendais
de sa part, ce n'est pas encore décidé!

--C'est décidé et conclu, repris-je nous sortons de l'église, et nous
sommes mariés.

--Mariés! mariés sans mon consentement! quand j'avais écrit au curé de
Frascati que je m'opposais... Ah! je vois bien que tout va à la diable
dans ce pays du bon Dieu, et me voilà encore plus mécontent d'y être
venu, quand tout cela aurait pu s'arranger aussi mal de loin que de
près?

--C'est donc pour moi que vous avez fait ce voyage?

--Et pour qui, je t'en prie? Crois-tu que je sois comme toi, et que
j'aime à perdre mon temps et mon argent sur les chemins?

--Je vois, dans cette démarche, une preuve d'affection si grande, que
j'en suis heureux au delà de ce que je peux dire. Oui, oui, mon bon
vieux!

Et, en l'appelant ainsi, comme au temps de mon enfance, je l'embrassais
encore malgré lui...

--Oui, ce jour-là est le plus grand de ma vie, grâce à _elle_ et grâce à
vous, puisque vous êtes là!

--C'est Cela, reprit-il, moitié riant, moitié colère; je viens pour te
donner ma malédiction, et tu trouves tout cela très-gentil, très-drôle,
très-amusant!

--Non, non, je trouve cela si bon et si généreux de votre part, que je
sens que je vous aime mille fois plus qu'auparavant.

--C'est-à-dire que, m'aimant mille fois mieux depuis que tu m'as désobéi
et traité comme une vieille marionnette au rebut, je dois m'attendre,
par la suite, à un redoublement d'affection dans le même genre! ça
promet!

Je le laissai exhaler son mécontentement. Lord B** avait emmené Daniella
auprès de sa femme, et nous marchions grands pas, moi suivant docilement
tous les mouvements de mon bon oncle, le long du _stradone_. Il avait
un dépit que j'eusse trouvé vraiment comique, si la crainte de l'avoir
sérieusement affligé ne m'eût tenu dans l'attente d'une explosion plus
grave. Mais cette explosion n'arriva pas, et j'en fus même étonné,
sachant que l'abbé Valreg, sans être vindicatif est assez persistant
dans ses ruptures avec ceux qu'il appelle des ingrats.

Il se contenta de me grogner pendant une demi-heure, me questionnant
n'écoutant pas mes réponses, puis me reprochant de ne pas lui répondre,
et cherchant matière à fâcherie dans les témoignages d'affection que je
lui donnais; enfin s'adoucissant tout à coup avec une grande bonhomie,
pour repartir sur nouveaux frais, mais jamais avec beaucoup de
justice, selon moi, car nos opinions sur toutes choses diffèrent si
essentiellement qu'il me reprochait ce que je pensais avoir fait de bon,
et passait légèrement sur ce que je m'affligeais sérieusement de n'avoir
pu éviter. Par exemple, il comprenait, disait-il, que j'eusse mis à
néant son autorité, puisqu'en somme il n'en avait pas légalement sur
moi.

--Chacun pour soi, après tout, disait-il. Ainsi va le monde, et il n'en
peut être autrement. Tu savais que je dirais non; tu t'es dépêché de
conclure. Je ne t'en veux pas pour ça: tout autre eût agi de même à ta
place. Mais ce que je trouve fou et bête au dernier point, c'est d'avoir
refusé une héritière pour épouser une fille qui n'avait rien; car je
sais toute ton histoire, vois-tu. J'ai causé avec cet Anglais, qui m'a
l'air d'un brave homme, bien qu'il ait une drôle de manière de parler.
Mot par mot je lui ai tiré les paroles du ventre, tout de même. Je ne
suis pas encore si maladroit que tu t'imagines, et j'ai bien vu que tu
n'avais fait, dans ce pays-ci, que des âneries. C'est ta manière de
voir, soit! Tu crois que tu as une fortune au bout de ton pinceau! Moi,
je crois que tu n'auras rien sous la dent quand viendra la marmaille, et
que, comme tu seras toujours un niais, j'aurai beau économiser sou par
sou, je ne te laisserai jamais ce qu'il faudrait pour contenter tes
caprices. Par exemple, voilà une jolie petite course que tu me fais
faire, qui me coûtera au moins... cinquante francs de mon argent!
heureusement l'archevêque de mon diocèse m'a payé les frais de route,
vu qu'il avait justement une commission a me donner pour le cardinal
Antonelli, qui est de ses amis. Sans ça j'aurais été obligé de dépenser
une année de mon casuel. Il est vrai que je ne serais pas venu: non,
morbleu, je ne serais pas venu!

