Vous poursuivez la sagesse, ô Mélampe! qui est la science de la volonté
des dieux, et vous errez parmi les peuples comme un mortel égaré par
les destinées. Il est dans ces lieux une pierre qui, dès qu'on la
touche, rend un son semblable à celui des cordes d'un instrument qui se
rompent, et les hommes racontent qu'Apollon, qui chassait son troupeau
dans ces déserts, ayant mis sa lyre sur cette pierre, y laissa cette
mélodie. O Mélampe, les dieux errants ont posé leur lyre sur les
pierres, mais aucun... aucun ne l'y a oubliée. Au temps où je veillais
dans les cavernes, j'ai cru quelquefois que j'allais surprendre les
rêves de Cybèle endormie, et que la mère des dieux, trahie par les
songes, perdrait quelques secrets; mais je n'ai jamais reconnu que des
sons qui se dissolvaient dans le souffle de la nuit, ou des mots
inarticulés comme le bouillonnement des fleuves.
«O Macarée, me dit un jour le grand Chiron dont je suivais la
vieillesse, nous sommes tous deux centaures des montagnes, mais que nos
pratiques sont opposées! Vous le voyez, tous les soins de mes journées
consistent dans la recherche des plantes, et vous, vous êtes semblable à
ces mortels qui ont recueilli sur les eaux ou dans les bois et porté à
leurs lèvres quelques fragments du chalumeau rompu par le dieu Pan. Dès
lors ces mortels, ayant respiré dans ces débris du dieu un esprit
sauvage ou peut-être gagné quelque fureur secrète, entrent dans les
déserts, se plongent aux forêts, côtoient les eaux, se mêlent aux
montagnes, inquiets et portés d'un dessein inconnu. Les cavales aimées
par les vents dans la Scythie la plus lointaine, ne sont ni plus
farouches que vous, ni plus tristes le soir, quand l'Aquilon s'est
retiré. Cherchez-vous les dieux, ô Macarée, et d'où sont issus les
hommes, les animaux et les principes du feu universel? Mais le vieil
Océan, père de toutes choses, retient en lui-même ces secrets, et les
nymphes qui l'entourent décrivent en chantant un choeur éternel devant
lui, pour couvrir ce qui pourrait s'évader de ses lèvres entr'ouvertes
par le sommeil. Les mortels qui toucheront les dieux par leur vertu, ont
reçu de leurs mains des lyres pour charmer les peuples, ou des semences
nouvelles pour les enrichir, mais rien de leur bouche inexorable.
»Dans ma jeunesse, Apollon m'inclina vers les plantes, et m'apprit à
dépouiller dans leurs veines les sucs bienfaisants. Depuis j'ai gardé
fidèlement la grande demeure de ces montagnes, inquiet, mais me
détournant sans cesse à la quête des simples, et communiquant les vertus
que je découvre. Voyez-vous d'ici la cime chauve du mont Oeta? Alcide
l'a dépouillée pour construire son bûcher. O Macarée! les demi-dieux,
enfants des dieux, étendent la dépouille des lions sur les bûchers, et
se consument au sommet des montagnes! les poisons de la terre infectent
le sang reçu des immortels! Et nous, centaures engendrés par un mortel
audacieux dans le sein d'une vapeur semblable à une déesse,
qu'attendrions-nous du secours de Jupiter, qui a foudroyé le père de
notre race? Le vautour des dieux déchire éternellement les entrailles de
l'ouvrier qui forma le premier homme. O Macarée! hommes et centaures
reconnaissent pour auteurs de leur sang des soustracteurs du privilège
des immortels, et peut-être que tout ce qui se meut hors d'eux-mêmes
n'est qu'un larcin qu'on leur a fait, qu'un léger débris de leur nature
emporté au loin, comme la semence qui vole, par le souffle tout-puissant
du destin. On publie qu'Égée, père de Thésée, cacha sous le poids d'une
roche, au bord de la mer, des souvenirs et des marques à quoi son fils
pût un jour reconnaître sa naissance. Les dieux jaloux ont enfoui
quelque part les témoignages de la descendance des choses; mais au bord
de quel océan ont-ils roulé la pierre qui les couvre, ô Macarée!»
Telle était la sagesse où me portait le grand Chiron. Réduit à la
dernière vieillesse, le centaure nourrissait dans son esprit les plus
hauts discours. Son buste encore hardi s'affaissait à peine sur ses
flancs qu'il surmontait en marquant une légère inclinaison, comme un
chêne attristé par les vents, et la force de ses pas souffrait à peine
de la perte des années. On eût dit qu'il retenait des restes de
l'immortalité autrefois reçue d'Apollon, mais qu'il avait rendue à ce
dieu.
Pour moi, ô Mélampe, je décline dans la vieillesse, calme comme le
coucher des constellations. Je garde encore assez de hardiesse pour
gagner le haut des rochers où je m'attarde soit à considérer les nuages
sauvages et inquiets, soit à voir venir de l'horizon les Ilyades
pluvieuses, les Pléiades ou le grand Orion; mais je reconnais que je me
réduis et me perds rapidement comme une neige flottant sur les eaux, et
que prochainement j'irai me mêler aux fleuves qui coulent dans le vaste
sein de la terre.
* * * * *
FRAGMENT
Non, ce n'est plus assez de la roche lointaine
Où mes jours, consumés à contempler les mers,
Ont nourri dans mon sein un amour qui m'entraîne
A suivre aveuglément l'attrait des flots amers.
Il me faut sur le bord une grotte profonde
Que l'orage remplit d'écume et de clameurs,
Où, quand le dieu du jour se lève sur le monde,
L'oeil règne et se contente au vaste soin de l'onde,
Ou suit à l'horizon la fuite des rameurs.
J'aime Thétis, ses bords ont des sables humbles;
La pente qui m'attire y conduit mes pieds nus;
Son haleine a gonflé mes songes trop timides,
Et je vogue, en dormant, à des points inconnus.
L'amour, qui dans la sein des roches les plus dures
Tire de son sommeil la source des ruisseaux,
Du désir de la mer émeut ses faibles eaux,
La conduit vers le jour par des veines obscures,
Et qui, précipitant sa pente et ses murmures,
Dans l'abîme cherché termine ses travaux;
C'est le mien. Mon destin s'incline vers la plage.
Le secret de mon mal est au sein de Thétis.
J'irai, je goûterai les plantes du rivage,
Et peut-être en mon sein tombera le breuvage
Qui change en dieux des mers les mortels engloutis.
