George Sand

La Daniella, Vol. II.
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LA DANIELLA

TOME II


PAR

GEORGE SAND





XXX

Mondragone, 18 avril.

Je suis vraiment ici le plus heureux des hommes, et je sens bien que
ce sont là les plus beaux jours de ma vie. Chaque moment augmente ma
passion pour cette adorable femme qui, bien réellement, ne respire que
pour moi. Cette ivresse d'amour ne sera-t-elle qu'une lune de miel? Non,
c'est impossible, car je ne comprends plus comment j'accepterais la vie
si cette ferveur se refroidissait de part ou d'autre. Elle me semble
inépuisable. Ce qui est grand et beau peut-il donc nous lasser? On dit
pourtant qu'il faut un miracle pour que l'amour dure; je crois plutôt
qu'il en faut un bien terrible pour qu'il finisse.

C'est une existence bizarre, mais délicieuse pour moi, que celle que je
mène ici. Mes dix heures de solitude absolue sur vingt-quatre s'envolent
comme un instant, et, loin de m'inquiéter de ce dicton vulgaire que
le temps parait long quand on s'ennuie, je m'aperçois que c'est le
contraire absolument qui m'arrive. Les heures que la Daniella passe
auprès de moi me semblent longues comme des, siècles, parce qu'elles
sont remplies d'émotions et de joies indicibles. Je remercie Dieu de
l'illusion où je suis que j'ai vécu déjà, avec cette compagne venue du
ciel, une éternité de bonheur.

Quand je suis seul, je m'occupe et me rends compte des heures qui fuient
trop vite pour mes besoins de travail. Quand _elle_ est là, j'entre dans
une phase sur laquelle il me semble que la course du temps n'a pas de
prise, puisque chaque instant me rend plus vivant, plus épris, plus
naïf, plus jeune que je ne l'étais l'instant d'auparavant. Oh! oui, oui,
nous sommes immortels: l'amour nous en donne la claire révélation!

J'ai mis de l'ordre dans mes journées pour les rendre aussi profitables
que possible; nous nous levons à cinq heures, nous déjeunons ensemble,
je _la_ reconduis jusqu'à la porte du parterre, et je m'enferme; nous
avons chacun une clef de cette porte-là. Je cours à mon atelier faire
ma palette et peindre, car j'ai esquissé mon tableau, et j'y travaille
assidûment. A midi, je prends, sur ma terrasse du casino, ma
très-frugale collation. Je fume et lis un peu dans les livres classiques
que Daniella m'apporte de la villa Taverna, où il y a un reste de
bibliothèque dans les greniers. Quelques pages chaque jour me suffisent
pour retremper ce coin du cerveau qu'il ne faut pas laisser atrophier.
Les choses écrites, bonnes ou médiocres, vraies ou fausses,
entretiennent toujours un lien de souvenir on de raisonnement entre nous
et ce non-moi des métaphysiciens qui est encore _nous_, quoi qu'ils en
disent. Je fais ma promenade en continuant mon cigare et mes réflexions
sur ma lecture; puis, je travaille d'après nature, jusqu'au moment où le
soleil m'avertit qu'il faut rentrer au casino pour faire le ménage avec
un soin extrême, en attendant ma Daniella.

J'ai déjà ici toutes mes habitudes et toutes mes aises. J'ai
trouvé, dans un coin noir, sous des copeaux, deux fauteuils dorés
très-misérables, que j'ai recloués et solidifiés, car la _surdité_ du
_Pianto_ me permet décidément de me servir du marteau, avec un peu de
précaution seulement. J'ai rétabli l'équilibre de la table et je l'ai
frottée et cirée pour la rendre appétissante. J'ai rendu les vitres
claires, et, pour entretenir les fleurs dans le vase de la cheminée, je
sais dans quels coins humides fleurissent les iris de velours noir à
coeur jaune, et le long de quels murs poussent encore des giroflées d'un
beau ton de carmin. Il y a bien cinquante ans que ces plantes n'ont
reçu aucune culture; elles sont devenues simples, de doubles qu'elles
étaient; mais elles n'en sont ni plus tristes ni moins parfumées. Le
réséda de nos jardins pousse ici sur les vieux murs comme l'ortie chez
nous. L'asphodèle blanc doublé de vert, qui pousse en quantité dans le
parterre, est une espèce magnifique que je n'ai pas rencontrée ailleurs,
et que je crois exotique. Elle serait aussi un vestige de l'ancienne
culture de ce terrain, maintenant abandonné à lui-même. Le cyclamen, qui
ne se plaît que sous les arbres, est plus rare dans ces ruines. Pourtant
j'en ai découvert dans _un nid_ dans la rocaille de la fontaine qui
est au bout du parterre, et je les ménage religieusement; j'en sais le
compte.

Cette fontaine, la seule qui ait conservé de l'eau vive dans l'intérieur
du château, est l'objet divertissant de mon enclos. Elle est placée
sur une sorte de théâtre où l'on monte par un perron à bas reliefs de
mosaïques représentant des dragons, et surmonté de vases ventrus, qui
nourrissent une végétation de plantes sauvages assez semblables à des
artichauts. Ces vilaines plantes sont tout à fait en harmonie avec
ces vilains pots. La fontaine est une grande coupe posée sur un gros
piédestal et garnie des mêmes gros vases de marbre blanc. Un lit
d'herbes aquatiques surmontées de petites étoiles blanches d'une
fraîcheur exquise, s'est installé au fond de cette vasque, qui occupe le
milieu d'une espèce de proscénium d'un faux goût antique. Tout autour
sont des niches vides de leurs personnages mythologiques et dans l'une
desquelles l'eau arrive du dehors et remplit un bassin assez vaste, au
ras du pavé de mosaïque. Car tout est marbre précieux dans cette futile
décoration, et les échantillons de lapis, de porphyre, de jaspe, de vert
et de rouge antiques craquent partout sous les pieds. Il y en a, près
de la porte, un grand tas destiné à sabler le _stradone_, et sur ce tas
dans un coin du mur, la tête à moitié cachée par les bardanes et les
chardons, gît une pauvre bacchante rococo couronnée de raisins. Elle est
là, avec son rire pétrifié sur une bouche en coeur, étalant au soleil
ses seins nus, tandis que ses jambes, plantées debout à côté d'elle,
semblent attendre qu'elle se relève.

