Août 1836.
VII
GEORGE DE GUÉRIN
«George-Maurice Guérin du Cayla naquit au château du Cayla, département
du Tarn, vers 1810 ou 1811. Sa famille était une des plus anciennes du
Languedoc. Il commença ses études à Toulouse, et les acheva au collège
Stanislas, à Paris, sortit du collège de 1829 à 1830, passa près d'une
année en Bretagne[7], revint à Paris, y développa ses facultés, mais par
un travail sans suite, abandonné et repris souvent. Sa vie jusqu'à son
mariage, qui eut lieu en 1838, fut très-simple, nullement littéraire
dans le sens extérieur que l'on donne à ce mot. Il n'aborda jamais aucun
journal, ne publia rien, et partagea son temps entre ses lectures, ses
secrètes études poétiques, et te monde qu'il aimait beaucoup. Il mourut
l'année dernière, au château du Cayla, chez son père, ne laissant que
des fragments, et en très-petit nombre.»
[Note 7: Chez M. de Lamennais, qui s'occupait alors de l'éducation de
plusieurs jeunes gens. George Guérin fut confié à ses soins, et
perfectionna chez lui ses études. M. de Lamennais a conservé de cet
élève un souvenir affectueux et bienveillant. «C'était, nous a-t-il dit,
un jeune homme timide, d'une piété douce et timorée, d'une organisation
si frêle qu'on l'eût crue près de se briser à chaque instant, et ne
montrant point encore les facultés d'une intelligence remarquable.»]
Telle est la courte notice biographique qui nous a été transmise sur un
talent ignoré du lui-même, et révélé seulement à quelques amis,
aujourd'hui désireux de rendre hommage à sa mémoire par la publication
d'un ou deux fragments de poésie, seul héritage qu'il ait laissé, comme
malgré lui, à la postérité. Après avoir lu ces Fragments, nous nous
sommes engagé à cette publication avec ce sentiment de profonde
sympathie que chacun éprouve pour le génie moissonné dans sa fleur, et
croyant fermement accomplir un devoir envers le poëte comme envers le
public. Après la mort à la fois pénible et dramatique d'Hégésippe
Moroau, cette notice et ces citations méritent quelque attention. S'il y
a une certaine similitude dans ces mélancoliques destinées, dans ces
gloires méritées, mais non couronnées, dans ces morts prématurées et
obscures, il y a contraste dans la nature du talent, dans le caractère
de l'individu, dans les causes du dégoût de la vie (car il y a spleen
chez l'un et chez l'autre), il y a surtout matière à des réflexions
différentes. Les nôtres seront courtes et respectueuses, car la douleur
de George Guérin fut silencieuse et noblement portée jusqu'à la tombe.
Devant tant d'exemples de poésies et de morts _spleeniques_ que notre
siècle voit éclore et inhumer, le moraliste a un triste devoir à
remplir. Le désir inquiet des jouissances matérielles de la vie et le
besoin des vulgaires satisfactions de là vanité, devenus des causes
d'amertume, de colère et de suicide, ne sauraient être réprimés par de
trop sévères arrêts, et la pitié sympathique qu'inspirent de telles
catastrophes doit trouver son correctif dans une critique austère et
courageuse. L'auteur du poétique drame de _Chatterton_ l'a bien senti;
car il a placé auprès du martyr de l'ambition littéraire un quaker
rigide dans ses moeurs et tendre dans ses sentiments, qui s'efforce de
relever tantôt par la sagesse, tantôt par l'amour, ce coeur amer et
brisé. Mais en face d'une douleur muette, comprimée, sans orgueil et
sans fiel, au spectacle d'une vie qui se consume faute d'aliments
nobles, et qui s'éteint sans lâche blasphème, il y a des enseignements
profonds que chacun de nous peut appliquer à soi-même dans l'état social
ou nous vivons aujourd'hui. Le simple bon sens humain peut alors
remonter aux causes et prononcer, entre le poëte qui s'en va et la
société qui demeure, lequel fut ingrat, oublieux, insensible.
George Guérin ne fut ni ambitieux, ni cupide, ni vain. Ses lettres
confidentielles, intimes et sublimes révélations à son ami le plus cher,
montrent une résignation portée jusqu'à l'indifférence en tout ce qui
touche à la gloire éphémère des lettres. «Il portait dans le monde
(c'est ce même ami qui parle) une élégance parfaite, des manières
pleines de noblesse et un langage exquis, ne jetait pas d'éclat, n'avait
pas de trait, mais quelque chose de doux, de fin et de charmant que je
n'ai vu qu'en lui, et dont l'effet était irrésistible, il aimait
extrêmement la conversation; et quand il rencontrait par hasard des
gens qui savaient causer, il s'animait et jouissait de ce qu'ils
disaient comme il jouissait de la musique, des parfums et de la
lumière.» Il était malade, et sa paresse à produire, sa paresse à vivre,
s'il est permis de dire ainsi, sans hâter sa mort, empêchèrent peut-être
l'effort intérieur qui pouvait en conjurer l'arrêt. Ce n'est donc pas
directement à la société qu'on peut imputer cette fin prématurée, mais
c'est bien à elle qu'on doit reprocher hautement et fortement cette
langueur profonde, cet abattement douloureux où ses forces se
consumèrent, sans qu'aucune révélation de l'idéal qu'il cherchait
ardemment vint à son secours, sans qu'aucun enseignement solide et
vivifiant pénétrât de force dans sa solitude intellectuelle. Mais avant
de signaler l'horrible insensibilité, ou, pour mieux dire, la déplorable
nullité du rôle maternel de cette société à l'égard de ses plus nobles
enfants, nous peindrons davantage le caractère de celui-ci, et l'on
comprendra dès lors ce qui lui a manqué pour réchauffer dans ses veines
l'amour de la vie.
C'était une de ces âmes froissées par la réalité commune, tendrement
éprises du beau et du vrai, douloureusement indignées contre leur propre
insuffisance à le découvrir, vouées en un mot à ces mystérieuses
souffrances dont René, Obermann et Werther offrent sous des faces
différentes le résumé poétique. Les quinze lettres de George Guérin que
nous avons entre les mains sont une monodie non moins touchante et non
moins belle que les plus beaux poëmes psychologiques destinés et livrés
à la publicité. Pour nous, elles ont un caractère plus sacré encore, car
c'est le secret d'une tristesse naïve, sans draperies, sans spectateurs
et sans art; et il y a là une poésie naturelle, une grandeur
instinctive, une élévation de style et d'idées, auxquelles n'arrivent
pas les oeuvres écrites en vue du public et retouchées sur les épreuves
d'imprimerie. Nous on citerons plusieurs fragments, regrettant beaucoup
que leur caractère confidentiel ne nous permette pas de les transcrire
en entier. On n'y trouverait pas un détail de l'intimité la plus
délicate à révéler qui ne fût senti et présenté avec grandeur et poésie.
