Si, jeune lui-même, il n'a pas eu le temps (hélas! on ne le lui a pas
laissé) de produire de jeunes talents, il a du moins su réveiller les
talents qui s'endormaient, ou ranimer ceux qui se croyaient lassés de
produire. Ayant en lui seul ce qu'il faut pour produire soi-même, il
était tout capable, par ses idées riantes, sa sympahie aimable et son
courage désintéressé, de rafraîchir des imaginations attristées, que la
commande brutale ou la demande absurde de l'exploiteur achève souvent de
paralyser.
Si l'artiste avait une intention à émettre, une fantaisie à réaliser, il
se chargeait d'en fournir le texte, d'en faire accepter l'originalité,
et réciproquement, il courait de l'écrivain au dessinateur pour que l'un
sût ou voulût élever son imagination au niveau de celle de l'autre.
C'est ainsi qu'il a su marier le génie de Balzac à celui de Meissonnier
et de Granville, celui d'Alfred de Musset à celui de Tony Johannot, et
ainsi de beaucoup d'autres. Tantôt il faisait paraître une magnifique
création déjà classique comme _Werther_ ou _le Vicaire de Wakefield_,
tantôt il réunissait les adorables études satiriques de Gavarni et les
lançait dans le monde revêtues de tout l'attrait et de toute la
fraîcheur d'un cadre digne d'elles. Enfin, il était essentiellement
fécondant pour des puissances isolées ou fatiguées qu'il savait grouper
ou renouveler, suggérant à l'une une idée pour sa forme, à l'autre une
forme pour son idée, se chargeant de trouver le traducteur pour chacune,
et se faisant traducteur lui-même au besoin, faute de mieux, disait-il
modestement.
Ce faute de mieux nous a valu un charmant recueil de poésies en prose
qui méritaient de ne pas rester à l'état de fragments épars, et qui ont
été réunies dernièrement en un volume sous le véritable nom de l'auteur.
Ces pages remarquables ne sauraient être analysées; elles sont trop
concises et trop nerveuses dans leur allure pour ne pas perdre même à
être fragmentées. Elles sont d'une légèreté diaphane au premier abord,
mais elles vous saisissent bientôt par une certaine profondeur de
sentiment et une certaine vigueur d'indignation qui ont l'air de
s'échapper involontairement comme un cri du coeur et de la conscience à
travers une chanson moqueuse ou mélancolique.
C'est quelque chose de très-individuel que cette manière à la fois douce
et brusque de dire les choses: ce n'est pas de l'humour, c'est de la
douleur qui prend son parti, c'est un mélange de colère ironique contre
le mal et le faux, et de tendresse enthousiaste pour le bien et le vrai.
C'est du Sterne germanisé par le sentiment, francisé par l'esprit, et
cela a une forme recherchée et naïve en même temps qui ne ressemble
qu'à elle-même. La style est rapide, l'idée est serrée, et tout porte,
dans cette manière gui semble s'être proposé de dire sans dire, et de
vous faire frissonner devant le problème de la vie en ayant l'air de
vous chatouiller l'oreille avec un lien commun spirituellement tourné.
Le sentiment poétique y est exquis, comme par-dessus le marché. Il n'y a
ni longueurs ni défaillances; ce livra si court trouve, d'un bout à
l'autre, le secret de vous faire approfondir les suiets qu'il a l'air
d'effleurer.
Nohant, 14 mars 1834
XI
LE
THÉÂTRE-ITALIEN DE PARIS
ET
MLLE PAULINE GARCIA[12]
Voici donc notre scène italienne-française atteinte dans son principe
vital par une double mesure législative[13]. Cette mesure a été motivée
par la nécessité d'encourager exclusivement le genre national en
musique, et une profonde indifférence pour l'art _exotique_ a présidé à
son arrêt de mort en place de l'Odéon.
[Note 12: Madame Viardot.]
[Note 13: Après l'incendie de leur théâtre de la salle Favart, les artistes
italiens avaient été relégués provisoirement à l'Odéon; mais le
provisoire menaçait de devenir définitif, et de plus on venait de
supprimer leur subvention administrative.]
Si ce motif était bien fondé, nous serions les premiers à y souscrire.
Mais la haute sagesse de la chambre des députés n'est peut-être pas ici
sans appel. Et d'abord nous pensons que le genre italien est tout à fait
naturalisé en France, à tel point qu'il n'y a plus de musique française,
si tant est qu'il y en ait jamais eu. Messieurs les députés ne peuvent
pas croire sans doute que la musique change de nationalité suivant la
langue à laquelle elle est adaptée. Ils ne pensent pas que Rossini soit
Français pour avoir écrit en tête de sa sublime partition _Guillaume
Tell_ au lieu de _Guglielmo Tello_, pas plus que Meyerbeer pour nous
avoir donné deux beaux opéras en paroles françaises. Ils savent fort
bien que la musique qu'on chante à l'Opéra-comique est tout italianisée,
depuis Nicolo jusqu'à Donizetti; que les plus remarquables productions
de nos compositeurs français, _la Muette_, par exemple, ont été
inspirées par le génie italien, et que si Berlioz est chez nous le roi
de la symphonie, ce n'est ni chez Rameau ni chez Grétry, mais dans la
science de Beethoven et de Weber qu'il a puisé la sienne.