Je goûte dans cette captivité, dans cette solitude absolue, des plaisirs
que je ne connaissais pas. Ce matin, je regardais au-dessous de moi, par
les balustrades de ma terrasse, les enfants de la ferme jouer sur la
grande terrasse aux girouettes (le _terrazzone_), dont l'enceinte ne
fait pas partie de mon domaine. J'écoutais leurs discours, et je me
plaisais à l'emphase toute romaine avec laquelle un petit garçon maigre
à figure de singe racontait qu'une fois en sa vie il avait mangé le
_cioccolata_ chez le curé de Monte-Porzio. L'histoire de ce chocolat ne
finissait pas, et, pour en raviver le doux souvenir, il invitait
ses camarades à en prendre fictivement dans des coquilles que l'on
arrangeait en _dînette_ sur une grande ardoise. Il imitait alors les
manières accortes et majestueuses du curé, et pendant une grande heure,
au milieu d'un bavardage impossible à suivre, j'entendais le mot de
_cioccolata_ revenir avec une intonation de volupté indéfinissable, les
autres marmots savourant, en imagination, cette ambroisie inconnue,
vantée par leur camarade.

Je me rappelai que j'avais quelques tablettes de chocolat apportées par
Daniella, et il me fallut un grand effort de prudence pour ne pas les
leur jeter à travers les balustres. Quelle eût été leur surprise et leur
joie de voir tomber à leur pieds cette tuile précieuse, envoyée,
certes, par la fée de girouettes! Je crois que j'allais succomber à
la tentation, lorsqu'une jeune femme, que je crois être la femme de
Felipone, arriva et les gronda beaucoup d'être si près du château,
exposés, disait-elle, à recevoir sur la tête les pierres et les ardoises
qui pleuvaient incessamment. Cette crainte m'étonna un peu, car, de ce
côté-là, rien ne s'écroule quand le temps est calme, et l'empressement
qu'elle mit à emmener sa marmaille me fît penser qu'elle me savait là,
et qu'elle protégeait le mystère qui m'abrite. Pourtant Daniella assure
qu'elle ne peut se douter de ma présence.

J'ai compris, en voyant partir ces enfants qui m'amusaient, les joies
mélancoliques des prisonniers, le besoin d'entendre le son de la voix
humaine et de contempler les ébats des êtres libres; mais j'ai compris
cela seulement par la réflexion, car je suis le captif le plus docile et
le plus satisfait qui existe. Je resterais certes ici toute ma vie avec
joie dans les conditions où je m'y trouve. La pensée que Daniella doit
infailliblement arriver à une heure fixe fait pour moi de l'isolement
une volupté perpétuelle. Je suis là du matin au soir, dans l'attente
d'un rendez-vous d'amour, dont je savoure le souvenir en même temps que
l'espérance. Ma passion a ses heures de profond recueillement.
C'est comme une idée religieuse méditée dans la solennité d'une vie
d'anachorète.

J'écoute aussi avec plaisir des paroles lointaines que m'apportent les
bouffées du vent, et j'aime à interpréter les situations auxquelles ces
lambeaux de conversation peuvent se rapporter. Le chemin des Camaldules
à Frascati passe très-près d'ici, et j'entends les bouviers crier après
leurs boeufs, et les paysans s'entretenir ensemble à voix haute sur
leurs chars à quatre roues. C'est, chaque fois, un petit événement pour
moi, car ces chemins sont peu fréquentés, et ces bruits rares rompent la
monotonie des bruits continus de la cascade et des girouettes.

Mais ce qui m'intéresse davantage, c'est ce qui peut arriver à mon
oreille et à ma vue du côté de la villa Taverna. La végétation est si
épaisse autour de cette résidence, que je n'en aperçois que les toits.
Aussi Daniella a-t-elle imaginé de monter à une fenêtre en mansarde d'où
je peux voir le point blanc de son fichu de tête, et distinguer le
signe qu'elle me fait à midi, en allant sonner le goûter des gens de la
maison. Elle a cassé exprès la corde pour avoir le prétexte d'aller dans
ce grenier secouer la cloche. Elle aime à pouvoir m'avertir elle-même de
l'heure de ma collation.

Quelquefois aussi, en allant et venant sons les yeux de ses ouvrières,
elle agite et frappe son tambour de basque, comme prise d'un vertige de
gaieté. Quant le vent vient du couchant, il m'apporte cet appel amoureux
qui me fait tressaillir et trembler de bonheur.

Le temps se maintient magnifique, et ce climat est délicieux au moment
où nous sommes. Pourtant, il ne faut pas se faire trop d'illusions:
c'est à peu de chose près, quant à présent, la température du centre de
la France; il y a tout au plus huit jours d'avance sur la floraison
des arbres fruitiers, et j'ai laissé la Provence plus avancée, sous ce
rapport, que ne l'est la campagne de Rome aujourd'hui. Ce qui trompe
la sensation dans ce pays-ci, c'est l'éternelle verdure des arbres à
feuilles persistantes. Dans l'immense parc que j'ai sous les yeux, tout
est chênes verts, pins, oliviers, bois et myrtes. Les âcres parfums des
diverses espèces de lauriers qui abondent à l'état d'arbres en fleur
montent jusqu'à moi au point d'être quelquefois incommodes. C'est une
très-bonne senteur d'amande amère, mais trop violente. Des milliers
d'abeilles bourdonnent au soleil. Le ciel est d'un bleu étincelant. A
midi, on se croirait en plein été; mais la mer et les montagnes amènent
incessamment des nuages superbes, qui, tout à coup, rendent l'air
très-frais. Les oiseaux ne songent pas encore à bâtir leurs nids; les
papillons de ces climats ne sont pas en avance et ne font pas leur
apparition plus tôt que chez nous. Les châtaigniers et les platanes ne
font que bourgeonner; les taillis de chênes ne songent pas encore à
dépouiller leur feuillage sec de l'année dernière. Mon oncle le curé
avait donc raison en me disant qu'à Rome les arbres ne _poussaient pas
les racines en l'air_ et que notre pays en valait bien un autre. Mais,
fût-il ici, il ne pourrait comprendre combien la physionomie du moindre
caillou diffère de celle d'un caillou de chez nous. Toute chose a son
air particulier, son expression, son accent, sa gamme pour ainsi dire,
et je me sens réellement bien loin de la France, bien absent du milieu
qui faisait comme partie de moi-même, bien voyageur, bien surpris, bien
badaud et bien intéressé par le moindre brin d'herbe que je rencontre.

Les nuits sont excessivement froides. Heureusement, nous avons
découvert, dans certaines salles basses, des lits de charbon, provenant
de l'incendie des boiseries ou des meubles du château, lors de
l'occupation par les Autrichiens. Nous pouvons donc réchauffer nos
petites chambres du casino sans produire de fumée dans les cheminées, et
nous avons, dans l'appartement complet dont nous nous sommes emparés,
une petite cuisine avec des fourneaux où un foyer de braise, constamment
allumé sous la cendre, nous permet de puiser à toute heure.