Ce sont peut-être ces détails que, comme artiste, nous regrettons le
plus de passer sous silence.
* * * * *
«Je vous dirais bien des choses, du fond de l'ennui où je suis plongé,
_de profundis clamarem ad te_; mais il faut que je m'interdise ces
folies. Elles n'ôtent rien au mal, et l'on prend la ridicule habitude de
se plaindre. Nous avons tant de ridicules que nous ne connaissons pas,
qu'il faut, du moins autant que nous le pouvons, nous garder de ceux qui
sont manifestes. Vous m'avez dit un jour qu'en sortant du collège je
devais être exagéré et en proie aux sottes manies qui ont travaillé
toute cette jeunesse d'alors, mais qu'aujourd'hui, sans doute, j'étais
vrai, et ne jouais pas à l'ennui et au dégoût. Ah; n'en doutez pas; si
je n'ai pas de bon sens, j'ai du moins un peu de ce goût qui est le bon
sens de l'esprit, et rien, à mon jugement, n'est plus choquant, surtout
à notre âge, que ces affectations de collège. Dieu merci, je ressemble
assez peu à ce que j'étais dans ce temps-là; et si j'affectais quelque
chose, ce serait de faire oublier ma personne d'alors. J'ai le malheur
de m'ennuyer aujourd'hui comme je faisais sous la grille de Stanislas,
_voilà la ressemblance_. A cette époque de mon ennui, j'en disais plus
qu'il n'y en avait, aujourd'hui j'en dis moins qu'il n'y en a, _voilà la
différence_.
* * * * *
«Le jour est triste, et je suis comme le jour; ah[8], mon ami, que
sommes-nous; ou plutôt que suis-je, pour souffrir ainsi sans relâche de
toutes choses autour de moi et voir mon humeur suivre les variations de
la lumière? J'ai pensé quelque temps que cette sensibilité bizarre était
un travers de ma jeunesse qui disparaîtrait avec elle. Mais le progrès
des ans, en quoi j'espérais, me fait voir que j'ai un mal incurable et
qui va s'aigrissant. Los journées les plus unies, les plus paisibles,
sont encore pour moi traversées de mille accidents imperceptibles qui
n'atteignent que moi. Cela s'élève à des degrés que vous ne pourriez
croire. Aussi qu'y a-t-il de plus rompu que ma vie, et quel fil si léger
qui soit plus mobile que mon âme? J'ai à peine écrit quelques pages de
ce travail qui avait d'abord tant d'attraits; qui sait quand je le
terminerai? Mais j'y mettrai le dernier mot assurément; je ne veux pas
accepter le dédit cent fois offert par ce mien esprit, le plus
inconstant et le plus prompt au dégoût qui fut jamais. Vaille que
vaille, vous aurez cette pièce, pièce en effet, et des plus pesantes.
[Note 8: Nous avons conservé scrupuleusement la ponctuation de l'original.
Une particularité digne de remarque dans un texte rempli de si
douloureuses exclamations, c'est l'absence de _points d'exclamation_. Il
nous semble que la ponctuation d'un manuscrit est comme l'allure de
l'homme, l'inflexion de la voix, le geste, la prononciation, une manière
d'être par laquelle le caractère se révèle, et que l'observation
psychologique ne devrait point négliger. Dans les premiers jours de
notre _invasion_ romantique, de critiques malins remarquèrent l'abus des
signes apostrophiques. C'est peut-être la crainte et l'horreur de cette
sorte d'emphase qui suggéra à George Guérin le besoin de supprimer
entièrement le _point admiratif_, même dans les endroits où la règle
grammaticale l'exige.]
«...Si j'en croyais mes lueurs de bon sens, je renoncerais pour toute ma
vie à écrire un seul mot de composition. Plus j'avance, plus le fantôme
(l'idéal) s'élève et devient insaisissable. Ce mot propre, cette
expression, la _seule_ qui convient, dont parle La Bruyère, je n'ai
jamais reconnu, au contentement de mon esprit, que je l'eusse trouvé:
et, l'eusse-je attrapé, reste l'arrangement et les combinaisons
infinies, et la variété, et le piquant, et le solide, et la nouveauté
dans les termes usés; l'imprévu, l'image dans le mot, et le contour, la
justesse des proportions, enfin tout, le don d'écrire, le talent; et de
tout cela, je n'ai guère que la bonne volonté.--Pardonnez-moi ce cours
de rhétorique. Il faut garder et couvrir ces choses. Fi donc, le
pédant.»
Pour qui aura lu attentivement _le Centaure_, cette recherche
scrupuleuse et hardie dont la prétendue insuffisance est confessée ici
avec trop de modestie, est clairement révélée. Mais, au risque de passer
pour un pédant nous-même, nous n'hésiterons pas à dire qu'il faut lire
deux et même trois fois _le Centaure_ pour en apprécier les beautés, la
nouveauté de la forme, l'originalité non abrupte et sauvage, mais
raisonnée et voulue, de la phrase, de l'image, de l'expression et du
contour. On y verra une persistance laborieuse pour resserrer dans les
termes poétiques les plus élevés et les plus concis une idée vaste,
profonde et mystérieuse, comme ce monde primitif à demi épanoui dans sa
fraîcheur matinale, à demi assoupi encore dans la placenta divin. C'est
en cela que la nature de ce petit chef-d'oeuvre nous semble différer
essentiellement de la manière de M. Ballanche, qui, à défaut des termes
poétiques, n'hésite pas à employer les termes philosophiques modernes,
et aussi de Chénier, qui ne songe qu'à reproduire l'élégance, la pureté
et comme la beauté sculpturale des Grecs[9].
[Note 9: Un vieux ami de province, que j'ai consulté avant de me
déterminer à publier _le Centaure_, m'a écrit à ce sujet une lettre trop
remarquable pour que je ne me fasse pas un devoir de la citer en entier.