Non, je transporterai mon chaume des montagnes
Sur la pente du sable, aux bords pleins de fraîcheur;
Là, je verrai Thétis, répandant sa blancheur,
A l'éclat de ses pieds entraîner ses compagnes;
Là, ma pensée aura ses humides campagnes;
J'aurai même une barque et je serai pêcheur.
Ah! le dieux retirés aux antres qu'on ignore,
Les dieux secrets, plongés dans le charme des eaux,
Se plaisent à ravir un berger aux troupeaux,
Mes regards aux vallons, mon souffle aux chalumeaux,
Pour charger mon esprit du mal qui le dévore.
J'étais berger; j'avais plus de mille brebis.
Berger je suis encor, mes brebis sont fidèles;
Mais qu'aux champs refroidis languissent tes épis,
Et meurent dans mon sein les soins que j'eus pour elles,
Au cours de l'abandon je laisse errer leurs pas;
Et je me livre aux dieux que je ne connais pas!...
J'immolerai ce soir aux nymphes des montagnes.
* * * * *
Nymphes, divinités dont le pouvoir conduit
Les racines des bois et le cours des fontaines,
Qui nourrissent les airs de fécondes haleines,
Et des sources que Pan entretient toujours pleines,
Aux champs menez la vie à grands flots et sans bruit,
Comme la nuit répand le sommeil dans nos veines,
Dieux des monts et des bois, dieux nommés ou cachés,
De qui le charme vient à tous lieux solitaires;
Et toi, dieu des bergers à ces lieux attachés,
Pan, qui dans les forêts m'entr'ouvris tes mystères,
Vous tous, dieux de ma vie et que j'ai tant aimés,
De vos bienfaits en moi réveillez la mémoire,
Pour m'ôter ce penchant et ravir la victoire
Aux perfides attraits dans la mer enfermés.
Comme un fruit suspendu dans l'ombre du feuillage,
Mon destin s'est formé dans l'épaisseur des bois.
J'ai grandi, recouvert d'une chaleur sauvage,
Et le vent qui rompait le tissu de l'ombrage
Me découvrit le ciel pour la première fois.
Les faveurs da nos dieux m'ont touché dès l'enfance;
Mes plus jeunes regards ont aimé les forêts,
Et mes plus jeunes pas ont suivi le silence
Qui m'entraînait bien loin dans l'ombre et les secrets.
Mais le jour où, du haut d'une cime perdue,
Je vis (ce fut pour moi comme un brillant réveil!)
Le monde parcouru par les feux du soleil,
Et les champs et les eaux couchés dans l'étendue,
L'étendue enivra mon esprit et mes yeux;
Je voulus égaler mes regards à l'espace,
Et posséder sans borne, en égarant ma trace,
L'ouverture des champs avec celle des cieux.
Aux bergers appartient l'espace et la lumière,
En parcourant les monts ils épuisent le jour;
Ils sont chers à la nuit, qui s'ouvre tout entière
A leurs pas inconnus, et laisse leur paupière
Ouverte aux feux perdus dans leur profond séjour.
Je courus aux bergers, je reconnus leurs fêtes,
Je marchai, je goûtai le charme des troupeaux;
Et sur le haut des monts comme au sein des retraites,
Les dieux, qui m'attiraient dans leurs faveurs secrètes,
Dans des piéges divins prenaient mes sons nouveaux.
Dans les réduits secrets que le gazon recèle
Un vers, du jour éteint recueillant les débris,
Lorsque tout s'obscurcit, devient une étincelle,
Et, plein des traits perdus de la flamme éternelle,
Goûte encor le soleil dans l'ombre des abris.
Ainsi....
_Le Centaure_, qui est complet, et ce fragment de vers, qu'on pourrait
intituler _Glaucus_, sont les seuls essais que nous ayons pu recueillir.
Si les parents et les amis de M. de Guérin en retrouvaient d'autres,
nous les engageons à les réunir et à les publier.
VIII
HARRIETT BEECHER STOWE
* * * * *
LA CASE DE L'ONCLE TOM
Ce livre est dans toutes les mains, dans tous les journaux. Il aura, il
a déjà des éditions dans tous les formats[11]. On le dévore, on le
couvre de larmes. Il n'est déjà plus permis aux personnes qui savent
lire de ne l'avoir pas lu, et on regrette qu'il y ait tant de gens
condamnés à ne le lire jamais: ilotes par la misère, esclaves par
l'ignorance, pour lesquels les lois politiques ont été impuissantes
jusqu'à ce jour à résoudre le double problème du pain de l'âme et du
pain du corps.
[Note 11: En Amérique seulement, il a été tiré, la première année (1852), à
plus de 200,000 exemplaires.]
Ce n'est donc pas, ce ne peut pas être une réclame officieuse que de
revenir sur le livre de madame Stowe. Nous le répétons, c'est un
hommage, et jamais oeuvre généreuse et pure n'en mérita un plus tendre
et plus spontané. Elle est loin d'ici; nous ne la connaissons pas, celle
qui a fait pénétrer dans nos coeurs des émotions si tristes et pourtant
si douces. Remercions-la d'autant plus! Que la voix attendrie des
femmes, que la voix généreuse des hommes et celle dos enfants, si
adorablement glorifiés dans ce livre, et celle des opprimés de ce
monde-ci, traversent les mers et aillent lui dire qu'elle est estimée,
qu'elle est aimée!
Si le meilleur éloge qu'on puisse faire de l'auteur, c'est de l'aimer;
le plus vrai qu'on puisse faire du livre, c'est d'en aimer les défauts.
Il ne faut pas les passer sous silence, il ne faut pas en éluder la
discussion, et il ne faut pas vous en inquiéter, vous qu'on raille de
pleurer naïvement sur le sort des victimes au récit des événements
simples et vrais.
Ces défauts-là n'existent que relativement à des conventions d'art qui
n'ont jamais été, qui ne seront jamais absolues. Si les juges, épris de
ce que l'on appelle la _facture_, trouvent des longueurs, des redites,
de l'inhabileté dans ce livre, regardez bien, pour vous rassurer sur
votre propre jugement, si leurs yeux sont parfaitement secs quand vous
leur en lirez un chapitre pris au hasard.
Ils vous rappelleront bientôt ce sénateur de l'Ohio qui soutient à sa
petite femme qu'il a fort bien fait de voter la loi de refus d'asile et
de protection aux fugitifs, et qui, tout aussitôt, en prend deux dans sa
carriole et les conduit lui-même, en pleine nuit, dans des chemins
affreux où il se met plusieurs fois dans la boue jusqu'à la ceintura
pour pousser à la roue et les empêcher de verse. Cet épisode charmant de
l'_Oncle Tom_ (hors'd'oeuvre si vous voulez) peint, on ne peut mieux, la
situation de la plupart des hommes placés entre l'usage, le préjugé et
leur propre coeur, bien autrement naïf et généreux que leurs
institutions et leurs coutumes.