_Le Devin du Village_ n'a-t-il pas été dans son temps une réaction
énergique et applaudie contre la soi-disant musique française, qui
n'était, suivant Rousseau et les gens de goût ses contemporains, qu'une
musique infernale et diabolique? Lulli, Gluck et Mozart, que nous
invoquons aujourd'hui comme nos maîtres, étaient-ils donc Français? Et
parce que nous avons un peu profité à leur école, aurons-nous
l'ingratitude de prétendre que nos intelligences musicales se soient
éveillées d'elles-mêmes, tandis que nos oreilles le sont à peine encore
à leurs savantes mélodies?
Où donc s'est réfugiée cette musique française que vous voulez
ressusciter et conserver comme un art national! Non pas même chez
mademoiselle Loïsa Puget, et je gage que, _le Postillon de Lonjumeau_
serait fort blessé si vous lui disiez qu'il ne chante pas ses couplets
dans le goût italien le plus pur. Et il ferait bien; l'orgueil de
l'artiste français, comme son vrai mérite, ne consiste-t-il pas dans
cette merveilleuse aptitude qui le porte à vaincre les obstacles que la
nature lui a créés, et à s'assimiler l'intelligence, les études, et
jusqu'à l'innéité des arts étrangers? Où donc est la grandeur et la
priorité de la France entre toutes les nations civilisées, si ce n'est
d'avoir attiré à elle et de s'être approprié dans tous les temps les
fruits précieux de toutes les civilisations étrangères? Sa vie s'est
formée de la vie du monde entier, et le monde entier a trouvé en elle
une vie que sans elle il n'eût pas sentie. C'est nous qui apprenons à
nos voisins l'importance et la beauté de leurs conceptions en les
mettant en pratique sous leurs yeux éblouis. En politique, n'avons-nous
pas accompli les révolutions que l'Angleterre avait essayées? En
philosophie, n'avons-nous pas opéré ces transformations d'idées que
l'Allemagne signalait immobile et comme effrayée elle-même de ce que son
cerveau enfantait à l'insu de sa conscience? Et pour ne parler que de
l'art qui est le cercle où nous devons nous renfermer ici, n'avons-nous
pas légitimement et saintement volé l'architecture, la statuaire, la
peinture et la musique aux plus puissantes et aux plus ingénieuses
nations de la terre? Notre poésie, enfin, ne l'avons-nous pas conquise
par droit divin sur tous les peuples qui viennent aujourd'hui nous
redemander humblement les leçons qu'ils nous ont données? N'avons-nous
pas importé chez nous, et ceci à l'exclusion des nations que nous avons
bien réellement dépossédées, la peinture qui ne fleurit plus que chez
nous? Où est l'école romaine aujourd'hui? Dans l'atelier de M. Ingres.
Où est la couleur vénitienne? Sur la palette de Delacroix. Où est
l'énergie du pinceau flamand? sur les toiles de Decamps. Où est la
gravure anglaise? A Paris, dans la mansarde de Galamatta ou de Mercurj,
dont le génie s'est naturalisé français; car les plus grands artistes
étrangers l'ont dit, et ce mot est devenu proverbial: La France est la
vraie patrie des artistes. Et maintenant nous voudrions répudier nos
maîtres! Mais cela n'est pas dans l'esprit de la nation, et jamais on
n'a plus profondément méconnu le caractère ardemment sympathique du
Français, et son généreux enthousiasme pour toute espèce d'éducation,
que le jour où on a prononcé dans l'assemblée représentative de la
France, qu'il n'y aurait plus d'art étranger en France. N'envoyez donc
plus vos peintres et vos musiciens se former à Rome, anéantissez donc
les trésors de vos musées, rayez donc _Guillaume Tell_ et _le Comte Ory_
du répertoire de votre Académie Royale; faites plus si vous pouvez,
détruisez toute notion d'art dans le monde élégant et chez le peuple.
Brûlez tous les magasins de musique qui vivent de partitions allemandes
et italiennes; fermez le Conservatoire, qui a le mauvais goût de nous
faire entendre un peu de Beethoven, de Haydn et de Mozart! de temps en
temps condamnez à mort le patriarche Cherubini, car celui-là ne se
soumettra pas volontiers à l'arrêt. Confirmez la sentence qui a exilé
Spontini; faites déporter Lablache, Rubini, Tamburini; défendez à
mademoiselle Grisi de nous montrer le type le plus pur et le plus
parfait de la beauté grecque; envoyez le génie de Pauline Garcia se
glacer en Russie, et quand vous aurez fait tout cela, tâchez d'interdire
à nos gamins de Paris de chanter dans la rue le rataplan des
_Huguenots_; brisez enfin jusqu'aux orgues de Barbarie, qui jouent sous
vos fenêtres le choeur des chasseurs de _Robin des Bois_ ou le _Di tanti
palpiti_, aussi populaire que _la Marseillais_ et _Vive Henri IV_.