Tout cet appartement s'est rempli et meublé, comme par magie, des
ustensiles nécessaires à une véritable installation. Daniella trouve
moyen d'apporter tous les jours quelque chose, et moi, en furetant dans
les appartements du château, je découvre des vases brisés, des meubles
éclopés ou des débris d'objets d'art, qu'avec quelque réparation, je
fais servir au confort ou à l'ornement de notre intérieur.

Je n'ai qu'un souci en tête, c'est la crainte que cette douce existence
ne prenne fin trop vite. On n'a aucune nouvelle certaine de mon affaire.
Le capucin Cyprien, oncle de Daniella, qui va la voir tous les jours à
la villa Taverna, lui dit que l'on me cherche, et que les _carabinieri_
(ce sont les gendarmes du pays) s'informent de moi dans tous les
environs. On sait que, malgré l'assertion de la Mariuccia, je n'ai pas
paru à Tivoli. On a parlé de fouiller les villas, mais on y a renoncé,
ce qui ferait croire que mon mystérieux protecteur a agi. Dans tout
ceci, j'ignore si la police française a reçu avis de ce qui me concerne.
Si cela est, elle me cherche peut-être à Rome pour me donner mes
passe-ports et l'ordre de quitter les États romains. J'imagine que ce
serait là le parti qu'elle croirait devoir prendre à mon égard: aussi je
me garderai bien de réclamer la protection de mon gouvernement en cette
circonstance.

Un fait bizarre complique ma situation. Frère Cyprien a ouï dire que les
agents de police, en furetant dans ma chambre de Piccolomini, d'où la
Mariuccia s'était très-prudemment empressée de retirer mes bagages,
avaient trouvé par terre un petit carré de métal percé de signes
cabalistiques. On a demandé à la Mariuccia si cet objet m'appartenait.
Elle n'en savait rien; mais, à tout hasard, elle a répondu que cela
avait été laissé dans cette chambre par un voyageur qui m'y avait
précédé de quelques mois, et dont elle a feint de ne pouvoir retrouver
le nom. On n'a pas ajouté tout à fait foi à cette réponse, et on s'est
emparé de l'objet mystérieux, que l'on paraît reconnaître pour un signe
de ralliement révolutionnaire. S'il en est ainsi, j'ai reçu ce signe de
la main d'un agent provocateur déguisé en capucin ou capucin pour tout
de bon, et je n'aurais pas beau jeu devant le saint-office contre un
mouchard de cette espèce.

Ce qui me confirme dans cette pensée, c'est que, deux fois déjà, depuis
huit jours que je suis caché ici, j'ai vu ce même moine noir et
blanc, que j'avais remarqué dans les ruines de Tusculum, rôder sur le
_Terrazzone_. Ces gens-là entrent partout, et je ne serais pas étonné
qu'il eût fait part de ses méfiances au fermier Felipone, car celui-ci
passe de temps en temps sous le casino d'un air inquiet et les yeux
attachés sur les balustres, d'où je puis suivre tous ses mouvements.
Quant au moine, qui est, je crois, un dominicain ou un individu caché
sous le costume de cet ordre, il ne m'a même pas paru examiner le
palais. Le plus souvent, il me tournait le dos et semblait contempler le
paysage immense que domine la terrasse. Mais peut-être observait-il avec
l'oreille, et moi, instinctivement, malgré la hauteur d'où je plongeais
sur lui, je retenais ma respiration. J'ai demandé à Daniella si elle
l'avait quelquefois rencontré dans les environs. Elle m'a dit ne
connaître et n'avoir jamais remarqué aucun dominicain en particulier
dans les environs.

Je suis environné ici d'êtres beaucoup moins inquiétants que ce moine.
Ce sont de petits serpents qui ont des pattes, mais si peu de pattes que
je ne puis me décider à les ranger parmi les lézards. Ils courraient
mal avec ces rudiments de jambes, s'ils ne rampaient en même temps avec
beaucoup de prestesse et de grâce. Ce sont de charmants petits animaux
tout à fait inoffensifs. J'avais fait connaissance avec eux le jour où
j'ai été à Tusculum; le berger Onofrio m'avait appris à les toucher
sans crainte. J'ai eu la tentation d'essayer d'en apprivoiser un qui
me semblait d'un naturel moins poltron que les autres; mais Daniella,
voyant mon goût pour les bêtes, m'en a amené une plus aimable et plus
utile. C'est une belle chèvre blanche qui me donne d'excellent lait et
qui me tient compagnie en broutant à mes côtés pendant que je dessine.
Je la soigne comme une personne; et elle paraît se plaire ici, où elle
entre jusqu'au ventre dans l'herbe et les fleurs. J'ai, en outre, quatre
lapins domestiques dans le parterre, et il est question de m'apporter
des oiseaux en cage. Il ne faut pas songer à un chien, cela aboie; ni
à des poules, leur voix nous attirerait des amateurs qui monteraient à
l'assaut pour les voler.

Les scorpions abondent. Dès qu'on soulève une pierre, on en trouve un
ou deux, blottis et engourdis dessous. Ils ne sont pas dangereux en ce
temps-ci, et on peut les tuer par milliers; mais personne ne s'occupe de
les détruire. Ils ne piquent que lorsqu'on les irrite, et les accidents
sont rares, à ce que l'on m'a dit.

Du reste, la rareté des insectes me frappe dans ce pays de jardins.
Aujourd'hui, pour la première fois, je vois voler, autour du casino, un
papillon qui n'est pas de nos climats. Il est extrêmement joli. Je crois
qu'on l'appelle thaïs; mais je n'en suis pas sûr. Je n'ai que la mémoire
des yeux. Je connais de vue tout ce qui fleurit ou voltige dans les
endroits que j'ai habités quelque temps; je ne retiens aucun nom...

J'en étais là de mon journal lorsque... Mais je suis encore interrompu,
et ce qui m'arrive demande un autre chapitre que je vous écrirai demain,
si je puis.



XXXI

Mondragone, 24 avril.

Tout en écrivant, avant-hier, je regardais tranquillement le vol mou
et comme indécis du papillon thaïs égaré sur les herbes inodores de la
muraille. J'étais sur la terrasse du casino, le dos tourné au portique
de Vignole, lorsqu'un léger bruit me fit tressaillir et tourner la tête:
Tartaglia était debout derrière moi.

--O Brumières, Brumières, pensai-je, vous me l'aviez prédit! nulle part
je ne serai à l'abri de l'espionnage de cet homme!