Tout en grondant, mon oncle m'apprit qu'il était arrivé depuis quatre
jours à Rome, et qu'il avait employé ce temps à faire sa commission et à
solliciter de monseigneur Antonelli la rémission de mon péché:

--Car il paraît, ajouta-t-il, que tu t'amuses à cracher sur les saintes
images et à porter sur toi des signes de cabale maçonnique ou autres?

--Vous ne croyez pas cela, j'espère?

--Non, je ne le crois pas. J'ai même engagé ma parole; j'ai juré sur
mon salut éternel que jamais l'idée n'avait pu te venir de profaner une
image du culte. Quant à la cabale, tu m'avais écrit que tu ne savais pas
même de quoi il était question, et j'ai répondu de toi. On a fait un peu
de grimaces pour mettre fin à cette procédure: mais comme il paraît que
j'avais apporté de bonnes nouvelles de mon archevêque, et qu'il m'avait
bien recommandé dans ses lettres; comme, d'ailleurs, je suis têtu et que
je ne crains pas de parler à n'importe quel grand personnage de l'Église
je l'ai emporté. Tu es libre; le cautionnement sera rendu à ton Anglais,
qui est vraiment meilleur que tu ne mérites; et si tu ne te fais plus
d'ennemis dans le pays, tu peux y faire quelques économies.

Il m'apprit aussi que ses lettres à lord B*** et au curé de Frascati,
pour retarder mon mariage, avaient été écrites de Rome. C'était la cause
du retard tenté en vain par ce dernier, Mon oncle avait eu pour motif
principal, disait-il, l'inconduite de Daniella.

--Mais on m'avait trompé, se hâta-t-il d'ajouter. L'Anglais m'a rassuré
à cet égard; il paraît que la fille est honnête, et qu'on m'avait mal
parlé d'elle par jalousie.

Pressé de me dire l'auteur de ces calomnies, il m'avoua avoir reçu à
Mers une lettre anonyme où on l'engageait à s'opposer à mon mariage avec
une fille intrigante et de mauvaise moeurs.

--Cela, dit-il, m'avait décidé à aller trouver mon archevêque. Je le
priais d'écrire dans ce maudit pays pour empêcher ton mariage. C'est
alors qu'il m'a dit: «Pourquoi n'iriez-vous pas? J'ai justement une
communication secrète à adresser à Rome par un moyen sûr. Vous êtes une
personne sûre, vous!--Ah! pardié, oui, que je lui ai répondu: je suis
un bonhomme tranquille, moi, et pas curieux de vos manigances de grands
seigneurs!» Ça l'a fait rire. «Allez-y, m'a-t-il dit, je me charge de
vos dépenses....» Tout de même, il a mal fait son compte; il croyait,
comme moi que la vie n'était pas chère en Italie, et les hôtels sont des
coupe-gorge. Ah! oui, je me suis mis en colère avec tous ces écorcheurs,
les bateliers, les conducteurs, les garçons d'auberge, les aubergistes
et les _facchini_! Bien nommés, ma foi! de vrais faquins! Plus de cent
fois par jour j'en ai le sang à la tête. Il faut payer partout, payer
pour visiter les églises, qui sont fermées à clef comme des coffres;
payer pour demander son chemin dans la rue; payer à la douane; et des
frais de passe-port! et des mendiants! C'est honteux, tant de loqueteux
dans les rues et sur les chemins! Si ma paroisse était administrée comme
ça, je ne voudrais jamais y remettre les pieds! En voilà un étonnement
pour moi de voir comment les chose se passent ici! Des prêtres qui vont
à la comédie, des cardinaux qui donnent le bras aux dames pour traverser
l'église de Saint-Pierre; et des Vénus, et des Cornus, et des Bacchus
plein le Vatican! des idoles païennes jusque dans les églises! Encore,
si tout ça était joli à regarder; mais rien! c'est affreux! Des vieux
tas de pierres dans les plus beaux quartiers, des statues à qui il
manque bras et jambes, un pays à l'abandon, une brande de Vaudevant,
une brenne de Mézières tout autour de la ville sainte, des aqueducs qui
n'amènent plus d'eau, des boeufs desséchés, des hommes qui ont tous
l'air de brigands, qu'on est toujours à regarder derrière soi s'ils ne
reviennent pas vous assassiner après vous avoir ôté leur guenille de
chapeau; des femmes sales qui ont l'air effronté, par dessus le marché;
des scorpions dans le pain, des cheveux dans la soupe... et quelle
soupe! je n'en voudrais pas chez nous pour laver les sabots de ma
jument. Pouah! le vilain pays! Dépêche-toi de me regarder, car tu ne m'y
verras pas longtemps, dans ta belle campagne de Rome!

