George Sand

Autour de la table
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«Je ne vous demande pas de nous consoler mollement ou hypocritement des
maux de ce monde. Non, votre mission n'est pas de plaire aux égoïstes;
elle n'est peut-être pas non plus d'aggraver nos peines par une peinture
effroyable de la vie humaine et des fatalités de l'histoire. Le cadre de
vos tables est plus vaste, et sur la pierre de votre Sinaï, si vous
voulez parler à tous, c'est du Dieu bon qu'il faut leur parler.

«Vous l'avez compris, vous l'avez fait. Il y a toute une révélation dans
le livre que vous appelez _Aujourd'hui_. Quel autre que vous, dans ce
temps de petitesse intellectuelle et de scepticisme farouche, pouvait
espérer de la formuler et de la faire entendre? Ce don est plus grand,
plus sérieux que ne s'en doutent la plupart de ceux qui vous lisent, et
vous inspirez beaucoup d'enthousiasmes littéraires qui sont d'instinct
plus que de réflexion.

«Peu importe; si l'esprit que charme ou transporte votre parole est
saisi, à son insu, par la profondeur de votre pensée, il s'est élevé de
beaucoup au-dessus de lui-même, et vous avez ébranlé en lui le petit
édifice de sa froide raison au profit des croyances supérieures.

«Osez donc! On sait bien que ce n'est pas le courage qui vous manque
vis-à-vis des événements, mais peut-être n'avez-vous pas encore,
vis-à-vis de votre idéal, toute la confiance que vous lui devez. De là
peut-être ces angoisses, ces troubles mortels à l'idée de la
destruction, ces noires imaginations, ces frissons sur le trépied sacré.
Une sorte de panthéisme grandiose vous agite, la lumière vous inonde;
puis l'horreur des ténèbres vous saisit.... Ah! devrait-on, adepte
impatient, vous demander d'apaiser ce désordre sublime? Quel oracle
antique, parlant par la bouche des poëtes mystérieux et des prophètes
terrifiés, a mieux dépeint cette fièvre de l'inconnu qui vous dévore,
cette sueur froide que l'abîme côtoyé fait passer sur votre front, ces
transports de Titan, ces abaissements de rêveur, cette audace désespérée
et ces déchirements profonds; puis ces doutes, ces vertiges, cette
attraction des ténèbres, ce besoin de se reposer dans le vague de la
faiblesse humaine?

«Qui a jamais révélé dans des mots aussi grands que l'idée, dans des
images aussi colossales que le chaos, une lutte de cette nature et des
tourments intérieurs de cette portée? Personne! Le mal est nouveau, il
appartient à notre génération placée entre la foi et la négation, entre
l'espérance et le blasphème, entre la fureur sauvage et
l'attendrissement divin. Vous êtes la plus impétueuse personnification
de ce mal sublime, depuis le Manfred de Byron; vous êtes l'Hamlet des
temps modernes qui va s'arracher à la tombe d'Yorick et s'écrier, en
laissant retomber dans la fosse muette le crâne vide: «L'âme est
ailleurs!»

«Oui, oui, elle est ailleurs! Sortez-nous de vos doutes, et sortez-en
vous-même. Le temps est venu pour vous de terrasser l'esprit sombre
contre lequel vous avez si vaillamment lutté. Arrachez-vous de ces
tombeaux; laissez dormir ces ossements. Montez sans crainte vers ces
régions éclatantes où des images célestes, souvent entrevues, vont se
montrer à vous, plus limpides et plus sereines. Cherchez votre Béatrix
dans les cercles divins. Toute vision de poëte emporté dans l'extase est
une vérité pour qui sait lira à travers le symbole. Incompris, les
prophètes sont des insensés, et c'est ainsi que, de leur temps, le
vulgaire les juge.

«La vision de Platon, contemplant les âmes cramponnées à la poulie qui
les monte ou les descend dans le milieu dont le mal ou le bien de leurs
désirs les rend avides, est une folle imagination pour qui ne veut pas
dégager l'esprit de la lettre. Ces figures naïves de l'antiquité ne font
plus sourire quand on en a saisi le sens, et vos images à vous,
empreintes de toute la poésie de l'art moderne, s'éclaircissent plus
aisément pour laisser passer la vérité.

«Vous nous annoncez _Dieu_, vous nous annoncez la _fin de Satan_, déjà
esquissée si magnifiquement:

     Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
     Lui dira: c'est donc toi!

            *       *       *       *       *

     Tout sera dit: Le mal expirera, les larmes
     Tariront; plus de fers, plus de deuil, plus d'alarmes;
           L'affreux gouffre inclément
     Cessera d'être sourd et bégaîra: Qu'entends-je?
     Les douleurs finiront; dans toute l'ombre, un ange
           Crîra: COMMENCEMENT!

«Soyez pour nous ce génie bienfaisant qui, dans la petite sphère du
temps mesuré à nos destinées, nous fera entendre une de ces paroles qui
ne meurent pas avec nous; et si une pensée de doute, une sueur de
défaillance traversent quelquefois votre nouvelle contemplation,
recueillez dans l'air lointain ce cri d'une voix faible, mais sincère,
qui vous dit: «Marchez!»

--Oui, oui! s'écria-t-on autour de la table, qu'il marche et qu'il voie!

Et Julie ajouta:

--Il a assez vu la terre et les monstres qui rampent à sa surface, la
mort, la corruption, le silence, l'effroi, le néant! Le ciel commence à
se révéler à lui, et son oeil ardent interroge les destinées des astres.
Il en a encore peur, il les voit terribles, il y rêve des tourments et
des frayeurs inconnus aux hommes d'ici-bas; mais qu'il ouvre les yeux
encore plus haut, il y verra des lieux de délices, des sanctuaires de
rémunération, où l'âme qui a souffert et pardonné aux hommes leurs
clameurs, à Dieu son silence, trouvera dans une lumière toujours plus
pure, le mot toujours plus transparent de son obscure et triste destinée
d'aujourd'hui.

--Vous voilà dans le Ciel de Jean Reynaud, dit Théodore, et vous croyez
que votre poëte y montera avec lui?

--Il y montera de son côté par le chemin qui lui est ouvert, répondit
Julie; tous ceux qui ont des ailes se rencontrent à une certaine
hauteur, et là, le poëte voit clair dans la métaphysique comme le
métaphysicien dans la poésie. Croyez bien que déjà leurs rayons se
rencontrent et se pénètrent, à leur insu peut être, mais
inévitablement. Quand ces lumières divines se rallument sur la terre,
elles entrent dans toutes les grandes intelligences presque
simultanément.