C'est l'histoire attendrissante et plaisante a la fois du grand nombre
des critiques indépendants. Que ce soit en fait de questions sociales ou
de questions littéraires, ceux qui prétendent juger froidement et au
point de vue de la règle pure sont bien souvent aux prises avec
l'émotion intérieure, et parfois ils en sont vaincus sans vouloir
l'avouer. J'ai toujours été frappé et charmé de l'anecdote de Voltaire,
raillant et méprisant les fables de la Fontaine, prenant le livre et
disant: «Attendez, vous allez voir! la première venue!» Il en lit une:
«Celle-là est passable; mais vous allez voir comme celle-ci est
stupide!»
Il passe à une seconde. Il se trouve qu'elle est assez jolie. Une
troisième le désarme encore. Enfin, las de chercher, il jette le volume
en s'écriant avec un dépit ingénu: «_Ce n'est qu'un ramassis de
chefs-d'oeuvre_!» Les grands esprits peuvent être bilieux et
vindicatifs, mais dès qu'ils réfléchissent, il leur est impossible
d'être injustes et insensibles.
Il en faut dire autant, proportion gardée, de tous les gens d'esprit qui
font profession de juger avec l'esprit. Si leur esprit est de bon aloi,
leur coeur ne résistera jamais à un sentiment vrai. Voilà pourquoi ce
livre, mal fait suivant les règles du roman moderne en France,
passionne tout le monde et triomphe de toutes les critiques, de toutes
les discussions qu'il soulève dans les familles.
Car il est essentiellement domestique et _familial_, ce bon livre aux
longues causeries, aux portraits soigneusement étudiés. Les mères de
famille, les jeunes personnes, les enfants, les serviteurs, peuvent le
lire et le comprendre, et les hommes, même les hommes supérieurs, ne
peuvent pas le dédaigner. Nous ne dirons pas que c'est à cause des
immenses qualités qui en rachètent les défauts; nous disons que c'est
aussi à cause de ses prétendus défauts.
On a longtemps lutté en France contre les prolixités d'exposition de
Walter Scott; on s'est récrié ensuite contre celles de Balzac, et, tout
bien considéré, on s'est aperçu que, dans la peinture des moeurs et des
caractères, il n'y avait jamais trop, quand chaque coup de pinceau était
à sa place et concourait à l'effet général. Ce n'est pas que la sobriété
et la rapidité ne soient aussi des qualités éminentes; mais apprenons
donc à aimer toutes les manières, quand elles sont bonnes et quand elles
portent le cachet d'une _maestria_ savante ou instinctive.
Madame Stowe est tout instinct. C'est pour cela qu'elle paraît d'abord
n'avoir pas de talent.
Elle n'a pas de talent!--Qu'est-ce que le talent?--Rien, sans doute,
devant le génie; mais a-t-elle du génie? Je ne sais pas si elle a du
talent comme on l'entend dans le monde lettré, mais elle a du génie
comme l'humanité sent le besoin d'en avoir: elle a le génie du bien. Ce
n'est peut-être pas un homme de lettres; mais savez-vous ce que c'est?
c'est une sainte: pas davantage.
Oui, une sainte! Trois fois sainte est l'âme qui aime, bénît et console
ainsi les martyrs! Pur, pénétrant et profond est l'esprit qui sonde
ainsi les replis de l'être humain! Grand, généreux et vaste est le coeur
qui embrasse de sa pitié, de son amour, de son respect tout une race
couchée dans le sang et la fange, sous le fouet des bourreaux, sous la
malédiction des impies.
Il faut bien qu'il en soit ainsi; il faut bien que nous valions mieux
que nous ne le savons nous-mêmes; il faut bien que, malgré nous, nous
sentions que le génie c'est le coeur, que la puissance c'est la foi, que
le talent c'est la sincérité, et que, finalement, le succès c'est la
sympathie, puisque ce livre-là nous bouleverse, nous serre la gorge,
nous navre l'esprit et nous laisse un étrange sentiment de tendresse et
d'admiration pour la figure d'un pauvre nègre lacéré de coups, étendu
dans la poussière, et râlant sous un hangar son dernier souffle exhalé
vers Dieu.
En fait d'art, d'ailleurs, il n'y a qu'une règle, qu'une loi, montrer et
émouvoir. Où trouverons-nous des créations plus complètes, des types
plus vivants, des situations plus touchantes et même plus originales que
dans l'_Oncle Tom_? Ces douces relations de l'esclave avec l'enfant du
maître signalent un état de choses inconnu chez nous; la protestation du
maître lui-même contre l'esclavage durant toute la phase de sa vie où
son âme appartient à Dieu seul. La société s'en empare ensuite, la loi
chasse Dieu, l'intérêt dépose la conscience. En prenant l'âge d'homme,
l'enfant cesse d'être nomme; il devient _maître_: Dieu meurt dans son
sein.
Quelle main expérimentée a jamais tracé un type plus saisissant et plus
attachant que Saint-Clair, cette nature d'élite, aimante, noble,
généreuse, mais trop douce et trop nonchalante pour être grande?
N'est-ce pas l'homme en général, l'homme avec ses qualités innées, ses
bons élans et ses déplorables imprévoyances, ce charmant maître qui
aime, qui est aimé, qui pense, qui raisonne, et qui ne conclut et n'agit
jamais? Il dépense en un jour des trésors d'indulgence, de raison, de
justice et de bonté; il meurt sans avoir rien sauvé. Sa vie précieuse à
tous se résume dans un mot: aspirer et regretter. Il n'a pas su vouloir.
Hélas! est-ce qu'il n'y a pas un peu de cela chez les meilleurs et les
plus forts des hommes!
La vie et la mort d'un enfant, la vie et la mort d'un nègre, voilà tout
le livre. Ce nègre et cet enfant, ce sont deux saints pour le ciel.
L'amitié qui les unit, le respect de ces deux perfections l'une pour
l'autre, c'est tout l'amour, tonte la passion du drame. Je ne sais pas
quel autre génie que celui de la sainteté même eût pu répandre sur cette
affection et sur cette situation un charme si puissant et si soutenu.