C'est un renseignement que je lui demandais, et qu'il a eu la bonté de
me donner pour moi seul. Je ne crois pas lui déplaire en insérant ici
cet examen rapide, mais exact et important, des tentatives d'imitation
grecque qui ont enrichi notre littérature. Ce petit travail pourrait
servir de canevas aux critiques qui voudraient le développer. Il servira
aussi d'excellente préface aux fragments de M. de Guérin, et
l'approbation d'un juge aussi érudit aurait, au besoin, plus de poids
que la mienne:
«Cette ébauche du _Centaure_ me frappe surtout comme exprimant le
sentiment grec grandiose, primitif, retrouvé et un peu _refait_ à
distance par une sorte de réflexion poétique et philosophique. Ce
sentiment-là, par rapport à la Grèce, ne se retrouve dans la littérature
française que depuis l'école moderne. Avant l'_Homère_ d'André Chénier,
les _Martyrs_ de Chateaubriand, l'_Orphée_ et l'Antigone_ de Ballanche,
quelques pages de Quinet (_Voyage en Grèce_ et _Prométhée_), on en
chercherait les traces et l'on n'en trouverait qu'à peine dans notre
littérature classique.
1° Il n'y a eu de contact direct entre l'ancienne Gaule et la Grèce que
par la colonie grecque de Marseille. Ces influences grecques dans le
midi de la Gaule n'ont pas été vaines. Il y eut tout une culture, et
dans le chapitre v de son _Histoire littéraire_.
M. Ampère a très-bien suivi cette veine grecque légère, comme une petite
veine d'argent, dans notre littérature. Encore aujourd'hui, il y a
quelques mots grecs restés dans le provençal actuel, il y a des tours
grammaticaux qui ont pu venir de là; mais ce sont de minces détails. Au
moyen âge, toute trace fut interrompue. A la renaissance du seizième
siècle, la langue et la littérature grecques rentrèrent presque
violemment et à torrent dans la littérature française: il y eut comme
engorgement au confluent. L'école de Ronsard et de Baïf se fit grecque
en français par le calque des compositions et même la fabrique des mots;
il y eut excès. Pourtant des parties belles, délicates ou grandes furent
senties par eux et reproduites. Henri Estienne, l'un des meilleurs
prosateurs du seizième siècle et des plus grands érudits, a fait un
petit traité de la _conformité_ de la langue française et de la langue
grecque: il a relevé une grande quantité de locutions, de tours de
phrase, d'idiotismes communs aux deux langues, et qui semblent indiquer
bien moins une communication directe qu'une certaine ressemblance de
génie. M. de Maistre, dans les _Soirées de Saint-Pétersbourg_, est de
l'avis de Henri Estienne, et croit à la ressemblance du génie des deux
langues. Pourtant, il faut le dire, toute cette renaissance grecque du
seizième siècle, en France, fut érudite, pédantesque, pénible; le seul
Amyot, par l'élégance facile de sa traduction de Plutarque, semble
préluder à la Fontaine et à Fénelon.
«2° Avec l'école de Malherbe et de ses successeurs classiques, la
littérature française se rapprocha davantage du caractère latin, quelque
chose de clair, de précis, de concis, une langue d'affaires, du
politique, de prose; Corneille, Malherbe, Boileau, n'avaient que
très-peu ou pas du tout le sentiment _grec_. Corneille adorait Lucain et
ce genre latin, Boileau s'attache à Juvénal. Racine sent bien plus les
Grecs; mais, en bel esprit tendre, il sent et suit surtout ceux du
second et du troisième âge, non pas Eschyle, non pas même Sophocle, mois
plutôt Euripide; ses Grecs, à lui, ont monté l'escalier de Versailles et
ont fait antichambre à l'Oeil-de-Boeuf. On voit dans la querelle des
anciens et des modernes, où Racine et Boileau défendent Homère contre
Perrault, combien il y avait peu, de part et d'autre, de sentiment vrai
de l'antique. Mais la Fontaine, sans y songer, était alors bien plus
Grec que tous de sentiment et de génie; dans _Philémon et Baucis_, par
exemple, dans certains passages de la _Mort d'Adonis_ ou de _Psyché_.
Surtout Fénelon l'est par le goût, le délicat, la fin, le négligent d'un
tour simple et divin; il l'est dans son _Télémaque_, dans ses essais de
traduction d'Homère, ses _Aventures d'Aristonoüs_; il l'est partout par
une sorte de subtilité facile et insinuante qui pénètre et charme: c'est
comme une brise de ces belles contrées qui court sur ses pages.
Massillon aussi, né à Hyères, a reçu un souffle de l'antique Massilie,
et sa phrase abondante et fleurie rappelle Isocrate.
»3° Au dix-huitième siècle, en France, on est moins près du sentiment
grec que jamais. Les littérateurs ne savent plus même le grec pour la
plupart. Quelques critiques, comme l'abbé Arnaud, qui semblent se vouer
à ce genre d'érudition avec enthousiasme, donnent plutôt une idée
fausse. Bernardin de Saint-Pierre, sans tant d'étude, y atteint mieux
par simple génie; héritier en partie de Fénelon, il a, dans _Paul et
Virginie_, dans bien des pages de ses _Études_, dans cette page (par
exemple) où il fait gémir Ariane abandonnée à Naxos et consolée par
Bacchus, des retours de l'inspiration grecque et de cette muse heureuse;
mais c'est le doux et le délicat plutôt que le grand qu'il en retrouve
et en exprime. L'abbé Barthélémy, dans le _Voyage d'Anarcharsis_ (si
agréable et si utile d'ailleurs), accrédita un sentiment grec un peu
maniéré et très-parisien, qui ne remontait pas au grand et ne rendait
pas même le simple et le pur. Heureusement, André Chénier était né, et
par lui la veine grecque est retrouvée.
»4° Au moment où l'école de David essaie, un peu en tâtonnant et en se
guindant, de revenir à l'art grec, André Chénier y atteint en poésie.
Dans son _Homère_, l'idée du grand et du primitif se retrouve et se
découvre même pour la première fois. Dans l'étude de la statuaire
grecque, on en resta ainsi longtemps au pur gracieux, à l'art joli et
léché des derniers âges: ce n'est que tard qu'on a découvert la majesté
reculée des marbres d'Égine, les bas-reliefs de Phidias, la Vénus de
Milo.
»Peu après André Chénier, et, avant qu'on eût publié ses poëmes, M. de
Chateaubriand, dans les _Martyrs_, retrouvait de grands traits de la
beauté grecque antique; dans son _Itinéraire_, il a surtout peint
admirablement le rivage de l'Attique. Il sent à merveille le Sophocle et
le Périclès.