--Vous arrangez tout cela à votre guise, reprit Théodore. Ces inspirés
ne sont nullement d'accord entre eux; Jean Reynaud n'admet guère les
purs esprits, et Victor Hugo veut anéantir la matière. Son monde futur
n'est qu'apparence et transparence, tandis que celui de Pierre Leroux
est encore plus positif que celui de Jean Reynaud; il nous interdit la
sortie de ce monde maudit, et j'avoue que son système, aussi beau, aussi
ingénieux, aussi éloquemment exposé que les autres, me paraît le plus
admissible.

--Dieu ne dira jamais le fin mot à aucun homme d'ici-bas, si grand que
cet homme puisse être, dit Ernest qui venait d'entrer et qui écoutait;
mais il envoie aux grands penseurs comme aux grands songeurs des rêves
qui ne différent pas tant les uns des autres que vous voulez bien le
dire. La forme varie dans l'imagination et dans le raisonnement, mais le
fond paraît reposer sur un même foyer d'espérance, la liberté
progressive pour tous les êtres, commençant à avoir conscience
d'elle-même chez l'homme terrestre, et lui permettant de hâter ou de
ralentir son développement à travers le temps et l'éternité;
l'immortalité pour tous; la conscience, la mémoire, la joie au réveil
des bons et des sages; le renouvellement des épreuves pour les mauvais
et les fous, avec la réhabilitation pour tous après l'expiation. Moi,
j'y crois beaucoup. Et vous autres?

--Qui sait? dit Théodore.

--Moi, j'y crois fermement, s'écria Julie.

--Croyons-y tous, dit Louise. Pourquoi nous plairions-nous au doute,
quand nos imaginations voient le ciel ouvert, quand nos coeurs sentent
une bonté et une justice divines, et quand les plus belles intelligences
de ce monde prennent leur plus magnifique essor dès qu'elles entrent
dans cette lumière?

Nous en étions là quand on ouvrit la _Presse_ pour lire l'excellent
compte rendu de M. A. Peyrat sur le livre de M. Vacquerie. Nous fûmes
tous fiers d'être arrivés au même avis que cet écrivain éminent, quant à
la question littéraire en général et au livre en particulier.

Montfeuilly, 10 juin 1856.




III


Un volume pieusement dédié à la mémoire d'une femme illustre fut l'objet
des réflexions de ces jours-ci. C'est un recueil d'articles de journaux
portant ces deux dates: 29 _juin_ 1855,--29 _juin_ 1856. La première est
celle de la mort de Mme de Girardin; la seconde, celle de la publication
du recueil. L'idée de célébrer ce douloureux anniversaire par la
popularisation d'un éloge funèbre, signé des noms les plus célèbres ou
les plus distingués de la littérature poétique et critique, est
touchante et délicate.

J'aime ces soins affectueux et ces tendres hommages rendus aux morts
chéris. J'aime qu'on les honore et qu'on les bénisse comme s'ils étaient
là pour respirer ce doux encens du souvenir et de l'affection, et que
ces anniversaires, si douloureux pour nous, soient comme un jour de fête
pour les nobles libérés de la vie. Du milieu plus pur et plus heureux
qu'ils habitent désormais, il leur plaît peut-être de jeter les yeux, ce
jour-là, sur leurs anciennes demeures et d'écouter parler leurs fidèles
amis.

La croyance aux ombres errantes, aux fantômes de ceux qui ne sont plus,
cache peut-être, comme toutes les naïves erreurs de l'humanité, une
révélation sous un symbole. Il n'est pas nécessaire que ces glorieuses
âmes descendent au milieu de nous. Réfugiées dans un ordre de choses
supérieur au nôtre, il n'est même pas probable qu'elles soient
condamnées à revenir dans cet _ici-bas_ des douleurs humaines. Il est
bien plus simple de penser que la vision des faits de notre monde monte
vers elles lorsqu'elles l'évoquent, comme celle des choses lointaines se
révèle, dit-on, par l'extase magnétique, à des individus doués d'un sens
particulier. Ce sixième sens, mystérieusement aperçu chez nous, et non
encore bien constaté parce qu'il ne peut être défini, est, sans aucun
doute, un des attributs lucides des autres habitants du ciel, du moins
de ceux qui ont mérité de _monter_ dans la sphère infinie des êtres.

--Voilà pourquoi, nous disait Louise, je n'aime pas l'idolâtrie de la
tombe. Cette terre muette, cette pierre insensible, et les matérielles
idées de destruction sauvage qu'elles évoquent, me repoussent plutôt
qu'elles ne m'attirent. Je veux que l'on respecte l'asile des morts; je
veux bien aussi que leurs monuments et leurs épitaphes servent
d'enseignement aux vivants, quand il s'agit de morts illustres; mais je
comprends le désir de cette noble femme qui n'a point voulu d'ornements
sur sa tombe. Elle sentait bien que son âme immortelle avait une autre
demeure à faire resplendir, et que le mausolée, ce dernier lit de la
forme, ne garderait même pas son image, cette suave beauté qui ne meurt
qu'en apparence, et dont le type, conservé au sanctuaire de la pensée
divine, refleurit maintenant dans quelque jardin du ciel.

--Je suis comme vous, dit Julie, je n'aime pas que l'on s'enferme dans
les monuments funéraires pour penser aux morts aimés. Ils ne sont pas
là, et lorsqu'ils évoquent, comme vous dites, la vision de notre monde,
je suis sûre que ce n'est pas dans les cimetières qu'ils la cherchent.
Ils doivent sourire tristement de notre erreur, quand ils nous voient
concentrer là notre culte et nos larmes. C'est sur le spectacle de la
vie qu'ils arrêtent surtout leurs regards, ces vivants par excellence,
devant qui nous sommes les ombres fugitives et les fantômes inachevés!
C'est dans nos maisons, dans nos travaux, dans notre activité, dans
notre oubli même (dans notre oubli apparent!) qu'ils regardent; tristes
quand ils nous voient découragés de la vie et brisés lâchement par leur
départ, satisfaits quand ils nous voient tendres envers leur mémoire,
courageux devant nos devoirs, croyants dans l'avenir au-delà de la
tombe.