Un instant, j'eus la pensée de le prendre à bras le corps, sans lui rien
dire, et de le précipiter par-dessus la balustrade de la terrasse. Il
vit le tremblement convulsif qui contractait mes lèvres, au point de
m'empêcher de parler, et pâlit un instant; mais, reprenant vite son
audace habituelle:

--N'ayez pas d'idées sinistres, Excellence, me dit-il, vous n'êtes pas
trahi; je viens ici avec la clef, voyez, et de la part de la Daniella.

--Mon Dieu! pourquoi ne vient-elle pas elle-même? Il lui est arrivé
malheur? Parle!

--Rien, presque rien, Excellence! Une entorse qu'elle a prise en
descendant trop vite l'escalier du grenier de la villa Taverna, où elle
va tous les jours sonner pour le dîner des gens de la maison et pour le
vôtre surtout!

--Je veux aller la voir tout de suite, j'y cours!

--Non, non! Il y a des espions dans le parc: vous seriez pris tout de
suite. Masolino a des doutes sur sa soeur; il la surveille depuis ce
matin, il est à la villa Taverna. Le médecin est venu avec lui: il dit
que l'accident de la Daniella n'est rien; mais qu'il faut qu'elle reste
huit jours sans bouger du lit où Olivia l'a mise et la soigne comme sa
propre fille. Ne soyez donc pas inquiet; patientez, ou vous vous perdrez
en perdant la Daniella. Si on vous arrêtait, elle se lèverait, elle
marcherait, elle courrait, dût-elle en mourir. Elle a une tête que vous
ne connaissez pas! Le bon Dieu a voulu que je fusse là quand la chose
est arrivée, et que, voyant son chagrin, j'aie pu lui dire à l'oreille:
Je sais tout. J'irai avertir _notre ami_, et je te promets de rester
ici et d'être à ses ordres tout le temps que tu seras retenue par cet
accident. Je ferai plus, _mossiou_! Bien que vous n'ayez pas en moi la
confiance que je mérite, je vous garderai mieux que la pauvre fille ne
pouvait le faire; je dérouterai les espions; j'enverrai les carabiniers
où vous n'êtes pas. Je ferai en sorte que vous soyez ici aussi en sûreté
que si vous étiez au château Saint-Ange.

Je n'écoutais plus Tartaglia que machinalement. Je songeais à Daniella
souffrant au moral et au physique. Je craignais la brutalité de son
frère envers elle; je voyais les obstacles se dresser entre nous, et la
première brèche se faire à notre inaccessible paradis. Je regardais,
ébahi et consterné, l'insupportable figure du bohémien, que j'étais
désormais condamné à attendre et à désirer, à la place de l'idéale
apparition de ma maîtresse. Le serpent avait pénétré dans l'Eden.

Et, à ma douleur, se mêlait une secrète irritation. Pourquoi, au lieu
d'Olivia, de Mariuccia ou du frère Cyprien, qui étaient tous trois dans
sa confidence, Daniella m'envoyait-elle cette canaille de Tartaglia, qui
m'a toujours fait l'effet de l'espion par excellence? Je ne pensais
pas à lui demander comment, ainsi qu'il le prétendait, il avait pu,
d'avance, savoir notre secret. Je pensais aux premières confessions de
ma maîtresse, me racontant, avec une humble candeur, que le premier
homme qui lui avait parlé d'amour et causé quelque vertige, c'était ce
même bandit à figure de polichinelle. Elle ne le lui avait jamais avoué;
il ne l'avait peut-être pas deviné. Elle avait rougi, elle avait ri de
sa propre folie. Elle en riait encore, elle le trouvait affreux, elle
le savait libertin; mais elle avait conservé pour lui de l'amitié,
disait-elle, et une sorte d'estime relative que je ne comprenais pas et
dont je lui aurais volontiers fait reproche, si, depuis les jours de
notre ivresse, j'eusse pu me rappeler le nom et l'existence de ce drôle.
Cette estime surprenante était donc bien plus grande que je ne m'en
étais avisé, puisqu'elle allait jusqu'à la confiance la plus absolue,
jusqu'au secret le plus intime.

Et voilà que notre bonheur idéal avait un confident, un commentateur,
une sorte de témoin! Et quel témoin! le plus salissant de tous ceux
qu'on pouvait choisir! Tout me semblait dévoilé et profané maintenant.
Un flot d'amertume contre ma divine Daniella se mêlait donc à la douleur
d'être si brusquement et si tristement séparé d'elle. Je sentais mon
ciel s'obscurcir, mon enivrement se glacer, et des larmes, dont
je n'avais pas conscience, couler sur mes joues, pendant que le
Tartaglia-Benvenuto m'exposait avec aplomb et volubilité, tous les
motifs de consolation que je devais puiser en lui.

--Allons, dit-il en saisissant et en baisant la main dont j'étais tenté
de le souffleter, voilà que le chagrin vous prend et que vous pleurez
comme une femme! Soyez un homme, _mossiou_! Ceci n'est rien et passera
vite. Je vois que vous aimez follement cette petite fille. Vous avez
bien tort, pouvant prétendre encore à un si beau mariage... Mais ne vous
fâchez pas! je ne dis rien. Il faut, quand le diable nous tient, le
laisser faire, et je sais bien que si l'on contrariait votre opinion du
moment, on la ferait durer plus qu'elle ne doit raisonnablement durer.
Ne craignez donc pas que je vous dise du mal de la petite _stiratrice_.
D'abord, il n'y a pas de mal à en dire: c'est une fille aimable et que
j'ai failli aimer, moi qui vous parle.

Pour le coup, je perdis patience, et sentant que j'allais me porter
à quelque stupide fureur, je me levai et courus m'enfermer dans ma
chambre. Là, je tâchai de sortir de l'étourdissement où tout ceci
m'avait jeté. Je parvins à me calmer et à raisonner ma situation. La
première pensée qui eût dû se présenter à moi, c'est que Tartaglia
me trompait; c'est qu'il avait dérobé la clef du parterre à Daniella
évanouie. Je ne pouvais malheureusement pas douter d'un accident
quelconque arrivé à cette chère créature, car l'heure du dîner était
passée et elle n'était pas là. Donc, Tartaglia était un espion chargé
de découvrir le lieu de mon refuge; il avait procédé par induction,
le hasard avait pu l'aider. On allait venir m'arrêter, ou bien, si la
protection d'un certain cardinal était réelle et souveraine à Mondragone
_intra muros_, on avait déjà coupé les communications entre Daniella et
moi, et on se proposait de me prendre par famine.

--Eh bien, cela ne sera pas nécessaire, pensai-je; la chose impossible
pour moi, c'est d'ignorer dans quelle situation est Daniella. À tout
risque, j'irai à Taverna dès que la nuit sera sombre. Je viendrai à bout
de la voir; je lui laisserai tout ce que je possède, à l'exception de ce
qu'il me faut pour fuir, et je fuirai. J'irai l'attendre hors des États
de l'Église, pour l'épouser et l'emmener en France.