L'enfant lisant la Bible sur les genoux de l'esclave, rêvant à ses
cantiques en jouant au milieu de sa maturité exceptionnelle, le parant
de fleurs comme une poupée, puis le saluant comme une chose sacrée, et
passant de la familiarité tendre à la tendre vénération; puis
dépérissant d'un mal mystérieux qui n'est autre que le déchirement de
la pitié dans un être trop pur et trop divin pour accepter la _loi_;
mourant enfin dans les bras de l'esclave, en l'appelant après elle dans
le sein de Dieu. Tout cela est si neuf et si beau, qu'on se demande en y
pensant si le succès est à la hauteur de l'oeuvre.
Les enfants sont les véritables héros de madame Stowe. Son âme, la plus
maternelle qui fût jamais, a conçu tous ces petits êtres dans un rayon
de la grâce. Georges Shelby, le petit Harry, le cousin d'Éva, le marmot
regretté de la petite femme du sénateur, et Topsy, la pauvre, la
diabolique et excellente Topsy, ceux qu'on voit et ceux même qu'on ne
voit pas dans ce roman, mais dont il est dit seulement trois mots par
leurs mères désolées, c'est un monde de petits anges blancs et noirs, où
toute femme reconnaît l'objet de son amour, la source de ses joies ou de
ses larmes. En prenant une forme dans l'esprit de madame Stowe, ces
enfants, sans cesser d'être des enfants, prennent aussi des proportions
idéales, et arrivent à nous intéresser plus que tous les personnages des
romans d'amour.
Les femmes y sont jugées et dessinées aussi de main de maître, non pas
seulement les mères, qui y sont sublimes, mais celles qui ne sont mères
ni de coeur ni de fait, et dont l'infirmité est traitée avec indulgence
ou avec rigueur. A côté de la méthodique miss Ophélia, qui finit par
s'apercevoir que le devoir ne sert à rien sans l'affection, Marie
Saint-Clair est un portrait d'une vérité effrayante.
On frissonne en songeant qu'elle existe, cette lionne américaine qui
n'est qu'une lâche panthère; qu'elle est partout; que chacun de nous l'a
rencontrée; qu'il la voit peut-être non loin de lui, car il n'a manqué à
cette femme charmante que des esclaves à faire torturer pour qu'elle se
révélât complète à travers ses vapeurs et ses maux de nerfs.
Les saints ont aussi leur griffe, c'est celle du lion. Elle respecte la
chair humaine, mais elle s'enfonce dans la conscience, et un peu
d'ardente indignation, un peu de terrible moquerie ne messied pas à
cette bonne Harriett Stowe, à cette femme si douce, si humaine, si
religieuse et si pleine de l'onction évangélique. Oui, c'est une femme
bien bonne, mais ce n'est pas ce que nous appelons dérisoirement une
bonne femme: c'est un coeur fort, courageux, et qui en bénissant les
malheureux, en caressant des fidèles, en attirant les faibles, secoue
les irrésolus, et ne craint pas de lier au poteau les pécheurs endurcis
pour montrer leur laideur au monde.
Elle est dans le vrai sens de la lettre sacrée. Son christianisme
fervent chante le martyre, mais il ne permet pas à l'homme d'en
perpétuer le droit et la coutume. Il réprouve cette étrange
interprétation de l'Évangile qui tolère l'iniquité des bourreaux pour se
réjouir de les voir peupler le calendrier de victimes. Elle en appelle à
Dieu même, elle menace en son nom. Elle nous montre la loi d'un côté,
l'homme et Dieu de l'autre.
Qu'on ne dise donc pas que, puisqu'elle exhorte à tout souffrir, elle
accepte le droit de ceux qui font souffrir. Lisez cette belle page où
elle vous montre Georges, l'esclave blanc, embrassant pour la première
fois le rivage d'une terre libre, et pressant contre son coeur la femme
et l'enfant qui sont enfin à lui! Quelle belle page que celle-là, quelle
large palpitation, quelle protestation triomphante du droit éternel et
inaliénable de l'homme sur la terre: la liberté!
Honneur et respect à vous, madame Stowe. Un jour ou l'autre, votre
récompense, qui est marquée aux archives du ciel, sera aussi de ce
monde.
Décembre 1832.
IX
EUGÈNE FROMENTIN
I.
UN ÉTÉ DANS LE SAHARA
Au mois de mai 1853, un jeune peintre faisait, pour la seconde ou
troisième fois, un voyage en Afrique, et il écrivait à un de ses amis:
«Tu dois connaître, dans l'oeuvre de Rembrandt, une petite eau-forte, de
facture hachée, impétueuse, et d'une couleur incomparable, comme toutes
tes fantaisies de ce génie singulier, moitié nocturne, moitié rayonnant,
qui semble n'avoir connu la lumière qu'à l'état douteux de crépuscule où
à l'état violent d'éclairs. La composition est fort simple: ce sont
trois arbres hérissés, bourrus de forme et de feuillage; à gauche, une
plaine à perte de vue, un grand ciel où descend une immense nuée
d'orage, et, dans la plaine, deux imperceptibles voyageurs, qui
cheminent en hâte et fuient, le dos au vent. Il y là toutes les transes
de la vie de voyage, plus un côté mystérieux et pathétique qui m'a
toujours fortement préoccupé; parfois même il m'est arrivé d'y voir
comme une signification qui me serait personnelle. C'est à la pluie que
j'ai dû de connaître, une première fois, le pays du perpétuel été; c'est
en la fuyant éperdument qu'enfin j'ai rencontré le soleil sans brume....
«Je crois avoir un but bien défini. Si je l'atteignais jamais, il
s'expliquerait de lui-même; si je ne dois pas l'atteindre, à quoi bon te
l'exposer ici?
«--Admets seulement que j'aime passionnément le bien, et qu'il y a deux
choses que je brûle de revoir: le ciel sans nuage au-dessus du désert
sans ombre.»