»Un homme qui ne sentait pas moins la Grèce dès la fin du dix-huitième
siècle, est M. Joubert, sur lequel M. Sainte-Beuve a donné un article
dans la _Revue des Deux-Mondes_: quelques pensées de lui sont ce qu'on a
écrit de mieux en fait de critique littéraire des Grecs. Il aurait aimé
_le Centaure_.
»Vous connaissez l'_Orphée_, et je n'ai point à vous en parler; mais à
Ballanche, à Quinet (dans son _Voyage en Grèce_), il manque un peu trop,
pour correctif de leur philosophie concevant et refaisant la Grèce,
quelque chose de cette qualité grecque fine, simple et subtile, négligée
et élégante, railleuse et réelle, de Paul-Louis Courier, ce vrai Grec,
dont la figure, la bouche surtout, fendue jusqu'aux oreilles,
ressemblait un peu à celle d'un faune.»] [FIN DE LA NOTE 9.]
Nul n'admire Ballanche plus que nous. Cependant nous ne pouvons nous
défendre de considérer comme un notable défaut cette ressource technique
qui l'a affranchi parfois du travail de l'artiste, et qui détruit
l'harmonie et la plastique de son stylo, d'ailleurs si beau, si large et
si coloré d'originalité _primitive_. La pièce de vers, malheureusement
inachevée, qui est placée à la suite du _Centaure_, ne me paraît pas non
plus, comme il pourra sembler à quelques-uns au premier abord, une
imitation de la manière de Chénier. Ces doux essais de M. de Guérin ne
sont point des pastiches de Ballanche et de Chénier, mais bien des
développements et des perfectionnements tentés dans la voie suivie par
eux. Il ne semble même pas s'être préoccupé de l'un ou de l'autre, car
nulle part dans ses lettres, qui sont pleines de ses citations et de ses
lectures, il n'a placé leur nom. Sans doute il les a admirés et sentis,
mais il a dû, avant tout, obéir à son sentiment personnel, à son
entraînement prononcé, et l'on peut dire passionné, vers les secrets de
la nature. Il ne l'a point aimée en poëte seulement, il l'a idolâtrée.
Il a été panthéiste à la manière de Goethe sans le savoir, et peut-être
s'est-il assez peu soucié des Grecs, peut-être n'a-t-il vu en eux que
les dépositaires des mythes sacrés de Cybèle, sans trop se demander si
leurs poëtes avaient le don de la chanter mieux que lui. Son ambition
n'est pas tant de la décrire que de la comprendre, et les derniers
versets du _Centaure_ révèlent assez le tourment d'une ardente
imagination qui ne se contente pas des mots et des images, mais qui
interroge avec ferveur les mystères de la création. Il ne lui faut rien
moins pour apaiser l'ambition de son intelligence perdue dans la sphère
des abstractions. Il ne se contenterait pas de peindre et de chanter
comme Chénier, il ne se contenterait pas d'interpréter systématiquement
comme Ballanche. Il veut savoir, il veut surprendre et saisir le sens
caché des signes divins imprimés sur la face de la terre; mais il n'a
embrassé que des nuages, et son âme s'est brisée dans cette étreinte
au-dessus des forces humaines. C'est être déjà bien grand que d'avoir
entrepris comme un vrai Titan d'escalader l'Olympe et de détrôner
Jupiter. Un autre fragment de ses lettres exprimera avec grandeur et
simplicité cet amour à la fois instinctif et abstrait de la nature.
«11 _avril 1838_.--Hier, accès de fièvre dans les formes; aujourd'hui,
faiblesse, atonie, épuisement. On vient d'ouvrir les fenêtres; le ciel
est pur et le soleil magnifique.
Ah! que ne suis-je assis à l'ombre des forets!
«Vous rirez de cette exclamation, puisqu'on ne voit pas encore aux
arbres les plus précoces ces premiers boutons que Bernardin de
Saint-Pierre appelle des gouttes de verdure. Mais peut-être qu'au sein
des forêts, dans la saison où la vie remonte jusqu'à l'extrémité des
rameaux, je recevrai quelque bienfait, et que j'aurai ma part dans
l'abondance de la fécondité et de la chaleur. Je reviens, comme vous
voyez, à mes anciennes imaginations sur les choses naturelles,
invincible tendance de ma pensée, sorte de passion qui me donne des
enthousiasmes, des pleurs, des éclats de joie, et un éternel aliment de
songerie. Et pourtant, je ne suis ni physicien, ni naturaliste, ni rien
de savant. Il y a un mot qui est le dieu de mon imagination, le tyran,
devrais-je dira, qui la fascine, l'attire, lui donne un travail sans
relâche, et l'entraînera je ne sais où: c'est le mot de vie. Mon amour
des choses naturelles ne va pas au détail et aux recherches analytiques
et opiniâtres de la science, mais à l'universalité de ce qui est, à la
manière orientale. Si je ne craignais de sortir de ma paresse et de
passer pour fou, j'écrirais des rêveries à tenir en admiration toute
l'Allemagne, et la France en assoupissement.»
Dans une autre lettre, il exprime l'identification de son être avec la
nature d'une manière encore plus vive et plus matériellement
sympathique.
«J'ai le coeur si plein, l'imagination si inquiète, qu'il faut que je
cherche quelque consolation à tout cela en m'abandonnant avec vous. Je
déborde de larmes, moi qui souffre si singulièrement des larmes des
autres. Un trouble mêlé de douleurs et de charmes s'est emparé de toute
mon âme. L'avenir plein de ténèbres où je vais entrer, le présent qui me
comble de biens et de maux, mon étrange coeur, d'incroyables combats,
des épanchements d'affection à entraîner avec soi l'âme et la vie et
tout ce que je puis être; la beauté du jour, la puissance de l'air et du
soleil, _all_, tout ce qui peut rendre éperdue une faible créature me
remplit et m'environne. Vraiment je ne sais pas en quoi j'éclaterais
s'il survenait en ce moment une musique comme celle de la _Pastorale_.
Dieu me ferait peut-être la grâce de laisser s'en aller de toutes parts
tout ce qui compose ma vie. Il y a pour moi tel moment où il me semble
qu'il ne faudrait que la toucher du doigt le plus léger pour que mon
existence se dissipât. La présence du bonheur me trouble, et je souffre
infime d'un certain froid que je ressens; mais je n'ai pas fait deux pas
au dehors que l'agitation me prend, un regret infini, une ivresse de
souvenir, des récapitulations qui exaltent tout le passé et qui sont
plus riches que la présence même du bonheur: enfin ce qui est, à ce
qu'il semble, une loi de ma nature, toutes choses mieux ressenties que
senties.--Demain, vous verrez chez vous quelqu'un de fort maussade, et
en proie au froid le plus cruel. Ce sera le fol de ce soir.