Ne dites pas, à ce propos, que la musique étrangère est suffisamment
connue en France. Elle n'est encore que vulgarisée, ce qui ne veut pas
du tout dire qu'elle soit comprise; et je le répète, notre éducation
musicale, loin d'être achevée, commence tout au plus. Aura-t-elle un
succès aussi rapide que la peinture? Je ne le pense pas. Il est de la
nature même de la musique de suivre une marche plus lente, parce qu'elle
est le plus idéal de tous les arts. Pouvons-nous même nous flatter que
nous arriverons à surpasser les Allemands et les Italiens en composition
et en exécution musicale, comme nous surpassons en peinture nos
contemporains étrangers? Je n'oserais vous le promettre. Peut-être la
nature, qui jusqu'ici leur a été plus généreuse qu'à nous sous ce
rapport, continuera-t-elle à les placer au-dessus de nous, comme des
maîtres chéris et vénérés. Raison de plus de les retenir chez nous, car,
privés d'eux, nous n'avons plus guère de progrès à espérer. Ne dites pas
non plus que les maîtres écriront pour notre scène, ou que nous
traduirons leurs oeuvres lyriques. Tons savez bien que Rossini ne se
fût pas arrêté au milieu de sa gloire et de sa puissance sans les
dégoûts dont l'abreuva la légèreté avec laquelle on traita son dernier
chef-d'oeuvre et le morcellement de ses représentations à l'Opéra. Vous
savez bien que le _Don Juan_ n'a pu être exprimé à ce même théâtre d'une
manière satisfaisante, et qu'il a fallu changer l'emploi des voix pour
lesquelles il fut écrit. Quand vous voulez l'entendre, c'est à
l'Opéra-Italien et non à l'Opéra-Français que vous courez. Vous savez
bien que nous ne connaissons en France ni _Fidelio_, ni _Oberon_, ni
même _Freyschütz_. Le zèle et l'habileté de M. Véron ont échoué à faire
entendre véritablement _Euryanthe_ sur la scène française. Vous savez
bien, ou du moins vous devriez savoir qu'au lieu de nous retirer l'opéra
italien, il faudrait pouvoir nous doter d'un opéra allemand, et vous
verrez que quelque jour vous y viendrez, entraînés que vous serez par le
progrès de l'art et le mouvement des idées, vainement entravés pour
quelques années peut-être par votre arrêt.
Mais vous faites-là précisément ce que vous reprochez à un certain
radicalisme étroit et aveugle. Vous nous privez, comme d'autant de
superfluités coûteuses, des sources où la vie intellectuelle se retrempe
et se purifie. Vous nous poussez à la barbarie, vous faites des lois
somptuaires pour ce monde opulent que vous voulez vous conserver et qui
ne s'y laisse guère prendre; car il commence à voir que nous ne sommes
pas aussi ennemis de la civilisation que pourraient le faire croire les
nécessités austères d'un passé que nous ne renions pas, mais que nous ne
voulons pas ressusciter.
Quand cela vous arrange, vous revenez à l'esprit de la convention, et
vous vous emparée des idées d'économie que nous vous présentons quand
nous demandons de sages réductions ou de généreux sacrifices dans
l'emploi des deniers publics. Mais si vous voulez retourner contre nous
nos propres arguments, ne le faites donc pas à propos des choses qui
nous sont utiles et bonnes et qui vous le sont aussi, car nos besoins
sont les mêmes, et un peu d'idéal dans votre vie ne vous ferait pas de
mal. Il y a bien d'autres choses qui nous sont préjudiciables à tous et
que vous votez haut la main pour des raisons que je ne veux pas vous
dire, non pas que vous manquiez de courtoisie pour les entendre, mais
parce que vous avez trop d'esprit pour ne pas les deviner. Je suis sûr
que la jeunesse française, qui est tout artiste, se résignera plutôt à
des privations qui porteraient sur sa vie matérielle qu'à celles qui
l'atteindraient dans sa vie intellectuelle, et que les vexations de la
douane, auxquelles chacun de nous se résigne, nous deviendront
insupportables le jour où elles prohiberont les beaux-arts à la
frontière comme les cotons et les tabacs étrangers.
Si la réforme électorale qui doit s'accomplir était déjà accomplie, si
je parlais à des députés qui représentassent véritablement le peuple,
j'oserais encore leur demander des mesures protectrices pour les arts,
même au profit, en apparence exclusif, des classes riches. Je leur
dirais que si le Théâtre-Italien est dans l'état des choses réservé aux
plaisirs du grand monde, c'est chose assez légitime, vu qu'il est
alimenté et ne peut l'être que par la richesse des hautes classes. Le
jour où la troupe italienne sera installée dans une salle convenable et
où la subvention pourra obvier aux dépenses de première nécessité, l'art
lyrique marchera, comme il faisait naguère, dans un progrès brillant, et
arrivera peut-être à se passer des secours de la subvention. C'est du
moins une épreuve qu'il serait impardonnable de ne pas tenter, et
l'abandon des moyens de civilisation les plus nobles et les plus exquis
est le signe le plus effrayant de la décadence d'une société. D'ailleurs
il serait faux de dire que la salle des Italiens est accaparée par ce
qu'on appelle le grand monde. Dans la vaste enceinte d'un théâtre il y a
place pour les fortunes moyennes, place aussi pour les fortunes
étroites, place enfin pour ceux qui n'ont pas de fortune. Le parterre
des Italiens a toujours été composé de pauvres artistes et de jeunes
gens passionnés pour la musique plus que pour toutes les autres
satisfactions de la vie. Nous sommes quelques-uns qui nous souvenons
bien d'avoir retranché souvent la bagatelle d'un dîner pour aller
entendre la Malibran ou la Pasta, et qui disions bien gaiement à minuit
en retrouvant dans la mansarde un morceau de pain dédaigné la veille:
_Panem et circenses_. Nous savons bien, nous autres, que si nous avons
eu dans notre vie un élan poétique, un sentiment généreux, c'est parce
qu'on ne nous a fermé ni l'église, ni le théâtre, c'est parce qu'on ne
nous a pas interdit la poésie comme un luxe dangereux ou frivole, c'est
parce que qui dit Français dit sobre comme Épictète et idéaliste comme
Platon.