Parti de Médéah le 22 mai, notre voyageur campa, le 24, à _Elyonëa_ (la
Clairière), et alla souper chez le caïd, dans sa maison fortifiée. Le
31, il était à Djelta; il racontait à son ami un de ses bivouacs dans le
désert, le plus triste sans contredit de toute la route, au bord d'un
marais vaseux, sinistre, dans des sables blanchâtres, hérissés de joncs
verts à l'endroit le plus bas de la plaine, avec un horizon de quinze
lieues au nord, de neuf lieues au sud; dans l'est et dans l'ouest, une
étendue sans limite. Une compagnie nombreuse de vautours gris et de
corbeaux monstrueux occupait la source à notre arrivée. Immobiles, le
dos voûté, rangés sur deux lignes au bord de l'eau, je les pris, de
loin, pour des gens comme nous pressés de boire. Il fallut un coup de
fusil pour disperser ces fauves et noirs pèlerins.--Les oiseaux partis,
nous demeurâmes seuls.--Était-ce fatigue? était-ce l'effet du lieu? Je
ne sais, mais le premier aspect d'un pays désert m'avait plongé dans un
singulier abattement. Ce n'était pas l'impression d'un beau pays frappé
de mort et condamné par le soleil à demeurer stérile; ce n'était plus le
squelette osseux de Boghari, effrayant, bizarre mais bien construit;
c'était une grande chose sans forme, presque sans couleur, le rien, le
vide, et comme un oubli du bon Dieu; des lignes fuyantes, des
ondulations indécises; derrière, au-delà, partout, la même couverture
d'un vert pâle étendue sur la terre.--Et là-dessus, un ciel balayé,
brouillé, soucieux, plein de pâleurs fades, d'où le soleil se retirait
sans pompe et comme avec de froids sourires. Seul, au milieu du silence
profond, un vent doux qui nous amenait lentement un orage, formait de
légers murmures autour des joncs du marais. Je passai une heure entière,
couché près de la source, à regarder ce pays pâle, ce soleil pâle; a
écouter ce vent si doux et si triste. La nuit qui tombait n'augmenta ni
la solitude, ni l'abandon, ni l'inexprimable désolation de ce lieu.»
Un jour, dans cette plaine, le voyageur rencontra, dans toute la
journée, un petit garçon qui conduisait des chameaux maigres. Le jour
suivant, rien. Si fait, des rouges-gorges et des alouettes. «Doux
oiseaux, qui me font revoir tout ce que j'aime de mon pays; que
font-ils, je te le demande, dans le Sahara? Et pour qui donc
chantent-ils dans le voisinage des autruches et dans la morne compagnie
des bubales, des scorpions et des vipères à cornes? Qui sait? Sans eux,
il n'y aurait plus d'oiseaux peut-être pour saluer les soleils qui se
lèvent.»
Le voyageur traverse un douar. Il y rencontre le pauvre derviche,
l'idiot en vénération de la tribu. Il le raconte et le décrit à son ami
en vingt lignes. Il arrive au pays de la lumière. Il en exprime ainsi la
puissante suavité: «Aujourd'hui, sous la tente, à deux heures, le soleil
a atteint le maximum de 52 degrés, et la lumière, d'une incroyable
vivacité, mais diffuse, ne me cause ni étonnement ni fatigue. Elle vous
baigne également, comme une seconde atmosphère, en flots impalpables;
elle enveloppe et n'aveugle pas. D'ailleurs, l'éclat du ciel s'adoucit
par des bleus si tendres, la couleur de ces vastes plateaux est si
tendre, l'ombre elle-même de tout ce qui fait ombre se noie de tant de
reflets, que la vue n'éprouve aucune violence, et qu'il faut presque de
la réflexion pour comprendre à quel point cette lumière est intense.»
A ce point de son voyage, notre voyageur, qui n'a pas cessé de monter le
plateau du Sahara, est à 800 mètres au-dessus de la mer. Puis il
traverse le Bordj, c'est-à-dire un des sanctuaires de la vie féodale de
l'Arabe. A travers des tableaux étranges, à la fois grandioses et
misérables, il arrive, le 3 mai, à Elaghouat, une de nos conquêtes,
«ville à moitié morte, et de mort violente.» Il y reste jusqu'en
juillet. De là, il s'enfonce encore plus dans le désert; il va de
Tadjemond à Aïn-Mahdy, revient à Elaghouat et repart pour Médéah,
écrivant toujours à son ami ce qu'il voit, ce qu'il rencontre, ce qu'il
comprend, ce qu'il éprouve. Il faudrait tout citer, car aucune page
n'est au-dessous de celles que je viens d'extraire au hasard. Tantôt,
c'est la danseuse arabe à la lueur d'un feu de bivouac; tantôt
l'importune hospitalité de Tadjemont ou la dédaigneuse réception
d'Aïn-Mahdy, la ville sainte, la Rome du désert. C'est la tribu en
déplacement, magnifique et immense tableau qui résume l'étude attentive
et consciencieuse d'Horace Vernet, et la fougue héroïque de Delacroix.
C'est le chameau qui crie douloureusement pendant qu'on le charge; c'est
le cheval qui attend son maître, «cloué sur place comme un cheval de
bois.» Douce et vaillante bête, dès que l'homme est en selle, il n'a pas
besoin de lui faire sentir l'éperon. Il secoue la tête un moment, fait
résonner le cuivre ou l'argent de son harnais; son cou se renverse en
arrière et se renfle en un pli superbe, puis le voilà qui s'élance,
emportant son cavalier, avec ces grands mouvements de corps qu'on donne
aux statues équestres des Césars victorieux.
Et puis, c'est l'été terrible, l'heure de midi, «où le désert, à force
d'être éclairé, devient comme une plaine obscure, perd les couleurs
fuyantes de la perspective et prend la _couleur du vide_, tandis
qu'autour de l'oasis, des bourrelets de sable, amassés par le vent, ont
passé par-dessus le mur d'enceinte: c'est le désert qui essaye d'envahir
les jardins.» Enfin, c'est le morne accablement des hommes et des choses
sous le soleil de feu; c'est la soif intolérable et continue; c'est le
rêve, l'idée fixe, la fureur du verre d'eau froide introuvable; c'est le
paysage, les figures, les animaux, les attitudes, les sons, le silence,
la fatigue, l'éblouissement, la rêverie. C'est tout ce qui se passe,
saisi sur le fait et _montré_, je ne veux pas dire _décrit_. Ce voyageur
ne songe qu'à rendre ce qu'il voit: il ne cherche pas l'embellissement
dans les mots, il le trouve. C'est aussi la morne et splendide extase de
la nature où rien ne passe, pas même la brise, où rien n'apparaît que le
soleil, qui tout à coup, en vous enivrant de sa splendeur vous rend
aveugle.