--J'avoue que, moi aussi, j'ai eu quelquefois cette pensée, dit
Théodore; quand je perdis ma jeune soeur, je me surprenais à me défendre
de pleurer, dans la crainte de troubler, par ma douleur, le repos dont
elle jouissait. Je ne me rendais pas bien compte de ce sentiment qui me
faisait étouffer mes sanglots comme si elle eût pu les entendre; mais il
est certain que, me rappelant sa douce sensibilité et ses larmes qui
coulaient à ma moindre souffrance, je me disais vaguement en moi-même:
«Cachons-lui ce mortel chagrin qu'elle partagerait encore.» C'est par de
telles impressions mystérieuses et profondes que je me laisse aller
parfois à vos croyances exaltées. Si j'essaye d'y pénétrer par le
raisonnement, elles m'échappent; mais l'émotion m'y ramène, et l'émotion
pourrait bien être un élément de certitude aussi solide que la raison.

--Peut-être plus solide, mon cher Théodore, répondit Louise. La raison
humaine est une chose courte et bornée; l'émotion va plus loin, monte
plus haut et voit dans l'infini. Cet élément de certitude que nous donne
le sentiment s'appelle d'un beau nom.

--Lequel?

--_Confiance_ même dans la pratique des faits, la certitude
expérimentale absolue est souvent insaisissable, tandis que la confiance
qui est une certitude anticipée par le sentiment, fait des prodiges.

Ici Ernest nous cita une belle parole de Saint Paul: _La foi est la
réalité des choses de l'espérance; c'est l'argument de ce qui n'apparaît
pas._

On me demanda, à moi qui avais connu madame de Girardin dans les
dernières années de sa vie, ce que je pensais de ses croyances
religieuses.

--La seule fois que j'ai causé avec elle sur ce sujet, répondis-je, ce
fut le 21 mai, cinq semaines avant sa mort, et non pas la veille, comme
le croit M. de Lamartine. J'étais depuis une heure avec elle, lorsqu'il
arriva. Il est certain que je ne l'avais jamais vue si belle et si
vivante. Je trouvais dernièrement cette date et cette réflexion sur mon
journal, avec ces mots qui me serrent le coeur: _Elle est cependant
toujours souffrante._ Combien j'étais loin de prévoir que je
l'embrassais pour la dernière fois! Je partais le lendemain. Elle est
morte pour ainsi dire debout, courageuse jusqu'à la dernière heure, et
dans tout le rayonnement de sa beauté physique et morale.

Il me sembla, dans cette dernière entrevue, que cette beauté de l'âme et
du corps n'avait jamais été assez vantée: c'est peut-être qu'elle
n'avait jamais été aussi complète. Par un étrange effet de la maladie
qui la dévorait intérieurement, sa taille, sa figure et ses mains
avaient perdu toute trace de l'effet des années. Elle était svelte, elle
était pâle, elle n'avait plus, pour ainsi dire, d'âge. Ce n'était pas la
fraîcheur rose de la jeunesse, mais c'était la transparente blancheur et
le regard clair et pur de l'immortalité. C'est le plus beau et le plus
durable souvenir d'elle qu'elle pût laisser dans l'âme de ses amis. On
eût dit qu'elle le sentait et qu'elle voulût mettre son coeur et son
esprit à l'unisson de cette idéalité, car jamais elle n'aborda devant
moi des sphères aussi élevées, et elle y monta d'elle-même avec cette
simplicité candide qui formait souvent en elle un puissant contraste
avec l'ardente et charmante exubérance de son esprit de saillies. «Je ne
crois, me dit-elle, à aucun mystère et à aucun miracle transmis ou
expliqués par les hommes. Tout est mystère et tout est miracle dans le
seul fait de la vie et de la mort. Je ne crois pas à ma table tournante
autant qu'on se l'imagine: ce n'est qu'un instrument qui écrit ce que ma
pensée évoque. Je me sens très-bien avec Dieu; je ne crois ni au diable
ni à l'enfer.» Et elle ajouta précisément quelque chose comme ce que
vous disiez ici tout à l'heure: «Si je n'ai pas la foi, j'ai
l'équivalent: j'ai la confiance.» Tel fut son résumé. Était-il d'un
catholicisme orthodoxe? Quant à moi, sa religion me satisfit pleinement.
Je me hâtai d'écarter l'idée de la mort qu'elle semblait évoquer, et que
je ne pouvais croire si prochaine pour elle. Il y avait en elle une
sérénité si aimable, un rayonnement si doux!

Vous venez de lire tous ces hommages rendus à son génie littéraire.
Aucun de nous ici n'a l'idée de les contester; donc je vous parlerai
surtout du côté de son âme qu'elle montrait le moins, et que de funestes
circonstances, à moi personnelles, m'avaient mis à même d'apprécier. Je
parle de sa sensibilité ardente et de cette tendresse de coeur que la
vie du monde couvrait d'un voile de discrétion et d'enjouement. On a dit
avec raison qu'elle avait eu le don et le charme de rester femme. Eh
bien! elle était plus complète encore, elle était mère dans son coeur et
dans ses entrailles, bien qu'elle eût été privée des joies et des
douleurs de la maternité. Elle les connaissait, elle les sentait dans
les autres. Ses belles et saintes larmes avaient coulé par torrents sur
notre désastre à nous! Elle avait été là, soutenant, consolant,
partageant le désespoir des autres, l'éprouvant, le cherchant, voulant
en prendre sa part, aimant ce que nous avions aimé, et nous montrant,
sans y songer, quelle mère elle eût été elle-même. Ce ne fut donc pas
une fantaisie, une idée littéraire quelconque, cette adorable pièce de
_La joie fait peur_. Elle prit cette idée-là dans ses propres
entrailles; elle eut le _droit_ de faire parler une mère, et ce fut là
l'apogée de son inspiration. Le sujet semblait scabreux pour elle.
Qu'elle l'eût traité par l'esprit seulement, toute mère eût pu lui dire,
comme Tell à Gessler: _Ah! tu n'as pas d'enfants_! Il n'en fut point
ainsi: elle toucha juste et profondément; elle fit pleurer jusqu'au
sanglot, jusqu'à l'étouffement tous les hommes et, chose plus
victorieuse en un pareil sujet, toutes les femmes.

Déjà, dans _Lady Tartuffe_, elle avait peint la mère avec bonheur, avec
vérité. Elle avait créé, avec ce type, un développement de talent
extraordinaire chez une autre femme de coeur et de mérite; madame Allan,
artiste ravissante d'esprit et de grâce, qui, avec elle et par elle,
monta dans la région du drame passionné. Hélas! une même destinée, un
même mal a emporté, à six mois de distance, ces deux femmes excellentes
d'intelligence et de caractère: l'une qui avait le génie et l'autre le
talent, toutes deux l'amour du beau et du vrai.