Je commençai donc par m'assurer de la solidité de ma canne à tête de
plomb, car j'étais résolu à me défendre en cas de surprise. Je mis mon
argent sur moi, dans une ceinture _ad hoc_. Je fis un petit paquet du
linge le plus strictement nécessaire, et de l'album qui contient ce
récit. Je pris en guise de passeport, au besoin, divers papiers pouvant
constater mon identité auprès des autorités françaises. Je m'enveloppai
de mon caban qui est presque à l'épreuve de la balle, et, résolu à
braver toutes choses, je me dirigeai vers la porte de mon appartement
qui communique avec l'intérieur du palais.

Mais au moment où je posais la main sur la serrure, on frappait à cette
porte. Je m'arrêtai indécis.

--Si l'on vient me prendre, pensai-je, je sais le moyen de fuir, au
moins de cette chambre.

Et je me hâtai de sortir par l'autre porte et d'attacher à un balustre
de la petite terrasse, la corde à noeuds que j'ai faite avec celle qui
liait ma malle, et qui peut, avec quelques chances de succès, me faire
descendre jusqu'au _terrazzone_. Je me hâtais, pensant que l'on allait
enfoncer la porte; mais on se contentait de frapper doucement et
discrètement. J'entendis même, en revenant au seuil de ma chambre, la
voix piteuse de Tartaglia qui me disait:

--Eh! _mossiou_! c'est votre dîner qui _va se refroidir_. Ne vous méfiez
donc pas de moi!

Ce pouvait être un piège, mais la crainte du ridicule l'emporta sur ma
prudence. Si Tartaglia ne me trahissait pas, mes précautions étaient
absurdes; s'il venait avec des estafiers, il y avait autant de chances
de salut à me frayer résolument un passage au milieu d'eux à coups
de casse-tête, qu'à me risquer le long de la corde, exposé au feu de
quelque ennemi caché sous ma terrasse.

J'ouvris donc, l'arme au point, et ne pus m'empêcher d'avoir envie de
rire en voyant Tartaglia assis par terre devant la porte, avec un plat
couvert entre ses jambes, et attendant avec résignation mon bon plaisir.

--Je vois bien ce que c'est, dit-il en entrant courtoisement, sans
oublier de jeter sous son bras son béret crasseux; vous croyez que je
suis un coquin? Allons, allons, vous en reviendrez sur mon compte,
_mossiou l'ingrat_! Voilà du macaroni que j'ai préparé dans votre
cuisine, car je connais les êtres de longue date, et je me pique de vous
faire mieux dîner que jamais n'aurait su l'imaginer la Daniella. La
pauvre fille! elle n'a jamais eu le moindre goût pour la cuisine, tandis
que moi, _mossiou_, j'ai le génie du vrai cuisinier, qui consiste à
faire de rien quelque chose et à trouver le moyen de bien nourrir ses
maîtres au milieu d'un désert.

Le plat fumant qu'il posait sur la table donnait un tel démenti à mes
suppositions, que je me trouvai tout honteux. Certes, depuis une heure
qu'il était au coeur de ma forteresse, il aurait eu mieux à faire, s'il
eût voulu me livrer à mes ennemis, que de s'occuper à me préparer un
macaroni au parmesan.

Je suis sobre comme un Bédouin; je vivrais de dattes et d'une once de
farine, et, depuis huit jours, je me nourris de pain, de viandes froides
et de fruits secs, ne voulant pas souffrir que Daniella perde, à me
faire des ragoûts et des soupes, le temps qu'elle peut passer à mes
côtés. Pourtant la jeunesse a des instincts de voracité toujours prêts à
se réveiller, et l'air vif de Mondragone aiguise terriblement l'appétit.
Je ne saurais donc affirmer que, malgré mon chagrin, mes agitations
et mes dangers, la vue et l'odeur de ce macaroni brûlant me fussent
précisément désagréables.

--Mangez, disait Tartaglia, et ne craignez rien. La Daniella ne mourra
pas pour une entorse. Quand je l'ai laissée, elle ne souffrait déjà plus
que du chagrin d'être séparée de vous. La première chose qu'elle me
demandera quand je la verrai, ce soir, c'est si vous avez consenti à
dîner, à ne pas vous désoler et à prendre en patience son mal et votre
ennui.

--Ah! mon ennui, qu'importe? Mais son mal! Et ce frère qui la menace!
Est-ce vrai, tout ce que tu m'as dit?

--C'est vrai, Excellence, vrai comme voilà un bon macaroni; mais les
menaces de l'ivrogne Masolino, la Daniella y est habituée et s'en moque.
Il a beau se douter de quelque chose, il ne sait rien, il ne peut rien
savoir. Et, d'ailleurs, s'il voulait maltraiter la pauvrette, les gens
de la villa Taverna ne le souffriraient pas. Il a beau rôder dans le
parc, s'il ne vous rencontre pas, il ne peut rien prouver contre elle.

--Prouver! elle serait donc impliquée dans mes contrariantes affaires,
si l'on supposait qu'elle a des rapports d'amitié avec moi?

--Eh! mais oui, Excellence. Vous faites partie d'une société secrète...

--Cela est faux.

--Je le sais bien! mais on le croit; et Daniella, si son frère la
dénonçait, comme votre complice, au provincial des dominicains, ou
seulement un curé de sa paroisse, comme mauvaise chrétienne, amoureuse
d'un hérétique et d'un _iconoclaste_, pourrait bien aussi tâter de la
prison.

--Ah! ciel! je serai prudent, je me soumets! mais ne me trompes-tu pas?

--Eh pourquoi vous tromperais-je, vous que je voudrais conserver comme
la prunelle de mes yeux pour de meilleures destinées?

Je m'étais assis et me laissais servir par lui, lorsqu'au milieu de ses
protestations de dévouement, j'entendis secouer à ma fenêtre le petit
grelot de la chèvre, dont nous avons fait une espèce de sonnette,
Daniella et moi, au moyen d'un système de ficelles qui longent le mur du
parterre.

--Tiens! m'écriai-je en me relevant, tu es un indigne coquin! Tu as
menti, grâce au ciel! Voilà la Daniella!

--Eh! non, _mossiou_! dit-il en se disposant à aller ouvrir; c'est
l'Olivia, ou bien c'est la Mariuccia qui vient vous donner des nouvelles
de sa nièce.