Le but de ce voyage, on le sait. Il l'a dit: il aime passionnément le
bleu. Il veut être peintre. Il est né pour voir, il regarde, et, en
regardant, il vit de sa pleine vie. Mais le résultat? Rapporte-t-il des
chefs-d'oeuvre? En peinture, je n'en sais rien; on m'a dit qu'il avait
du talent; lui, je ne le connais pas, et il n'est pas de ceux qui
demandent qu'on parle d'eux. Mais ce que je sais, c'est que, sans le
savoir lui-même, il a produit un chef-d'oeuvre littéraire. Ces simples
lettres, en forme de journal, adressé à son ami, et aujourd'hui publiées
en petit livre modeste et tranquille, forment un ouvrage que les
écrivains les plus exercés peuvent, je ne dis pas se proposer pour
modèle, cette manière de dire est mauvaise, en ce qu'elle suppose que
les individualités gagneraient à se copier les unes les autres, mais
examiner et approuver comme critérium des qualités les plus essentielles
dans l'art de voir, de comprendre et d'exprimer. C'est un livre
d'observation au point de vue pittoresque, et on sent que l'auteur n'a
pas visé à autre chose. Il ne raconte pas sa vie privée. Il ne faut
chercher là ni récits, ni anecdotes, ni aventures. Rien pour l'effet,
rien pour le succès. Il s'est satisfait lui-même en prenant des notes
sur un de ses albums, pendant qu'il faisait sur l'autre des croquis.
Études de dessin et de couleur, soit avec la palette, soit avec les
mots. J'ignore ce que lui a donné sa palette, mais ce que notre langue
lui a fourni de couleur et de dessin est infiniment remarquable et le
place d'emblée aux premiers rangs parmi les écrivains.
C'est que ce livre, qui n'a pas trois cents pages, a toutes les qualités
qui constituent un talent de premier choix. La grandeur et l'abondance
dans l'exquise sobriété, l'ardeur de l'artiste et la bonhomie enjouée et
spirituelle du Français jeune, dans le sérieux d'une conscience d'élite;
l'art d'exister pleinement dans son oeuvre, sans songer à parler de soi;
le goût dans sa plus juste mesure au milieu d'une sainte richesse
d'idées et de sensations; la touche énergique et délicate; le juste, le
vrai, mariés avec le grand et le fort. Ces lettres, très-supérieures,
selon moi, à celles de Jacquemont, sont appelées a un immense succès
parmi les artistes, et, comme la France est artiste, espérons que ce
sera un succès populaire.
Pour la partie du public qui ne veut que du drame, vrai ou faux, il est
bon de l'avertir que ce n'est point là son affaire. Mais si, dans un
jour de calme et de réflexion, il lui plaît de se faire une idée large
et nette de ce désert, théâtre grandiose que sa fantaisie pourra ensuite
peupler de ses propres rêves, s'il veut regarder passer, dormir ou agir
la race arabe sous tous ses aspects, il pourra, grâce au travail rapide
d'une intelligence puissante à résumer l'immensité, faire le long et
pénible voyage du Sahara en deux heures.
Mai 1857.
II.
UNE ANNÉE DANS LE SAHEL
JOURNAL D'UN ABSENT
Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais la plus agréable lecture qu'il
y ait, me semble être celle des voyages. Il y a là plus d'intérêt que
dans les romans, et moins de souffrance que dans l'histoire. En général,
tout s'arrange trop bien dans le roman, et, dans l'histoire, tout
s'arrange trop mal. Le roman nous leurre de trop d'idéal; l'histoire
nous abreuve de trop de réalité.
Mais le voyage! Quels qu'en soient les fatigues, les dangers et les
misères, celui qui les raconte en est sorti. Nous sommes donc assurés
d'un heureux dénoûment, lequel n'est pas une fiction, et qui, pour peu
que les aventures aient été périlleuses, garde tout le charme de
l'invraisemblance et de l'inattendu.
Le voyage de découverte est si intéressant par lui-même que l'on n'exige
pas du narrateur les beautés de la forme. Par exemple, les récits que,
sous le titre de _Voyageurs anciens et modernes_, M. Édouard Charton a
récemment publiés n'ont point été accueillis dans un but littéraire,
mais en vue de l'instruction sérieuse que, sous tous les rapports, les
grands voyages apportent à chaque période de l'histoire des hommes.
Traduits ou textuels, rédigés avec élégance ou bonhomie, ces récits
sont tous attachants et laissent loin derrière eux, même au point de vue
de la simple lecture, l'intérêt des romans et des poëmes.
Le voyage est une chose si attrayante, qu'à tous les points de vue,
l'homme de talent qui raconte, soit une course lointaine, soit une
excursion dans des régions connues de tous, est toujours suivi dans sa
narration par la pensée de son lecteur comme une sorte d'oracle. Sauf à
être contredit après coup par ceux qui ont la prétention plus ou moins
fondée d'avoir mieux vu, il tient les gens sous le charme. Soit que l'on
parcoure l'Italie avec Théophile Gautier, et qu'à travers les diamants
de sa parole, on voie toutes choses se revêtir d'un éclat et d'une grâce
que ne vous avait pas toujours offerts la réalité dans vos jours de
spleen et de fatigue; soit que l'on se laisse aller à rire sur les
ruines du monde grec, un peu scandalisé de soi-même, un peu chagrin
d'avoir à rejeter tant d'illusions caressées dans l'enfance, mais dominé
par la gaieté française et l'esprit entraînant d'Edmond About; soit
enfin que, tout grelottant d'une vision de froid et de désolation, on
suive l'expédition périlleuse et sérieusement scientifique dans les mers
du nord, racontée par Charles Edmond avec tant de couleur, d'_humour_ et
de sentiment poétique; il est bien certain que le voyage aventureux,
contemplatif ou critique, s'empare de l'imagination et fouette l'esprit
comme un des appels les plus excitants de la vie. Aux voyages de
découverte et de danger, on ne demande que de l'exactitude et de la
simplicité. Aux voyages d'art, de poésie ou d'études de moeurs, on ne
demande ni périls, ni événements, sauf à être enchanté quand il s'en
trouva un peu, par fortune, dans le courant de la narration.
Un des voyageurs qui s'emparent de l'esprit avec le plus d'autorité et
d'attrait, c'est M. Eugène Fromentin, Déjà, en 1857, nous l'avons suivi
au Sahara; cette année, ou du moins à la fin de l'année dernière, nous
l'avons retrouvé avec joie, complétant son voyage, ou, pour mieux dire,
son séjour en Afrique, dont l'_Été dans le Sahara_ n'était qu'une partie
détachée.
Le nouveau récit de M. Fromentin est intitulé: _Une année dans le Sahel.
Journal d'un absent_. C'est du Sahel qu'il est parti pour le Sahara;
c'est au Sahel qu'il est venu se reposer de ce terrible été, on pourrait
dire se désaltérer, car la soif, à l'état d'idée fixe, est le principal
fléau de ces régions formidables. C'est donc le séjour dans le nord de
l'Afrique, avant et après cette dure campagne vers le centre, que nous
raconte le voyageur.