Dans les commencements de nos relations, madame de Girardin me faisait
un peu peur, et je me souviens de l'avoir dit à madame Allan, qui me
répondit: «J'ai été comme vous; je craignais qu'elle n'eût trop
d'esprit, mais depuis j'ai reconnu qu'elle avait au moins autant de
coeur.» Je répétai ce mot plus tard à madame de Girardin. «Voilà, me
dit-elle, l'éloge le plus agréable qu'on puisse faire de moi.»

--Existe-t-il un portrait ressemblant de madame de Girardin parvenue à
sa maturité? demanda Julie.

--Oui, répondis-je, un dessin de Chasseriau, gravé par Blanchard. C'est
ce que l'on pouvait _sentir_ de mieux pour résumer les deux types de
beauté qui s'appellent Delphine Gay et madame de Girardin, la jeune
fille dans la première fleur de son inspiration, et la femme de génie en
possession de tout son éclat. Il y eut un moment dans sa vie, ce moment
fatal dont je vous parlais tout à l'heure, où elle fut les deux types à
la fois, confondus dans une auréole de suave mélancolie. C'est à ce
moment sans doute qu'elle composa ces beaux vers de _la Nuit_.

     Alors la douleur assouvie
     Vous laisse un repos vague et doux,
     On n'appartient plus à la vie,
     L'idéal s'empare de vous.

Julie nous demanda de lui relire tout ce morceau qui est un
chef-d'oeuvre. C'est comme un résumé énergique et profond des peines et
des joies de cette grande existence; c'est comme la clef d'or du
sentiment mystérieux qui dicta le beau et charmant poème de _Napoline_,
Madame de Girardin était enthousiaste. Le monde, où elle se sentit
longtemps emprisonnée, gênait ses élans, et la nécessité de vivre dans
ce monde, qui n'est parfois que convention et apparence, lui avait créé
le devoir d'être brillante partout et avec tous. Heureuse fatalité sans
doute! car cette femme de grande inspiration et de généreuse
spontanéité devait à la société de son temps la vivifiante et saine
chaleur de son âme. Elle avait tout ce qui constitue le véritable
esprit, l'imagination toujours prête à peindre et à colorer les objets
de sa pensée, le vif sentiment des choses et des êtres, la bonne foi
virile, la gaieté candide. On était souvent tenté de la trouver trop
moqueuse pour les absents; mais, que ces absents fussent attaqués devant
elle, elle les défendait avec ardeur, et il ne fallait pas la voir plus
de trois fois pour sentir qu'elle faisait à ses amis beaucoup de bien
pour très-peu de mal. Ses véritables gaietés étaient à la fois
étincelantes et douces, comme son regard, comme sa voix et comme son
talent.

Avec tant de charme et de vitalité dans l'expansion, la vie de retraite
et de concentration eût été un contre-sens, une désobéissance envers
elle-même. Elle avait une double mission puisqu'elle avait une double
puissance. Elle devait doter son époque de beaux ouvrages, et, en même
temps, elle devait à l'élite de la société intelligente de cette époque
l'instruction ou le redressement qui découlent, dans les rapports
directs de la vie, d'un esprit supérieur et d'une bouche éloquente et
persuasive. Si, dans le grand nombre de personnes qu'elle s'est donné la
peine de charmer ou de convaincre, toutes n'ont pas senti la portée de
son intelligence et profité du bienfait de son commerce, du moins l'on
peut être sûr que tout ce qui était digne de l'approcher a reçu d'elle
de nouvelles forces. Les plus grands esprits l'ont trouvée à leur niveau
dans ce qu'ils avaient de meilleur; les artistes ne l'ont jamais écoutée
sans être plus sûrs d'eux-mêmes dans ce qu'ils avaient de bon et de
vrai. Elle était donc un foyer, et son rayonnement ne pouvait pas lui
appartenir exclusivement.

Comme elle se plaignait un jour à moi de n'avoir pas d'enfants, une idée
m'apparut très-claire, et je la lui communiquai avec conviction: Vous
n'avez pas eu d'enfants, lui dis-je, parce que Dieu ne l'a pas voulu et
n'a pas dû le vouloir. Ce dont vous vous affligez comme d'une disgrâce
est une conséquence logique de votre supériorité sur les autres femmes.
Si vous aviez été mère, les trois quarts de votre vie auraient été
perdus pour votre mission. Il vous eût fallu sacrifier ou les lettres,
ou les relations dont vous êtes l'âme. Absorbée par la famille, vous
n'eussiez plus été que la moitié de vous-même, c'est-à-dire femme du
monde ou écrivain, mais point l'un et l'autre: le temps n'eût pas suffi.

--Avec quelle joie j'aurais sacrifié le monde! s'écriait-elle; le monde
ne m'a servi qu'à me désennuyer de ma solitude!

Je l'assurai de ce dont j'étais pénétré; c'est que la Providence ne
s'occupait pas de nous en vue de notre satisfaction personnelle, mais en
vue de notre utilité pour ses vues générales, et qu'il fallait la
remercier de nous placer dans les conditions où nous pouvions la
seconder.

Ce que je disais à cette illustre femme, je le pense encore, ajoutai-je
en m'adressant à la grand-mère: elle devait être ce qu'elle a été,
belle, riche, libre de soins et de fatigues trop intenses, brillante,
entourée, admirée. Elle a eu des éléments de sécurité, de calme et de
puissance appropriés à l'influence heureuse qu'elle devait exercer.

--Et pourtant, reprit Louise, elle souffrait souvent, m'as-tu dit, de
cette situation.

--Elle en souffrait jusqu'au désespoir, parce qu'elle était trop
complète pour ne pas désirer la vie complète. Mais la vie complète est
impossible en ce monde, et, même préservée de l'absorption de la
famille, le temps et la liberté lui manquaient souvent. Elle se trouvait
trop sacrifiée aux relations extérieures; elle nous jalousait un coin où
elle eût pu se réfugier pour juger en paix les choses de la vie et sa
propre vie intérieure. Son chant de la _Nuit_ est un cri de douleur, de
fatigue et d'étouffement; mais on y sent la force quand même, car cette
belle nature se retrempait dans ses combats.

     Et l'on revient à sa nature

s'écriait-elle,

     Comme à son pays bien-aimé.