Caddi come corpo inorto cade.
Adieu; la soirée est admirable; que la nuit qui s'apprête vous comble de
sa beauté.»
Est-il beaucoup de pages de _Werther_ qui soient supérieures à cette
lettre écrite rapidement, non relue, car elle est à peine ponctuée, et
jetée à la poste, dont elle porte le timbre comme toutes les autres?
Je ne puis résister au plaisir de transcrire mot à mot tout ce qu'il
m'est permis de publier.
«Le ciel de ce soir est digne de la Grèce. Que faisons-nous pendant ces
belles fêtes de l'air et de la lumière? Je suis inquiet et ne sais trop
à quoi me dévouer; ces longs jours paisibles ne me communiquent pas le
calme. Le soleil et la pureté de l'étendue me font venir toutes sortes
d'étranges pensées dont mon esprit s'irrite. L'infini se découvre
davantage et les limites sont plus cruelles; que sais-je enfin? je ne
vous répéterai pas mes ennuis; c'est une vieille ballade dont je vous ai
bercé jusqu'au sommeil.--J'ai songé aujourd'hui au petit usage que nous
faisions de nos jours; je ne parle pas de l'ambition, c'est dans ce
temps chose si vulgaire, et les gens sont travaillés de rêves si
ridicules, qu'il faut se glorifier dans sa paresse et se faire, au
milieu de tant d'esprits éclatants, une auréole d'obscurité: je veux
dire que nous vivons plus tourmentés par notre imagination que ne
l'était Tantale par la fraîcheur de l'eau qui irritait ses lèvres et le
charmant coloris des fruits qui fuyaient sa faim. J'ai tout l'air de
mettre ici la vie dans les jouissances, et je ne m'en défendrai pas
trop, le tout bien entendu dans les intérêts de notre immortel esprit et
pour son service bien compris; car disait Shéridan, si la pensée est
lente à venir, un verre de bon vin la stimule, et quand elle est venue,
un bon verre de vin la récompense. Ah! oui, n'en déplaise aux
spiritualistes et partant à moi-même, un verre de bon vin est l'âme de
notre âme, et vaut mieux pour le profit intérieur que toutes les
chansons dont on nous repaît. Mais je parle comme un hôte du Caveau,
moi qui voulais dira simplement que la vie ne vaut pas une libation....
* * * * *
Débrouillez tout cela si vous pouvez. Pour moi, grâce à Dieu, je
commence à me soucier assez peu de ce qui peut se passer on moi, et veux
enfin me démêler de moi-même en plantant là cette psychologie qui est un
mot disgracieux et une manie de notre siècle.»
* * * * *
Il avait pourtant la conscience de son génie, car il dit quelque part:
* * * * *
«Je ne tirerai jamais rien de bon de ce maudit cerveau où cependant,
j'en suis sûr, loge quelque chose qui n'est pas sans prix; c'est la
destinée de la perle dans l'huître au fond de l'Océan. Combien, et de la
plus belle eau, qui ne seront jamais tirées à la lumière!»
Ailleurs il se raille lui-même et sans amertume, sans dépit contre la
gloire qui ne vient pas à lui, et qu'il ne veut pas chercher.
«Vous voulez donc que j'écrive quelque folie sur ce fol de Benvenuto? Ce
ne sera que vision d'un bout à l'autre. Ni l'art, ni l'histoire ne s'en
trouveront bien. Je n'ai pas l'ombre d'une idée sur l'idéal, et
l'histoire ne connaît point de galant homme plus ignorant que moi à son
endroit. N'importe, je vous obéirai. N'êtes-vous pas pour moi tout le
public et la _postérité_? Mais ne me trouvez-vous pas plaisant avec ce
mot où sont renfermés tous les hommes à venir qui se transmettront
fidèlement de l'un à l'autre la plus complète ignorance du nom de votre
pauvre serviteur? Je veux dire que je n'aspire qu'à vous, à votre
suffrage, et que je fais bon marché de tout le reste, la postérité
comprise, pour être aussi sage que le renard gascon.»
Une seule fois il exprime la fantaisie de se faire imprimer dans une
_Revue_ «pour battra un peu monnaie,» et presque aussitôt il abandonne
ce projet en disant: «Mais je n'ai dans la tête que des sujets
insensés!... Hélas! rien n'est beau comme l'idéal; mais aussi quoi de
plus délicat et de plus dangereux à toucher! Ce rêve si léger se change
en plomb souvente fois dont on est rudement froissé. Je finirai ma
complainte aujourd'hui par un vers de celle du Juif errant:
«Hélas! mon Dieu!»
* * * * *
Il y a des mots admirables jetés ça et là dans ses lettres, de ceux que
les écrivains de profession mettent en réserve pour les enchâsser au
bout de leurs périodes comme le gros diamant au faîte du diadème. Il dit
quelque part:
«Quand je goûte cette sorte de bien-être dans l'irritation, je ne puis
comparer ma pensée (c'est presque fou) qu'à un feu du ciel qui frémit à
l'horizon entre deux mondes.»
Et, vers la un de la même lettre, il raconte que ses parentes
s'inquiètent de l'altération de ses traits; cependant il leur cache le
ravage intérieur de la maladie.
«Ah! disent-elles en se ravisant, c'est le retranchement de vos cheveux
qui vous rend d'une mine si austère.--Les cheveux repousseront, et il
n'y aura que plus d'ombre.»
J'ai cité autant que possible, main j'ai dû taire tout ce qui tient à la
vie intérieure. C'est pourtant là que se révèle le coeur du poëte. Ce
coeur, je puis l'attester, quoi qu'en dise le noble rêveur qui s'accuse
et se tourmente sans cesse comme à plaisir, est aussi délicat, aussi
affectueux, aussi large que son intelligence. L'amitié est sentie et
exprimée par lui de la façon la plus exquise et la plus profonde.
L'amour aussi est placé là comme une religion; mais peut-être cet amour
de poëte ne se contente-t-il absolument que dans les choses incréées.
Quoi qu'il en soit, et bien qu'à toute page un gémissement lui échappe,
cet homme qui, dans son culte de l'idéal, voudrait n'idéaliser lui-même
et ne sait pas s'habituer à l'infirmité de sa propre nature, cet homme
est indulgent aux autres, fraternel, dévoué avec une sorte de stoïcisme,
esclave de sa parole, simple dans ses goûts, charmé de la vue d'un
camélia, résigné à la maladie, heureux d'être couché, tranquille
derrière ses rideaux, «et plus près naturellement du pays des songes.»