Quand il eut exhalé son dépit, sa fatigue, ses déceptions et ses
étonnements, il se sentit plus calme et consentit à venir déjeuner à
Piccolomini, où lady Harriet nous réclamait. C'était la première fois
qu'elle se remettait à table avec la famille, et je trouvai Daniella
assise à côté d'elle, Medora entra quand nous eûmes tous pris place,
et sa figure, animée par la promenade du matin, prit une expression de
fureur quand elle vit l'accueil fait à ma femme. Elle se calma aussitôt,
et, après avoir souhaité le bonjour à sa tante, elle se retira chez
elle, sous prétexte de migraine, mais bien évidemment pour ne pas manger
avec Daniella.

Lady Harriet fut admirablement bonne et charmante en cette circonstance.
Elle sauva l'impertinence de sa nièce en affirmant que Medora était
réellement indisposée; mais elle l'affirma d'un air et d'un ton qui
montraient que cette personne injuste et volontaire avait perdu toute
influence sur elle, et qu'elle se souciait fort peu de la mécontenter.
Elle avait fait improviser à son cuisinier, dès qu'elle avait su, par
Daniella, notre mariage, un déjeuner plus recherché qu'à l'ordinaire;
et Mariuccia avait couvert de fleurs les assiettes de dessert. C'était,
disait lady Harriet, tout ce que l'on avait pu faire pour notre repas de
noces; et l'abbé Valreg qui, sans être gourmand, a des habitudes de bien
vivre très-contrariées depuis qu'il a quitté son presbytère, recouvra
toute sa bonne humeur devant cette table proprement et copieusement
servie.

La bonne Mariuccia voulut aider dans l'office, bien qu'elle ne se mêle
jamais du service de nos Anglais. Cette femme aimante et dévouée était
heureuse de regarder, par la porte entr'ouverte, sa nièce assise à _la
table des milords_. Lord B*** l'aperçut au dessert et dit quelques mots
à l'oreille de sa femme, qui la fit appeler pour la prier de boire avec
elle à la santé des mariés. Elle lui versa elle-même du vin de Grèce
dans un verre taillé, et le lui présenta sur une assiette avec force
biscuits et confitures. Mariuccia ne fut pas invitée à s'asseoir. La
conversion de milady ne pouvait aller jusque-là; et en somme, Mariuccia,
qui ne s'était pas attendue à tant d'honneur et qui n'était pas en
toilette, n'eût pas accepté avec plaisir de s'arrêter plus longtemps.
Elle fit le tour de la table pour trinquer avec chacun de nous,
embrassa sa nièce avec enthousiasme, et emporta les friandises pour le
_capucino_, ce pauvre idiot de frère qu'elle aime et qu'elle gâte, tout
en disant qu'il s'est fait moine parce qu'il n'était bon à rien.

Brumières fut aimable aussi. Il improvisa très-heureusement des vers
qu'il écrivit au crayon sur le dos d'une assiette, et dans lesquels il
vanta à propos le bon coeur et la vive pénétration de la noble dame qui
accueillait maternellement la femme de génie, la future grande artiste.
Lady Harriet voulut avoir l'explication de cette énigme. Daniella s'y
refusait, en riant des exagérations de notre ami; mais celui-ci parla,
malgré nous, avec tant de feu, de la voix et de l'instinct musical de
ma femme, et du grand talent qu'il m'attribue comme musicien et comme
peintre, que, bon gré mal gré, il nous fallut passer pour des aigles.
Lady Harriet, prompte à la crédulité et à l'engouement, tomba d'emblée
dans ce rêve de nos glorieuses destinées et caressa, en elle-même, celui
d'être notre première protectrice. Elle déclara que sa première sortie
serait pour venir à Mondragone entendre chanter Daniella et voir ma
peinture.