Elle avait effectivement non-seulement un empire stoïque sur elle-même,
mais encore, et grâce au ciel, une généreuse facilité à reprendre ses
armes vaillantes, son inspiration, son souffle de poëte, sa parole
entraînante et son aimable rire d'enfant. Elle a bravement vécu,
noblement lutté et légitimement triomphé. Il n'y a rien de trop dans les
éloges que nous venons de lire. Que ce bouquet d'anniversaire, réuni par
une main pieuse, soit donc pour elle un parfum de fête et comme un
remercîment de cette belle vie qu'elle nous a consacrée à tous,
peut-être, hélas! aux dépens de la sienne en ce monde; car elle avouait,
comme madame de Staël, qu'elle dépensait trop de sa flamme intérieure et
qu'elle en était parfois brisée; mais là où elle vit maintenant, elle
recueille les fruits de tant de fleurs jetées par elle sur nos chemins,
et la nouvelle tâche qu'elle accomplit dans une autre station de la
route éternelle est une récompense, c'est-à-dire une carrière plus
glorieuse encore.

Montfeuilly, 5 juillet 1856.




IV


On reçut le lendemain à Montfeuilly un livre déjà bien connu ailleurs,
mais qui faisait partie d'un envoi en retard, l'_Oiseau_, par M.
Michelet. On se réjouit d'avoir un ouvrage signé de ce beau nom à lire
en famille, car les livres de pure science ou de pure philosophie, si
clairs et si brillants qu'ils soient, ne peuvent être lus à haute voix
que dans une sorte de tête-à-tête. Là où l'attention de tous ne peut se
distraire un instant sans perdre le fruit de l'audition, il ne faut
guère sortir du domaine de l'art et de la poésie.

Ce livre plut surtout à la grand'mère; mais Julie, dont les instincts
sont olympiens plutôt que terrestres, prit avec impétuosité la cause des
aigles et de tous ces fiers _tyrans de l'air_ dont l'auteur accuse le
rôle terrible, les penchants odieux.

--Cela ne s'est jamais vu, s'écria-t-elle. Jamais on n'a songé à mettre
le vautour au-dessus de l'aigle; c'est renverser toutes les notions
humaines! Quoi! parce que certains oiseaux de proie tuent avec le bec,
au lieu d'étouffer avec la griffe, les voila qualifiés de nobles! et
l'oiseau de Jupiter sera traité de brigand et de tourmenteur!

--C'est qu'il a, en effet, l'instinct cruel, répondit le curé qui
n'avait pas entendu lire, mais qui s'éveilla pour la discussion; celui
qui ne tue que pour se nourrir ne fait pas un plus grand crime que nous
autres, qui sommes nés mangeurs de poulets; mais celui qui s'endort avec
la victime râlant dans sa serre cruelle, jusqu'à ce que l'appétit
revienne à monseigneur, celui-là est né bourreau. La souffrance de sa
proie fait le fond de sa jouissance et les délices de sa réfection.
Voyons, Théodore, vous ne dites donc rien aujourd'hui?

--Je dis, répliqua Théodore, que le livre en question est une agréable
fantaisie, rien de plus!

JULIE.--Cette fois (et bien à regret, je vous jure, mon excellent ami!)
je partage votre opinion.

MOI.--Pourtant, M. Michelet pense avoir fait un livre dont l'idée est
philosophique. Est-ce qu'il se serait trompé?

THÉODORE.--Si vous voulez que je vous dise mon avis sur la nature du
talent de M. Michelet, je vais m'en acquitter en deux mots: c'est encore
un de vos hommes de génie incomplets et désordonnés.

LOUISE.--Ah! prends garde, mon enfant, si tu généralises ainsi la
question, Julie va se retourner contre toi.

THÉODORE.--Je me moque bien de Julie!

LE CURÉ.--Parlez, voyons! Je suis sûr d'avance que vous avez raison
contre M. Michelet.

MOI.--Monsieur l'abbé, vous avez dormi tout le temps de la lecture!

L'ABBÉ.--Ça ne fait rien!

LOUISE.--A la bonne heure! l'abbé appartient à la classe des jugeurs qui
décrètent par présomption.

THÉODORE.--Moi, j'écoute, et très-consciencieusement, je vous assure. Je
ne me défends donc pas, par un parti pris d'avance, de l'_entraînement_,
que je reconnais être le souverain par excellence en matière d'art et de
sentiment; mais je m'obstine à vous dire que je ne veux être vraiment
entraîné que par les choses que je comprends bien, et qu'à force d'être
concise, pittoresque, originale, la forme de M. Michelet manque souvent
de la clarté nécessaire. Telle phrase de lui, qui vous éblouit et vous
charme par sa couleur, souffre deux ou trois interprétations
différentes. C'est un esprit qui garde au dedans de lui-même la moitié
de ce qu'il allait dire. Il suppose qu'on le devine. Ce procédé est
celui de plusieurs autres grands esprits qui ont horreur du
développement, et dont la manière consiste à peindre à grands traits.
C'est une manière excellente quand l'idée est parfaitement nette. Elle
réussit à M. Michelet dans le récit des faits. Il est bien certain que
là l'émotion gagne à la rapidité colorée de l'expression; mais quand il
discute, il est obscur et procède par des réticences qui arrivent à
former de véritables lacunes dans son esprit, dans le mien par
conséquent.

Nous accordâmes tous à Théodore que ceci était vrai _quelquefois_, mais
pas _toujours_.--Il faut bien, lui dit Louise, que tu reconnaisses
toi-même que ce défaut fait exception, et non pas règle dans le talent
de M. Michelet; autrement, tu ne le supporterais pas une minute, tandis
que tu le goûtes presque toujours.

--Oui, dit Théodore, mais pas _toujours_!

Julie n'y put tenir, et désolée d'avoir approuvé Théodore un instant,
elle revint à son indignation contre ceux qui cherchent les défauts
avant les beautés, et qui, grâce à leurs habiles découvertes dans le
côté faible, sont à jamais privés du bonheur de voir le côté fort.