C'est malgré lui que nous l'appelons ainsi, car il se défend, avec une
rare modestie, d'être autre chose qu'un _homme errant qui aime
passionnément le bleu_, et qui voyage pour le seul plaisir d'aller et de
rester où il lui plaît, qui tantôt veut essayer du _chez soi_ sur cette
terre étrangère, et tantôt obéit à une curiosité de locomotion tout
instinctive. En un mot, c'est l'artiste qui voyage pour le seul plaisir
de vivre en voyageant. Cette modestie n'est point affectée. On sent, à
chaque page de ce beau livre, que l'auteur est un vrai poëte qui a vécu
sa vie intérieure au milieu de scènes qui venaient s'y encadrer comme
dans un miroir, mais qu'il a savourées profondément pour son compte
avant de songer à les rendre. Peintre, car il est peintre, vous le
savez, il a voyagé et vu en peintre. Il a fait, m'a-t-on dit, de la
bonne et belle peinture. Je ne puis vous en parler, je n'ai encore vu ni
l'homme ni ses toiles. D'autres apprécieront donc l'artiste qui peint.
Je reviens à celui qui écrit, et dont la forme est une des plus belles
peintures que nous ayons jamais lues.
Dans une appréciation des plus ingénieuses et des plus justes à propos
de la peinture précisément, cet éminent écrivain nous dit qu'il y a deux
hommes qu'il ne faut pas confondre: le voyageur qui peint et le peintre
qui voyage. Et il ajoute humblement: «Le jour où je saurai positivement
si je suis l'un ou l'autre, je vous dirai exactement ce que je prétends
faire de ce pays.»
La distinction entre le voyageur qui peint et le peintre qui voyage est
rétablie ensuite avec une clarté lumineuse. Le premier est celui qui
reproduit avec amour la couleur particulière d'un pays et des hommes qui
l'habitent, beauté ou étrangeté, n'importe: il fait le portrait de la
nature qu'il explore; il est fidèle, attentif, épris de son modèle. Il
rapporte des documents véridiques; homme de plus ou moins de talent, il
révèle plus ou moins ce qu'il a vu sous le ciel des horizons nouveaux.
Le peintre qui voyage est peintre avant tout; il était peintre avant de
voyager; il n'a pas besoin de voyager pour rester peintre. Il a son
individualité puissante qui le suit partout et qui s'approprie tout. Les
grands aspects peuvent le grandir, mais les nouveaux ne le changent pas.
Sa personnalité domine le sujet, et, sans trop s'inquiéter de traduire
littéralement ce qui, après tout, ne saurait l'être d'une manière
absolue, il exprime à sa manière ce qui le frappe. Du premier, l'on peut
dire: _Comme il a bien vu_! de l'autre: _Comme il a fortement senti_!
Tel est, en termes vulgaires, l'abrégé de cette excellente dissertation,
écrite de main de maître et appuyée d'exemples saisissants. Nous devions
nous y reporter justement pour caractériser le talent littéraire de
l'auteur, car ce qu'il dit de la peinture s'applique parfaitement à la
littérature, et nous ne nous sommes pas longtemps demandé, en le lisant,
s'il devait être classé parmi ceux qui traitent leur sujet en peintres
voyageurs ou en voyageurs peintres. On sait bien que son admiration
dominante est acquise au peintre qui voyage, que son aspiration
généreuse est de faire avec l'Orient quelque chose qui soit individuel
et général tout à la fois. C'est comme qui dirait vouloir appartenir en
même temps au monde extérieur et à soi-même. Eh bien, nous croyons que
la question est déjà résolue pour M. Eugène Fromentin. Il a beau
craindre d'échouer dans la grande entreprise et dire: «Il est possible
que, par une contradiction trop commune à beaucoup d'esprits, je sois
entraîné précisément vers les curiosités que je condamne, que le
penchant soit plus fort que les idées, et l'instinct plus impérieux que
les théories.» Nous pensons sincèrement pouvoir le rassurer. En tant
qu'écrivain, il est certainement le voyageur qui peint avec une vérité
ravissante, et le peintre qui voyage en illuminant de sa propre vie tous
les objets de son examen.
Quoi que l'on dise et que l'on pense des régions méridionales, elles
ont généralement pour caractères dominants la nudité, l'étendue, et je
ne sais quelle influence de grandeur désolée qui écrase. Pour être
senties à distance, elles ont besoin de passer à travers une forme à la
fois riche et simple, et c'est grâce à cette forme remarquable que M.
Eugène Fromentin nous a fait comprendre l'accablante beauté du Sahara.
Le Sahel, moins rigoureux et plus riant, lui a permis de charger sa
palette de tons plus vrais et plus variés. C'est donc une nouvelle
richesse de son talent qu'il nous révèle et qui le complète. A le voir
si frappé, si rempli de la morne majesté du désert, on eût pu craindre
de ne pas le retrouver assez sensible à la végétation qui est la vie du
paysage, et à l'activité qui est la vie de l'homme. Il n'en est pas
ainsi. Il ne s'est pas imposé une manière, son sujet ne l'a pas absorbé.
Toujours maître de son individualité, on sent bien en lui la puissance
d'une âme rêveuse et contemplative, mariée pour ainsi dire avec
l'éternel spectacle de la nature; mais cette nature adorée, il la suit
de l'oeil et de l'âme dans son éternelle mobilité et se l'approprie
merveilleusement, en même temps qu'il s'abandonne à elle avec un parti
pris généreux. Si vous voulez voir l'Afrique sans vous déranger,
lisez-le donc avec confiance, et vous aurez vu, à travers ses yeux,
quelque chose de grand et de réel, d'écrasant et de délicieux, de
sublime et de charmant, d'amusant même, car les races ont toutes leur
côté comique, et le peintre, qui sait tout voir, nous trace, d'une main
légère, les appétits naïfs de gourmandise, de vanité et de coquetterie
de ses personnages. Ses tableaux sont donc complets: grandeur du climat,
brillants caprices de l'atmosphère, beauté touchante ou imposante des
lignes, grâce ou singularité des accidents, effet et nature pittoresque
des habitations, des costumes, des figures, des animaux, des meubles,
et, par-dessus tout cela, définition magistrale des idées et des
sentiments qui dominent les êtres, c'est un examen saisissant de tout ce
qui fait le caractère d'un monde et de ses habitants.