Elle était visiblement gaie et heureuse de l'effort qu'elle avait fait
pour rompre, une fois en passant, avec ses habitudes de convenances
et ses préjugés aristocratiques. Je sentais bien que cette rupture ne
pouvait être de longue durée, et que tout cela était une petite débauche
de bienveillance et de bonté, favorisée par la solitude de Frascati, les
souvenirs de la via Aurelia, la présence de mon oncle et le plaisir,
toujours cher à l'Anglaise en voyage, de faire un peu d'excentricité.
Mais, au milieu de ces considérations, j'en apercevais une plus
puissante et plus agréable pour moi: c'était le désir de satisfaire le
mari si longtemps méconnu et dédaigné. Lady Harriet était véritablement
sensible à l'attachement qu'il lui avait prouvé, et si elle doit revenir
à ses tristes erreurs sur le compte de cet excellent homme, ce qu'à Dieu
ne plaise! du moins, il aura eu, pendant cette convalescence où la
joie de se sentir revivre a disposé Harriet à une appréciation plus
équitable, quelques jours de repos et de bonheur.



LII

L'abbé Valreg voulut nous reconduire à Mondragone, pour voir comment
nous y étions installés. A l'aspect de cette vaste ruine, son étonnement
fut au comble, et, avant que nous eussions traversé le parterre en
friche pour le conduire au casino, un nouveau spleen s'était emparé de
lui. Il me trouvait de plus en plus fou de préférer cette demeure, selon
lui lugubre, et cette vie, qu'il appelait misérable, à celle que je
pourrais avoir en vivant chez nous, _sur mes terres_. Daniella, avec sa
gaieté radieuse au milieu de cette solitude, le frappait de stupeur,
et il se demandait tantôt si c'était une sainte, tantôt si c'était une
maniaque comme moi.

Il causa avec elle et la trouva si croyante, que cette âme, pleine
de foi et de feu, lui fit impression, sans qu'il se rendit compte de
l'ascendant qu'elle prenait sur lui.

--Décidément, me dit-il quand il parla de nous quitter, je crois que
tu n'as pas mal choisi. C'est une femme de courage et de principes. Le
malheur est que tu vas la gâter, lui mettre en tête tes idées saugrenues
et vouloir en faire une artiste, c'est-à-dire une paresseuse, au lieu
d'une bonne ménagère qu'elle pourrait être. Mais tout ça te regarde, et
je sais qu'il ne faut pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce.
J'ai fait mon devoir auprès de toi, j'ai rempli ma mission auprès du
cardinal Antonelli, et je m'en vas un peu plus tranquille que je ne
suis parti, et beaucoup plus aise de quitter Rome que je ne l'étais de
quitter mon endroit. Il fera chaud quand on me rattrapera aux voyages
d'agrément! Allons, tâche de revenir bientôt au pays, à moins que tu
ne trouves à faire fortune ici, ce dont je doute bien fort. Mais je
comprends aussi que tu doives faire honneur et compagnie à ces Anglais
qui t'ont sauvé de la prison, et peut-être de la corde! Tu méritais bien
quelque chose comme ça pour ton peu de cervelle! C'est égal, les choses
ont mieux tourné que je ne l'espérais, et je te laisse en assez
bonne passe, en t'engageant à montrer aux amis qui te comblent, la
reconnaissance que tu leur dois.

Il nous quitta sans nous permettre de l'accompagner au-delà de la porte.
Il voulait voir le curé de Frascati et faire notre paix avec lui, comme
il l'avait faite à Rome avec les cardinaux. Puis il voulait quitter Rome
aussi vite que possible.

«J'y mourrais, disait-il, si j'étais forcé d'y passer un jour de plus.»

Et il était bien évident pour moi qu'avec sa nostalgie si prompte et son
franc parler si peu diplomatique, il n'avait rien de mieux à faire que
de se presser de partir.


Mondragone, 5 juin.

Je fus, cependant, vivement ému de le perdre sitôt, car il avait
été aussi bon que de coutume, et, en outre, d'une douceur et d'une
indulgence dont je n'espérais pas si aisément le retour. Il y avait,
dans ce dernier fait, beaucoup du désir de s'en aller, et d'autres
raisons qui m'ont été expliquées plus tard.