Trouvez donc simple que le grand monde (qui ne sera ni plus ni moins
porté à l'économie et à la charité si vous lui ôtez ses plaisirs
honnêtes) alimente la splendeur d'une école d'art où le pauvre artiste
peut aller rêver et concevoir son idéal. Et croyez aussi que ces classes
riches à qui vous réclamez, et de qui vous obtiendrez, peut-être plus
tôt qu'on ne pense, une libre et loyale adhésion à de meilleures
applications de la loi d'égalité, ont besoin comme vous d'une vie
intellectuelle plus élevée que celle qu'elles puiseraient à de méchantes
écoles et à de fausses théories dans les arts comme dans toute autre
source d'éducation.
Maintenant que j'ai dit, un peu plus longuement que je ne l'avais prévu,
la haute importance du Théâtre-Italien, je vous rappellerai une des
grandes pertes que vous allez faire si vous laissez périr ce théâtre. La
France entière sait aujourd'hui combien serait cruel et irréparable le
départ définitif de Lablache et de Rubini; mais la gloire de Pauline
Garcia est encore assez fraîche pour que la province, qui n'a pas eu le
temps, dans l'espace d'une saison, de venir la juger, se croie dispensée
de regretter la grande artiste qu'elle ne connaît pas encore. Il ne faut
pas craindre de revenir sur les éloges pleins de justesse et
d'intelligence qui lui ont été donnés déjà dans cette _Revue_. Ceci,
d'ailleurs, doit intéresser sous un autre rapport. L'apparition de
mademoiselle Garcia sera un fait éclatant dans l'histoire de l'art
traité par les femmes. Le génie de cette musicienne à la fois consommée
et inspirée constate un progrès d'intelligence qui ne s'était point
encore manifesté dans le sexe féminin d'une manière aussi concluante.
Jusqu'ici on avait dû accorder aux cantatrices une part de puissance
égale à celle des plus grands chanteurs. On a dit et écrit souvent que
les femmes artistes pouvaient dans l'exécution s'élever au niveau des
hommes, mais que, dans la conception des oeuvres d'art, elles ne
pouvaient dépasser une certaine portée de talent. On l'a dit moins haut
peut-être depuis que les efforts de quelques-unes d'entre elles ont
montré une aptitude plus ou moins estimable pour la composition
musicale. Pour le chant, il faut placer au premier rang quelques
charmantes mélodies qu'a écrites madame Malibran; pour la scène, les
partitions de mademoiselle Bertin. Mais voici une fille de dix-huit ans
qui écrit de la musique vraiment belle et forte, et de qui des artistes
très-compétents et des plus sévères ont dit: «Montrez-nous ces pages, et
dites-nous qu'elles sont inédites de Weber ou de Schubert, nous dirons
qu'elles sont dignes d'être signées par l'un ou l'autre de ces grands
noms, et plutôt encore par le premier que par le second.» C'est là, ce
nous semble, le premier titre de mademoiselle Garcia à une gloire
impérissable. Supérieure à toutes les jeunes cantatrices aujourd'hui
connues en France par la beauté de sa voix et la perfection de son
chant, elle peut mourir et ne pas s'envoler comme ces apparitions de
chanteurs et de virtuoses qui, renfermés dans une grande puissance
d'exécution, ne laissent après eux que des souvenirs et des regrets;
gloires qui s'effacent comme un beau rêve en disparaissant de la scène
chargées de trophées, mais condamnées à périr tout entières, et de qui
l'on peut dire ce qui est écrit dans le livre divin à propos des heureux
de ce monde: «Ils ont reçu dès cette vie leur récompense.»
Mademoiselle Garcia est donc plus qu'une actrice, plus qu'une
cantatrice, En l'écoutant, il y a plus que du plaisir et de l'émotion à
se promettre; il y a là un véritable enseignement, et nous ne doutons
pas qu'avec le temps, la haute intelligence qu'elle manifeste en
chantant la musique des maîtres, ne soit d'une heureuse influence sur le
goût et l'instruction du public et des artistes. Elle est un de ces
esprits créateurs qui ne s'embarrassent guère de la tradition et des
usages introduits par les exigences de la voix ou la fantaisie
maladroite des exécutants ses devanciers. Elle entre dans l'esprit des
auteurs; elle est seule avec eux dans sa pensée, et si elle adopte un
trait, si elle prononce une phrase, elle en rétablit le sens corrompu,
elle en retrouve la lettre perdue. Le public qui l'aime, mais qui n'a
pas encore en elle toute la confiance qu'elle mérite, s'étonne et
s'effraie quelquefois de ce qu'il prend pour une innovation. Le public
n'est pas assez savant pour lui contester avec certitude la liberté de
ses allures. La plupart des journalistes ne le sont pas davantage, et
moi qui écris ceci, je le suis moins que le dernier d'entre eux. Mais ce
que le public, ce que les critiques, ce que moi-même pouvons examiner
sans craindre de faire rire les vrais savants, et sans autre conseil que
celui de notre logique et de notre sentiment, c'est précisément le
sentiment et la logique qui président à ce travail consciencieux auquel
mademoiselle Garcia soumet l'oeuvre qu'elle chante. Jamais elle ne
dénature l'idée, jamais elle ne substitue son esprit à l'esprit du
compositeur. Le jour où vous direz: Mozart n'eût pas écrit cela, ce
jour-là seulement vous serez en droit de dire que Mozart ne l'a point
écrit; mais si vous retrouvez toujours et partout l'esprit et le
sentiment du maître, vous pouvez dire que si le maître ne l'a pas écrit
ainsi, c'est ainsi du moins qu'il l'a senti dans le moment de
l'inspiration, et c'est ainsi qu'il l'aurait écrit peut-être la veille
ou le lendemain. Ainsi c'est bien toujours du Mozart, c'est bien
toujours du Rossini que nous entendons, lors même que, pour satisfaire
aux exigences de la voix qui devait lui servir d'interprète, Rossini ou
Mozart ont consenti à modifier leur premier jet.