J'étais si impatient d'en recevoir de vraies que, sans m'inquiéter
davantage de Tartaglia, je m'élançai, je franchis comme une flèche
la longueur du parterre, et ouvris la porte du dehors sans aucune
précaution. Ce n'était ni Mariuccia ni Olivia, mais bien le frère
Cyprien, qui se glissa rapidement par la fente de la porte avant que
j'eusse eu le temps de l'ouvrir toute grande et qui la repoussa derrière
lui en me faisant signe de tirer les gros verrous.

--Silence! me dit-il à voix basse; j'ai pu être suivi malgré mes
précautions!

Nous avançâmes dans le parterre, et il me parla d'une manière assez
embrouillée: c'est sa manière. Ce que je compris clairement, c'est que
le jardin était occupé, non pas ostensiblement, mais très-certainement
par des gens de la police, et que le capucin courait des risques en
venant me voir.

--Allons chez vous, dit-il; je vous parlerai plus librement. Quand il
fut seul avec moi dans le casino, il me confirma le récit de Tartaglia.
L'entorse de Daniella n'avait rien d'inquiétant, mais exigeait le
plus complet repos. Son frère, installé chez les fermiers de la villa
Taverna, avait l'oeil sur la porte et sur les fenêtres de sa chambre. Je
devais renoncer à la voir jusqu'à nouvel ordre. Elle exigeait de nouveau
ma parole d'honneur qu'à moins d'être poursuivi jusque dans l'intérieur
de Mondragone, je m'y tinsse enfermé et tranquille.

--Donnez-moi cette parole, mon cher frère, dit le capucin, car elle est
capable de tout risquer et de venir ici en se traînant sur les genoux.

--Je vous la donne, m'écriai-je; mais ne peut-elle m'écrire?

--Elle le voulait, j'ai refusé de me charger de sa lettre. Je pouvais
être arrêté et fouillé. C'était nous perdre tous. Voyons, calmez-vous,
et causons; mais donnez-moi quelque chose à manger, car c'est l'heure de
mon souper, et j'ai une belle trotte à faire pour regagner mon couvent.

Je me hâtai de servir le bonhomme, qui dégusta sa part de macaroni avec
un appétit remarquable. Tout agité qu'il était, je vis qu'il prenait
grand plaisir à manger, et cela me gênait beaucoup pour obtenir des
réponses nettes aux mille questions que je lui adressais. Le pauvre
homme n'est peut-être pas gourmand, mais il est affamé. Ce fut bien pis
quand Tartaglia, que j'avais oublié, reparut avec un jeune esturgeon
cuit au vin, et un plat d'artichauts frits dans la graisse. Il n'y eut
plus moyen de tirer du moine un mot de bon sens, et, pendant plus d'une
heure, il fallut me résigner à le voir engloutir ces mets, et à manger
moi-même pour satisfaire Tartaglia, que je ne pouvais plus regarder
comme un ennemi, et dont le dévouement méritait mieux de moi que des
soupçons et des rebuffades.

Ma situation devenait de plus en plus étrange avec ces hôtes nouveaux.
Mon chagrin et mon inquiétude se heurtaient aux contrastes d'un appétit
de capucin qui profitait d'une rare circonstance pour s'assouvir,
et d'une servilité de valet comique dont, en ce moment, l'unique
préoccupation était de me prouver ses talents culinaires.

--Mangez, mangez, Excellence, me disait-il; vous aurez du café succulent
pour digérer, car la Daniella m'a dit: «Surtout, soigne-lui son café; il
n'a pas d'autre gourmandise.»

Ce détail était si bien dans les habitudes de gâterie féminine de
Daniella, que je me rendis tout à fait à la sincérité de Tartaglia,
attestée d'ailleurs par la confiance et l'espèce d'amitié que le capucin
lui témoignait. Il me restait bien une épine dans le coeur, en songeant
que cette amitié était réelle et sérieuse chez Daniella, et je me
sentais profondément humilié, non pas d'accepter les services de cet
homme (je pouvais les payer un jour), mais de le voir immiscé dans
les secrets de coeur de Daniella, et comme initié aux mystères de mon
bonheur.

Je ne pus me retenir d'en témoigner quelque chose à frère Cyprien.

--Vous n'étiez donc pas là quand elle a fait cette chute? lui
demandai-je pendant que Tartaglia allait chercher le café.

--Eh! vraiment, non, dit-il; mais, quand même j'y aurais été, ce n'est
ni moi, ni Olivia, ni ma soeur Mariuccia qui aurions pu nous charger de
veiller sur vous et de vous empêcher de mourir de faim. Ces deux femmes
sont trop surveillées dans ce moment-ci; et, quant à moi, je suis
un pauvre homme trop assujetti à la règle de son ordre. Croyez-moi,
Tartaglia est l'ami qu'il vous fallait, et il ne sera jamais arrêté en
venant vous voir, lui!

--Ah! ah! et pourquoi cela?

--Je ne sais pas, mais c'est ainsi. Tout le monde le connaît, et il est
bien avec tout le monde.

--Même avec la police?

--Eh! _chi lo sa_! répondit le moine, du même ton que prenait sa soeur
Mariuccia quand elle voulait dire: «Ne m'en demandez pas davantage, je
ne veux pas le savoir.»

Tout en prenant le café, j'essayai de me distraire de mes préoccupations
en faisant la conversation avec ce moine. Je fus surpris de sa nullité
et même de sa stupidité. D'après les avertissements qu'il avait su
donner à sa famille à propos de moi, et d'après la visite généreuse
qu'il me faisait en ce moment, je devais le croire pénétrant, hardi
et actif. Rien de tout cela! Il est ignorant, timide et paresseux. En
outre, il est dépourvu de toute notion, même élémentaire, sur quoi que
ce soit au monde, et complètement abruti par la règle de son ordre et
par la mendicité. C'est pourtant une bonne et douce créature, qui n'a
conservé de facultés aimantes que pour sa soeur et pour sa nièce, et
qui, malgré la sincérité de sa dévotion, manquera tant qu'elles voudront
à l'esprit de corps monastique pour les servir et les obliger; mais son
ineptie doit rendre son assistance à peu près nulle. Sa cervelle est une
tête de pavot percée de trous, par où, depuis longtemps, le vent a fait
tomber toute la graine. Il n'a ni ordre dans les idées, ni mémoire, ni
lucidité sur aucun sujet. Il sait à peine le nom, l'âge et la profession
des êtres avec lesquels il se trouve en relations fréquentes, et quand,
par hasard, il s'en souvient, il en est si enchanté qu'il répète son
dire cinq ou six fois avec une complaisance hébétée. Quant à la nature
qui l'environne et dont il vante, à tout propos, la beauté et la
fertilité par un phrase banale stéréotypée, il les voit à travers un
crêpe, et ne distinguerait pas, j'en réponds un chardon d'avec une
rose. Rien de particulier ne frappe cette organisation émoussée,
très-inférieure à celle du paysan le plus fiévreux et le plus indolent
de la Campagne de Rome. En fait de religion, il est impossible de savoir
s'il a la notion de Dieu à quelque degré que ce soit. Il parle
chapelle, reliques, cierges, offices et chapelet; mais je ne crois
pas qu'au-dessus du matériel du culte, il ait une idée, un sentiment
religieux quelconques.