Nous venons de passer huit jours de délices dans notre solitude.
Daniella n'est nullement malade de sa grossesse, et nous avons profité
de quelques beaux jours entremêlés de jours de pluie et d'orage, pour
aller nous promener ensemble autour des lacs. Je donne la préférence au
petit lac Némi, dont le cadre n'est guère plus grandiose que celui du
lac Albano, mais dont les rives sont adorablement jolies. Il y avait
là, le long d'une coulée de roches sombres, un temple dédié à Diane
_Nemorina_, dont les itinéraires assurent qu'il ne reste aucune trace,
un tremblement de terre ayant tout englouti dans le lac. Alors l'énorme
fragment sur lequel nous nous sommes assis serait récemment mis à nu
par quelque autre secousse non encore mentionnée. C'est un bloc de
construction antique colossale, qui s'est arrêté sur la margelle herbue
du petit lac, et qu'un arbre renversé dans l'eau, un arbre également
colossal, embrasse, étreint et semble soutenir dans ses racines énormes.
L'arbre est bien portant quand même, et trempe sa longue chevelure
verdoyante dans le _Miroir de Diane_, tel est le nom poétique que
l'antiquité a donné à ce diamant d'eau bleuâtre enchâssé dans le roc,
dans les fleurs et dans le feuillage.

Couché sur ce gigantesque débris, autour duquel venaient se briser en
faibles soupirs les petites lames de l'eau tranquille, je contemplais,
heureux et recueilli, la beauté sereine et suave de ma Daniella, assise
sur une des branches de l'arbre. Un vent léger faisait passer sur son
front les ombres mouvantes du feuillage et les taches d'or du soleil.
Puis elle s'étendit à son tour pour se reposer de l'ardente chaleur qui
nous poursuivait jusque sous cet ombrage séculaire. Sa tête, penchée
parmi les roseaux, se trouvait naturellement couronnée comme celle d'une
naïade. Sa taille souple a déjà perdu de sa ténuité virginale, et je
contemplais, avec une passion pleine d'attendrissement et de respect,
ses épaules plus tombantes et sa hanche moins cambrée, légers indices,
déjà visibles pour moi, du bonheur que Dieu nous envoie.

J'ai prié dans mon coeur avec une foi ardente, pendant qu'elle dormait
là, souriante et comme ravie dans un rêve délicieux. Chaque fois que je
la contemple, elle me semble toujours plus belle, et je crois découvrir
en elle des trésors de grâce qui ne m'avaient pas encore été révélés.
Peut-être n'est-elle pas belle pour les autres: voilà ce que j'aimerais
à me persuader. Je me souviens maintenant avec plaisir d'avoir entendu
dire à Medora qu'elle était laide, et à Brumières qu'elle était agréable
seulement. Si cette beauté mystérieuse, qui me fascine et m'enivre,
n'était visible et appréciable que pour moi, combien je serais fier
d'avoir reçu d'en haut le don de la comprendre!

Lune de miel, direz-vous peut-être! Non, non, vie de miel et d'ambroisie
pour l'éternité! Tout ce qui peut m'arriver en ce monde n'est rien que
le cours inévitable d'une destinée fugitive. La mort même de l'un de
nous ne serait que l'accident du voyage sur cette terre d'épreuves plus
ou moins dures, car devant l'effroi dont une semblable pensée me glace,
je sens lutter une foi, une certitude triomphantes: c'est que je suis
déjà bien heureux d'avoir rencontré dans ce monde-ci l'être que je dois
retrouver, aimer et posséder après, et toujours et partout! Je ne sais
si déjà, dans une existence antérieure, j'ai goûté ce bonheur, ou si je
l'ai mérité par une suite d'existences pures et tristes. Je ne sais rien
du passé, bien que parfois mes joies présentes ressemblent à de vagues
et doux souvenirs; mais l'avenir, l'avenir sans fin, je le porte là dans
mon coeur, comme le souffle même de ma vie, et je sens que je ne serai
plus jamais seul, parce que je n'aurai jamais d'autre amour sur la
terre, et que, par là, j'en éternise la sainte possession.

Nous avons parlé de vous au bord de ce beau petit lac, cratère éteint
dont les brisures sont devenues de véritables nids de fleurs sauvages.
Daniella vous aime et mêle votre nom à ses prières. Elle a compris ce
que je commence à comprendre moi-même: c'est qu'en exigeant ma parole
de vous écrire ma vie, autant que possible jour par jour et heure
par heure, vous m'avez conduit à une transformation sérieuse de mon
individualité. Je ne me sens plus le même qu'au temps où j'existais sans
savoir pourquoi ni comment, perdu dans des rêveries vagues, et craignant
toujours d'envisager le but de cette existence; m'ignorant, me
négligeant, me dédaignant presque moi-même, et me laissant parfois
envahir par ce découragement propre à ceux qui ont besoin d'un idéal que
la société ne leur montre et ne leur promet pas. Aujourd'hui je me sens
exister; j'ai fouillé et interrogé, malgré moi, mon propre coeur, et je
sais qu'il a été, sans peur, sans hésitation et sans sophisme, droit au
but qui lui était offert par la Providence: _Tutto per l'amore_!