Je ne prétends pas que cette liberté d'interprétation doive être
illimitée; mais plus une composition vieillit, plus il devient
nécessaire d'avoir de grandes intelligences pour interpréter fidèlement
les points contestables. Sans cette part d'indépendance, l'esprit du
chanteur n'aurait plus à s'exercer que dans les gestes et le costume, et
encore faudrait-il qu'il n'y apportât point son propre caprice, mais le
goût et la vraisemblance. Il faudrait prononcer que le talent
d'exécution exclut le talent de création, et les artistes dramatiques en
tous genres deviendraient de pures machines, fonctionnant plus ou moins
bien, suivant une impulsion mécanique à jamais donnée. Alors plus de
progrès possible, et le mot _goût_ n'a plus de sens. De plus, il suffit
d'une erreur innocemment commise par un chanteur et inaperçue de
l'auditoire pendant un certain temps, pour que cette erreur devienne loi
sans qu'aucun autre chanteur ait le droit de la redresser et d'en purger
l'oeuvre du maître. C'est ainsi que l'ignorance des commentateurs ou
seulement des copistes a altéré pendant des siècles l'esprit de textes
bien autrement sérieux que ceux des partitions musicales.
Si la simple raison, si un sentiment de l'art qui n'est point refusé
même aux gens privés d'éducation spéciale peuvent servir de guide pour
juger les artistes avec quelque justice et quelque utilité, nous devons
attendre de mademoiselle Garcia plus que nous ne pouvons lui donner. Si
le public comprend l'importance d'un pareil talent, il apprendra
beaucoup de lui, et ne cherchera plus à entraver, par la méfiance ou la
timidité de ses jugements, l'essor de facultés aussi rares et aussi
précieuses. La critique ne cherchera point à l'intimider. On peut
analyser froidement le talent le plus consommé; mais on doit de grands
égards au génie même le plus novice. Il y a pour lui un certain respect
auquel ne se refusent pas les artistes vraiment éminents. J'ai vu Rubini
essayer docilement avec Pauline Garcia, dans l'entr'acte, un trait
qu'elle lui avait soumis, et que l'admirable chanteur répétait avec un
plaisir naïf et généreux. Lablache est fier d'elle comme un père l'est
de son enfant, et Liszt sera plus heureux de l'entendre chanter
Desdemona et Tancrède, lui dont elle est, comme pianiste, une des
meilleures élèves, que de toutes les ovations que sa bonne Hongrie lui
décerne.
Nous n'analyserons pas le talent dramatique de mademoiselle Garcia, pas
plus que l'étendue et la puissance extraordinaire de sa voix. Peu nous
importerait la qualité de timbre de cet instrument magnifique, si le
coeur et l'intelligence ne l'animaient pas; mais c'est un prodige dont
l'honneur revient à Dieu, que de voir une faculté d'expression aussi
riche au service d'une intelligence aussi puissante. Cette voix part de
l'âme et va à l'âme. Dès les premiers sons qu'elle vous jette, on
pressent un esprit généreux, on attend un courage indomptable, on sent
une âme forte qui va se communiquer à vous. Le talent de l'actrice est
analogue. Toutes les facultés désirables et toutes les qualités innées
l'inspirent presque spontanément; mais ce talent n'a pas été soumis,
comme le chant, à de rigoureuses études, et il brille encore par ce qui
lui manque: heureux défaut jusqu'à présent, qui attendrit plus qu'il ne
le fâche, un public paternel aux grands artistes. Il est remarquable que
ce même public qui se montre si scrupuleux pour les choses qu'il ne
comprend pas bien encore, se montre si délicatement et si sagement
indulgent pour celles qu'il juge sainement au premier coup d'oeil. On a
remarqué que la jeune actrice avait parfois une certaine gaucherie
pleine de grâce et de pudeur, parfois aussi une énergie pleine de
sentiment et d'irréflexion, et on lui a su bon gré de se laisser
gouverner par ses impressions sans prendre conseil que d'elle-même, et
sans chercher trop devant son miroir l'habitude que les planches lui
donneront assez vite. On a remarqué aussi que sa taille était
admirablement belle; dans ses gestes faciles et naturellement gracieux,
les peintres admirent la poésie instinctive qui préside à ses attitudes,
même les moins prévues par elle. Elle est toujours dans les conditions
d'un dessin correct et dans celles d'un mouvement plein d'élégance et
de vérité.