Il n'a d'amertume que contre la mobilité de son humeur et la
susceptibilité excessive d'une organisation sans doute trop exquise pour
supporter la vie telle qu'elle est arrangée en ce triste monde.
Qu'a-t-il donc manqué à cet enfant privilégié du ciel? Qu'eût-il donc
fallu pour que cette sensitive, si souvent froissée et repliée sur
elle-même, s'ouvrît aux rayons d'un soleil bienfaisant? C'est
précisément le soleil de l'intelligence, c'est la foi; c'est une
religion, une notion nette et grande de sa mission en ce monde, des
causes et des fins de l'humanité, des devoirs de l'homme par rapport a
ses semblables et des droits de ce même homme envers la société
universelle. C'est là ce secret terrible que le Centaure cherchait sur
les lèvres de Cybèle endormie, ce son mystérieux qu'il eût voulu
recueillir sur la pierre magique où Apollon avait posé sa lyre. Il
sentait l'infini dans l'univers, mais il ne le sentait pas en lui-même.
Effrayé de ce néant imaginaire qui a tant posé sur l'âme de Byron et des
grands poëtes sceptiques, il eût voulu se réfugier dans les demeures
profondes des antiques divinités, symboles imparfaits de la vie partout
féconde, éternelle et divine; il eût voulu dissoudre son être dans les
éléments, dans les bois, dans les eaux, dans ce qu'il appelle les
_choses naturelles_; il eût voulu dépouiller son être comme un vêtement
trop lourd, et remonter comme une essence subtile dans le sein du
Créateur, pour savoir ce que signifie cette vie d'un jour sur la terre
et ce silence qui règne en deçà du berceau comme au delà de la tombe.
Dira-t-on que ce fut là un rêveur, un insensé, et que cette existence
flétrie, cette mort désolée sont des faits individuels, des maladies de
l'esprit qui ne prouvent rien contre l'organisation de la société
humaine? Où donc est le tort, dira-t-on peut-être, si les individus
agitent de telles questions dans leur sein, que la société ne puisse les
résoudre? En admettant l'humanité aussi continuellement progressive que
vous la rêvez, n'y aura-t-il pas, dans des âges plus avancés, des
individus qui seront encore en avant de leur siècle? N'y en aura-t-il
pas tant que l'humanité subsistera, et sera-t-elle coupable chaque fois
qu'une avidité dévorante poussera quelques-uns de ses membres à troubler
son cours auguste et mesuré par l'impatience de leur idéal et le mépris
dos croyances reçues?
Il serait facile de répondre à de telles questions; mais les esprits qui
condamnent ainsi les idéalistes impatients du temps présent n'ont pas
mission pour juger de la société future. Ont-ils le droit d'y jeter
seulement un regard, eux qui n'ont pas la volonté de moraliser et
d'élever les intérêts de la vie actuelle? eux qui n'ont ni respect, ni
sympathie, ni pitié pour les tortures des âmes tendres et religieuses,
veuves de toute religion et de toute charité? eux qui vivent des
bienfaits de la terre sans rechercher la source d'où ils découlent? eux
qui ont fait le siècle athée et qui exploitent l'athéisme, regardant
naître et mourir avec une ironique tolérance les religions qui essaient
d'éclore et celles qui sont à leur déclin? eux qui consacrent en théorie
le principe du dogme éternel de l'égalité, de la liberté et de la
fraternité, en maintenant dans le fait l'esclavage, l'inégalité, la
discorde? Qu'a-t-elle donc fait pour notre éducation morale, et que
fait-elle pour nos enfants, cette société conservée avec tant d'amour et
de soin? Pour nous, ce furent des prêtres investis de la puissance
gouvernementale qui tyrannisaient nos consciences sans permettre
l'exercice de la raison humaine. Pour nos enfants, ce sont des athées
qui, ne s'inquiétant ni de la raison ni de la conscience, leur prêchent
pour toute doctrine le maintien d'un ordre monstrueux, inique,
impossible. Étonnez-vous donc que cette génération produise des
intelligences qui avariant faute d'un enseignement fuit pour elles, et
des cerveaux qui se brisent dans la rechercha d'une vérité que vous
flétrissez de ridicule, que vous traitez de folie coupable et
d'inaptitude à la vie sociale? Il vous sied mal, en vérité, de dire que
ceux-là sont des fous, car vous êtes insensés vous-mêmes du croire à un
ordre basé sur l'absence de tout principe de justice et de vérité. Nos
enfants n'accepteront pas vos enseignements, et, si vous réussissez à
les corrompre, ce ne sera pas à votre profit.
Peut-être un jour vous diront-ils à leur tour:--Laissez-nous pleurer nos
martyrs, nous autres poëtes sans patrie, lyres brisées, qui savons bien
la cause de leur gémissement et du nôtre. Vous ne comprenez pas le mal
qui les a tués; eux-mêmes ne l'ont pas compris. Pour voir clair en
soi-même, pour s'expliquer ces langueurs, ces découragements, pour
trouver un nom à ces ennuis sans fin, à ces désirs insaisissables et
sans forme connue, il faudrait avoir déjà une première initiation; et,
dans ce temps de décadence et de transformation, les plus grandes
intelligences ne l'ont eue que bien tard et ne l'ont conquise qu'après
de bien rudes souffrances. Saint Augustin n'avait-il pas le spleen, lui
aussi, et savait-il, avant d'ouvrir les yeux au christianisme, quelle
lumière lui manquait pour dissiper les ténèbres de son âme? Si
quelques-uns d'entre nous aujourd'hui ouvrent aussi les yeux à une
lumière nouvelle, n'est-ce pas que la Providence les favorise
étrangement? et ne leur faut-il pas chercher, ce grain de foi dans
l'obscurité, dans la tourmente, assaillis par le doute, l'absence de
toute sympathie, de tout exemple, de tout concours fraternel, de toute
protection dans les hautes régions de la puissance? Où sont donc les
hommes forts qui se sont levés dans un concile nouveau pour dire: «Il
importe de s'enquérir enfin des secrets de la vie et de la mort, et de
dire aux petits et aux simples ce qu'ils ont à faire en ce monde.» Ils
savent bien déjà que Dieu n'est pas un vain mot, et qu'il ne les a pas
créés pour servir, pour mendier ou pour conquérir leur vie par le
meurtre et le pillage. Essayez de parler enfin à vos frères coeur à
coeur, conscience à conscience; vous verrez bien que des langues que
vous croyez muettes se délieront, et que de grands enseignements
monteront d'en bas vers vous, tandis que la lumière d'en haut descendra
sur vos têtes. Essayez... mais vous ne le pouvez pas, occupés que vous
êtes de reprendre et de recrépir de toutes parts ces digues que le flot
envahit; l'existence matérielle de cette société absorbe tous vos soins
et dépasse toutes vos forces. En attendant, les puissances de l'esprit
se développent et se dressent de toutes parts autour de vous. Parmi ces
spectres menaçants, quelques-uns s'effacent et rentrent dans la nuit,
parce que l'heure de la vie n'a pas sonné, et que le souffle impétueux
qui les animait ne pouvait lutter plus longtemps dans l'horreur de ce
chaos; mais il en est d'autres qui sauront attendre, et vous les
retrouverez debout pour vous dire: Vous avez laissé mourir nos frères,
et nous, nous ne voulons pas mourir.