Quant à la société religieuse et politique de son pays, ce sont lettres
closes pour lui. Il confond dans la même soumission béate et souriante
tout ce qu'il peut avoir de respect et de foi pour le pape de 1848 et
pour le pape d'aujourd'hui; et non seulement il approuve et bénit le
pape passant d'un système au système opposé, mais encore il admire et
bénit, parmi les princes de l'Église, les plus ardents ennemis de tout
système émanant du pape. Pourvu qu'on soit cardinal, évéque ou seulement
_abbate_, on est un personnage nimbé, qui l'éblouit et le subjugue.
Bref, on ne peut rien tirer de lui, et Dieu sait bien que je ne voulais
en tirer autre chose que des renseignements à mon usage sur ma situation
personnelle; mais cela même fut impossible: tout aboutissait à cet
éternel _Chi lo sa?_ qui est arrivé à me porter sur les nerfs. Mes
questions l'effrayaient; il ne les comprenait même pas. Il ne savait pas
si le cardinal avait agi réellement; il ne savait pas si mon affaire
était poursuivie au civil ou au religieux, si j'avais affaire au
_giudice processante_, juge d'instruction du pays, ou à _l'inquisiteur
de droit_, président du tribunal ecclésiastique, ou enfin au
saint-office proprement dit; car ces trois juridictions fonctionnent
tour à tour et peut-être simultanément dans les poursuites politiques,
civiles et religieuses. Or, dans ce pays-ci, l'accusation portée contre
moi peut être envisagée sous ces trois faces.

Quand je vis que mes questions étaient superflues, j'engageai Tartaglia
à reconduire le capucin à son couvent; mais celui-ci, pris de terreur,
refusa de sortir avant deux heures du matin.

--A l'heure qu'il est, dit-il (il était dix heures), mon couvent est
fermé, et il ne sera rouvert que lorsqu'on sonnera matines. Ne vous
inquiétez pas de moi; je m'éveillerai de moi-même à ce moment-là; je vas
m'étendre sur votre lit et faire un somme.

Cette proposition me révolta, car le bonhomme était d'une malpropreté
classique. Tartaglia m'en préserva en lui disant qu'il ne fallait pas
risquer d'être surpris dans ma chambre, et il l'emmena coucher dans le
cellier à la paille, où, en cas d'événement, il pourrait se tenir coi et
n'être pas découvert.



XXXII

Mondragone, 20 avril.

Comme il m'eût été impossible de dormir, j'enlevai le souper, je donnai
de l'air à ma chambre, puis je m'enfermai et rallumai la bougie afin de
tromper l'inquiétude et la tristesse en reprenant ce journal. Mais je
n'avais pas écrit une ligne que l'on frappa de nouveau à ma porte. Un
pareil incident m'eût bouleversé hier, lorsque je me sentais seul au
monde avec Daniella. Aujourd'hui que je ne l'attends plus et que toutes
mes précautions pour conjurer le destin seraient à peu près inutiles, je
me sens préparé à tout et déjà habitué à cette vie d'éventualités plus
ou moins sérieuses.

Je répondis donc: «Entrez!» sans me déranger.

C'était encore Tartaglia.

--Tout va bien, _mossiou_! me dit-il. Le capucin ronfle déjà dans la
paille, et tout est tranquille au dehors. Je vais vous souhaiter _una
felicissima notte_, et faire moi-même un somme. Je sortirai avec _fra
Cipriano_ à l'heure de matines, et pourrai revenir avant le jour avec
vos provisions de bouche pour la journée. C'est le moment où les plus
éveillés se sentent fatigués, et où l'on peut espérer de tromper la
surveillance.

--Tu crois donc que, réellement, les jardins sont occupés par la police;
le moine n'a pas rêvé cela?

--Il n'a pas rêvé, ni moi non plus. Rien n'est plus certain.

--Avoue-moi que tu en es toi-même, de la police?

--Je ne l'avoue pas, cela n'est pas; mais, si cela était, vous devriez
en remercier le ciel?

--Tu pourrais donc en être et ne pas vouloir me livrer?

--On peut tout ce qu'on veut, _amico mio_, et quand on est à même
de servir plusieurs maîtres, c'est le coeur et la conscience qui
choisissent celui qu'on doit protéger contre les autres. Ah! _mossiou_,
cela vous semble malhonnête, et vous riez de tout! Mais vous n'êtes pas
Italien, et vous ne savez pas ce que vaut un Italien! Vous êtes d'un
pays où toutes choses sont réglées par une espèce de droit apparent qui
enchaîne la liberté du coeur et de l'esprit. Chacun pense à soi, chez
vous autres, et chacun se sent ou se croit en sûreté chez lui. C'est
cela qui vous rend égoïstes et froids. Ici, où nous avons l'air d'être
esclaves, nous travaillons en-dessous de la légalité, et nous faisons ce
que nous voulons pour nous et pour nos amis. L'obligation de se cacher
de ce qui est bien comme de ce qui est mal, fait pousser des vertus que
vous apprécierez plus tard: le dévouement et la discrétion. Vous devriez
croire en moi, qui vous ai déjà rendu de grands services et qui vous en
rendrai encore.

--Il est vrai que tu m'as fait traverser à cheval la campagne de Rome
pour venir ici...

--Le dimanche de Pâques? En cela j'ai eu tort. J'aurais dû inventer
quelque chose de mieux et vous empêcher de quitter Rome! Mais j'ai de la
faiblesse pour vous, et je vous gâte comme un père gâte son enfant.

--Alors, mon tendre père, quels sont, en dehors de ta présence ici en ce
moment et du très-bon dîner que tu m'as servi, les autres bienfaits dont
j'ai à te récompenser?

--Nous parlerons de récompense plus tard. Pour le moment, sachez
que tous les avertissements et renseignements que la Daniella et la
Mariuccia ont reçus à temps pour vous faire cacher, et pour soustraire
vos effets aux recherches, viennent de moi, qui suis un homme de tête,
et non de ce capucin, qui est une huître au soleil.

--De toi? J'aurais dû m'en douter? Mais pourquoi m'a-t-on dit les tenir
du capucin?