Elle ne plaît pas seulement, on l'aime. Le public le prouve en ne
l'applaudissant pas avec frénésie; il faudra cependant, pour son propre
intérêt, qu'il apprenne à l'applaudir avec discernement et à ne pas
rester froid devant une phrase admirablement dite, quand il bat des
mains pour une cadence effrayante de durée et de netteté. Ce sont là des
tours de force que mademoiselle Garcia exécute avec une liberté
surprenante, car elle peut tout ce qu'elle veut. Mais le public ne
voudra-t-il pas la dispenser quelque jour de cet horrible agrément qui
n'aboutit qu'à imiter parfaitement le bruit d'une bouilloire à thé, et
qui suspend le sens de la mélodie devant une niaiserie désagréable à
l'oreille? Pauvres grands artistes, vous avez bien besoin qu'on vous
laisse corriger les sottises de la mode!
Il n'y a qu'une cadence au monde que je voudrais conserver, si tout
autre après Rubini pouvait la reproduire; c'est celle qu'il a introduite
dans l'air de _Don Juan: Il mio tesoro intanto_, et qui est devenue
célèbre. Elle est courte, premier mérite, puis elle est énergique,
vaillante, et complète l'idée musicale au lieu de l'altérer. Enfin elle
est écrite par Mozart dans l'accompagnement, et le public, entraîné par
l'audace et le goût du chanteur, a eu le bon esprit de ne pas la
contester.
Avec Rubini, avec Lablache, avec Tamburini, avec mesdames Garcia, Grisi
et Persiani, l'opéra italien va nous quitter si on perd le temps à
délibérer froidement et lentement. On sera toujours forcé par la suite
de rendre le Théâtre-Italien à la capitale; mais si on tarde, ces
grands artistes seront dispersés, et nous aurons des talents de second
ordre avec plus d'exigences peut-être. Conservons donc ces généreux
chanteurs que nous aimons, que nous connaissons, qui nous connaissent et
nous aiment aussi, et qui se prodiguent avec tant de zèle. Dans aucun
théâtre de Paris, on n'a jamais vu régner la paix, l'obligeance et le
dévouement comme parmi la troupe italienne. C'est qu'ils sont tous
grands et laborieux; ils n'ont ni le droit ni la temps d'être jaloux les
uns des autres. Rubini, malade et fatigué d'une longue suite de
représentations que divers accidents ont accumulés sur lui, prodigue sa
puissance avec une vaillante ardeur. Le public qui entend cette voix si
fraîche et ce sentiment si énergique, sans se douter que l'homme
souffre, croit-il payer avec de l'or tant de dévouement et de
conscience? Lablache, à l'école duquel nos premiers chanteurs, nos
premiers tragiques et nos premiers comiques voudraient longtemps encore
prendre des leçons, blessé il y a quelques jours sur la scène pendant la
représentation, quitte ses béquilles et reparaît sans égard pour la
défense du médecin. Vous avez vu naguère un fait plus remarquable
encore. Pauline Garcia, pour ne pas faire manquer la représentation de
_Don Juan_, avertie que madame Persiani était malade, a étudié un rôle
nouveau et improvisé son costume dans l'espace de deux heures. Elle
était mise à ravir, et elle a joué et chanté Zerline comme, depuis sa
soeur, personne ne l'avait ni joué ni chanté. Elle regardait à peine le
cahier pour suivre le récitatif; elle a exprimé Mozart comme Mozart
serait heureux de s'entendre exprimer, s'il pouvait un soir s'échapper
de la tombe pour y rentrer au coup de minuit. Vraiment nous aurions
grand besoin de semblables artistes dans nos théâtres nationaux, et nous
avons encore besoin des artistes italiens pour former nos artistes et
nous.
Février 1840.
XII
LA JOCONDE
DE LÉONARD DE VINCI
GRAVÉE PAR M. LOUIS CALAMATTA
Quelle est cette femme sans sourcils, aux mâchoires développées sous
leur luxuriante rondeur, aux cheveux extrêmement fins ou très-peu
fournis, au front très-découvert ou très-puissant, à l'oeil sans éclat,
mais d'une limpidité surhumaine? La tradition nous dit que c'est madame
Lise (Mona Lisa), femme del signor Francesco del Giocondo. Vasari ajoute
qu'elle était _bellissima_, et semble nous avouer qu'elle était fort
mélancolique de caractère ou fort impatiente de ses mouvements,
puisqu'il prétend que Léonard, en faisant son portrait, tenait autour
d'elle des chanteurs, des joueurs d'instruments et des bouffons, pour la
rendre gaie et lui conserver ce divin sourire qu'après _quatre ans
d'efforts_ le maître parvint à saisir.
En vérité, ces divins maîtres du passé eussent été de grands paresseux
ou de grands maladroits s'il leur eût fallu tant de temps et de peine
pour s'emparer du beau et du vrai; outre que l'âge de Mathusalem n'eût
pas suffi aux longues hésitations que leur prêtent, devant chacune de
leurs oeuvres, leurs naïfs biographes. Est-ce pour relever, dans
l'esprit du public, la grandeur et la difficulté de l'art, qu'on l'a si
longtemps nourri de pareilles légendes? Il est fort à présumer, au
contraire, que l'expression de la Joconde fut saisie au vol par un coup
d'oeil d'aigle, et que les chanteurs et les bouffons n'auraient pas
réussi à mettre tant d'idéal sur les traits du modèle, tant de flamme et
de science dans le pinceau de l'artiste; à moins pourtant qu'il n'y eût
là quelque voix aussi belle que les lèvres de la Joconde, ou quelque
_senatore_ aussi merveilleux dans son art que Léonard dans le sien.
Pourquoi non, après tout? c'était le temps des grands artistes.