--Il en sera toujours ainsi, mes chers enfants, dit la grand'mère, et le
jour où vous trouverez un ouvrage supérieur quelconque qui ne frappera
pas par quelque côté faible ou erroné le sens critique de tous les
Théodores dont la plus grande moitié du genre humain se compose, je me
demanderai si nous sommes encore sur la terre ou si nous avons pris
notre vol vers quelque planète d'un autre ordre. Ce jour-là, nous ne
serions plus ce que nous sommes; la vérité éternelle et absolue nous
serait révélée, c'en serait fait de la critique et de tout ce qui la
motive, et c'en serait bientôt fait aussi de ce que nous appelons l'art
et la science. Ce qu'un homme aurait pu trouver dans une branche
quelconque des connaissances humaines, un autre homme le pourrait
trouver bientôt dans une autre branche, et, en moins d'un demi-siècle,
notre espèce, passant à l'état angélique, n'aurait plus rien de ce qui
la caractérise. Il n'est pas probable qu'une pareille révélation nous
soit donnée. Je vous conseille donc d'aimer la nature humaine et son
génie incomplet, tels qu'il a plu à Dieu de les établir en ce monde.
Faites comme moi, si vous pouvez, et vous vous sentirez plus jeunes et
mieux portants dans vos âmes; commencez par chérir vos poëtes et vos
artistes dès qu'ils ont saisi la notion et trouvé l'expression du beau
sous quelque aspect, dans quelque forme que ce soit; et alors, pardonnez
à tous leurs défauts. Il ne faut pas un grand effort de coeur pour cela,
ce penchant naturel est dans toutes nos affections; il est dans l'amour,
il est surtout dans l'amour maternel, qui est le plus naïf, le plus
primitif de tous nos instincts. Nous autres mères, nous admirons notre
enfant bossu, pour peu qu'il ait dans les yeux un rayon de cette flamme
céleste qui divinise toute créature vivante.

--C'est fort bien, répondit Théodore. Votre philosophie de l'art est, ma
chère mère, une espèce de béatitude morale.

--Ou de charité chrétienne, observa le curé.

JULIE.--Non. Je comprends la grand'mère mieux que vous: elle veut qu'on
soit d'une immense indulgence pour ceux qui voient, sentent et
manifestent le beau. Elle ne proscrit point la critique, leçon
nécessaire à ceux qui ne l'ont pas encore trouvé.

LOUISE.--Et même à ceux qui, l'ayant trouvé, se négligent ou s'égarent
par la faute de leur paresse ou de leur orgueil.

THÉODORE.--Et comment savoir si c'est la faute de leur caractère ou de
leur impuissance? Établirez-vous un tribunal pour peser les consciences?
La critique aurait fort à faire!

LOUISE.--La critique aurait fort à faire en effet, et ce ne serait pas
un mal; elle est parfois si légère et si partiale qu'elle ne sert qu'à
faire briller l'esprit de celui qui parle, sans être d'aucune utilité à
celui dont on parle. Savez-vous ce qui fait qu'un homme est un critique
sérieux, c'est-à-dire quelque chose de plus qu'un agréable causeur?
C'est le tact qui le fait pénétrer dans l'âme de l'artiste ou du poëte.
Il me semble possible, sinon facile, de plonger dans cette âme qui se
livre à vous dans ce qui la résume le mieux, dans son oeuvre, dans le
résultat de son imagination. On peut s'y tromper, je le sais. S'il y
avait de ces critiques infaillibles, il y aurait de ces ouvrages dont
nous parlions tout à l'heure, de ces chefs-d'oeuvre sur lesquels la
critique ne peut rien, et nous appartiendrions à ce monde paradisiaque
de l'intelligence dont il faut garder le rêve pour une vie meilleure que
celle-ci. Mais, sans arriver à l'infaillibilité, on pourrait bien
approcher de la justice et faire respecter la critique si peu efficace
pour l'art, et si méprisée aujourd'hui par les artistes, que la plupart
d'entre eux, m'a-t-on dit, sollicitent des louanges des journalistes, ce
qui est la plus grande injure qu'on puisse leur faire.

--Comment cela? dit le curé. Ne peut-on demander de l'indulgence à ces
messieurs, comme on nous demande des messes pour le repos de l'âme de
N... ou de N...?

LOUISE.--Votre état, mon cher abbé, est de demander miséricorde pour
les vivants et les morts, et c'est, selon nous, un grand mal que vous ne
puissiez pas dire vos messes sans les faire payer. En fait de
journalisme, on est plus fier et plus scrupuleux. Dans cette église-là,
le prêtre qui _vit de l'autel_ est déshonoré. Mais il n'est point
question de cela. On m'a dit seulement que l'orgueil de certains juges
littéraires était flatté des supplications et génuflexions qu'on leur
adresse; et moi, il me semble qu'à leur place je serais mortellement
offensée de ces platitudes. Je considérerais mon verdict comme une chose
sacrée; et, trouvant en moi-même la dose d'indulgence nécessaire pour ne
condamner qu'à bon escient d'une manière absolue, je jetterais à la
porte quiconque viendrait me demander de faire plus que ma conscience ne
peut et ne doit. Mais ceci est une digression; revenons à notre propos.
Je me résume en vous disant que la critique, telle que je la rêve,
n'existe guère, et je ne m'en prends pas tant aux hommes qui la font
qu'au milieu où ils vivent, aux artistes auxquels ils ont affaire, et
surtout à ce travers ambitieux de l'esprit humain qui domine le public
de tous les temps, travers qui consiste à vouloir l'impossible, des
créations à la fois inspirées et calmes, excitantes et mesurées,
ardentes et tranquilles; des oeuvres enfin qui puissent satisfaire
entièrement les enthousiastes et les flegmatiques. J'avoue que ceci me
paraît la recherche de la pierre philosophale.

THÉODORE.--Mais cet insatiable désir du mieux, cette soif de la
perfection en toutes choses, ce besoin d'un idéal absolu, ne sont-ils
pas les conditions _sine qua non_ du progrès?

JULIE.--La grand'mère voudrait faire marcher ces deux forces de l'esprit
dans le même chemin: soif de l'idéal, amour et respect pour tout ce qui
s'en rapproche.

LOUISE.--Soit dans le passé, soit dans le présent, oui! Quant à
l'avenir, c'est-à-dire au progrès, je voudrais que l'on y conduisît ceux
qui le cherchent ardemment et sincèrement, comme on conduit par la main
l'enfant ou le vieillard dont la marche est incertaine, avec douceur et
patience, disant à l'enfant: «Espoir! tu marcheras encore mieux demain;»
et au vieillard: «Courage! vous marchez presque aussi bien qu'hier...»
Au lieu de cela, je vois qu'en général on gronde durement quand l'enfant
tombe, et qu'on rit quand le vieillard trébuche. Les gens sévères comme
toi, mon cher Théodore, ont bien des meurtres à se reprocher, et je ne
vois pas ce que l'art peut gagner à tous ces coups de poignard qui
blessent mortellement l'intelligence lorsqu'elle n'est pas défendue par
une philosophie solide ou par un vaillant caractère.

--Mais suis-je donc de ces assassins, s'écria le bon Théodore tout
fâché. Ne puis-je dire ici mon opinion autour de la table sans froisser
l'orgueil de ceux que je critique?