--C'est la Daniella qui vous a dit ça? Je comprends! Elle sait que
vous vous méfiez de moi. Heureusement, elle n'est pas comme vous; elle
m'estime, elle sait qui je suis... sous tous les rapports! Car si, dans
le temps, j'avais voulu abuser de son innocence... mais je ne l'ai pas
voulu, _mossiou_!

Il s'arrêta, voyant qu'il rouvrait ma blessure, et que, lié par la
reconnaissance qu'il me fallait lui devoir, je résistais avec peine à
l'envie de le jeter à la porte. Je crois que le drôle sait le défaut de
la cuirasse et qu'il se venge ainsi, par le menu, du peu de cas que
je fais de lui. Mais il est poltron en face de moi, et le moindre
froncement de sourcil coupe court à ses velléités de représailles.

Il détourna la conversation en essayant de me parler de Medora.

--On dit à Rome, reprit-il, qu'elle est allée à Florence pour épouser
son cousin; mais je sais qu'il n'y a rien de vrai. Elle ne l'aime pas.

--Comment sais-tu cela, maintenant que la Daniella n'est plus auprès
d'elle pour te révéler ses pensées?

--Eh! mon Dieu! je le sais par milord B***, qui croit être bien réservé,
et à qui je fais dire tout ce que je veux... après dîner.

--Et comment sais-tu ce qui me concerne dans l'affaire de l'image de la
madone?

--Vous allez me dire encore que je suis dans la police? Cela n'est pas!
mais on a des amis partout. Je sais tout ce qui vous concerne, et bien
plus de choses que je ne vous en dis.

--Il faudrait cependant, si tu as tant de zèle pour moi, me mettre à
même de lutter contre mes ennemis.

--Cela viendra en temps et en lieu; rien ne presse. Mais vous êtes
fatigué, _mossiou_! Comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, vous
feriez bien de dormir un peu et de vous tenir en force et santé devant
les événements.

J'étais fatigué, en effet. La brusque transition de ma belle vie de
roman et d'amour à ce nouvel état de choses déplaisantes m'avait accablé
comme si je fusse tombé matériellement au fond d'un abîme.

--Voulez-vous que j'emporte la clef de votre chambre? dit Tartaglia d'un
ton léger, en me souhaitant le bonsoir.

La question était grave: il pouvait s'être chargé de me faire empoigner
sans bruit, et de manière à laisser croire à mon protecteur que je
m'étais rendu de bonne grâce, par ennui de la solitude. Jusque-là, il
m'avait vu disposé à vendre ma liberté le plus cher possible. S'il me
trahissait, il devait vouloir me surprendre endormi.

Mais, comme je vous l'ai dit, j'étais déjà las de me méfier et de me
préserver d'événements que je n'ai pu promettre à Daniella d'éviter; et
d'ailleurs, si je devais être vendu par Tartaglia, je trouvais une sorte
de plaisir amer à pouvoir dire un jour à ma maîtresse imprudente: «Voilà
l'effet de votre amitié pour ce coquin». Si, au contraire, le coquin
était loyal envers moi, je lui devais réparation formelle da mes
injustices.

--Prends la clef, lui dis-je et bonne nuit!

Il me parut enchanté de cette réponse. Ses yeux de Scapin brillèrent
soit d'une joie de chat qui happe sa proie, soit de reconnaissance pour
mon bon procédé.

--Dormez en paix, Excellence, me dit-il, et sachez que personne au monde
ne viendra vous troubler! Il y a défense absolue d'entrer ici, où l'on
sait que vous êtes et où vous voyez qu'on vous laisse tranquille.

--On le sait donc positivement? Tu ne me l'avais pas dit!

--On le sait positivement, Excellence! et on espère que vous ferez une
tentative d'évasion, ce qui serait une imprudence et une folie. On croit
que vous serez chassé du gîte par la faim; mais ils ont compté sans
Tartaglia, ces bons messieurs!

Il prit mes habits et se mit à les brosser dans l'antichambre. J'étais
si fatigué, que je m'endormis à demi, au bruit de sa vergette.

Je m'éveillai au bout d'une heure, et je vis mon drôle assis devant mon
feu, occupé à lire tranquillement, en se chauffant les pieds, l'album
qui contient ce récit depuis le jour de Pâques. (Vous avez dû recevoir
tout ce qui précède; je vous l'ai envoyé de Rome, ce jour-là, par
Brumières, qui a un ami à l'ambassade française.)

En voyant ce coquin feuilleter mon journal et s'arrêter sur quelques
pages qui semblaient l'intéresser, je fus sur le point de me lever
pour lui administrer à l'improviste une grêle de soufflets; mais cette
réflexion me retint:

--S'il est; comme je n'en peux guère douter, de la police, il va se
convaincre que je n'ai pas la plus petite préoccupation ni affiliation
politique, et mon principal moyen de salut est dans ses mains.
Laissons-le faire.

Il y avait, d'ailleurs, dans la tranquillité de sa lecture, quelque
chose qui me rassurait sur ses projets immédiats: il n'avait nullement
l'air et l'attitude d'un homme qui se dispose à un coup de main. Tout à
coup, il fut pris d'un fou rire qu'il contint pendant quelques instants
en se tenant le ventre, et qui finit par éclater. C'était un motif
suffisant pour m'éveiller ostensiblement. Je me soulevai sur mon lit et
le regardai en face. Le rire se figea sur sa figure burlesque. Ce fut
une scène muette comme dans les pantomimes italiennes.

Son premier mouvement avait été de cacher l'album; mais, voyant qu'il
était trop tard, il prit bravement son parti.

--Mon Dieu, _mossiou_, s'écria-t-il, que c'est donc joli et amusant de
se voir raconté comme ça jour par jour et mot pour mot! Je vous demande
bien pardon si j'ai été indiscret; mais j'aime tant les arts, qu'en
voyant là votre album, je n'ai pas pu résister à l'envie de l'ouvrir; je
croyais y trouver des dessins, des vases du pays, et pas du tout, le nom
de Tartaglia m'est sauté aux yeux. Ça m'est égal, _mossiou_, d'être là
dedans trait pour trait; Tartaglia n'est pas mon vrai nom, pas plus que
Benvenuto, et ça ne peut pas me compromettre. Et puis vous avez tant
d'esprit et vous dites si bien les choses, que je suis content de me les
rappeler comme ça en détail, telles qu'elles se sont passées. Oui, voilà
notre promenade de nuit sur les chevaux de la Medora, et toutes mes
paroles, comme je vous les disais, sur les brigands, sur l'illumination
de Saint-Pierre et sur la manière habile dont je vous ai forcé à vous
servir de ces chevaux dérobés par moi pour la circonstance. Avouez,
_mossiou_, que vous avez beau vous méfier de moi, vous êtes content de
reconnaître que je ne suis pas un engourdi ni un imbécile?
                
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