Il est peu de figures aussi connues que celle de Mona Lisa del Giocondo,
et, chose étrange, il est peu de physionomies moins devinées. Cette
beauté célèbre offre, dans son expression un tel problème, que personne
ne l'a regardée sans émotion, et que personne, après l'avoir vue un
instant, ne l'a oubliée. Le modèle n'offrait-il aux regards le même
mystère que le portrait? Était-_elle_ belle ou seulement agréable? Pour
certaines personnes qui lui trouvent un dessous de malice froide dans le
sourire, c'est une laide séduisante, comme on en connaît. Pour d'autres,
c'est un idéal de jeunesse, de candeur, d'intelligence et de bonté. Tel
était l'avis de Gustave Planche, qui a écrit avec beaucoup de
prédilection sur Léonard de Vinci. Tel est aussi celui de M. Calamatta.
«Quand je dessinais cette suave figure,» écrivait-il à un de ses amis,
«seul, sous les voûtes du Musée, je me surprenais à rire avec elle.» Une
autre fois, il écrivait: «J'ai fini la Joconde. C'est une douleur pour
moi. Il y a si longtemps que j'étais heureux et tranquille avec elle.»
Donc, cette tête charmante, en dépit de la couleur verdâtre et
mélancolique que le temps (et peut-être les dangereuses inventions de
Léonard dans les matériaux de sa peinture) ont répandue sur elle, est,
pour ceux qui s'absorbent à la contempler, une rose mystique, un sourire
du ciel.
Nous avouerons que notre impression personnelle est plutôt mélancolique
que riante. Est-ce ce ton de clair de lune, cet étrange paysage de flots
et de rochers glauques, dont nous ne pouvons faire abstraction? Il y a
quelque chose dans ce chef-d'oeuvre qui nous jette dans l'étonnement et
dans la rêverie. Les types et les paysages de Léonard nous ont toujours
tourmenté. On aura beau me dire qu'il était grand ingénieur, qu'il avait
passé sa vie à étudier les eaux au point de vue des travaux de la
canalisation, à parcourir des terrains impraticables pour y établir des
ponts et des routes; je me rappelle aussi qu'il écoutait certaines
fontaines comme une douce musique, et qu'il était poëte au moins autant
que savant. Ces sites, tourmentés jusqu'à la puérilité, qui sont là
derrière ses figures et qui se perdent dans des horizons accumulés
jusqu'aux nuages, comme s'il eût placé ses modèles sur la flèche d'une
cathédrale, afin de leur donner pour cadre l'immensité, est-ce l'amour
du plan géographique qui les lui a inspirés, et n'y faut-il voir que la
signature de l'ingénieur inquiet d'être oublié pour le peintre?
Dans tous les cas, ceci n'est pas gai. Peut-être l'effet en était-il
chatoyant, alors que la peinture était fraîche, pleine de roses tendres
et de pourpres vives, comme nous la décrivent les contemporains. Mais, à
coup sûr, la composition en est austère, et l'aspect aujourd'hui en est
refroidissant. On se figure beaucoup plus les _fiords_ déchiquetés de la
Norwége et son ciel d'opale faits ainsi, que le beau soleil d'Italie et
les riants paysages de l'Arno. Ce n'est même point là le caractère des
lacs charmants de la Toscane et du Milanais. Le Trasimène est semé
d'ilots qui le divisent en perspectives infinies; mais quelle douceur de
lignes et quelle splendeur de ton sur ces lointains mous et chauds! Il
n'y a pas à dire, si la Joconde est gaie, c'est qu'elle tourne le dos à
un pays bien triste; et, malgré les routes et les ponts que l'artiste
ingénieur semble y avoir creusés et jetés pour ses promenades, elle ne
me semble nullement disposée à s'y risquer.
Quant aux types de Léonard, les avis sont bien partagés. Ils paraissent
le vrai beau à certains artistes; à d'autres, ils semblent la laideur
embellie par l'art. Personne ne peut leur refuser la noblesse et
l'originalité.
C'est le privilège de beaucoup de grandes choses d'être mystérieuses, et
d'exercer sans cesse l'imagination. On commentera éternellement
l'_Hamlet_ de Shakspeare, l'_Enfer_ du Dante, le _Faust_ de Goethe, la
_Nuit_ de Michel-Ange, et, à un autre degré d'intérêt et d'admiration,
la _Joconde_ de Léonard.
Elle n'était pas du tout belle, cette Joconde. Vasari ne l'a jamais
vue. C'était une grasse et douce personne, fine, prudente, ravissante
d'amabilité, de savoir-vivre et de distinction. Léonard en était
passionnément amoureux. L'histoire n'en dit rien, mais qu'importe? Il ne
s'en vanta jamais, parce que la dame était sage ou qu'elle aimait son
mari. D'autres peuvent penser qu'elle était froide, tant il y a que le
beau Léonard y perdit ses soupirs et ses brûlants regards, et qu'il fit,
en vain, durer longtemps le portrait. Il n'était pas très-modeste. Ce
n'était pas la mode en ce temps-là pour les grands artistes. Il fut donc
très-surpris d'échouer: de là son silence et celui de ses contemporains
sur cette passion inexaucée. De là peut-être, pour un homme habitué à
vaincre en amour, une estime particulière pour cette femme tranquille,
et une prédilection fidèle pour l'expression de cette figure sereine qui
devint, sous sa main et dans son cerveau, le type de la beauté
surnaturelle, puisque toutes ses figures de sainteté lui ressemblent.