A ces tableaux variés et splendides, ajoutez, cette fois, un épisode
dramatique raconté d'une manière éblouissante d'art et de goût: l'amour
tranquille et la mort tragique de la belle Haoûa. Jamais aventura ne fut
plus chastement voilée et plus solennellement dénouée. C'est là que l'on
sent combien le vrai l'emporte sur la fiction. Et pourtant, c'est
peut-être un roman que cette histoire. Nul n'a le droit de demander à
l'auteur si Haoûa a vécu, aimé et péri de cette manière. «Qu'importe!
vous répondrait-il, si vous êtes incertain, c'est que j'ai été vrai. Qui
se soucie de savoir quels êtres réels ont posé pour les figures des
grands tableaux et des immortelles statues? Je n'ai songé ni à faire une
immortelle, ni à raconter un incident de ma propre vie. J'ai fait vivre
dans ma pensée une femme arabe, telle qu'elle était dans la réalité, et
j'en ai fait une abstraction qui résume un type général.»
Oui, en vérité, voila ce que l'auteur aurait le droit de vous dire, tout
aussi bien qu'un romancier de profession. Ce qu'il y a de certain, c'est
que, pour la première fois, nous nous sommes fait une idée de ces types
inconnus et mystérieux dont Eugène Delacroix nous avait montré la
figure dans l'admirable tableau des _Femmes d'Alger_. Je dis mystérieux,
parce qu'en grand maître, Eugène Delacroix avait laissé planer sur ces
étranges beautés le sentiment insaisissable qui les anime. En les
regardant, on se demande ce qu'il s'est certainement demandé à lui-même:
_A quoi pensent-elles_?
Voici Eugène Fromentin qui est entré dans le sanctuaire d'une de ces
existences cachées, et qui nous répond: Elles ne pensent pas, mais elles
font penser, comme les figures des grands maîtres, comme les immortelles
statues, qu'elles soient d'or, de chair ou de marbre, n'importe! elles
ne vivent pas, mais elles sont une si belle expression de la vie, que
les dédaigner serait une folie, les briser un sacrilége. Aussi le
meurtre d'Haoûa vous laisse-t-il, dans ce récit, une impression profonde
d'indignation et de regret. C'est une consternation inexplicable qui se
fait dans l'âme à cette dernière page, comme si, au moment où vous
contemplez, dans une tranquille extase, la Vénus de Milo, la voûte qui
l'abrite s'effondrait et l'écrasait sous vos yeux.
N'oublions pas, en parlant de la partie épisodique de ce livre, l'autre
figure de femme d'Alger, la grande et magnifique Aïchouna avec sa petite
négresse Jasmina, ses toilettes, ses parfums, sa démarche solennelle et
son goût pour la pâtisserie. A côté de ces admirables animaux, se
dessine la figure intelligente et forte du voyageur européen Vandell,
personnage réel ou imaginaire, espèce de Bas-de-Cuir savant des savanes
de feu de l'Afrique; une aussi belle création, dans son genre, que celle
d'Haoûa et de son entourage. De tous les personnages mis en scène
sobrement et heureusement par notre voyageur, on peut dire le proverbe
italien: _Se non è vero, è ben trovato_, c'est-à-dire à ce qu'il nous
sembla: «Si ce n'est pas arrivé, tant pis pour la réalité.»
Cette fois, nous ne citerons rien de cette belle étude; ce serait la
déflorer. _L'Été au Sahara_ a eu ses lecteurs satisfaits et charmés;
_l'Année dans le Sahel_ a déjà eu ses lecteurs avides; et si nous
rendons ici hommage a un talent qui n'a plus besoin de personne, c'est
tout simplement un remerciment personnel que nous avons du plaisir à lui
adresser, ainsi qu'aux autres artistes voyageurs que nous avons
mentionnés plus haut, et à tous ceux qui ont reçu du publie l'accueil
qu'ils méritaient. Demandons-leur à tous, à tous ceux qui savent bien
voir et bien dire, beaucoup de voyages, n'importe où. Tout le mal qu'on
voit sur la terre vient de l'ignorance; c'est un lieu commun,
c'est-à-dire une vérité bien acquise et bonne à se répéter pour se
consoler du mal qui tarde à disparaître de notre pauvre petite planète.
L'ignorance (autre lieu commun) vient de l'isolement. L'homme qui
cherche à résoudre les problèmes sociaux d'une manière générale devrait
avoir fait le tour du monde et interrogé tous les types de la famille
humaine. Mais qui peut faire le tour du monde à son aise et en
conscience? Venez donc, beaux et bons livres de voyages, documents de
science, de philosophie, d'art ou de psychologie; apportez-nous ce que
chacun de vous a recueilli au profit de nous tous, vos rêveries ou vos
émotions, vos découvertes ou vos rectifications, une fleur cueillie sur
la montagne ou une larme versée sur un désastre, un chant recueilli, le
vol d'un oiseau observé, n'importe quoi, ce ne sera jamais rien. La
mémoire de l'homme intelligent est un clair miroir qui, par un procédé
magique, donne la vie aux images qui l'ont traversé, et cette vie, ce
n'est pas seulement le fait de la vie, c'est son sens intime et
particulier à chaque manifestation de la vie générale, c'est le
_pourquoi_ de la pensée appliquée au _comment_ de l'examen.
Mars 1859.
X
BÊTES ET GENS
PAR
P.-J. STAHL
Nommer Stahl, c'est rappeler une série de ravissantes études, légères
dans la forme, sérieuses dans le fond. Nommer Hetzel, c'est renouveler
les regrets qu'inspire à de nombreux amis et à une foule de personnes
haut placées dans les arts et dans la société parisienne, l'éloignement
d'un homme à la fois utile et charmant comme ses travaux, comme les
livres qu'il a publiés et comme les pages qu'il a écrites.
A quoi profite l'absence d'Hetzel? Nous ne saurions répondre qu'à la
question ainsi renversée: A quoi cette absence ne nuit-elle pas? Elle
nuit à quelque chose de plus général que les sympathies de l'amitié;
elle nuit à l'art, puisqu'elle creuse dans la littérature contemporaine
une lacune que personne ne pourra combler.
Hetzel n'avait pas seulement un emploi et un rôle important dans la
librairie élégante, il avait une mission toute spéciale qui consistait
à mettre le commerce des livres au service de la poésie et du sentiment.
Sous les titres modestes d'éditeur et de libraire, cet esprit gracieux,
sensible et actif poursuivait l'exécution de l'oeuvre de goût, et nous
avons dû à ça goût, qui faisait de son entreprise un fait exceptionnel,
les seuls livres de luxe et de fantaisie qui, depuis vingt ans, aient
été mis à la portée et appropriés à l'usage de nombreux lecteurs. Il a
cherché à initier à la poésie et à l'esprit, par le dessin et la
gravure, toute une classe nouvelle de consommateurs, les bourgeois et
les enfants.