Et je m'inquiéterais, à présent, de la fortune que je n'ai pas, de la
réputation que je n'aurai peut-être jamais, de la sécurité, des aises,
des convenances, de l'opinion, de la mode, de ce que fait et pense et
dit le monde à propos du but à poursuivre dans cette vie d'un jour? Et
que m'importe, quant à moi? De temps en temps mes yeux tombent sur des
publications nouvelles où je vois l'expression du désir, du besoin ou
du rêve de chacun. Beaucoup d'argent! Dans les romans mêmes, qui
sembleraient être la peinture d'un idéal plus pur que les bulletins
financiers des journaux, je vois souvent percer une aspiration
impétueuse vers quelque trésor comme celui des grottes de Monte-Cristo.
Je ne m'en étonne ni ne m'en scandalise. Je vois bien que, dans une
société si incertaine et si troublée, dans une Europe qui frémit de
crainte et d'espoir entre des rêves de prospérité fabuleuse et des
terreurs de cataclysme social universel, les imaginations vives
s'élancent, comme fait celle de Brumières, vers ce programme effrayant:
_Être riche ou mourir!_ Je crois que c'est là un malheur des temps où
nous vivons et que nous nous donnons un mal terrible pour nous bâtir un
gros navire, là où nous n'aurions besoin que d'une petite nacelle.

Au retour d'une de nos excursions nous avons trouvé Brumières à la porte
de Mondragone, tout agité, tout transporté, nous attendant pour nous
dire son _étonnante aventure_.

--Voilà, s'écria-t-il, ce qui vient de passer par la tête de Medora:
un mariage comme le vôtre, un _matrimonio segreto_, un mariage _alla
pianeta!_

--Et avec qui? lui demanda en souriant Daniella.

--C'est ce que je me suis d'abord demandé à moi-même; mais j'ai fini par
me procurer l'agréable persuasion que ce serait avec moi.

--Contez-nous ça.

--Je ne viens que pour vous le raconter. Sachez donc que depuis votre
mariage bizarre, ma princesse rêve sans cesse à la commodité, à la
gaieté, au sans-gêne et à la promptitude d'un pareil moyen pour
échapper, en cas de parti pris sur le _conjungo_, aux ennuyeuses
formalités, aux lenteurs, aux commentaires, aux cérémonies du mariage
officiel. Elle dit qu'elle ne se mariera jamais si, entre le _oui_
dit dans un salon et le _oui_ dit à l'autel, elle a quinze jours de
réflexion.

--«C'est ce qu'a fort bien senti M. Valreg, ajoutait-elle. Il a craint
les représentations de sa famille et ses propres objections; il a voulu
se prendre lui-même par surprise; il m'a donné un exemple à suivre. Il
faut que je me marie, c'est décidé; et comme je n'aime personne, je
serai à qui voudra bien m'aimer passionnément, sans autre espoir que
celui de mon amitié, sans autre garantie de bonheur que celle de ma
vertu. Ma tante et mon oncle vont s'opposer, comme ils l'ont déjà fait,
à ce qu'ils appelleront un coup de tête. Lady Harriet qui s'est si bien
trouvée, comme l'on sait; de son mariage d'amour, fait comme le renard
de la fable, qui avait la queue coupée, et ces bons parents, avec
leur désir effréné de faire mon bonheur, ne s'occupent qu'à prolonger
indéfiniment mon ennui et leurs tracasseries. Donc, au premier jour, je
vas leur dire: «J'épouse Pierre ou Paul.» Ils répondront que ni Pierre
ni Paul ne me conviennent, que je suis _folle_, compliment qu'on m'a
déjà fait et qu'il ne me plaît pas d'entendre répéter trop souvent.
Donc, au premier refus de leur adhésion au premier projet que j'aurai
arrêté, je me pends à la chasuble du premier prêtre que je verrai passer
dans une église, et tout sera dit. Je sais bien que je m'en repentirai
au bout d'une heure; mais comme je me repens également de toutes les
occasions que j'ai manquées de perdre ma liberté; comme tout bien
considéré cette liberté en est venue à m'ennuyer tout à fait, me
voilà décidée, à me jeter, la tête baissée, comme M. Valreg, dans le
précipice.
                
Go to page: 123456789101112
 
 
Хостинг от uCoz