LE CENTAURE.
J'ai reçu la naissance dans les antres de ces montagnes. Comme le
fleuve de cette vallée dont les gouttes primitives coulent de quelque
roche qui pleure dans une grotte profonde, le premier instant de ma vie
tomba dans les ténèbres d'un séjour reculé et sans troubler son silence.
Quand nos mères approchent de leur délivrance, elles s'écartent vers les
cavernes, et, dans le fond des plus sauvages, au plus épais de l'ombre,
elles enfantent sans élever une plainte des fruits silencieux comme
elles-mêmes. Leur lait puissant nous fait surmonter sans langueur ni
lutte douteuse les premières difficultés de la vie; et cependant nous
sortons de nos cavernes plus tard que vous de vos berceaux. C'est qu'il
est répandu parmi nous qu'il faut soustraire et envelopper les premiers
temps de l'existence, comme des jours remplis par les dieux. Mon
accroissement eut son cours presque entier dans les ombres où j'étais
né. Le fond de mon séjour se trouvait si avancé dans l'épaisseur de la
montagne que j'eusse ignoré le côté de l'issue, si, détournant
quelquefois dans cette ouverture, les vents n'y eussent jeté des
fraîcheurs et des troubles soudains. Quelquefois aussi, ma mère rentrait
environnée du parfum des vallées ou ruisselante des flots qu'elle
fréquentait. Or, ces retours qu'elle faisait, sans m'instruire jamais
des vallons et des fleuves, mais suivie de leurs émanations,
inquiétaient mes esprits et je rôdais tout agité dans mes ombres. Quels
sont-ils, me disais-je, ces _dehors_[10] où ma mère s'emporte, et qu'y
règne-t-il de si puissants qui l'appelle à soi si fréquemment?
[Note 10: Cette expression est étrange, peu grammaticale, peut-être;
mais je n'en vois pas de plus belle et de plus saisissante pour rendre
le sentiment mystérieux d'un monde inconnu. Un tel écrivain eût été
contesté sans doute, mais il eût fait faire de grands progrès à notre
langue, quoi qu'on eût pu dire.]
Mais qu'y ressent-on de si opposé qu'elle en revienne chaque jour
diversement émue? Ma mère rentrait, tantôt animée d'une joie profonde,
et tantôt triste et traînante et comme blessée. La joie qu'elle
rapportait se marquait de loin dans quelques traits de sa marche et
s'épandait de ses regards. J'en éprouvais des communications dans tout
mon sein; mais ses abattements me gagnaient bien davantage et
m'entraînaient bien plus avant dans les conjectures où mon esprit se
portait. Dans ces moments, je m'inquiétais de mes forces, j'y
reconnaissais une puissance qui ne pouvait demeurer solitaire, et, me
prenant, soit à secouer mes bras, soit à multiplier mon galop dans les
ombres spacieuses de la caverne, je m'efforçais de découvrir dans les
coups que je frappais au vide, et par l'emportement des pas que j'y
faisais, vers quoi mes bras devaient s'étendre et mes pieds
m'emporter.... Depuis j'ai noué mes bras autour du buste des centaures,
et du corps des héros, et du tronc des chênes; mes mains ont tenté les
rochers, les eaux, les plantes innombrables et les plus subtiles
impressions de l'air, car je les élève dans les nuits aveugles et calmes
pour qu'elles surprennent les souffles et en tirent des signes pour
augurer mon chemin; mes pieds, voyez, ô Mélampe, comme ils sont usés! Et
cependant, tout glacé que je suis dans ces extrémités de l'âge, il est
des jours où, en pleine lumière, sur les sommets, j'agite de ces courses
de ma jeunesse dans la caverne, et, pour le même dessein, brandissant
mes bras et employant tous les restes de ma rapidité.
Ces troubles alternaient avec de longues absences de tout mouvement
inquiet. Dès lors, je ne possédais plus d'autre sentiment dans mon être
entier que celui de la croissance et des degrés de vie qui montaient
dans mon sein. Ayant perdu l'amour de l'emportement et retiré dans un
repos absolu, je goûtais sans altération le bienfait des dieux qui se
répandait en moi. Le calme et les ombres président au charme secret du
châtiment de la vie. Ombres qui habitez les cavernes de ces montagnes,
je dois à vos soins silencieux l'éducation cachée qui m'a si fortement
nourri, et d'avoir, sous votre garde, goûté la vie toute pure et telle
qu'elle me venait sortant du sein des dieux! Quand je descendis de votre
asile dans la lumière du jour, je chancelai et ne la saluai pas, car
elle s'empara de moi avec violence, m'enivrant comme eût fait une
liqueur soudainement versée dans mon sein, et j'éprouvai que mon être,
jusque-là si ferme et si simple, s'ébranlait et perdait beaucoup de
lui-même, comme s'il eût dû se disperser dans les vents.
O Mélampe, qui voulez savoir la vie des centaures, par quelle volonté
des dieux avez-vous été guidé vers moi, le plus vieux et le plus triste
de tous? Il y a longtemps que je n'exerce plus rien dans leur vie. Je ne
quitte plus ce sommet de montagne où l'âge m'a confiné. La pointe de mes
flèches ne me sert plus qu'à déraciner les plantes tenaces; les lacs
tranquilles me connaissent encore, mais les fleuves m'ont oublié. Je
vous dirai quelques points de ma jeunesse; mais ces souvenirs, issus
d'une mémoire altérée, se traînent comme les flots d'une libation avare
en tombant d'une urne endommagée. Je vous ai exprimé aisément les
premières années, parce qu'elles furent calmes et parfaites; c'était la
vie seule et simple qui m'abreuvait, cela se retient et se récite sans
peine. Un dieu, supplié de raconter sa vie, la mettrait en deux mots, ô
Mélampe!