--Que cela se chuchote autour de la table ou que cela soit crié sur les
toits, c'est tout un, répondit Julie. On sort de chez soi tout empesé
dans ce préjugé cruel qu'il ne faut rien passer à personne, et juger
durement surtout ceux dont la tête dépasse la foule, et on sème le
froid de la mort sur son passage. On glace l'inspiration chez ceux qui
parlent, on étouffe la sympathie chez ceux qui écoutent, et chacun
faisant, comme vous, la part du blâme plus large que celle de l'éloge,
on arriverait bien vite à avoir un siècle de critique improductive, et
un monde de jugeurs qui n'auraient plus rien à juger.

LOUISE.--Tandis que l'oeuvre de la critique devrait être de pousser à la
production et de semer la vie avec la confiance. Ainsi, voilà un grand
esprit, M. Michelet, que tu condamnes lestement parce qu'il a
quelquefois des élans vagues, des définitions obscures, des conclusions
brusquées. Moi, si j'avais l'honneur de lui parler, je lui parlerais
sans banale complaisance de coeur et sans vaniteuse irrévérence
d'esprit.

JULIE.--Voyons, voyons, grand'mère, comment lui parleriez-vous?

LOUISE.--Je lui dirais: «Tous n'avez peut-être pas cédé assez ingénument
au sentiment poétique et tendre qui vous a fait écrire ce livre de
l'_Oiseau_. Vous avez cru devoir rattacher votre rêve inspiré à une
théorie religieuse et philosophique; vous avez craint de n'avoir pas le
droit de chanter pour chanter; vous vous êtes imposé une sorte de
discussion. Eh bien! ces deux grandes facultés d'artiste et de
philosophe qui sont en vous se sont fait ici un peu la guerre. De là
quelques contradictions dans ce beau livre. Une suave vision de la
réconciliation de l'homme avec les animaux gracieux et faibles, et un
droit accordé à l'homme de proscrire et d'écraser d'autres créatures
(d'autres oiseaux même) également faibles devant lui; un hardi
plaidoyer en faveur de l'âme des bêtes, et une malédiction implacable
sur un grand nombre de ces bêtes dont l'âme est peut-être tout aussi
précieuse devant Dieu; d'ingénieux efforts de talent et de génie pour
lever ce voile mystérieux qui couvre le sens littéral de la création, et
de vagues ténèbres tout à coup répandues comme à dessein sur
l'impénétrable secret de la Providence.

»Mais ce que vous n'avez pu résoudre, quelque autre l'eût-il résolu
mieux que vous? Non, je ne le pense pas. Il est des vérités naissantes
dans l'esprit de l'homme qui doivent rester encore longtemps à l'état de
lueurs indécises, et qui, pour se révéler, ont besoin d'un état social
complètement nouveau; à plus forte raison, les rêves de sentiment, qui
ont besoin de l'intervention divine pour se réaliser. Il est hors de
doute pour nous tous qu'à l'apparition de notre race sur la terre, elle
put vivre en bonne intelligence avec une grande partie des créatures
d'un ordre inférieur qui l'avaient précédée dans le jardin de la nature,
et que sa vie physique et morale fut complétée par la douceur de ses
relations avec la plupart des animaux environnants. La nécessité
d'amoindrir ou d'éloigner les espèces nuisibles lui apprit le meurtre,
et l'habitude de faire bon marché de l'existence de ces êtres qui
n'avaient pas le don de la parole pour protester amena le meurtre
inutile, le mépris de la vie animale, l'extermination brutale et cruelle
de milliers d'êtres inoffensifs, dont la grâce et la douceur
attendrissent encore les femmes et les poëtes....

»Poëte et femme (car vous avez été deux pour rêver ce livre), vous avez
entrevu cet idéal d'un paradis ramené sur la terre par le progrès de
l'homme, et marquant le bout de la chaîne des temps commencée au paradis
de l'innocence irresponsable. Dans ce paradis futur, vous faites rentrer
les animaux inoffensifs exclus si longtemps de notre société barbare, et
victimes de nos habitudes sanguinaires. Ce rêve est bien permis; il est
bon et beau, mais il repose sur la réalisation de conditions nouvelles
dans notre existence; car de quel droit se nourrira-t-on de la chair des
animaux domestiques, le jour où l'on reconnaîtra les droits de la
fauvette et du rossignol?

»Cette objection si simple vous est apparue d'avance au spectacle du
grand combat auquel la création terrestre tout entière sert d'arène.
Tous avez vu la plante dévorée par l'insecte, l'insecte par le petit
oiseau et le petit oiseau par l'oiseau de proie. Vous avez constaté la
nécessité fatale de cette alimentation de tous les êtres les uns par les
autres, et, devant cette échelle de destruction universelle, vous avez
trouvé l'ingénieuse et intéressante distinction de la mort et de la
douleur. Vous avez absous celui qui tue, condamné celui qui fait
souffrir; mais si vous permettez la discussion, n'y a-t-il pas quelque
chose de bien arbitraire dans la condamnation des animaux prétendus
cruels et dans le verdict d'acquittement de ceux qui ne sont que
voraces? Qui donc prononcera sur le degré de férocité que leur a départi
la nature et qui n'est qu'un résultat fatal de leur organisation? Cette
douce et intelligente fauvette, ce poétique et divin rossignol
détruisent des millions d'insectes et des papillons splendides,
merveilles des nuits et des jours, vivantes pierreries que l'artiste, le
savant et le poëte ne peuvent se lasser d'admirer, et qui sont, en
somme, des créatures non moins innocentes que les autres.

»Qui sera l'arbitre? L'homme seul, à qui le royaume de la terre a été
donné; mais pour quelle fin? voici la grande question. Est-ce pour la
modifier et l'arranger à son usage, pour les satisfactions de sa propre
vie physique et morale? Ou bien est-ce pour y établir un système de
justice et de compensation entre les différents êtres qui l'y ont
précédé? Vous paraissez dire que c'est pour l'une et l'autre fin. Elles
semblent cependant inconciliables, ces deux justices souveraines, l'une
qui commande de protéger la société humaine contre les animaux
pernicieux, petits ou grands, l'autre qui regarderait comme
d'institution divine le soin de maintenir, par une sage prévoyance,
l'équilibre entre les forces rivales de la création animée. Nous ne
voyons nullement le moyen d'associer dans ce monde la loi de douceur et
de tolérance, qui entraîne le respect de toute vie, avec la nécessité
d'une terrible répression; et notez que le jour où la terre n'aura plus
de cimes ou de déserts inaccessibles à l'homme, la répression sera
forcément l'extermination totale d'un nombre immense de races animales.