Ceci est un roman de notre façon; mais il est tout aussi vrai que mille
légendes bien autrement risquées qui remplissent la biographie des
artistes et des héros du temps passé.
Pour nous, la Joconde est le portrait idéalisé d'une femme charmante, et
le grand secret de cette indéfinissable expression de calme qui arrive à
effrayer, comme tout ce qui est la force immatérielle, est un sentiment
qui exista beaucoup moins en elle que dans le peintre. Il fit là ce
qu'ont fait tous les maîtres véritables: il donna sa propre puissance à
son oeuvre, en croyant la surprendre dans l'âme de son modèle.
En effet, on aura beau admirer avec Vasari le réalisme à _faire trembler
(una maniera da far tremare)_ avec lequel Léonard de Vinci a rendu «les
moindres détails de la peau, des cils, des pores, toutes les minuties,
toutes les subtilités de la nature,» ce qui fait encore plus trembler
dans cette figure, c'est l'âme qui luit à travers, qui semble contempler
la vôtre du haut de sa sérénité et lire dans vos yeux tandis que vous
interrogez vainement les siens.
L'espèce d'effroi que nous avons toujours ressenti en regardant un
portrait de maître, vient de ce qu'à travers ces figures, c'est le
génie, c'est l'âme du maître, que nous voyons. Cette âme est dans la
toile, n'en doutez pas. Michel-Ange n'est-il pas toujours palpitant dans
le marbre du Moïse? Qui donc oserait le railler et le critiquer, face à
face avec lui?
Il y a, à Florence, une tête de Méduse, de Léonard de Vinci, qui exerce
une sorte de fascination. Gustave Planche, que nous citions tout à
l'heure, a dit de cette tête: «La Méduse est à la fois belle et
terrible.... Le regard immobile et le sourire menaçant restent gravés
dans notre âme et défient toutes les distractions. Aucune des images qui
passent devant nos yeux ne réussit à la détrôner.» Et il ajoute que le
germe de la _Joconde_ est dans la _Méduse_. Seulement, c'est au point de
vue de la manière et de l'entente du sentiment qu'il trouve que _l'une
fait présager l'autre_. Nous irons plus loin que lui; nous dirons que la
Joconde, avec sa douceur souriante, est tout aussi effrayante que la
Méduse. Au premier abord, c'est l'aimable et paisible créature que le
peintre a vue et aimée. A la longue, c'est une fascination qui a pris
corps. Ce n'est plus une personne, c'est une idée et une idée fixe. Un
homme supérieur a mis là sa plus ardente et en même temps sa plus tenace
aspiration. Il était bien impossible qu'une si grande dépense de force
fût perdue, et elle l'eût été si elle n'eût produit que la
représentation exacte d'une jolie femme. Elle a produit une figure qui,
après plus de trois siècles, en dépit d'une couleur altérée qui
l'étouffe et la plombe, s'empare encore invinciblement des yeux et de la
pensée, soit qu'elle égaye, soit qu'elle rende mélancolique, soit qu'on
s'en éprenne, soit qu'on s'en défie, soit enfin, qu'en raison de sa
propre individualité, on contemple avec ou sans sympathie l'idéal
idéalisé d'un génie idéaliste.
Rendre avec le burin les finesses insaisissables de cette peinture
devenue elle-même mystérieuse comme la pensée du modèle, sous les
sombres transparences de la couleur éteinte, c'était un problème à
résoudre, et il nous semble que M. Calamatta l'a résolu. Nous ne sommes
pas compétent pour parler du mérite de la gravure au point de vue du
métier. C'est une spécialité dont nous connaissons mal les termes, et
nous craindrions de les mal employer. Ce qui nous frappe dans cette
gravure, c'est son aspect général qui rend fidèlement le tableau sans
chercher à l'expliquer ou à le traduire. Certes, il y eût eu une sorte
de sacrilège à vouloir interpréter ce que, dans certaines parties,
l'oeil peut à peine saisir. L'effet en est donc sombre comme la
peinture, et, pour notre part, nous ne sommes pas de ceux qui ne se
consolent pas des outrages que les années ou les vernis lui ont fait
subir. Nous ne haïssons pas cette lumière pâle et ce reflet général de
je ne sais quel astre argentin qui tombe sans miroitage sur l'ensemble.
C'est austère et doux à la fois; c'est à la fois limpide et voilé comme
l'expression de la _Joconde_, que M. Calamatta a si consciencieusement
et si délicatement reproduite.
Décembre 1858.
FIN
TABLE
Pages.
I.--AUTOUR DE LA TABLE. 1
II.--ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE--Goethe,
Byron, Mickiewicz. 117
III.--HONORÉ DE BALZAC. 197
IV.--BÉRANGER. 215
V.--H. DE LATOUCHE. 229
VI.--FENIMORE COOPER. 261
VII.--GEORGE DE GUÉRIN. 279
VIII.--HARRIETT BEECHER STOWE. 315
IX.--EUGÈNE FROMENTIN.--Un été dans le Sahara. 325
--Une année dans le Sahel 336
X.--BÊTES ET GENS, par P.-J. Stahl. 343
XI.--LE THÉÂTRE ITALIEN DE PARIS ET MADEMOISELLE
PAULINE GARCIA. 347
XII.--LA JOCONDE DE LÉONARD DE VINCI, gravée par
M. Louis Calamatta. 365
F. Aureau.--Imprimerie de Lagny