L'usage de ma jeunesse fut rapide et rempli d'agitation, Je vivais de
mouvement et ne connaissais pas de borne à mes pas. Dans la fierté de
mes forces libres, j'errais m'étendant de toutes parts dans ces déserts.
Un jour que je suivais une vallée où s'engagent peu les centaures, je
découvris un homme qui côtoyait le fleuve sur la rive contraire. C'était
le premier qui s'offrit à ma vue; je le méprisai. Voilà tout au plus, me
dis-je, la moitié de mon être! Que ses pas sont courts et sa démarche
malaisée! Ses yeux semblent mesurer l'espace avec tristesse. Sans doute,
c'est un centaure renversé par les dieux et qu'ils ont réduit à se
traîner ainsi.
Je me délassais souvent de mes journées dans le lit des fleuves. Une
moitié de moi-même cachée dans les eaux, s'agitait pour le surmonter,
tandis que l'autre s'élevait tranquille et que je portais mes bras
oisifs bien au-dessus des flots. Je m'oubliais ainsi au milieu des
ondes, cédant aux entraînements de leur cours, qui m'emmenait au loin et
conduisait leur hôte sauvage à tous les charmes des rivages. Combien de
fois, surpris par la nuit, j'ai suivi les courants sous les ombres qui
se répandaient, déposant jusque dans le fond des vallées l'influence
nocturne des dieux! Ma vie fougueuse se tempérait alors au point de ne
laisser plus qu'un léger sentiment de mon existence répandu par tout
mon être avec une égale mesure, comme, dans les eaux où je nageais, les
lueurs de la déesse qui parcourt les nuits. Mélampe, ma vieillesse
regrette les fleuves; paisibles la plupart et monotones, ils suivent
leur destinée avec plus de calme que les centaures, et une sagesse plus
bienfaisante que celle des hommes. Quand je sortais de leur sein,
j'étais suivi de leurs dons, qui m'accompagnaient des jours entiers et
ne se retiraient qu'avec lenteur, à la manière des parfums.
Une inconstance sauvage et aveugle disposait de mes pas. Au milieu des
courses les plus violentes, il m'arrivait de rompre subitement mon
galop, comme si un abîme se fût rencontré à mes pieds, ou bien un dieu
debout devant moi. Ces immobilités soudaines me laissaient ressentir ma
vie tout émue par les emportements où j'étais. Autrefois j'ai coupé dans
les forêts des rameaux qu'en courant j'élevais par-dessus ma tête; la
vitesse de la course suspendait la mobilité du feuillage, qui ne rendait
plus qu'un frémissement léger; mais, au moindre repos, le vent et
l'agitation rentraient dans le rameau, qui reprenait le cours de ses
murmures. Ainsi ma vie, à l'interruption subite des carrières
impétueuses que je fournissais à travers ces vallées, frémissait dans
tout mon sein. Je l'entendais courir en bouillonnant et rouler le feu
qu'elle avait pris dans l'espace ardemment franchi. Mes flancs animés
luttaient contre ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et
goûtaient dans ces tempêtes la volupté qui n'est connue que des rivages
de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie montée à son comble
et irritée. Cependant, la tête inclinée au vent qui m'apportait le
frais, je considérais la cime des montagnes devenues lointaines en
quelques instants, les arbres des rivages et les eaux des fleuves,
celles-ci portées d'un cours traînant, ceux-là attachés dans le sein de
la terre, et mobiles seulement par leurs branchages soumis au souffle de
l'air qui les font gémir. «Moi seul, me disais-je, j'ai le mouvement
libre, et j'emporte à mon gré ma vie de l'un à l'autre bout de ces
vallées. Je suis plus heureux que les torrents qui tombent des montagnes
pour n'y plus remonter. Le roulement de mes pas est plus beau que les
plaintes des bois et que les bruits de l'onde; c'est le retentissement
du centaure errant et qui se guide lui-même.» Ainsi, tandis que mes
flancs agités possédaient l'ivresse de la course, plus haut j'en
ressentais l'orgueil, et, détournant la tête, je m'arrêtais quelque
temps à considérer ma croupe fumante.
La jeunesse est semblable aux forêts verdoyantes tourmentées par les
vents: elle agite de tous côtés les riches présents de la vie, et
toujours quelque profond murmure règne dans son feuillage. Vivant avec
l'abandon des fleuves, respirant sans cesse Cybèle, soit dans le lit des
vallées, soit à la cime des montagnes, je bondissais partout comme une
vie aveugle et déchaînée. Mais lorsque la nuit, remplie du calme des
dieux, me trouvait sur le penchant des monts, elle me conduisait à
l'entrée des cavernes, et m'y apaisait comme elle apaise les vagues de
la mer, laissant survivre en moi de légères ondulations qui écartaient
le sommeil sans altérer mon repos. Couché sur le seuil de ma retraite,
les flancs cachés dans l'antre et la tête sous le ciel, je suivais le
spectacle des ombres. Alors la vie étrangère qui m'avait pénétré durant
le jour se détachait de moi goutte à goutte, retournant au sein paisible
de Cybèle, comme après l'ondée les débris de la pluie attachée aux
feuillages font leur chute et rejoignent les eaux. On dit que les dieux
marins quittent, durant les ombres, leurs palais profonds, et,
s'asseyant sur les promontoires, étendent leurs regards sur les flots.
Ainsi je veillais ayant à mes pieds une étendue de vie semblable à la
mer assoupie. Rendu à l'existence distincte et pleine, il me paraissait
que je sortais de naître, et que des eaux profondes et qui m'avaient
conçu dans leur sein venaient de me laisser sur le haut de la montagne,
comme un dauphin oublié sur les sirtes par les flots d'Amphitrite.
Mes regards couraient librement et gagnaient les points les plus
éloignés. Gomme des rivages toujours humides, le cours des montagnes du
couchant demeurait empreint de lueurs mal essuyées par les ombres. Là
survivaient, dans les clartés pâles, des sommets nus et purs. Là, je
voyais descendre tantôt le dieu Pan, toujours solitaire, tantôt le
choeur des divinités secrètes, ou passer quelque nymphe des montagnes
enivrée par la nuit. Quelquefois les aigles du mont Olympe traversaient
le haut du Ciel et s'évanouissaient dans les constellations reculées ou
sous les bois inspirés. L'esprit des dieux, venant à s'agiter, troublait
soudainement le calme des vieux chênes.