»Pour admettre l'idée de domestication de tous les êtres, il faut
d'ailleurs admettre celle d'une modification si profonde des conditions
de la vie terrestre, que les instincts de férocité et de destruction
disparaîtraient devant un mode d'alimentation tout nouveau et
impossible à prévoir. Vous semblez tourner la difficulté en permettant à
l'homme d'aider, par certaines chasses, au travail d'épuration que fait
la culture (et la nature elle-même) sur notre planète. Vous l'instituez
protecteur du faible contre le fort. Vous reléguez le monde des
_monstres_ aux archives de la création inachevée; vous supposez une ère
de calme et de sécurité où tout être insociable aura disparu, puisque
vous dites à la fin du livre: «_L'art de la domestication doit sortir_
_principalement de la considération de l'utilité dont_ l'homme peut
être aux animaux; de son devoir d'initier_ TOUS LES HOTES _de ce globe
à une société plus douce_, _pacifique et supérieure_.» J'avoue que je
ne vois point la solution du terrible problème: le droit absolu de
l'homme sur toute vie inférieure à la sienne, servant de base et de
chemin à votre conclusion: _le ralliement de toute vie et la
conciliation des êtres_. La création, telle que nous la connaissons, ne
nous offre pas cette espérance, à moins de quelque cataclysme
indescriptible....

Louise s'arrêta, comme entraînée dans un rêve.

--Eh bien! chère mère, lui dit en riant Théodore, il me semble que vous
faites justement ce que vous me reprochez: vous vous livrez à la
critique du livre que je conteste, et vous le prenez par la moelle pour
nous en montrer les os vides.

--Non pas, répondit Louise. Je discute la donnée générale pour y
signaler des contradictions inévitables dans toute idée hardie et
nouvelle. Certains esprits chercheurs et ardents s'éprennent
particulièrement de ces idées-là, et il convenait à notre auteur, qui
est de cette royale et précieuse famille, de s'y jeter avec vaillance,
au risque de se trouver aux prises avec d'inextricables difficultés.
S'il est des ouvrages dont la charpente est moins forte que le
revêtement, ce sont précisément ceux qui cherchent le point d'appui
périlleux du sentiment tendre et du rêve enthousiaste. Il faut admettre
et accepter la délicatesse fragile de ces beaux édifices et laisser
faire l'artiste. Notre logique intérieure nous force à un peu d'examen
préalable, car il faut veiller sur soi-même devant les séductions du
génie, et se défendre d'accepter à la lettre les paradoxes poétiques
dont l'auteur naïf et généreux s'enivre peut-être; mais quant à moi, si
je vous dis, comme je les lui dirais, mes objections et mes doutes,
c'est pour me débarrasser de ce qui gêne mon adhésion, et, cette réserve
faite, je me livre au plaisir infini de l'admiration pour le détail.

Dans ce détail, je trouve le beau, c'est-à-dire de solides et touchantes
vérités, revêtues d'une forme originale et charmante, souvent
magnifique; des pages de sentiment et de poésie qui sont des modèles et
qui vous restent dans l'esprit comme des miroirs tournés vers un monde
de prestiges divins, où notre oeil n'eût su ou osé se fixer. Le rude et
ardent historien des annales humaines nous montre là toute la tendresse
de ce coeur indigné et généreux qui résout ses colères contre le fort et
le violent en larmes de pitié sainte, pour tous les petits quels qu'ils
soient; et ce qui ressort pour moi de cette lecture, c'est comme une
insufflation de la force réelle, c'est-à-dire de la bonté intelligente.
Qu'exigerez-vous donc de plus d'un écrivain? Communiquer sa chaleur a
l'âme d'autrui, n'est-ce pas là le vrai _criterium_ de l'excellence d'un
ouvrage de cette nature? Critique et juge, mon fils Théodore, cela t'est
bien permis, pourvu que tu aimes quand même! et si c'est grâce à
l'artiste discuté que tu sens ton être retrempé et meilleur, ôte-lui ton
chapeau, et demande-lui pardon d'avoir trouvé quelques _si_ et quelques
_mais_ à lui présenter.

--J'avoue, dit Théodore, qu'une face de ce livre m'a touché et frappé
particulièrement: c'est celle qui est comme un récit de la vie privée.
La description des lieux successivement habités par le couple illustre
est faite de main de maître, et devrait servir d'idéal à tous les
romanciers _dont c'est l'état_. Il y a là tout ce qu'il faut pour nous
faire voir la physionomie complète des contrées et des êtres observés,
le fond et la forme. M. Michelet a la pensée profonde qui creuse, l'oeil
artiste qui colore, le sentiment généreux qui explique: il écoute et
regarde en philosophe, en peintre et en musicien, en moraliste et en
homme de coeur. Il fait tout cela sans avoir l'air d'y toucher, et,
saisissant les points culminants de chaque aspect des choses, il a
souvent, dans sa concision pittoresque, une sûreté de pinceau et une
_maestria_ de touche qui, dans la prose française, n'appartiennent qu'à
lui seul. Il est très-certain qu'un court paragraphe de lui, quand il
est réussi, résume les impressions de cent voyageurs, et vous initie aux
secrets de la vie et aux scènes de la nature par le grand côté.

--A la bonne heure! reprit Louise; tu vois bien qu'on n'est pas un génie
si _incomplet_ et si _désordonné_ quand on peut t'arracher un pareil
éloge. Pour moi, une pensée, jetée à travers ce livre, exprime
admirablement le livre et l'auteur lui-même. La voici: elle est bonne à
relire et à méditer: «_La vraie grandeur de l'artiste, c'est de dépasser
son objet et de faire plus qu'il ne veut, et toute autre chose, de
passer par-dessus le but, de traverser le possible et de voir encore au
delà_».

Montfeuilly, 12 juillet



V


Théodore nous parla beaucoup d'un livre qu'il venait de lire et que
j'avais lu aussi. Ce n'était pas un ouvrage à bien entendre à la
veillée; mais le sujet fournissait naturellement à la conversation, car
il intéresse tout le monde, et même il n'est personne qui ne se croie
plus ou moins fondé à émettre son opinion en pareille matière.

Cette matière est l'esthétique ou la philosophie du beau. Le livre en
question est de M. Adolphe Pictet, et porte pour titre: _Du beau dans la
nature, l'art et la poésie; études esthétiques_.
                
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